Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel

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L’intelligence servile

Il est triste que souvent, pour être bon patriote, on soit l’ennemi du reste des hommes. (Voltaire)

Le goût de l’âcre fruit qu’on appelle «patriote» — qu’il soit d’ici ou de là-bas ou d’ailleurs me vaut la gingivite. Acre et vert fruit en effet qui fait profession d’aimer «son» pays, et par voie de conséquence n’aime pas le vôtre. Acre et vert et «ratatiné» fruit que notre temps sécrète comme la «limace sa bave », mais dont la morphologie ne doit rien à celle des Jeanne d’Arc, Bolivar ou autres Macchabée. Je ne connais pas mélange plus curieux de hargne, de «glande lacrymale» et de «constipation chronique » que cette dame qui se sent tout chose quand sur un manche à balai on hisse les couleurs de «sa» patrie, ce monsieur qui s’étrangle d’émotion qui bat le tambour de «son» régiment. Bizarre et «corrosive chimie» qui réactionne comme un acide dès lors qu’on ne pense pas le plus grand bien de la vaillance de vos sous-officiers, de l’excellence de vos vertus domestiques, de la supériorité de votre gomme «à chiquer». Psychologie de dindon qui voit rose au faîte de son tas de fumier, qui voit rouge si le dindon du voisinage y pique le bec.

Psychologie de dindon qui fait la roue et pousse du vent. Mais, du moins, est-il honnête. Le dieu des dindons l’ayant pourvu de la caroncule, il est naturel qu’il la fasse bander. Fidèle à son état, il répondra en gloussant dès qu’on agite la crécelle héroïque. Moldave, il pique une crise si dans un communiqué de presse son nom est précédé de celui du Batave; Batave, il en tirerait orgueil. Il se gonfle et se dilate à la flatterie : quand on applaudit à son plumage, à ses éperons, à sa crotte; et prend rouge si on n’applaudit pas assez bruyamment, à son gré. Il a tous les mauvais goûts celui «d’humecter» ses discours de trémolos vibrants, celui d’admirer les statues équestres, celui de préférer les poèmes pompiers. Remarquablement perméable à la mise en scène, à la fanfreluche officielle, il est de toutes les parades, la claque généreuse et le bonnet approbatif. Mais rien ne le transporte comme le nombre des bombardiers de «notre» aviation, le tonnage de «notre» marine, les boutons de culotte de «notre» infanterie. Non pas qu’il soit indifférent quant aux fromages de «notre» pays, eu tour des hanches de «nos» midinettes, tout ce à quoi il peut accoler l’adjectif possessif «nôtre» ouvre ses vannes patriotiques, car c’est un citoyen qui a la fierté facile, mais avant toute chose il est sensible à la trompette et au sabre. il est martial comme on louche, comme on est sujet aux rhumes de cerveau; martial naturellement et sans effort. Et plus glorieuse sera la trompette, plus clinquant le sabre sur le pavé, et plus orgueilleux se sentira le Moldave de n’être pas Batave, et le Batave, Moldave.

Mais du moins, est-il honnête. Pas très intelligent mais honnête. Patriote par la force des choses, par la force des cataclysmes, il pense sincèrement — pour autant qu’il pense — que « son» pays a inventé ou contribué à inventer la plupart des choses dont parlent les encyclopédies, depuis l’amour romantique jusqu’au fil à couper le beurre. Il gobe comme médecine les lieux communs et les platitudes du jargon patriotard, les rend diminués d’éloquence mais augmentés de volume, et quoique il puisse n’être pas toujours d’accord avec telles lois de «son» pays, telle stratégie de ses généraux, il vire au bleu si le patriote de l’autre rive y ose une critique. Il est pour « laver son linge sale en famille, car bien entendu il croit à la famille nationale. Toutefois, son éthique ne procédant pas d’une doctrine mais d’un complexe, pas d’une idéologie mais d’un paquet de sentiments, le Moldave et le Batave patriotes ne sont nullement des professionnels du patriotisme. ils en sont, au contraire, les tristes victimes.


Le professionnel du patriotisme, lui, est de complexion toute différente. Il n’a rien des bienheureuses certitudes du dindon, rien non plus de ses suffisances. Encore que gloussant haut et fort, encore que ne méprisant aucune note de la misérable gamme oratoire des démagogues de cirque, il ne souffre pas d’occlusion intestinale : il est conscient de placer une marchandise et en connaît le juste prix. L’un relativement ancien remonte aux guerres de libération nationale du dernier siècle il conjugue et décline patrie-patria à tort et à travers et en meurt asphyxié; l’autre produit de la veille puise ses accents dans la décadence de l’idée nationale ... il y met du style et de la guirlande — et n’en meurt point. Semblable au mangeur de curés qui sur ses vie jours change en pilier de sacristie, au jeune anarchiste qui en se mariant devient un modèle de petit-bourgeois le professionnel, au départ, n’avait que dégoût pour ce que par la suite il mâchera à pleines babines avides La ressemblance, cependant, n’est qu’apparente. Le ci-devant athée, le jeune réfractaire, le non-conformiste en un mot qui finit par rejoindre la grande année des béni-oui-oui, succombe à l’implacable poids des coercitions sociales; il a subi une sorte d’évolution à l’envers et s’est liquéfié sous la dissolvante emprise de normes bourgeoises. Par contre, le spécialiste de la patrie, celui du moins dont dans ces lignes j’entends dessiner la figure, est — en règle presque absolue — un transfuge conscient et organisé. Mais ce qui réellement le différencie du patriote bêlant, c’est que les amours de celui-ci sont ancrées à son sol natal, inséparable en quelque verte d’avec son certificat de naissance, il ne jure que Moldavie — si Moldave, Batavie — si Batave, tandis que celui- là, quelle que soit sa terre d’origine, la langue maternelle, ne professe qu’une exclusive passion : celle de la Russie sous Staline. Ce patriote de métier est, de fait, un apatride. Et, étrangement d’ailleurs, parmi les millions d’apatrides de nos jours, il est l’unique phénomène qui paie allégeance au plus monstrueux des totalitarismes.


Le prototype du patriote professionnel apatride, celui qui a atteint une espèce de grandeur dans le maniement du bénitier stalinien, est le nommé Louis Aragon poète par la grâce des dieux, clarinette par la grâce de saint Joseph : Louis Aragon, ex-dadaïste, ex-surréaliste, auteur du «con d’Irène», du «Paysan de Paris», du «Traité du Style», ex-lui- même; Louis Aragon qui écrivait : «qu’il me soit permis ici, chez moi, dans ce livre, de dire à l’armée française que je la conchie », (je cite de mémoire) — qui écrivait comme ça quand il avait du génie : Louis Aragon qui, tel le barde de service de l’Ouzbékistan, s’époumonait : «Hourra Oural ! » — qui s’époumonait comme ça quand il n’avait plus guère de génie; Louis Aragon qui, plus cocardier que feu Déroulède, s’égosille de la voix des coqs : « ... Jamais éteint, renaissant de sa braise perpétuel brûlot de la patrie» — qui s’égosille comme ça quand, en fait de génie, il lui reste des briques.

Mais peut-être suis-je injuste. Peut-être, me laissant aller avec complaisance au franc dégoût que m’inspire la profession du patriote apatride, suis-je trop content d’accabler le nommé Louis Aragon — l’accabler au point de lui dénier une once de vraie émotion. Peut-être au prix de mon écœurement a-t-il gagné d’autres adhésions, plus valables, plus désintéressées que la mienne. Peut-être l’effet de noix vomiques que sa morale, sa prose, la rime, exercent sur ceux qui toujours croient à la dignité de l’homme, à l’imprescriptibilité de la vie, qui ne se gavent pas de haine ni ne pensent que le massacre appelle le massacre, peut-être cet effet-là n’est pas une juste mesure pour toiser notre professionnel — Peut-être vraiment? Car, enfin, il est salué, il est acclamé, il est goûté comme du miel du nougat du nanan par ceux-là mêmes qui l’avaient honni quand son art — alors authentique — les fustigeait en pleine face. Mais aussi est-ce pour eux qu’il travaille, qu’il sue : «.. .Ah ! Parlez-moi d’amour ondes des petites ondes »; pour cette clientèle qu’il méprise tout en piaillant sous ses fenêtres, et qui le lui rend bien tout en l’enterrant sous la louange; cette clientèle qu’il a ordre de séduire et dont il flatte les bas instincts — comme il est juste pour qui passe dans le camp ennemi et veut s’y faire une assiette.

Et que l’on ne vienne pas me dire que de nouveau je m’abandonne à mon mal de cœur. Dans La Nouvelle Relève, revue catholique et bien-pensante du prude Canada, on peut lire sous la signature de M. Marcel Raymond (Vol. III, n° 6, août-septembre 1944) : «Au Canada, celui qui aurait essayé, il y a quelques années, d’écrire en bien de livres comme «Les Cloches de Bâle», «Le Mouvement perpétuel», «Anicet», ou de mettre sur le compte de l’art l’obscénité des «Paramètres », se serait fait montrer du doigt. Il a suffi à ce poète de parler de la France, la main sur le cœur, d’évoquer Dunkerque ou «juin poignardé», pour que tout lui soit pardonné de son passé inquiétant. On le prononce dans les salons; on lit ses vers à la radio, avec toutes sortes d’accompagnements séraphiques», on le cite au petit déjeuner en plongeant le couteau jusqu’à la garde dans le pot de marmelade anglaise. » Que tous ceux qui n’ont jamais rien entendu à la poésie, ont toujours tenu les «voyants» pour des voyous, des farceurs ou des illuminés s’arrachent maintenant Aragon et en fassent leur vedette, il y a de quoi donner sur les nerfs du critique le plus placide.» Vengeance de la bourgeoisie contre la poésie. Que le symbole du désordre devienne celui de l’ordre et la bannière du nationalisme le plus étroit celui qui veut complètement remuer le passé il y a là quelque chose de gênant ... « leurs étranglements de joie (ceux de la bourgeoisie) et leurs borborygmes d’admiration devant, la plupart du temps, le plus mauvais gênent le plaisir de l’admirateur de bonne volonté. Il sent à quel point la poésie a toujours été en avance sur le public et comme Aragon peut la desservir en la remettant au pas.»

Mais on se tromperait en pensant qu’Aragon se contente de régler le pas à la poésie seule. Les amours de ce patriote sont si exclusives, si entières ses jalousies, il entend museler sa bien-aimée par le haut, et par le bas il entend lui mettre la gainette de chasteté. Car, tout en rimaillant :

Vous pouvez condamner un poète au silence
Et faire d’un oiseau du ciel un galérien
Mais pour lui refuser le droit d’aimer la France
Il vous faudrait savoir que vous n’y pouvez rien.


Il réclame les galères et douze balles dans le ventre pour quiconque s’avise de ne point béer avec lui, de ne point se découvrit au mot France, pardon, je veux dire au mot U.R.S.S.

«Il y a une poésie de la bassesse», écrit en se regardant dans la glace, le nommé Louis Aragon, à propos des «Pages de Journal» (1939-1942) d’André Gide ; et, dans le même texte, lequel en fait de bassesse est son chef-d’œuvre, il ajoute : « Je sais qu’il ne manquera pas des gens pour dire que vraiment on voit un peu trop d’où me vient la dent que je lui conserve.»
— Eh bien, Dieu merci non, il ne manquera pas. Trop de gens savent en effet qu’Aragon pâmait d’aise à d’aise à toute virgule échappée de la plume de Gide quand Gide pensait de l’U.R.S.S. ce qu’Aragon estime obligatoire que l’on en pense, et qu’il ne se lasse pas d’exiger la peau de Gide depuis que Gide ose penser qu’en U.R.S.S. on la crève; trop de gens savent à quels nobles sentiments obéissent les véhémentes protestations d’Aragon contre le retour de Gide «parmi nous qui regardons encore des vides sanglants à nos côtés» — Trop trop, trop de gens. Mais si quelque naïf ne le savait point, Aragon en personne se charge de l’apitoyer sur les plaies de son cœur : cette dent, petit naïf, je la lui garde à cause de ses deux livres sur son voyage au pays de ma flamme. Ce mortel péché — Aragon ne dormira pas tranquille, Jeanne d’Arc ne cessera de renifler ses larmes — tant que Gide ne l’expie pas dans son sang. Les «vides sanglants» que le patriote de métier contemple à ses côtés, ne sauraient être comblés; il y manque le corps du grand vieillard pour que la fosse soit garnie. Aussi, à ce manque à gagner, à ce cadavre manquait à son tableau, Aragon s’empresse d’obvier. Porté sur les ailes de son amour sacré de la patrie, il se laisse descendre en planant sur les «Pages de Journal», et horreur ! ce que tout d’abord et tout de suite il découvre, c’est que dès la fin de 1940, l’auteur de «l’Immoraliste» témoigne un grand intérêt pour la langue allemande, pour Goethe plus précisément, comme si, note le nommé Louis Aragon, «comme si, devant le succès des armes allemandes, ce fût un véritable devoir de lire «Faust ».

Le véritable devoir eut été il va sans dire de se plonger dans une «Vie de Souvaroff» illustrée autant que possible, et à défaut de composer des triolets où Bayard rimerait avec gaillard (ah ! si Gide avait le génie lyrique d’Aragon !) essayer du moins quelques réflexions sur l’insondable perversion du peuple allemand. Goethe en tête. Cependant l’épouvante du patriote apatride frise le cauchemar quand Gide — dont on sait pourtant s’il pèse se paroles — quand Gide écrit que plus d’un paysan accepterait «que Descartes ou Watteau fussent allemands ou n’aient jamais été, si ça pouvait lui faire vendre son blé quelques sous plus cher». Car, n’est-ce pas, nul n’ignore que Normands et Picards et Lorrains guerroyaient un siècle au seul nom de Watteau dont ils ont tous lu le «Discours », au seul nom de Descartes dont ils ont tous admiré les « fêtes champêtres».

Aragon est d’autant plus outré qu’il sait que dans un pays policé, libre et socialiste l’encre tournerait en eau dans la plume de l’écrivain qui oserait dire du Kalmouk ou du Cosaque qu’ils se fichent comme de leur première culotte que Pouchkine ait été russe ou cubain. Mais quand, le 14 juillet, Gide notera : «Le sentiment patriotique n’est du reste pas plus constant que nos autres amours...» Aragon, dont le patriotisme aura toute la constance qu’implique une consigne politique, Aragon tout simplement monte sur ses grands chevaux et se met à crier : «à mort les traîtres !» «À mort !» a toujours été le cri de prédilection de notre personnage. Même au plus fier de sa jeunesse il traînait dans son sillon un relent de nécrophilie. L’ombre du gibet se profile tout au long de sa tortueuse carrière, et c’est à son ombre qu’il aime rêver. J’ai ouï dire qu’un sien parent par alliance — petit agent provocateur au service du G.P.U. qui a joué de malchance — ayant été exécuté en Russie, on le vit se frotter les mains et disant : « c’est bien fait ! » Personne mieux que lui ne cria à mort lors des tragiques journées de mai 1937 à Barcelone; personne n’a mieux dénoncé à la police les militants espagnols antistaliniens réfugiés en France. Aujourd’hui il lui faut la vie d’André Gide ! Mais qui ne connaît l’homme ? Qui n’éprouve la nausée à se pencher sur l’abîme dans lequel le nommé Louis Aragon n’a cessé de dégringoler cul par-dessus tête? Qui ne l’a vu, hier antimilitariste, aujourd’hui bombant le ventre sous ses décorations? Hier hystériquement internationaliste, aujourd’hui xénophobe à tous crins? Existe-t-il une figure de jonglerie, un tour de saltimbanque qu’il n’ait exécutés ? On l’a vu danser le cosatchok en s’accompagnant de la Marseillaise, s’enivrer de vodka et crier vive le pinard. Applaudir aux procès de Moscou et clamer justice, porter aux nues la «démocratie soviétique » et honnir le « fascisme de chez nous »; on l’a vu se hérisser de piquants au seul nom de l’Eglise et on l’a vu faisant des démarches chez le cardinal Verdier afin que celui-ci intervienne auprès de Franco — suspende le bombardement de Madrid vu que c’est la Noël (1936) ; on l’a vu réclamer le poteau pour les pacifistes, et on l’a vu — lui seul d’entre les valets de plume — avoir l’estomac de proclamer dans sa feuille russe (Ce Soir, 24 août 1939) que le pacte Staline-Hitler signifiait la paix sûre et certaine, la France — cette salope impérialiste — ne rêvant que plaies et bosses. (Pris de court et faute d’instructions, Cachin et feu Péri ne surent sur quelle fesse s’asseoir, et «Humanité» du même jour ne souffla mot de cette «paix-là »). Et le voici drapé de bicolore et à cheval sur l’Arc de Triomphe et torturant de faux alexandrins et de fausses rimes, France et silence, le voici donc de nouveau réclamant la potence pour quiconque ne sautille point à sa corde, — à cette corde sur laquelle lui et son digne pendant, le nommé Ilya Ehrenbourg, font le funambule macabre.

Il a tout piétiné, y compris sa propre ombre, tout «souillé» de ses premières amours, tout «pollué» de ses dernières «déjections». Que le patriote bêlant dont l’oreille et le «foie» s’épanouissent au cocorico d’Aragon ne se gêne pas; il le trouvera dans la poubelle au bas de mon escalier, et il peut l’y ramasser.

Et maintenant je vais me laver les mains et me rincer la bouche.

Jean MALAQUAIS.