Le pouvoir central allemand et la Suisse

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Cologne, 24 novembre.

Dans les comédies du siècle dernier, notamment les comédies françaises, il y a toujours un valet qui amuse le public en recevant à chaque instant des horions, des bourrades, et même des coups de pied dans les scènes à grand effet. Le rôle de ce valet est certainement ingrat, mais il est enviable par rapport à certain rôle tenu dans notre théâtre impérial de Francfort : le rôle du ministre impérial des Affaires étrangères. Dans la comédie les valets ont au moins un moyen de se venger - ils ont de l'esprit. Tandis que le ministre d'Empire !

Soyons justes. L'année 1848 n'a apporté de roses à aucun ministre des Affaires étrangères. Palmerston et Nesselrode sont heureux jusqu'à présent qu'on les ait laissés en paix. Lamartine, aux grands élans, dont les manifestes ont ému aux larmes même des vieilles filles et des veuves allemandes, a dû s'esquiver, les ailes brisées et déplumées. Bastide, son successeur, qui l'an dernier encore, héraut de guerre officiel au National[1] et à l'obscure Revue nationale[2], dispensait l'indignation la plus vertueuse soulevée par la lâche politique de Guizot, répand maintenant tous les soirs des larmes silencieuses à la lecture de ses œuvres complètes de la veille et à l'amère pensée qu'il tombe chaque jour un peu plus au rang d'un Guizot de l'honnête république. Cependant tous ces ministres ont une consolation : s'ils se sont mal tirés d'affaires importantes, ils ont pu prendre leur revanche dans d'autres qui l'étaient moins, dans les questions danoises, siciliennes, argentines, valaques et autres concernant des pays éloignés. Même le ministre prussien des Affaires étrangères, M. Arnim, lorsqu'il conclut le désagréable armistice avec le Danemark, eut la satisfaction de n'être pas seulement berné, mais de berner aussi quelqu'un, et ce quelqu'un était le ministre impérial des Affaires étrangères !

En fait, le ministre impérial des Affaires étrangères est le seul de tous à avoir joué un rôle entièrement passif, à recevoir des coups sans en distribuer aucun. Depuis les premiers jours de son entrée en fonction il a été le bouc émissaire choisi entre tous, sur qui tous ses collègues des États voisins répandaient leur bile et se vengeaient des petites misères de la vie diplomatique dont ils devaient aussi avoir leur part. Alors qu'il était battu et martyrisé, il n'a pas ouvert la bouche, tel un agneau conduit à l'abattoir. Où est celui qui pourrait dire que le ministre d'Empire a touché au moindre de ses cheveux ? Vraiment, la nation allemande n'oubliera jamais M. Schmerling, lui qui a repris la tradition de l'ancien Empire romain germanique avec autant de décision et de ténacité.

Pour constater encore l'esprit de sacrifice déployé par M. Schmerling, nous faut-il feuilleter le registre de ses succès diplomatiques ? Nous faut-il revenir sur le voyage de M. Max Gagern de Francfort au Schleswig, ce digne pendant au « Voyage de Sophie se rendant de Memel en Saxe »[3], à présent si démodé ? Nous faut-il ressortir toute l'histoire édifiante de l'armistice avec le Danemark ? Nous faut-il entrer dans le détail de l'offre malheureuse de médiation au Piémont et du voyage d'études diplomatiques entrepris par M. Heckscher avec des sub­ventions impériales ? C'est inutile. Les faits sont trop récents et trop frappants pour qu'il soit nécessaire de les mentionner.

Mais tout a ses limites, et à la fin, même le plus patient doit montrer qu'il a bec et ongles, dit le philistin allemand. Fidèle à cette maxime d'une classe que Messieurs nos hommes d'État ont déclarée constituer la grande majorité bien pensante des Allemands, M. Schmerling a finalement senti lui aussi le besoin de montrer qu'il a bec et ongles. L'agneau émissaire cherchait un bouc émissaire et crut l'avoir trouvé en Suisse. La Suisse - a peine deux millions et demi d'habitants, république de surcroît, refuge d'où Hecker et Struve ont envahi l'Allemagne[4] et fortement inquiété le nouveau Saint Empire romain germanique - peut-on trouver une occasion meilleure et en même temps plus inoffensive de démontrer que la « grande Allemagne » a bec et ongles ?

On adressa aussitôt une note « énergique » au Directoire exécutif à Berne[5] concernant les menées des réfugiés. Or le Directoire exécutif à Berne, conscient de son bon droit, répondit avec non moins d'énergie à la « grande Allemagne » au nom de la « petite Suisse ». Mais cette réponse n'intimida nullement M. Schmerling. Ses bec et ongles s'aiguisèrent avec une étonnante rapidité, et, le 23 octobre déjà, une note encore « plus énergique » fut rédigée et remise au Directoire exécutif à Berne le 2 novembre. Dans cette note M. Schmerling menace de verges la Suisse qui n'a pas été sage. Berne, encore plus rapide que le ministre d'Empire, y répondit au bout de deux jours seulement avec le même calme et la même résolution qu'auparavant; et M. Schmerling va donc faire entrer en vigueur ses « dispositions et ses mesures » contre la Suisse. Il s'en occupe déjà très activement ainsi qu'il l'a déclaré à l'Assemblée de Francfort.

Si cette menace était une farce impériale ordinaire comme nous en avons déjà vues beaucoup cette année, nous ne per­drions pas de temps à en parler. Mais comme on ne peut jamais attendre assez de stupidité de nos Don Quichotte ou plutôt de nos Sancho Pança de l'administration des Affaires étrangères de leur île Barataria[6], il peut facilement se faire que ce différend avec la Suisse nous amène toutes sortes de nouvelles complications. Quidquid delirant reges, etc[7].

Examinons donc d'un peu plus près la note impériale à la Suisse.

On sait que les Suisses parlent mal l'allemand et ne l'écrivent pas beaucoup mieux. Mais la note de Berne en réponse est, quant au style, un chef d'œuvre gœthéen bien léché à côté de l'allemand du ministre d'Empire, scolaire, gauche, toujours en peine d'une expression. Le diplomate suisse (en l'occurrence le Chancelier fédéral Schiess) semble avoir tenu intentionnellement à avoir une langue particulièrement pure, coulante, cultivée pour, à cet égard, former un contraste piquant avec la note du Vicaire d'empire, qui n'aurait certainement pas été plus mal rédigée par un des manteaux rouges[8] de Jellachich. Dans la note impériale il y a, comme on en jugera plus bas, des phrases tout à fait incompréhensibles et d'autres d'un style parfaitement heurté. Mais ces phrases ne sont-elles pas écrites « dans le langage de la droiture » dont le gouvernement du Vicaire d'empire s'est fait un devoir dans ses rapports internationaux ?

M. Schmerling ne s'en tire pas mieux en ce qui concerne le fond. Dès le premier paragraphe il rappelle :

« le fait qu'avant toute réponse, la note allemande du 30 juin de cette année fut débattue pendant des semaines à la Diète helvétique sur un ton qui aurait alors rendu impossible à un représentant de l'Allemagne de séjourner en Suisse. »

Voilà dès le début un exemple du style.

Berne est assez bonne pour démontrer au « gouvernement du Vicaire d'empire », en s'appuyant sur les procès-verbaux de la Diète helvétique, que ces débats « longs de plusieurs semaines » se réduisent à un seul et bref débat qui s'est déroulé en un seul jour. On voit comment notre ministre d'Empire, au lieu de consulter les documents, préfère se fier au trésor de sa mémoire confuse. Nous en donnerons encore d'autres preuves.

Dans la complaisance du Directoire exécutif de Berne, dans l'obligeance avec laquelle il vient au secours de la mémoire défaillante du gouvernement du Vicaire d'Empire, celui-ci peut trouver la preuve que la Suisse nourrit à son égard des « sentiments de bon voisinage ». En vérité, s'il s'était mis en tête de parler dans une note, sur ce ton, des débats parlementaires en Angleterre, la sèche insolence de Palmerston lui aurait montré la porte de tout autre façon ! Les ambassadeurs de Prusse et d'Autriche à Londres peuvent lui raconter les débats publics qui eurent lieu à propos de leurs notes et de leurs États respectifs sans que personne ait pensé que leur séjour à Londres en fût devenu impossible. Ces écoliers veulent apprendre à la Suisse le droit international et ils ne savent même pas que dans ces débats d'assemblées souveraines, seul les concerne ce qui est décidé et non ce qui est dit ! Dans la même note, ces logiciens prétendent que « la Suisse saura que des attaques contre la liberté de la presse ne peuvent provenir d'Allemagne ». (Imprimer ces lignes dans la Nouvelle Gazette rhénane suffit déjà à les teinter d'une ironie amère) et veulent même se mêler de la liberté des débats de la plus haute autorité suisse d'alors !

« Il n'est pas question d'une querelle de principes. Il ne s'agit ni du droit d'asile, ni de la liberté de la presse. La Suisse saura que des attaques contre ces droits ne peuvent provenir d'Allemagne. Elle a déclaré à maintes reprises qu'elle ne tolérerait pas qu'on en abuse, elle a reconnu que le droit d'asile ne doit devenir ni une industrie pour la Suisse (qu'est-ce que cela signifie ?) ni un état de guerre pour l'Allemagne (quel Allemand ?). Qu'il doit y avoir une différence entre un refuge pour les persécutés et un repaire pour des bandits de grand chemin. »

« Des repaires pour des bandits de grand chemin » ! Rinaldo Rinaldini[9] et tous les capitaines de brigands ayant fait leur apparition chez Gottfried Basse à Quedlinbourg sont-ils descendus avec leurs bandes des Abruzzes sur les bords du Rhin pour, le moment venu, piller l'Oberland badois ? Karl Moor[10] est-il en route depuis les forêts de Bohême ? Schinderhannes a-t-il laissé en mourant le fils d'un frère qui, de Suisse, veuille perpétuer la dynastie en digne « neveu de son oncle[11] » ? En aucune façon ! Struve en prison dans le Bade, Madame Struve et les quelques ouvriers qui ont passé la frontière sans armes, voilà les « bandits de grand chemin » qui avaient ou doivent avoir encore leurs « repaires » en Suisse. Perdant tout contrôle, toute retenue, le pouvoir impérial, non content d'avoir des prisonniers sur lesquels il peut se venger, lance par-dessus le Rhin des injures à ceux qui ont réussi à s'échapper.

« La Suisse sait qu'on ne lui impute aucune atteinte à la liberté de la presse, qu'il n'est pas question de journaux et de tracts, mais de leurs auteurs qui, tout près de la frontière, mènent une vile guerre de contrebande en introduisant jour et nuit des masses d'écrits incendiaires. »

« Introduire » ! « Écrits incendiaires » ! « une vile guerre de contrebande ! » Les expressions deviennent de plus en plus choisies, diplomatiques - mais le gouvernement du Vicaire d'empire ne s'est-il pas fait un devoir de parler « le langage de la droiture » ?

Et de fait son langage est d'une curieuse « droiture » Le gouvernement du Vicaire d'Empire croit la Suisse incapable d'entreprendre des poursuites contre la presse; il ne parle pas des « journaux et des tracts » mais de « leurs auteurs ». Il faut mettre un terme à l'activité de ceux-ci. Mais, ô loyal « gouvernement du Vicaire d'Empire » quand, en Allemagne on fait un procès à un journal, par exemple à la Nouvelle Gazette rhénane, s'agit-il là du journal qui est entre les mains de tout le monde et ne peut plus être retiré de la circulation ou s'agit-il des « auteurs » que l'on fourre en prison et fait comparaître devant un tribunal ? Ce brave gouvernement ne réclame pas de poursuites contre la presse, uniquement contre les « auteurs » de cette presse ! La bonne pâte ! Merveilleux « langage de la droiture » !

Ces auteurs « mènent contre l'Allemagne une vile guerre de contrebande en introduisant des masses d'écrits incendiaires.» Ce crime des « bandits de grand chemin » est vraiment impardonnable, d'autant plus qu'il s'accomplit « jour et nuit » et en le tolérant, la Suisse porte une atteinte criante au droit international.

Des cargaisons entières de marchandises anglaises passent en contrebande de Gibraltar en Espagne et la prêtraille espagnole déclare que les Anglais mènent une vile guerre de contrebande contre l'Église catholique « en introduisant en fraude des écrits évangéliques incendiaires », par exemple des Bibles espagnoles de la Société pour la diffusion de la Bible. Les fabricants de Barcelone ne maudissent-ils pas la vile guerre de contrebande menée contre l'industrie espagnole par l'introduction en fraude de calicots anglais ? Mais si d'aventure l'ambassadeur d'Espagne venait à s'en plaindre, Palmerston lui répondrait : Thou blockhead[12], c'est justement pour cela que nous avons pris Gibraltar ! Tous les autres gouvernements ont eu jusqu'à présent assez de tact, de bon goût, de réflexion pour ne pas récriminer sur la contrebande dans des notes. Mais le naïf gouvernement du Vicaire d’Empire parle tellement « la langue de la droiture » qu'il déclare avec beaucoup d'ingénuité que la Suisse a violé le droit international si les gardes frontières du Bade n'ont pas la circonspection requise.

« La Suisse ne peut ignorer que le droit qu'a l'étranger de se défendre contre une telle iniquité ne peut dépendre du manque de pouvoir ou de volonté des autorités suisses pour l'éviter. »

Le gouvernement du Vicaire d'Empire semble « ignorer » complètement que le droit de la Suisse de laisser en paix quiconque se soumet aux lois du pays, même s'il devait « mener une vile guerre de contrebande, etc. en introduisant etc. » ne peut dépendre « du manque de pouvoir ou de volonté des autorités allemandes d'éviter » cette contrebande. Que le gouvernement du Vicaire d'Empire médite cette réponse de Heine aux Hambourgeois qui se plaignaient bruyamment du grand incendie :

« Procurez-vous de meilleures lois et de meilleures lances d'incendie »[13]

et il n'aura plus besoin désormais de se rendre ridicule avec la droiture de son langage.

« Le litige concerne seulement les faits » est-il dit plus bas et nous allons enfin entendre parler de quelques autres faits significatifs en dehors de la vile guerre de contrebande. Notre curiosité est éveillée.

« Le Directoire exécutif arguant de son ignorance, exige la preuve précise des incidents pouvant corroborer les accusations portées contre les autorités suisses. »

Voilà apparemment une exigence raisonnable de la part du Directoire exécutif. Et le gouvernement du Vicaire d'Empire va-t-il répondre avec empressement à cette juste exigence ?

Nullement. Qu'on lise plutôt :

« Mais il est contraire aux coutumes internationales d'engager entre gouvernements une procédure contradictoire au sujet de faits de notoriété publique. »

Voilà une rude leçon de droit international pour l'arrogante petite Suisse qui croit pouvoir traiter avec une impertinente désinvolture le gouvernement du Vicaire d'Empire de la grande Allemagne, tout comme le fit autrefois le petit Danemark. L'armistice avec le Danemark devrait lui servir d'exemple et la rendre plus discrète. Elle pourrait connaître le même sort.

Si un État voisin réclame l'extradition d'un criminel ordinaire, on engage une procédure contradictoire, même si le crime est « de notoriété publique ». Mais la procédure contradictoire ou au contraire la simple preuve de la culpabilité, prouve que la Suisse exige avant de sévir non pas contre des criminels ordinaires passes en Suisse, non pas non plus contre des reflètent mais contre ses propres fonctionnaires élus au cours d'élections démocratiques, cette preuve, il « n'est pas dans les coutumes internationales de la fournir ». En vérité, le langage de la droiture ne se dément pas un seul instant. On ne peut avouer plus directement que l'on n'a pas de preuves à apporter.

Et maintenant suit une grêle de questions où tous ces faits de « notoriété publique » sont énumérés.

« Quelqu'un doute-t-il de l'activité des agitateurs allemands en Suisse ? »

Personne, certainement, pas plus que de l'activité de M. Schmerling à Francfort. Que la plupart des réfugiés allemands en Suisse aient une activité, voilà qui est clair. La seule question est de savoir quelle est cette activité, et cela, visiblement, M. Schmerling lui-même ne le sait pas, sinon il le dirait.

« Quelqu'un doute-t-il de la presse des réfugiés ? »

Personne, certainement. Mais M. Schmerling lui-même déclare certes que des attaques contre la liberté de la presse ne pourraient provenir d'Allemagne. Et si elles en provenaient, la Suisse saurait en vérité les repousser. Que signifie donc cette question ? Traduisons-la de la « langue de la droiture » en allemand; elle ne signifie rien d'autre sinon que : la Suisse doit suspendre la liberté de la presse pour les réfugiés ? À un autre, Monsieur de Schmerling !

«L'Allemagne doit-elle démontrer à l'Europe l'existence des pélerinages à Muttenz ? »[14]

Certainement pas, ô habile « gouvernement du Vicaire d'empire ». Mais que ces pélerinages aient été la cause de l'attaque de Struve ou de quelqu'autre entreprise justifiant davantage encore l'accusation contre la Suisse, le gouvernement du Vicaire d'empire n'éprouverait aucune honte, mais aurait d'autant plus de difficultés à le démontrer.

Le Directoire exécutif est une fois encore assez aimable pour faire plus qu'il n'est d'usage « dans les coutumes internationales », et rappeler à M. Schmerling que les pèlerinages à Muttenz concernaient justement Hecker, qu'Hecker était contre la deuxième expédition, qu'il est parti pour l'Amérique afin de supprimer tous les doutes sur ses opinions, que parmi les pèlerins il y avait des membres éminents de l'Assemblée nationale allemande. En réponse à la note indélicate de M. Schmerling, le Directoire exécutif est assez délicat pour ne pas mentionner le dernier argument et le plus frappant, à savoir qu'en effet les « pèlerins » étaient retournés en Allemagne et qu'ils pouvaient à tout moment être appelés à y rendre des comptes au gouvernement du Vicaire d'empire pour quelque action répréhensible, pour toute leur « activité » à Muttenz. Que cela n'ait pas eu lieu, voilà la meilleure preuve que le gouvernement du Vicaire d'empire n'a pas de données permettant d'incriminer les « pélerins » et à cet égard il peut faire encore d'autant moins de reproches aux autorités suisses.

« Ou bien les réunions à Birsfeld ? »

Le « langage de la droiture » est une belle chose. Quiconque comme le Vicaire d'empire s'est fait un devoir d'employer ce langage dans ses rapports internationaux, n'a plus qu'à démontrer que des réunions en général ou bien des réunions de réfugiés ont eu lieu à Birsfeld afin de pouvoir reprocher aux autorités suisses une grossière violation du droit international. De simples mortels devraient évidemment prouver d'abord ce qui, dans ces réunions, était contraire au droit international. Mais ce sont là des « faits de notoriété publique », tellement de « notoriété publique » que parmi les lecteurs de la Nouvelle Gazette rhénane, parions-le, il n'y en a pas trois qui sachent de quelles réunions parle M. Schmerling.

« Ou bien les préparatifs de ces artisans de malheur qui pouvaient se livrer à leurs agissements le long de la frontière, à Rheinfelden, Zurzach, Gottlieben et Laufen ? »

Dieu soit loué ! Nous obtenons enfin quelques précisions sur les « agissements » des réfugiés. Nous avons été injustes à l'égard de Monsieur von Schmerling quand nous pensions qu'il ne savait pas quelle était leur activité. Il ne se contente pas seulement de savoir ce qu'ils font, il sait aussi où ils le font. le font-ils ? À Rheinfelden, Zurzach, Gottlieben et Laufen, le long de la frontière. Que font-ils ? « Ils se livrent à des agissements ».

« Ils se livrent à des agissements » ! Quelle violation du droit international - des agissements ! À quoi donc le gouvernement du Vicaire d'Empire se livre-t-il pour ne pas violer le droit international, peut-être à des « désordres » ?

Mais M. von Schmerling parle de « préparatifs ». Et comme parmi les villes où les réfugiés, à l'effroi de l'Empire tout entier, se livrent à des agissements il y en a plusieurs qui appartiennent au canton d'Argovie, le Directoire exécutif le prend pour exemple. Il fait de nouveau plus qu'il ne faut, une fois encore plus qu'il n'est d'usage « dans les coutumes internationales » et s'offre à prouver par une « procédure contradictoire », qu'il n'y avait alors en Argovie que 25 réfugiés parmi lesquels 10 seulement avaient pris part à la deuxième expédition de francs-tireurs de Struve et que même ceux-ci passèrent en Allemagne sans être armés. Voilà ce qu'étaient les « préparatifs ». Mais qu'est-ce que cela signifie ? C'est que les 15 autres étaient justement les plus dangereux. Il est évident qu'ils sont restés pour continuer sans interruption « à se livrer à leurs agissements ».

Voilà les graves accusations du « gouvernement du Vicaire d'Empire » contre la Suisse. Il ne sait rien alléguer d'autre et n'en a pas besoin puisque « ce n'est pas dans les coutumes internationales » etc. Si la Suisse est assez impudente pour ne pas être encore foudroyée par ces accusations, les « décisions et les mesures » du gouvernement du Vicaire d'Empire ne manqueront pas leur effet foudroyant. Le monde est curieux d'apprendre quelle sera l'allure de ces « décisions et de ces mesures », d'autant plus curieux que M. Schmerling en parle avec la plus grande discrétion et n'a rien voulu en dire de plus précis à l'Assemblée de Francfort. La presse suisse a cependant déjà démontré que toutes les représailles que M. Schmerling peut exercer seront bien plus dommageables à l'Allemagne qu'à la Suisse et, d'après tous les rapports, les Suisses attendent avec le plus grand humour les « mesures et les décisions » du gouvernement du Vicaire d'Empire. Il nous faut patienter pour savoir si, à Francfort, Messieurs les ministres afficheront le même humour, surtout quand parviendront des notes anglaises et françaises. Une seule chose est certaine. L'affaire se terminera comme la guerre avec le Danemark - par un nouvel impair qui, cette fois, ne mettra en cause que l'Allemagne officielle.

  1. Le National, quotidien français qui parut à Paris de 1830 à 1851. Avant et pendant la révolution de 1848 il fut l'organe des républicains bourgeois modérés. Ce journal, qui s'appuyait sur la bourgeoisie industrielle et une partie des intellectuels libéraux, avait Armand Marrast pour rédacteur en chef. Jules Bastide y fut rédacteur jusqu'en 1846.
  2. La Revue nationale, revue française représentant la tendance chrétienne-démocrate. Elle parut de mai 1847 à juillet 1848 sous la direction de Philippe Buchez et de Jules Bastide.
  3. Sur l'ordre du ministère d'Empire de Francfort, Maximilien von Gagern entreprit un voyage à Berlin et au Schleswig pour participer aux pourparlers d'armistice avec le Danemark. Sa mission se termina par un échec complet, la Prusse et le Danemark feignant d'ignorer totalement ce représentant d'un pouvoir central impuissant. Engels compare ce voyage au destin de l'héroïne du roman de Johann Timotheus Hermès : Sophiens Reise von Memel nach Sachsen (Le voyage de Sophie de Memel en Saxe) qui connut un large succès en Allemagne à la fin du XVIIIème et au début du XlX° siècle. Sophie erra longtemps sans jamais atteindre son but.
  4. Le 12 avril 1848 une insurrection éclata dans le Bade. Elle débuta par une attaque de républicains armés venus de Suisse. Dirigée par Hecker et Struve, républicains petits-bourgeois, elle était dès le départ mal préparée et mal organisée, et elle fut réprimée vers la fin d'avril.
  5. Le Directoire exécutif [der Vorort] désignait le canton où la Diète helvétique tenait ses séances et qui réglait les affaires fédérales entre les sessions de la Diète fédérale. Ce canton était soit Berne, soit Lucerne, soit Zürich. Cette institution fut supprimée par la Constitution fédérale de 1848.
  6. Île imaginaire dans le Don Quichotte de Cervantès. Sancho Pança y est installé comme gouverneur.
  7. Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi (Tout délire des rois, les Grecs doivent l'expier), extrait de Quintus Horatius Flaccus : Epistole, Livre Ier, lettre II.
  8. C'est ainsi qu'on appelait depuis 1700 les régiments autrichiens cantonnés aux frontières; c'étaient des détachements spéciaux de cavalerie chargés de missions de reconnaissance et de guérilla pour repousser les attaques turques. Ils étaient vêtus d'un manteau et d'un bonnet rouges et se distinguaient par leur cruauté. Après 1871 ils remplirent le rôle de gendarmes à la frontière austro-serbe.
  9. Héros éponyme du roman de Christian August Vulpius. Le roman parut à la fin du XVIll° siècle; c'était un roman d'aventures dont l'éditeur, Gottfries Basse, de Quedlinburg, avait fait sa spécialité.
  10. Héros du premier drame de jeunesse de Schiller. Karl Moor, écœuré par les injustices subies dans sa famille et celles sur lesquelles repose la société, s'enfuit dans les bois, constitue une bande de brigands dont il est le chef, se fait défenseur de la veuve et de l'orphelin et redresseur de torts. Il représente la solution anarchique au problème social, telle que Schiller, révolté et fougueux, la proposait, dans sa jeunesse.
  11. Allusion à Louis-Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III, qui se servait de ses liens de parenté avec Napoléon I° dont il était le neveu.
  12. En anglais : espèce d'imbécile.
  13. Cf. Heine : L'Allemagne. Un Conte d'hiver, chapitre XXXI, 51.
  14. Friedrich Hecker, un des dirigeants de l'insurrection républicaine du Bade en avril 1848, émigra en Suisse après l'écrasement de l'insurrection. Il vivait dans le village de Muttenz, dans le canton de Bâle, où quelques républicains de l'Allemagne du Sud venaient lui rendre visite. En septembre 1848 il partit pour l'Amérique.