Le nouveau Procès de Moscou

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I. Les accusés[modifier le wikicode]

Boukharine, Rykov, et Rakovsky sont les principaux personnages du procès actuel. A travers leur attitude, on peut mesurer la profondeur de la réaction en U.R.S.S. J’ai rencontré Rykov pour la première fois en 1910 à Paris. Dubrovinsky, un bolchevik mort depuis longtemps, me le désigna en murmurant « Aleksei aurait été Premier ministre dans tout autre pays ». Quatorze ans plus tard, sur ma recommandation, Rykov fut choisi pour le poste, laissé vacant par la mort de Lénine, le président du conseil des commissaires du peuple. Dépourvu d’intérêt pour les questions purement théoriques, Rykov possédé un esprit politique clair et des capacités d’administrateur exceptionnelles. Bien que bégayant fortement, c’est un orateur d’un grande puissance. Rykov a consacré sa vie consciente tout entière à un idéal unique.

Contrairement à Rykov, Boukharine est un pur théoricien, un conférencier, un écrivain, l’un des rares bolcheviks dépourvu de toute capacité d’organisation. C’est précisément pour celui qu’il n’a jamais fait partie de l’équipe gouvernementale. Mais il fut rédacteur en chef de son organe central, la Pravda – un poste d’une signification exceptionnelle ! – et, après la disgrâce de Zinoviev, il fut le dirigeant de l’Internationale communiste (1926-1927). Il y a toujours eu dans le caractère de Boukharine un côté attirant, puéril, qui fit de lui, comme le dit Lénine « l’enfant chéri du parti ». La pensée théorique de Boukharine ce distingue par son caractère capricieux et sa tendance aux paradoxes. Il a souvent polémiqué très vivement avec Lénine qui lui répondait sur le ton sévère du professeur. La vivacité de la polémique n’a cependant jamais altéré le caractère amical de leurs relations. Boukharine aimait Lénine et était attaché à lui comme un enfant à sa mère. Si on nous avait dit pendant ces années que Boukharine serait accusé (vingt ans plus tard!) d'avoir préparé un attentat contre Lénine, tous sans aucune exception aurions proposé d’enfermer le prophète dans un asile d’aliénés.

Je connais Rakovsky depuis 1903. Notre amitié étroite a duré jusqu’en 1934, lorsqu’il s’est repenti de ses fautes oppositionnelles et a regagné le camp gouvernemental. Révolutionnaire international au sens plein du terme, Rakovsky, outre le bulgare, sa langue maternelle, parle couramment le russe, le français, le roumain, l’anglais et l’allemand, peut lire l’italien et encore d'autres langues. Expulsé de neuf pays européens, Rakovsky a lié son destin à la révolution d’Octobre qu’il a servie aux postes les plus responsables. Médecin de profession, orateur et écrivain brillant, il gagnait le cœur de chacun par ses qualités de franchise, de gentillesse, son humanité et son sens pédagogique.

Boukharine a à son crédit trente ans de travail révolutionnaire, Rykov presque quarante, Rakovsky presque cinquante. Ces trois hommes sont maintenant accusés d’être devenus tout d’un coup des « espions » et des agents de puissances étrangères cherchant à détruire et à démembrer l’U.R.S.S. et restaurer le capitalisme. Tous les trois, après de longues périodes de traitements d’inquisition dans les prisons du G.P.U., ont avoué leur culpabilité !

Le suivant en importance est Krestinsky, avocat de profession et vieux-bolchevik. Il a été le prédécesseur de Staline comme secrétaire général du parti avant de devenir commissaire du peuple aux finances et, plus tard, ambassadeur à Berlin. Une dépêche annonce que Krestinsky, nerveux et impétueux, a désavoué lors de la première audience du tribunal tous les témoignages qu’il avait faits à l’instruction. Contaminera-t-il les autres par son exemple, ou retombera-t-il dans la prostration après ce bref sursaut de courage, nous le saurons dans les jours qui viennent.

Iagoda occupe une place à part sur le banc des accusés, d'abord en tant qu’homme tout-puissant au G.P.U. et, plus tard aussi, son chef officiel. Il a été le principal homme de confiance de Staline pendant les dix années de sa lutte contre l’Opposition. Homme insignifiant en soi, sans aucun trait particulier, il personnifie l’esprit de la police secrète. Après avoir préparé le procès de Zinoviev-Kamenev (août 1936), Iagoda a pris peur devant la perspective de la poursuite de l’extermination des vieux-bolcheviks parmi lesquels il avait beaucoup d’amis personnels. Son sort était scellé. Hier encore élevé au titre de « maréchal de la police », il a été détrôné, arrêté et déclaré traître et ennemi du peuple. Ejov, le nouveau chef du G.P.U., a appliqué à Iagoda la méthode d’interrogatoires dont ce dernier était l’inventeur et obtenu les mêmes résultats que lui.

Parmi les autres accusés, Rosengolz et Zelensky ont un intérêt politique en tant que vieux-bolcheviks et anciens membres du comité central. Rosengolz, essentiellement un organisateur, a joué dans la guerre civile un rôle important qui, dans une large mesure, relevait de mon contrôle direct. Zelensky a dirigé la section la plus importante du parti – la section de Moscou - pendant plusieurs années. Les anciens commissaires du peuple Ivanov, Grinko et Tchernov ne sont que des personnages purement administratifs de la nouvelle formation. Trois des accusés, Ikramov, Khodjaiev, Charangovitch, me sont connus pour avoir été des personnages importants dans les milieux provinciaux du parti. Cinq noms, Krioutchkov, Bessonov, Zoubarev, Maximov et Boulanov n’éveillent dans mon esprit aucune association. En tout cas, ce sont des gens de troisième ou quatrième rang.

Les quatre docteurs de l’hôpital du Kremlin méritent une mention particulière. J’ai plus d’une fois utilisé les services médicaux de deux d’entre eux, Lévine et Pletnev. Des deux autres, Kazakov et Vinogradov, je ne me rappelle que les noms. Les médecins sont accusés – ni plus ni moins – d’avoir empoisonné le commissaire du peuple à l’industrie lourde, Kouibytchev, le chef du G.P.U. Menjinsky et l’écrivain Maksim Gorky. Il ne manquait plus que cette accusation incroyable pour donner plus d’éclat aux autres.

Considérons brièvement la situation actuelle du parti bolchevique et du pouvoir soviétique après les séries d’impostures iudiciaires de Staline. Des neuf personnes qui, du vivant de Lénine, étaient membres du bureau politique, c’est-à-dire l’institution suprême du parti et du gouvernement, toutes, à la seule exception de Staline et de Lénine (qui est mort opportunément) ce sont révélés être des agents de puissances étrangères. Tous les chefs de l’Armée rouge et de la Flotte sans exception étaient des traîtres : Trotsky, Toukhatchevsky, Iakir, Ouborévitch, etc.

Tous les ambassadeurs soviétiques, Sokolnikov, Rakovsky, Krestinsky, Karakhane, Ioureniev etc. se sont révélés des ennemis du peuple. Tous les chefs de l’industrie et des chemins de fer étaient des saboteurs : Piatakov, Sérébriakov, Smirnov, Livshitz et autres. A la tête de l’Internationale communiste ont été placés par accident deux agents fascistes, Zinoviev et Boukharine ; deux autres agents fascistes, Boukharine et Radek, ontété, de la même façon, placés à la tête de la presse soviétique.

Les dirigeants de trente républiques soviétiques nationales se sont révélés des agents de l’impérialisme. Finalement, la vie et la santé des chefs du parti et du gouvernement étaient confiées à des empoisonneurs. Pour compléter ce tableau, il ne reste plus qu'à y apposer la signature de son auteur, Joseph Staline.

Les accusés du procès actuel, comme des précédents, appartiennent politiquement à des groupes divers et, de plus, hostiles. Boukharine et Rykov, avec le président des syndicats, Tomsky, qui a été conduit au suicide, étaient les dirigeants de la droite du parti. Leur lutte contre le trotskysme avait un caractère de principe plus conséquent. Main dans la main avec eux, Staline, qui jouait le rôle du centre, a préparé la destruction de l’Opposition de gauche par la police en 1928. Ce n’est que dans les dépêches de Moscou que j’ai appris l’existence d’un « bloc » droitiers-trotskystes. Le véritable bloc auquel la droite participa pendant plusieurs années a été le bloc avec Staline contre moi et mes amis.

Rakovsky, Krestinsky et Rosengolz ont réellement été mes partisans pendant un temps. Mais seul Rakovsky joua un rôle actif dans l’Opposition de gauche. Et c’est de sa plume que sortit la plus brillante analyse de la décomposition morale et politique de la bureaucratie soviétique. Rosengolz et Krestinsky pourraient être à plus juste titre considérés comme des sympathisants de l’Opposition plutôt que ses membres actifs. En 1927, tous deux sont passés dans le camp de Staline, devenant de dociles fonctionnaires. Rakovsky a tenu plus longtemps que les autres. J’ai reçu l’information, malheureusement non confirmée, selon laquelle Rakovsky avait essayé en 1934 de s’évader de Barnaoul (Altaï), avait été blessé, arrêté et transporté à l’hôpital du Kremlin. Ce n’est qu’après cette amère expérience que te combattant, malade et harassé, capitula devant la clique dirigeante.

Les anciens droitiers, les anciens partisans de la gauche, des bureaucrates de l’école stalinienne, des médecins apolitiques et de mystérieux inconnus ne pouvaient pas participer ensemble à une conspiration politique. Ils ne sont liés que par la volonté mauvaise du procureur.

Le grandiose procès actuel, comme les deux premiers, repose comme sur un axe invisible sur l’auteur de ces lignes. Invariablement, tous les crimes ont été commis à ma demande. Les hommes qui ont été mes adversaires irréductibles et qui ont fait campagne contre moi tous les jours dans la presse et les meetings de masse, comme Boukharine et Rykov se sont révélés tout d’un coup – personne ne sait pourquoi – prêts à accomplir n’importe quel crime sur un signe de moi, de l’étranger. Les dirigeants du gouvernement soviétique, sur mon ordre, devenaient agents des puissances étrangères, « provoquaient » la guerre, préparaient la destruction de l’U.R.S.S., ruinaient son industrie, sabotaient les trains, empoisonnaient les ouvriers avec des gaz mortels (mon plus jeune fils, Sergei Sedov, professeur dans une école d’ingénieurs, a été en particulier accusé de ce crime). Pour couronner le tout, les médecins du Kremlin eux- mêmes empoisonnaient leurs patients pour mon bon plaisir.

Je connais bien les circonstances et les gens, y compris l’organisateur de ces procès, Staline. J’ai suivi avec attention l’évolution interne du régime soviétique. Autrefois j’avais étudié avec soin l’histoire des révolutions et contre-révolutions dans les autres pays où là, non plus, on ne pouvait se passer des impostures ni des amalgames. Depuis un an et demi je vis presque continuellement dans l’atmosphère des procès de Moscou. Pourtant, quand je lis un nouveau télégramme qui parle des préparatifs de Boukharine pour assassiner Lénine, des liaisons de Rakovsky avec l’état-major général japonais, ou de l’empoisonnement du vieux Gorky par les médecins du Kremlin, il me semble que je rêve et que je délire. Et il me faut presque un effort physique pour arracher mes propres pensées aux combinaisons de cauchemar du G.P.U. et les tourner vers la question : comment et pourquoi cela a-t-il été possible ?

II. Les accusateurs[modifier le wikicode]

Quiconque essaie de juger les événements qui se déroulent en Russie se trouve placé devant l’alternative suivante : (1) ou bien tous les vieux révolutionnaires qui ont conduit la lutte contre le tsarisme, constitué le parti bolchevique, réalisé la révolution d’Octobre, mené une guerre civile de trois ans, bâti l’État soviétique, créé l’Internationale communiste – tous ces hommes presque sans exception – étaient, au moment même où ils faisaient cela, ou dans les années qui ont suivi, des agents des États capitalistes; ou bien (2) l’actuel gouvernement soviétique dirigé par Staline a perpétré les crimes les plus odieux de l’histoire du monde.

Beaucoup cherchent à trancher de cette question sur un plan purement psychologique. « Qui avait gagné pour lui-même la plus grande “ confiance ” ?, demandent-ils, Staline ou Trotsky ? » La spéculation à un tel niveau reste stérile dans la majorité des cas. L’utilisation de la règle du « juste milieu » conduit certains à chercher un compromis : probablement, disent-ils, Trotsky a fait quelque conspiration, mais Staline l’a exagérée. Je propose que le lecteur se pose la question non sur le plan de la spéculation subjective, psychologique ou morale, mais sur celui de l’analyse objective des facteurs historiques. C’est la méthode la plus sûre.

La question de la psychologie personnelle conserve sa signification, mais la personnalité des individus cesse d’être ou de paraître le maître du destin d’une nation. Elle devient elle-même le produit de certaines conditions historiques, l’agent des vieilles forces sociales connues. Il faut étudier le programme de la personnalité la plus puissante, y compris le programme qui a conduit aux impostures, à la lumière des intérêts historiques qu’il représente.

Staline appartient incontestablement à la catégorie des vieux révolutionnaires. Il a été membre du parti bolchevique depuis la révolution de 1905. Mais on ne peut peindre tous les bolcheviks d’une seule et même couleur. Staline représente un type directement opposé à Lénine, ou pour trouver une comparaison plus appropriée, à Zinoviev et Kamenev qui ont longtemps travaillé en exil sous la direction immédiate de Lénine. Staline n’est allé à l’étranger qu’irrégulièrement, pour les besoins du parti. Il ne connaît aucune langue étrangère. Sur le plan théorique, il a tous les traits d’un autodidacte. A chaque instant, on découvre des trous béants dans ses connaissances. En même temps, c’est un esprit fortement pratique, à la fois attentif et soupçonneux. Incontestablement, son caractère est supérieur à son intelligence. C’est un homme d’un courage personnel incontestable et d’une grande maîtrise de soi, complètement dépourvu de toute espèce de talents distinctifs – élans de la pensée, imagination créatrice, capacité oratoire ou littéraire —, son ambition a toujours été colorée par la suspicion et l’esprit de vengeance. Toutes ces qualités pourtant, aussi bien que ces défauts, sont restés enfermés en lui pendant de nombreuses années : inexprimées et d’autant plus comprimées, Staline donnait l’impression d’être une médiocrité éminente, et rien de plus. C’est seulement sous le coup de circonstances historiques très particulières que les traits sous-jacents de son caractère ont trouvé une occasion de s épanouir de façon extraordinaire.

L’année 1917 a trouvé Staline profondément provincial au sens politique du terme. Il n’osait même pas penser à la dictature du prolétariat ni à la réorganisation socialiste de la société. Son programme se limitait à la formation d’une république bourgeoise. Après la révolution de février, il prônait l’unité avec les mencheviks et le soutien au premier gouvernement provisoire, dont le président était le prince Lvov, le ministre des affaires étrangères le libéral, le Professeur Milioukov, et le ministre de la guerre l’industriel Goutchkov. Tout cela est inscrit dans des centaines d’articles et de procès-verbaux. Le programme socialiste de Lénine a pris Staline par surprise. Il n’a joué aucun rôle dans les grands mouvements de masse de 1917. Mais, courbant la tête devant Lénine, il s’est tenu dans l’ombre, travaillant à la rédaction de la Pravda et écrivant des articles ternes.

Lénine estimait Staline pour sa maîtrise de soi, la fermeté de son caractère et sa prudence. Il ne se faisait aucune illusion sur son niveau théorique ni ses vues politiques. En même temps, mieux que les autres, il comprenait et résumait la physionomie morale de « ce remarquable Géorgien », ainsi qu’il écrivait dans une lettre écrite en 1913. Lénine n’avait pas confiance en Staline. En 1921, quand Zinoviev le recommanda pour le poste de secrétaire général, Lénine donna cet avertissement : « Je ne vous le conseille pas. Ce cuisinier ne préparera que des plats épicés. » Dans son Testament (janvier 1924), Lénine recommanda nettement au parti de retirer à Staline le poste de secrétaire général, se référant à sa brutalité, sa déloyauté et sa tendance à abuser du pouvoir. Gardons bien ces traits en mémoire !

Dans les discussions sur les problèmes de l’Internationale communiste du vivant de Lénine, on n’entendit jamais Staline. Il Fut aussi sceptique sur la révolution internationale qu’il l’avait été sur la question de la révolution socialiste en Russie. Les limites de son optique historique et ses instincts sociaux conservateurs, hérités de son milieu petit-bourgeois géorgien, lui inspiraient une extrême méfiance vis-à-vis des masses. En revanche, il estimait hautement l’appareil, les « cadres ». Ce domaine d’activité correspondait parfaitement à ses qualifications de conspirateur clandestin. Dans la première période de la révolution, c’est-à- dire jusqu’en 1923, lorsque l’initiative et la participation des masses jouaient encore un rôle décisif, Staline resta à l’arrière-plan, comme un personnage de second ordre. Son nom ne disait rien à personne. Les masses ne le connaissaient pas du tout. Il n’était une demi-autorité que pour les fonctionnaires du parti qui dépendaient de lui. Mais plus les masses, sous le poids des difficultés historiques, voyaient s’éteindre leur ardeur et croître leur fatigue, plus l’appareil bureaucratique s’élevait au-dessus de leurs têtes. Et dans le même temps, il transformait totalement son caractère interne. La révolution, par son essence même, implique l’emploi de la violence des masses. Mais la bureaucratie, qui était arrivée au pouvoir grâce à la révolution, décida que la violence était le principal facteur de l’Histoire. Dès 1923-1924, j’eus à combattre cet aphorisme, répandu au Kremlin, qui affirmait : « Si des régimes politiques sont tombés dans le passé, c’est seulement parce que leurs dirigeants n’avaient pas décidé d’employer la violence qui aurait été nécessaire à leur maintien. » En même temps, la bureaucratie en venait de plus en plus à la conviction que, puisqu’elles l'avaient portée au pouvoir, les masses avaient terminé leur mission. La philosophie marxiste de l’histoire était transformée en une sorte de philosophie policière. L’expression la plus complète et la plus conséquente des tendances nouvelles de la bureaucratie a été donnée par un seul homme – Staline. Les impulsions secrètes de son caractère volontaire avaient finalement trouvé l’application adéquate. En quelques années, Staline devint dans le sens le plus complet du terme, le tsar de la nouvelle bureaucratie, la caste des parvenus rapaces.

Mussolini, Pilsudski, Hitler – chacun à sa manière, a été l’initiateur d’un mouvement de masse, quoique réactionnaire, et est monté au pouvoir avec ce mouvement. Staline n’a jamais été un initiateur et, de par son caractère, il ne pouvait pas l’être. Il attendait et conspirait dans l’ombre. Quand la bureaucratie se mit à la tête de la révolution dans le pays isolé et arriéré, elle plaça presque automatiquement Staline sur ses épaules – Staline, qui correspondait mieux à sa philosophie policière, c’est à-dire qui était capable de défendre le pouvoir et les privilèges de la bureaucratie de façon plus impitoyable que les autres. « Socialisme », « prolétariat », « peuple », « révolution internationale » devinrent seulement des pseudonymes de la caste bureaucratique. Plus ses hésitations internes sont grandes, plus elle utilise ces mots avec tapage. Tout son enracinement dans la société post-révolutionnaire repose sur des fraudes, des faux, des mensonges. Elle ne peut autoriser la moindre opposition, car elle n’a, pour défendre sa politique cupide, pas un seul argument convaincant. Elle est obligée d’étouffer dans l’œuf toute critique dirigée contre son despotisme et ses privilèges, de proclamer que tout désaccord est trahison et perfidie. Au début, ses attaques consistaient en calomnies de journalistes, falsification des citations et des statistiques (la bureaucratie dissimule ainsi soigneusement ses revenus). Mais plus la nouvelle caste s’élevait au-dessus de la société soviétique, plus il lui fallait employer de puissants moyens pour écraser ses adversaires et intimider les masses.

C’est précisément à ce point que Staline a révélé au grand jour les dangereuses caractéristiques contre lesquelles Lénine avait mise en garde : sa brutalité, sa déloyauté, sa propension à abuser du pouvoir. Le cuisinier du Kremlin se mit à préparer des plats très épicés. Les traditions encore vivantes de la révolution pèsent sur sa conscience en lui montrant que son pouvoir est celui d’un usurpateur. La génération de la révolution, bien qu’humiliée et écrasée, demeure à ses yeux une menace. Plus que jamais effrayé par les masses, il les tient en échec au moyen de son appareil bureaucratique. Mais cet édifice bureaucratique lui-même ne parvient jamais au « monolithisme » nécessaire. Les traditions anciennes et les nouvelles aspirations sociales provoquent des frictions et des critiques à l’intérieur de l’appareil. C’est ce qui rend nécessaire des « purges » constantes. Comme il est impossible de dire aux masses que les arrestations, les déportations et les exécutions sont dirigées contre des gens qui revendiquent la diminution des privilèges de la bureaucratie et une amélioration des conditions de vie des masses, les calomnies journalistiques et la persécution de l’Opposition ont été peu à peu remplacées par les procès falsifiés. Un régime totalitaire, dans lequel les témoins, les juges, les accusés et la presse sont tous dans les mains de la police secrète, peut s’embarquer dans de telles expériences judiciaires – à Berlin comme à Moscou. Mais comme les éléments les plus dangereux pour la caste des parvenus sont les représentants de la génération révolutionnaire, même s’ils n’ont que partiellement prouvé leur fidélité à l’ancien drapeau, le G.P.U. devait prouver que ces vieux-bolcheviks étaient des espions et des traîtres.

La méthode du G.P.U. est celle d’une Inquisition modernisée : l’isolement complet, l’arrestation des parents, des enfants, des amis, l’exécution de « quelques-uns » des accusés pendant la préparation d’une affaire (Karakhane, Enoukidzé et bien d’autres), la menace de l’exécution des parents, le hurlement monotone qui s’élève de la presse totalitaire – tout cela suffit pour briser les nerfs et écraser la volonté des emprisonnés. Ainsi, sans utiliser le fer rouge ni l’eau bouillante, obtient-on les nécessaires « aveux volontaires ».

Récemment encore, Staline était tout à fait convaincu de l’omnipotence de ce système. Mais on peut douter qu’il ait conservé cette conviction. Chaque procès a donné naissance à un mécontentement et une inquiétude grandissante non seulement dans les masses, mais parmi les bureaucrates eux-mêmes. Pour faire taire ce mécontentement, il faut fabriquer un nouveau procès. Derrière ce jeu diabolique, on peut percevoir la pression, encore comprimée, mais toujours grandissante, de la nouvelle société qui réclame des conditions d’existence culturelles plus libres et une existence plus digne. La lutte entre la bureaucratie et la société devient de plus en plus intense. Dans cette lutte, la victoire ira inévitablement au peuple. Les procès de Moscou ne sont que des épisodes de l’agonie mortelle de la bureaucratie. Le régime de Staline sera balayé par l’histoire.