Le marxisme et son critique Bernstein

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Préface pour l'édition française[modifier le wikicode]

Comme Bernstein n’a apporté aucunes modifications essentielles à son livre dans l’édition française, l’objet de ma critique est resté le même et je n’ai aucun motif de rien changer à mon travail.

J’ai simplement mis à la place des deux premiers chapitres de l’édition allemande deux articles parus dans la Neue Zeît comme critique de certaines parties du livre de Bernstein. Ces articles exposent, à mon avis, plus clairement mes objections contre le livre de Bernstein que les deux chapitres de l’édition allemande qui sont plutôt un résumé des polémiques auxquelles ces articles ont donné naissance. Je supposais ces deux articles connus de la plupart de mes lecteurs allemands et je ne voulais pas me répéter. Il en est autrement du public français. I. Pour permettre au lecteur français de se reporter plus facilement à l’ouvrage de Bernstein, M. Kautsky a tenu non seulement à citer tous les extraits du « Socialisme théorique » dans le texte de la traduction de M. Cohen, mais encore à introduire dans le présent ouvrage des expressions empruntées à cette traduction. — Note du traducteur.

La préface de Bernstein pour l’édition française ne me détermine pas non plus à changer quoi que ce soit à mon livre. Elle n’est, en effet, qu’une paraphrase de certains passages de son livre et en particulier des explications qu’ils donnent du concept de nécessité. Il y répète les mêmes quiproquos et le plaisir de les débrouiller est si mince et si peu en rapport avec la peine que ce travail exigerait que je renonce sans regret à m’expliquer davantage sur ce sujet avec Bernstein. Mais comme il déclare d’un air triomphant qu’il m’a posé depuis plusieurs mois une question dont il attend encore la réponse, je veux au moins la lui donner ici.

Il dit :

Kautsky s’oppose aussi à ma déclarai ion qu’à mesure que les hommes, par la connaissance des lois naturelles et sociales de leur existence et des organisations correspondantes, arrivent à subjuguer la nature et à diriger l’évolution économique, la notion« nécessité d’airain de l’histoire », subit des restrictions. Cette déclaration est pour lui une tentative coupable de « réconcilier la nécessité historique avec la liberté de l’utopisme ». Malheureusement pour mon critique si sévère, ce fut Engels lui-même qui, d’accord avec Marx, qualifia dans son anti-Duhring la réalisation da Socialisme comme «le saut du régime de la nécessité dans le régime delà liberté ». On admettra que cette appréciation est beaucoup plus absolue que la mienne. J’ai demandé à Kaustky de concilier sa condamnation de ma thèse avec le maintien de celle d’Engels, et j’attends encore sa réponse [1].

La mémoire de Bernstein le trompe. Il ne m’a pas posé sa question sous cette forme, pour le simple motif que je ne me suis encore jamais prononcé nulle part sur cette thèse d’Engels et qu’on ne peut par conséquent me demander « de concilier la condamnation de la thèse de Bernstein avec le maintien de celle d’Engels ".

Non, Bernstein s’est servi de la phrase d’Engels comme d’un argument contre ma thèse. Bernstein, le grand anti-autoritaire et critique de Marx, lui qui nous apprend d’un ton dédaigneux que le devoir des disciples ne consiste pas dans la sempiternelle répétition des paroles du maître, il croit me réfuter victorieusement en opposant aux faits que j’apporte une citation d’Engels.

Quand les opinions de Marx et d’Engels ne lui conviennent pas, il considère comme un mérite et une preuve d’indépendance intellectuelle de s’en écarter. Mais l’opinion de Marx ou d’Engels doit être admise sans explication, dès que Bernstein croit pouvoir l’interpréter dans un sens qui lui est favorable.

Mais moi, qu’on accuse d’être un marxiste fanatique, orthodoxe et autoritaire, je suis d’un autre avis et je n’ai jamais prétendu qu’une opinion soit juste, parce qu’elle a été exprimée par Marx ou Engels.

Mais je ne prétends nullement que l’opinion d’Engels précitée, considérée de plus près, concorde réellement avec celle de Bernstein, ni qu’elle soit inconciliable avec la mienne.

Bernstein dit dans son livre :

Or, plus les facteurs d’essence autre — à côté des facteurs purement économiques — influent sur la vie sociale, plus aussi se modifie l’action de ce que nous appelons la nécessité historique. Dans la société moderne nous distinguons sous ce rapport deux courants capitaux. D’an côté se manifeste une compréhension toujours plus nette des lois de l’évolution, et notamment de l’évolution économique. A cette compréhension se joint — partiellement comme étant sa cause même, partiellement comme étant sa conséquence — la faculté croissante de diriger l’évolution économique...

Cependant l’intérêt collectif empiète de plus en plus sur l’intérêt particulier, et, proportionnellement et partout où cela a lieu, l’action inconsciente des facteurs économiques diminue. Son évolution s’effectue de plus en plus vite et de plus en plus facilement. C’est ainsi que des individus et des peuples soustraient une partie toujours plus considérable de leur existence à l’influence d’une nécessité contraire ou indépendante de leur volonté [2]. Le il le faut d’airain de l’histoire subit ainsi une restriction qui, disons-le tout de suite, signifie pour la pratique de la social démocratie non pas une diminution, mais une augmentation et une qualification de ses devoirs politico -sociaux [3]. Que dit au contraire Engels ?

« En s’emparant des moyens de production, la société supprime la production des marchandises et par suite la suprématie du produit sur les producteurs. L’anarchie qui règne au sein de la production sociale fait place à une organisation consciente et raisonnée. La lutte pour l’existence individuelle cesse. C’est alors seulement que l’homme se dégage, pour ainsi dire,^ définitivement du règne animal, et passe d’une vie animale à une existence vraiment humaine. Les hommes, qui ont pris désormais conscience de leur destinée, dominent à leur tour les conditions vitales qu’ils ont subies jusqu’ici, et deviennent véritablement les maîtres de leur propre socialisation. Ils dominent et appliquent en pleine connaissance de cause les lois de leur propre activité sociale, qui se dressaient jusqu’ici devant eux comme des lois naturelles étrangères dont ils subissaient le joug. La socialisation des hommes, qui jusqu’ici était le résultat involontaire des lois naturelles et de l’histoire, devient désormais celui de leur initiative libre. Les forces objectives et étrangères, qui jusqu’ici dominaient l’histoire, tombent sous le contrôle des hommes eux-mêmes.

« C’est seulement alors que les hommes feront eux-mêmes leur histoire dans la pleine conscience de leur être; alors seulement les causes sociales mises par eux en mouvement produiront de plus en plus les effets désirés par eux.

« C’est le saut de l’humanité du règne de la nécessité dans le régime de la liberté.

« C’est au prolétariat moderne qu’incombe la tâche historique de mènera bien cette œuvre libératrice. Celle des théoriciens du mouvement prolétarien et du socialisme scientifique consiste à rechercher la nature et les conditions historiques de cette œuvre et à rendre la classe aujourd’hui opprimée et appelée à agir, consciente des conditions et de la nature de sa propre action [4].

Voilà dans quelles conditions s’accomplit ce fameux bond du règne de la nécessité dans celui de la liberté. On voit qu’Engels l’explique tout autrement que Bernstein.

Pour celui-ci, ce passage s’effectue dans la société moderne, dans l’état actuel de révolution économique et cela est déjà vrai au point qu’il en résulte pour « la pratique de la socialdémocratie une augmentation et une qualification de ses devoirs sociaux ».

Nous ne sommes malheureusement pas en état de déchiffrer le sens de cette dernière phrase, car bien qu’elle équivale au fond à une transformation complète des principes fondamentaux de la théorie et de la pratique social démocratiques, Bernstein l’oublie et n’y revient plus par la suite. Dans tous les cas, cette sentence prophétique signifie que le mouvement socialiste passe dès aujourd’hui du domaine de la nécessité historique dans celui de la liberté et que ce passage du domaine de la nécessité dans celui de la liberté précède l’avènement de l’organisation socialiste de la société.

Chez Engels, au contraire, le passage de la nécessité à la liberté est une conséquence de la production socialiste. Dans son ouvrage, Socialisme utopique et socialisme scientifique^ il désigne expressément commune conséquence de la révolution prolétarienne l’établissement d’un état social dans lequel les hommes deviennent enfin maîtres de leur propre mode de socialisation et par suite maîtres de la nature et maîtres d’eux-mêmes.

Mais Bernstein et Engels ne diffèrent pas seulement ce que celui-là voit déjà le fait se réaliser dans la société capitaliste, tandis que l’autre ne le considère que comme une conséquence du renversement de cette société. Chez Bernstein ce fait — et c’est là précisément ce qui lui importe — est la conséquence d’une compréhension toujours plus nette, de l'intérêt collectif toujours croissant, du champ plus libre pour une activité indépendante des facteurs idéologiques et plus particulièrement des facteurs éthiques.

Chez Engels il est la conséquence de la main-mise de la société sur les moyens de la production. Quelle que soit la façon dont on interprète et envisage la thèse d’Engels du passage de la nécessité à la liberté, la pratique du parti socialiste n’en est pas atteinte.

L’interprétation qu’en donne Bernstein devrait, au contraire, comme il le fait remarquer avec raison, exercer une influence profonde sur la pratique du parti socialiste.

On le voit, la thèse de Bernstein et celle d’Engels n’ont de commun que les mots nécessité et liberté.

La phrase d’Engels n’est pas le moins du monde un argument en faveur de la thèse de Bernstein.

En se référant à Engels, Bernstein apporte une preuve de plus à l’appui d’un fait que je crois avoir étayé de beaucoup d’autres preuves dans le présent ouvrage. J’entends par là que Bernstein ne s’est pas séparé théoriquement de ceux qui furent ses anciens compagnons de combat au point de vue théorique et politique, parce qu’il a dépassé les progrès accomplis par le marxisme, mais parce qu’il comprend de moins en moins ce que Marx et les marxistes ont fait jusqu’ici. Plus il critique Marx et Engels, plus il oublie ce que ceux-ci ont réellement dit et voulu, plus il leur attribue des idées qui leur sont étrangères, et cela non seulement quand il les combat, mais encore là où il les fait servir à la défense de ses propres idées.

Dans sa préface comme dans son livre, Bernstein ne peut s’empêcher de citer l’introduction de F. Engels aux Luttes des classes et il prétend n’avoir fait que tirer de cette introduction les conséquences qui en découlent et exécuté en quelque sorte le testament politique d’Engels.

On sait qu’Engels, quelques mois avant sa mort, a dit que l’intérêt de la socialdémocratie allemande est d’éviter autant que possible des conflits entre ses forces et la force armée de l’Etat. Or, si l’on admet cette thèse, il faut bien aussi en tirer les conséquences. C’est pourquoi j’ai cru utile de me prononcer contre l’emploi d’un langage qui laisserait supposer que le parti désire, au contraire, provoquer ces conflits. Ces remarques passagères, adressées à quelques collègues de la presse allemande socialiste, ont été considérées comme une critique générale du parti, et elles m’ont attiré plus d’attaques peut-être que tous mes péchés de doctrine[5].

Quiconque lit ces lignes et ne connaît pas la social-démocratie allemande, s’en fera une singulière idée. Bernstein prétend dire exactement ce que dit Engels.Or, non seulement les paroles d’Engels furent accueillies sans soulever une objection, mais encore elles furent partout approuvées. Celles de Bernstein provoquèrent le plus grand mécontentement. Comment cela est-il possible? Etait-ce une simple preuve de la vénération dont Engels était l’objet? Etait-ce par esprit de rancune qu’on s’en prenait si manifestement à Bernstein? L’énigme se résout d’elle-même si on y regarde de près, car alors Engels et la socialdémocratie allemande apparaissent tout autres que Bernstein ne les représente.

Engels avait dit qu’il était de l’intérêt de la social-démocratie allemande d’éviter le plus possible tout conflit avec la force armée de l’Etat. Il ne disait là rien de nouveau et ne faisait que confirmer ce qui a toujours été un des dogmes du parti socialiste allemand. C’est donner une fausse idée de la socialdémocratie allemande que de prétendre qu’il y a dans la presse socialiste des gens autorisés à se servir d’un langage qui laisserait supposer que le parti désire, au contraire, provoquer des conflits entre ses forces et la force armée de l’Etat. A ma connaissance, il n’y a actuellement personne en Allemagne, pas même parmi les anarchistes, et encore moins parmi les socialdémocrates, qui professe de pareilles théories. Nos avocats généraux seraient bien heureux de trouver de pareils écrivains socialistes. Mais ils n’existent heureusement que dans l’imagination de Bernstein. On lui en voulait non pas de combattre les idées de pareils socialistes, mais de supposer leur existence en les combattant.

Mais Engels n’a pas seulement fait remarquer qu’un conflit entre la social démocratie et la force armée de l’Etat ne profiterait qu’à la réaction; il a aussi appelé l’attention sur les conséquences de cette situation : si la légalité est actuellement le terrain le meilleur pour la social démocratie et le plus défavorable pour ses adversaires, il en résulte que ceux-ci seront les premiers à quitter le terrain de la légalité. Les plus résolus par mieux ne souhaitent-ils pas déjà un coup d’Etat) Loin de croire que l’Allemagne fût à l’abri d’une révolution politique, Engels l’attendait surtout de l’évolution irrésistible de la social démocratie par les voies légales, et des embarras croissants, où se trouvera la monarchie militaire, si elle reste sur le terrain de la légalité. Le devoir de la social démocratie consiste, non pas à hâter l’inévitable catastrophe, mais à la retarder le plus possible, c’est-à-dire à éviter avec soin tout ce qui pourrait ressembler à une provocation ou à un semblant de provocation, car le temps gagné augmente ses chances de succès.

De ces idées d’Engels, il ne reste rien dans Bernstein. Et pourtant il se réfère à lui! D’après Engels, l’évolution pacifique et légale est menacée par la violence de la réaction. D’après Bernstein, elle est mise en péril par l’attitude provocatrice d’une fraction de la socialdémocratie allemande, attitude qui, je le répète, est de pure invention. Bernstein n’a qu’à se souvenir du temps où la loi contre les socialistes était encore en vigueur pour estimer à sa juste valeur la socialdémocratie allemande. Il saurait que les gens, dont le langage pouvait être considéré comme une provocation aux conflits violents avec la force armée de l’Etat, ne furent jamais considérés par la presse du parti comme des " collègues », mais comme des agents provocateurs, aux menées desquels on ne tardait pas à mettre fin. Et voilà que Bernstein éprouve le besoin de rappeler à la socialdémocratie allemande les dernières paroles prononcées par Engels et de la mettre en garde contre de pareils « collègues ».

Nous trouvons la même intelligence du véritable caractère de la socialdémocratie allemande dans la façon dont Bernstein envisage le Congrès socialiste de Hanovre, dont les résolutions prennent dans son esprit la forme de concessions faites à ses idées à lui, Bernstein :

Pendant que j’écrivais cette préface, le congrès du parti social- démocrate allemand tenait ses assises à Hanovre. On a consacré un temps considérable au présent livre. Des esprits passionnés lui avaient prédit un verdict écrasant et les discours, calculés pour provoquer un verdict semblable, n’ont pas fait défaut. Mais le bon sens et l’expérience pratique du parti ont remporté la victoire sur l’esprit de chapelle, et la fin a été une résolution dont une partie frappe tout au plus la forme que l’auteur a donnée à ses idées, tandis que l’autre formule des concessions considérables à leur essence même. Ceci se rapporte à l’admission des compromis électoraux, à la reconnaissance de l’utilité des associations coopératives pour l’œuvre de l’émancipation ouvrière, et à l’abandon de l’idée que le programme actuel du parti soit obligatoire au delà de la proclamation des principes et des revendications fondamentales [6].

En lisant ces lignes, on arrive à cette conclusion qu’au Congrès de Hanovre « un esprit de chapelle » a disputé la victoire « au bon sens » qui finalement l’a emporté sur le mauvais esprit dans la résolution votée par le parti. En réalité, on n’a point proposé d’autre motion que celle qui a été adoptée, et jamais au cours des discussions du Congrès les adversaires les plus déterminés de Bernstein n’ont émis le vœu qu’il fût exclu du parti comme renégat. C’est donc beaucoup de fantaisie de la part de Bernstein de parler d’une « victoire sur l’esprit de chapelle ». Cet « esprit de chapelle » est, comme " l’esprit provocateur » de certains socialdémocrates allemands, un vain fantôme.

La résolution où Bernstein trouve tant de « bon sens et d’expérience pratique » fut proposée par ce même Bebel qui porta un jugement si sévère sur le livre de Bernstein.

Dans cette résolution Bernstein voit des concessions à son point de vue particulier dans le fait qu’on y reconnaît les sociétés coopératives et les compromis électoraux.

En ce qui concerne les sociétés coopératives, il est certain qu’en Allemagne, c’est précisément là où Bernstein fut le plus nettement désapprouvé, c’est-à-dire en Saxe, et spécialement à Leipzig et à Dresde, qu’elles sont le plus prospères.

Cela suffirait déjà pour démontrer qu’on peut être hostile à Bernstein sans être hostile aux coopératives. Qu’il me soit ici permis de faire remarquer que dès le printemps de 1897, par conséquent avant Bernstein, j’ai publié une brochure sur les coopératives de consommation, et je concluais ainsi :

" Tôt ou tard, dans tout pays, le mouvement coopératif est appelé à jouer un grand rôle dans la lutte émancipatrice de la classe ouvrière, concurremment avec la lutte des syndicats pour la modification des conditions de la production, avec la lutte du prolétariat pour le pouvoir dans la Commune et l’Etat, et avec les efforts que font la Commune et l’Etat pour s’étendre et augmenter les branches de la production qu’ils régissent. » (P. 3i.)

Pas une voix ne s’éleva alors dans le parti contre cette façon de voir, et pourtant j’allais plus loin que la résolution de Hanovre. Cependant Bernstein se comporte comme si on l’avait attaqué à cause de ses idées sur les coopératives, de sorte que le Congrès en proclamant la neutralité à leur égard, aurait fait, d’après Bernstein, « une concession à son point de vue particulier ".

Il en est de “même de la question de la participation aux élections au Landtag prussien. Il est vrai que Bernstein fut le premier qui en parla (Neue Zeit, 1 893).Il fut alors désapprouvé presque par tous, même par ceux qui passaient pour les représentants du a bon sens et de l’expérience pratique ", tels que Auer. A son avis se rangeait un certain Unus, pseudonyme sous lequel se cachait l’auteur, qui plus tard, sous le nom de guerre de Parvus, attaqua si énergiquement Bernstein.

Cette invitation à prendre part à la lutte électorale du Landtag eut d’autant moins d’effets qu’elle vint trop tard, peu de temps avant les élections. En revanche, une occasion plus propice se présenta en 1897, lorsque le gouvernement prussien proposa une loi pour étrangler la liberté de réunion et d’association. La proposition d’entrer dans la lutte électorale trouva alors beaucoup d’écho. Au Congrès de Hambourg, Auer fit sur cette proposition un rapport où il disait :

" Tandis qu’en 1893, Bernstein et Unus étaient seuls de leur avis, il en a été tout autrement lorsque la proposition a été faite de nouveau dans la Neue Zeit par son rédacteur K. Kautsky. Nous avons pu voir que l’idée de prendre part aux élections du Landtag fut dès le prime abord approuvée de tous, et qu’il n’y eut de divergences d’opinions que lorsqu’on en vint à la question de l’exécution. » Juste à ce moment le groupe socialiste du Reichstag publia un manifeste où l’on lisait :

" Il faut appuyer toutes les manifestations provenant de partis bourgeois contre les atteintes à la liberté ce au droit du peuple. Tous doivent faire cause commune devant les agissements du parti des hobereaux [Note du Trad 1]»

Cet appel fut unanimement approuvé par la fraction socialiste. Au Congrès de Hambourg (1897) on s’occupa de la participation aux élections au Landtag prussien. Ce fut alors Bebel qui déposa une motion autorisant que certaines conditions les compromis avec les partis d’opposition bourgeois et le choix d’électeurs du second degré[Note du Trad 2] appartenant toujours à des partis d’opposition bourgeois. Parmi les orateurs qui appuyèrent cette motion se trouvait Clara Zetkin, encore une adversaire des idées de Bernstein.

Quand on passa au scrutin, la motion fut mutilée on lui donna une telle forme qu’elle devint susceptibles de plusieurs interprétations.

Aussi le Congrès suivant qui se tint à Stuttgart en 1898 dut-il encore une fois s’occuper de la question. Il laissa les différentes circonscriptions électorales libres de prendre part aux élections au Landtag, et, sous certaines conditions, de soutenir les candidats d’opposition bourgeoise.

C’était donc conformément à ces considérations que le Congrès de Hanovre déclarait dans la motion Bebel :

Sans se faire d’illusion sur l’essence et le caractère des partis bourgeois, qui sont les représentants et les défenseurs de l’ordre politique et social, le parti ne repousse pas l’action en commun, dans le cas où il s’agit de renforcer le parti aux élections, d’étendre les droits politiques et les libertés du peuple, d’apporter une sérieuse amélioration à la situation sociale de la classe ouvrière, d’encourager l’œuvre de la civilisation ou de combattre les projets hostiles à la classe ouvrière et au peuple.

A bien considérer les choses, cette tactique est déjà indiquée dans le " Manifeste communiste ". Mais entant qu’elle prend une importance pratique par la participation aux élections au Landtag prussien, son acceptation est le résultat d’efforts qui remontent à une époque antérieure à la publication du livre de Bernstein, efforts encouragés en première ligne par ceux-là mêmes qui à Hanovre montrèrent le plus d’hostilité à Bernstein.

Loin de soutenir ces efforts, le livre de Bernstein était plutôt de nature à les compromettre.

C’est à bon droit que Bernstein rappelle que son livre obtint des « éloges compromettants ». Ils étaient d’autant plus compromettants que jamais Bernstein n’écrivit un mot en allemand pour se défendre de ces éloges. Et ils étaient de nature à compromettre tout ce qui, même de loin, rappelait les idées de Bernstein.

Si Bernstein voit des concessions considérables à ces idées dans les deux paragraphes de la résolution Bebel sur les sociétés coopératives et l’alliance avec les partis d’opposition bourgeois, cela ne prouve pas que Bernstein ait fait des conquêtes morales en Allemagne, mais qu’il se fait aujourd’hui du parti socialiste allemand une idée aussi fausse que de la théorie marxiste.

Ces deux paragraphes prouvent qu’il ne faut pas croire que l’antagonisme entre Bernstein et ses adversaires est l’antagonisme entre la politique réformiste pratique et la phraséologie révolutionnaire ou qu’il est l’antagonisme entre l’évolution critique et le dogmatisme endurci. Nous avons vu que le parti socialiste allemand commença avant la publication du livre de Bernstein à chercher quelle attitude il devait prendre vis-à-vis des coopératives et de l’alliance avec les partis bourgeois. Et si nous ne craignions d’allonger un peu trop cette préface, nous pourrions apporter ici la preuve que même les adversaires sérieux des coopératives et de la participation aux élections au Landtag ne sont retenus que par des considérations pratiques et non par ce " cant " révolutionnaire que Bernstein croit chose si commune dans le parti socialiste allemand.

Nous n’avons pas besoin d’insister sur ce point, quand nous nous adressons â un public allemand. Mais lorsque Bernstein fait voir sous ce jour le parti socialiste allemand à un public qui connaît peu l’Allemagne, il devient nécessaire de mettre les choses au point. Ce qu’il y a de pis dans le livre de Bernstein, c’est qu’il donne à nos adversaires et aux étrangers des idées absolument fausses sur le socialisme allemand et ses bases théoriques.

C’est à cause de ces deux paragraphes, où Bernstein voit des " concessions considérables » faites à son point de vue, qu’il donna son approbation à l’ensemble de la résolution, bien qu’il soit lui-même obligé de reconnaître que les autres parties de la résolution lui sont contraires. 11 est vrai qu’il dit à ses lecteurs qu’ " une partie le frappe tout au plus dans la forme ». Afin que le lecteur puisse juger si c’est réellement la forme qui XIX est visée dans la résolution Bebel, qu’il nous permette de citer les passages en question.

Le premier alinéa est ainsi conçu :

Le développement de la société bourgeoise, tel qu’il s’est pro- duit jusqu’à ce jour, ne donne pas au parti socialiste de motifs pour abandonner ou changer, sur ce sujet, ses idées fondamentales,

Il n’est pas question ici de forme.

Mais à la page 79 de son livre, Bernstein dit que l’i- mage de l’évolution de la société moderne que trace le " Capital " de Marx ne répond pas à la réalité. Et à la page 88, il dit :

Si la société était constituée ou si elle s’était développée telle que la doctrine socialiste l’a jusqu’ici supposé, alors la catastrophe économique ne saurait être, en effet, qu’une question d’un petit espace de temps. Mais, nous l’avons vu, cela n’est pas précisément le cas. {Trad. Cohen).

Cette phrase est incompatible avec le premier alinéa de la résolution. Si Bernstein l’approuve, il concède par là-même ou bien qu’il a faussement interprété la doctrine socialiste, ou bien que la critique qu’il en fait n’est pas fondée, ou encore qua critique et l'interprétation sont fausses. Mais il est assez singulier de se figurer que cet alinéa de la résolution est tout au plus dans la forme un argument contre Bernstein.

Dans le deuxième alinéa de la résolution de Hanovre”, nous trouvons la phrase suivante :

"Aujourd'hui, comme par le passé, le parti socialiste se place sur le terrain de la lutte de classes, c'est-à-dire qu'il déclare que l'émancipation de la classe ouvrière ne peut être que l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

Aujourd’hui, comme par le passé, le parti socialiste se place sur le terrain de la lutte de classes, c’est-à-dire qu’il déclare que l’émancipation de la classe ouvrière ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

Cette phrase ne vise pas le livre de Bernstein, car il n’y ti’ aite guère la question de la lutte de classes. Elle vise un article du Vorwàrts du 3 septembre 1889, qu’à la veille même du Congrès de Hanovre Bernstein publia en guise de commentaire de son livre, sous le titre : " Ce que je pense de la partie théorique du programme d’Erfurt ».

Dans cet article, il est question entre autres chose du sixième paragraphe du Programme d’Erfurt oùi1est dit : « Cette transformation sociale ne peut être. l’œuvre que de la classe ouvrière », et Bernstein conclut :

" C’est méconnaître grandement les faits do. dire que la transformation de la société ne peut être l’œuvre qui de la classe ouvrière. »

Lorsqu’il écrivait ces lignes il ne pensait pas encore ,que dans le passage qui nous occupe il ne s’agissais que d’une question de forme. Alors il s’attaquait à la proposition même du Programme d’Erfurt. Mai?lorsque, à Hanovre, un vote dut décider si sa façon de voir ou celle du Programme d’Erfurt ralUait la majorité du parti socialiste allemand, il fit déclarer qu’il votait lui-même pour le. Programme, et maintenant il raconte à ses lecteurs français qu’il a été atteint seulement dans la forme.

La résolution se termine par ces mots :

Il n’y a pour le parti aucune raison de modifier ni ses principes, ni ses revendications fondamentales, ni sa tactique, ni son nom, c’est-à-dire de se transformer de parti démocrate socialiste qu’il est en un parti de réformes démocratiques et socialistes.

Mais, dans son livre, Bernstein dit (p. 274) :

Il faut que la social démocratie ait le courage de s’émanciper de la phraséologie du passé et de vouloir paraître ce qu’actuellement elle est en réalité : un parti de réformes démocratiques et socialistes.

Or, lorsque le parti socialiste allemand répond:

" Je ne suis ni un parti de réformes démocratiques et socialistes, ni ne veux le paraître », Bernstein trouve alors le courage de se rallier à cette déclaration et de lire qu’elle ne l’atteint que dans la forme et non dans un fond même de ses observations.

S’il considère ainsi les choses, si la condamnation de ses propres paroles n’est pour lui qu’une question. Le forme, il en diminue lui-même la portée. Alors seront des paroles vides de sens, et il est vraiment fâcheux qu’on ait passé tant d’heures à les discuter.

En tout cas on fera bien en lisant le livre de Bernstein d’avoir constamment présent à la mémoire la résolution de Hanovre à laquelle il se rallia.

Si quelqu’un se figurait que le livre de Bernstein annonce une crise dans le marxisme, la naissance de nouveaux principes, la mort des anciens, la résolution de Hanovre lui apprendra que Bernstein lui-même est d’avis que son livre ne renferme que la critique de détails secondaires.

Dans ce livre Bernstein dit, à propos de l’introduction d’Engels aux Luttes de classes !

Le mérite qu’il s’est acquis par la publication de cet écrit —que l’on pourrait appeler son testament politique — ne saurait être exagéré... Plus importante que la rectification que comporte, d’après l’avant-propos d’Engels, l’historiographie socialiste des temps modernes, est celle qui en découle pour interprétation intégrale de la lutte et des devoirs de la socialdémocratie.

Mais à Hanovre, lorsqu’on dut voter sur l’interprétation intégrale, Bernstein approuva une résolution qui déclare que l'interprétation acceptée jusqu’ici n’a pas besoin de rectification.

Cependant on serait injuste envers Bernstein si on croyait qu’il s’est rallié à la motion Bebel uniquement pour éviter un vote qui n’aurait montré que trop clairement quelle faible minorité forment au sein de notre parti ceux qui demandent « une rectification de l'interprétation intégrale de la lutte et des devoirs de la socialdémocratie. » Ce désir peut bien avoir rendu plus facile à lui et à ses amis l’acceptation de la motion Bebel, mais Bernstein ne s’y serait jamais rallié s’il n’avait cru pouvoir le faire sans être en désaccord avec sa conscience.

Il est facile de s’expliquer son état d’esprit quand on se souvient de son éclectisme, qui n’est lui-même que la conséquence des tendances politiques qui lui tiennent tant au cœur pour le moment.

Insister sur ce point m’entraînerait trop loin dans des considérations peu intéressantes pour un public non- allemand. Qu’il me suffise de faire remarquer que Bernstein s’efforce de concilier le libéralisme et le socialisme, d’aplanir les obstacles qui les séparent, d’effacer leurs lignes de démarcation.

De tels efforts seront secondés par les doctrines de Proudhon. Il n’est pas étonnant que Bernstein trouve que le marxisme et le proudhonisme ne s’excluent pas, qu’ils se suppléent.

Marx disait de Proudhon :

" La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n’ayant jamais compris la dialectique scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, cela découlait de son point de vue petit-bourgeois. Le petit bourgeois, tout comme notre historien Raumer, dit toujours:" d’une part et d’autre part ». Deux courants opposés, contradictoires dominent ses intérêts matériels et par conséquent. ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction vivante. "

Mais Bernstein n’est pas un proudhoniste pur et cela complique encore les choses. Il est proudhoniste d’une part et marxiste d’autre part. Il n’est pas étonnant que d’une part il emploie les arguments du libéralisme contre le socialisme, et que d’autre part il en reste à son ancien point de vue socialiste, que d'une part il réclame la rectification de l’interprétation intégrale de la lutte et des devoirs de la socialdémocratie et la transformation de notre parti en un parti réformiste, démocratique, mais que d’autre part, il se rallie au Congrès de Hanovre, sans hésiter, à une motion qui repousse cette prétention.

Il est certain que cette science affranchie par l’éclectisme de la logique et de l’unité de la théorie marxiste, est très commode, commode pour les libéraux, que gêne aujourd’hui l’autonomie du parti socialiste, commode avant tout pour ces gens de plus en plus nombreux qui voudraient bien vivre en bons termes avec le parti socialiste sans déclarer la guerre à la société bourgeoise. Cette science est enfin très commode pour les gens hostiles à toute théorie aux bases profondes, et qui se contentent d’effleurer tout sujet avec leur formule : « d’une part et d’autre part ». C’est dans ces besoins, auxquels elle répond, qu’il faut chercher la raison de la force du mouvement Bernstein dans quelques cercles politiques et littéraires.

Ce mouvement devient ainsi sympathique à beaucoup de gens dont les vues diffèrent de celles de Bernstein sur les points essentiels.

Mais pour les grandes tâches historiques qui incombent au prolétariat, et où il aura besoin de toute sa force, de tout son esprit de sacrifice, de tout son enthousiasme, cette science que résume la formule " d’une part et d’autre part " est pernicieuse.

Et elle doit rester complètement lettre morte pour la théorie, pour la science réelle, que l’éclectisme n’a jamais fait progresser, un éclectisme qui n’est qu’un re- tour à des formes surannées de la pensée.

Certes le marxisme n’est pas le plus haut point que puisse atteindre la pensée humaine. Quelques progrès, que le marxisme ait fait faire à la science, la pensée humaine les dépassera et se créera des formes nouvelles et plus élevées. Mais cela ne se produira pas par la résurrection des morts.

Mais Bernstein croit développer le marxisme, quand il lui crie : « Arrière! Retourne à Kant, retourne à Lange, retourne à Proudhon ! » Et même on entendra : Retourne à Bastiat!

Mais nous, nous ne dirons jamais que : En avant! Et tant que de nouvelles voies ne seront pas ouvertes à notre pensée, nous crierons : En avant, sur la route que nous indiquèrent Marx et Engels ! D’ici longtemps un progrès théorique ne sera réalisable, à mon avis, que si on spécialise davantage les recherches, soit pour combler les lacunes de la théorie, soit pour perfectionner la méthode qui nous a été donnée.

Que celui qui sait une meilleure voie pour développer la théorie, et se sent la force de la parcourir, nous la montre. Mais que du moins le poteau indicateur ne nous envoie pas dans deux directions opposées, conformément à la formule consacrée : « D’une part... d’autre part... »

Berlin, janvier 1900. K. Kautsky.

Préface pour l'édition allemande[modifier le wikicode]

Après la publication de mes articles contre Bernstein dans le « Vorwàrts » et la « Neue Zeit »(en avril dernier), on m’a engagé de divers côtés à les faire imprimer à part en brochure. On le jugeait utile, parce que le livre de Bernstein pénétrait dans des milieux qui ne lisent ni le« Vorwàrts » ni la « Neue Zeit », et qui ne sont accessibles que par le livre. D’autre part une publication de ce genre pouvait être bien accueillie de ceux qui ont lu mes articles sans les collectionner.

J'ai répondu bien volontiers à cette invitation, mais je n'ai pas voulu m'en tenir à une réimpression pure et simple. Le livre m'offrant beaucoup plus de place que le « Vorwàrts » j'ai pu y étendre considérablement mes recherches sur les tendances à se développer de la société capitaliste et cela m'a paru de la plus haute importance. Cette partie n'avait été traitée jusqu'ici que très parcimonieusement par la critique du livre de Bernstein, et cela était tout naturel, un journal ne se prêtant pas aux digressions de ce genre. Mais le peu d'importance donnée à cette partie de la question a été mal interprété par nos adversaires, qui ont conclu que nous n'avons rien à en dire. Et pourtant ce sujet constitue la partie la plus importante de ce livre au point de vue pratique ; il contient des questions dont la solution démontrera d'une manière décisive la vitalité du mouvement socialiste.

J'avais ajourné jusqu'ici le règlement de cette question avec Bernstein et j'en fais l'objet principal de ce livre, si bien que, pour ne pas le grossir outre mesure, j'ai abrégé les chapitres introductifs sur la méthode, beaucoup plus étendus dans les articles correspondants de la « Neue Zeit ». Je me suis cru d'autant plus autorisé à les abréger que je ne pouvais épuiser les questions de méthode dans le cadre que je m'étais proposé. Il ne pouvait être question en effet de les étudier à fond dans un ouvrage populaire. Mais tout en écourtant ces chapitres, j'ai examiné les réponses, que Bernstein a publiées dans lac ( Neue Zeit », et dans le « Vorwàrts », et le paragraphe sur la Méthode n'est pas une réimpression mais un chapitre entièrement nouveau.

J'ai traité avec la même brièveté le paragraphe sur la tactique. J'ai bien été tenté d'entrer sur l'un et l'autre point dans le détail des questions que Bernstein a posées soit dans son livre même, soit au cours de la discussion. Mais j'ai dû me borner aux choses essentielles pour conserver au livre sa forme concise et le rendre plus facile à lire. Une pareille réserve est particulièrement dure pour un écrivain, au cours d'une polémique, mais elle est nécessaire, si l'on ne veut se perdre dans les détails et fatiguer le lecteur au lieu de le convaincre. Je pouvais me restreindre d'autant plus dans la discussion des questions de tactique, que la plupart des choses que j'avais à dire ici l'ont été déjà de divers côtés.

Je dois avouer, du reste, qu'une raison tout extérieure m'a déterminé à abréger mon chapitre sur la tactique; je désirais terminer mon ouvrage et le livrer à la publicité avant la réunion du parti à Hanovre.

Non pas que je m'attendisse à influencer les membres de la conférence. Tous ceux qui y sont délégués ont leur siège fait. S'il arrivait que l'un ou l'autre se fût assez peu préoccupé de la question pour ignorer la position qu'il doit prendre, celui-là serait certainement le dernier à lire ce qui suit.

Non, j'espérais terminer mon travail avant la conférence de Hanovre, parce que j'espérais qu'elle mettrait fin à la discussion avec Bernstein. Je n'ai jamais fondé de grandes espérances dans les discussions, car il est rare qu'elles soient un moyen de montrer de quel côté est la vérité. Mais en règle générale elles sont éminemment propres à découvrir et à mettre en lumière les divergences d'opinion et à ce 'point de vue elles servent à élucider les questions. C'est là ce que j'attendais de la critique du livre de Bernstein. Elle m'a beaucoup désillusionné, plus encore que le livre lui-même; on pouvait attendre autre chose de sa série d'articles sur les problèmes du socialisme.

Nous ne pouvons nous dissimuler aujourd'hui que toute cette critique du livre de Bernstein n'a porté aucun fruit. Plus elle avançait, plus Bernstein se sentait incompris, — intentionnellement incompris, — et moins nous savions ce qu'il veut exactement et dans quel but il a si vivement excité l'attention publique, puisque la question n'a pas fait un pas en avant.

Je dois avouer sincèrement qu'il m'en a beaucoup coûté de terminer le présent ouvrage en constatant ce fait. Je ne l'aurais peut-être pas écrit, si je n'avais été stimulé par le cri de triomphe poussé par les libéraux et les anarchistes, déclarant que le parti socialiste n'avait rien pu objecter à la critique faite de son programme par Bernstein et aux statistiques de ce dernier. Mon travail est en réalité bien moins dirigé contre Bernstein lui-même que contre ces libéraux, ces anarchistes et leurs acolytes, qui n'ont vu dans son livre qu'un excellent recueil de matériaux pour attaquer notre parti. C'est surtout pour gâter un peu le plaisir. que leur a procuré le livre de Bernstein, que j'ai écrit cet ouvrage. En le faisant paraître après la conférence de Hanovre, la discussion menaçait de recommencer. Or la continuer sur les bases posées par Bernstein était stérile et c'est le désir de tous ceux qui sont impliqués dans cette discussion d'y mettre fin.

Pour moi du moins, je puis dire que je considère cet ouvrage comme mon dernier mot sur la question. L'époque présente nous offre tant de problèmes graves, qu'il faut étudier, l'œuvre posthume de Marx tant de trésors, encore ignorés, que l'on peut être assuré que je ne reprendrai pas la parole sur les problèmes du socialisme de Bernstein sans être provoqué.

Le silence me sera d'autant plus facile qu'il m'a été plus désagréable de me mêler à la discussion. Une polémique avec un ancien ami est toujours pénible. Sans doute la voix de l'amitié doit se taire, dès que les convictions scientifiques ou politiques entrent en conflit. D'après un compte-rendu de la « Sâchsische Arbeiterzeitung », Liebknecht m'a reproché, dit-on, dans une conférence qu'il a faite à Dresde, de m'être laissé influencer par mes anciennes relations avec Bernstein, dans la critique de son système.

D'après ce compte-rendu, Bernstein ne serait qu'un homme insignifiant au point de vue politique et scientifique, et je n'aurais inséré ses articles dans la « Neue Zeit » que par amitié. Je n'ai pas répondu à ce reproche, d'abord, parce qu'il me rabaissait beaucoup plus que Bernstein et que je n'aime pas à prendre la parole pour ma défense personnelle. Mais aussi, parce que je croyais impossible que Liebknecht eût parlé ainsi, car personne de ceux qui connaissent même superficiellement la « Neue Zeit » ne peut douter de la valeur de Bernstein et de la place qu'il a tenue dans ce journal. Mais comme quelques malins ont conclu de mon silence que je tenais pour juste le reproche adressé à Bernstein et à moi, il n'est peut-être pas superflu, que j'y contredise ici. Quand M. le professeur Diehl écrit dans les « Conradsche Jahrbûcher » que le socialisme scientifique a perdu dans la personne de Bernstein un de ses partisans les plus doués, les plus clairs, les plus savants », je souscris entièrement à cette juste appréciation de l'activité que Bernstein a déployée pour notre cause.

Nous n'avons pas à examiner dans cette préface si le dernier écrit de Bernstein, que nous discutons ici, est théoriquement un pas fait en arrière, ni à en chercher la raison. Le point de vue actuel de Bernstein — ou, si l'on veut, l'absence de point de vue bien déterminé — me paraît funeste et je considère comme mon devoir de le combattre de la façon la plus catégorique. Mais notre rivalité ne doit pas nous faire oublier ce que Bernstein a été pour nous. Pour moi, je lui suis personnellement redevable non seulement des encouragements et des enseignements qu'il nous a prodigués à tous au « Social demokrat » et à la « Neue Zeit », mais encore de ce puissant stimulant intellectuel, qui résulte de la collaboration la plus étroite, de l'entente la plus parfaite pendant plusieurs années. Si j'ai réussi à trouver dans les pages qui suivent des arguments solides contre les idées actuelles de Bernstein, je le dois non seulement à Marx et à Engels, mais à Edouard Bernstein lui-même.

Beiiin-Friedenau, septembre 1899.

K. Kautsky

Introduction[modifier le wikicode]

Dans la littérature socialiste allemande le livre de Bernstein est le premier ouvrage sensationnel. Comme succès littéraire, la « Femme » de Bebel a sans doute laissé loin derrière soi le reste de notre littérature spéciale, mais ce n’est pas, à proprement parler, un livre sensationnel. Il n’y a en effet rien de sensationnel à ce qu’un socialiste écrive un livre socialiste.

La chose est bien différente quand un socialiste éminent, un des Marxistes « les plus orthodoxes »écrit un livre, dans lequel il brûle solennellement ce qu’il a adoré jusqu’ici et adore ce qu’il a brûlé. Il arrive tous les jours qu’un bourgeois démocrate devient démocrate socialiste et la presse bourgeoise n’a aucune raison de le crier sur les toits. Il en est tout autrement quand le contraire parait se produire. Est-ce vraiment le cas de Bernstein? Son livre signifie-t-il que Bernstein abandonne les théories du parti socialiste? Ce n’est pas ici le lieu d’en juger. Mais il est évident que c’est là l’idée que la presse bourgeoise se fait de son livre, qu’elle exploite et dont elle ne se lasse pas de se réjouir. Enfin une victoire après tant de défaites ! un symptôme que l’un au moins des penseurs de ce parti socialiste orgueilleux et invincible commence à ne plus savoir que penser de son parti et à montrer que l’espoir de vaincre a fait place en lui à l’hésitation et au doute. On ne pouvait proclamer trop haut une aussi joyeuse nouvelle.

Cette attitude de nos adversaires devait à elle seule appeler l’attention générale des membres du parti sur le livre de Bernstein. Il méritait d’autant plus d’être pris en considération que, même au sein du parti, il n’était pas condamné à l’unanimité. Il est vrai que les avocats de Bernstein se contredisaient sur plus d’un point. Tandis que les uns déclaraient qu’il ne faisait que confirmer ce qui avait été admis jusqu’ici par notre parti, d’autres le proclamaient le réformateur de notre politique pratique, plus importante que la théorie pâle et froide ; d’autres enfin s’élevaient contre cette même politique pratique, disant que ce qu’il y avait de nouveau en elle ne valait rien, et que ce qu’il y avait de bon n’était pas nouveau, mais que le mérite de Bernstein était de s’être montré penseur original sur le terrain de la théorie et d’avoir vivifié la pensée théorique, reléguée au second plan.

Cependant la plupart des voix du parti qui se sont fait entendre, tout en s’associant au dernier jugement que je viens de citer sur la politique pratique de Bernstein, ont qualifié ses théories de simple pastiche des idées surannées des socialistes de la chaire.

Cette diversité de vues vient de ce que, comme nous le verrons plus tard, Bernstein n’a pas présenté son point de vue d’une façon absolument claire et conséquente, mais aussi et surtout de ce qu’il existe dans notre parti lui-même des courants assez opposés dans les questions de la plus haute importance.

Cela n’est pas un malheur. De tout temps il y a eu dans notre parti, comme dans tout autre, des divergences de nature individuelle, locale, professionnelle, théorique. Les jeunes, plus ardents, pensent autrement que les vieux au sens rassis, le Bavarois autrement que le Saxon et celui-ci autrement que le Hambourgeois; le mineur autrement que l’ouvrière en confection, celui qui est entièrement absorbé par le mouvement syndical ou coopératif autrement que celui qui est de corps et d’âme parlementaire et propagandiste aux élections, celui qui est entré dans le socialisme ensuivant Marx et Engels autrement que celui qui est venu à nous par Rodbertus, etc..

— De pareilles différences sont non seulement inévitables, mais nécessaires; il ne faut pas que la vie intellectuelle s’engourdisse au sein du parti. Mais celui-ci est une armée de lutteurs et non un club de rhéteurs ; les oppositions qui se manifestent en lui ne doivent pas aller jusqu’à rendre impossible toute collaboration féconde, pas même jusqu’à engendrer des conflits que l’on n’efface qu’en perdant beaucoup de force et de temps et qui paralysent la combativité. L’extension du parti ne doit pas se produire aux dépens de son unité et de sa cohésion. Rien de plus funeste que le défaut de suite en tactique. Le caractère essentiel de la tactique consiste précisément dans l'unité, dans la cohésion des forces diverses concourant à une action commune bien définie.

C’est dans l’unité que réside la grande supériorité d’une armée sur les foules sans organisation, même quand ces dernières sont beaucoup plus nombreuses et aussi bien équipées. C’est l’unité qui fait la supériorité d’un parti organisé sur la masse des indifférents.

Ne pas confondre tactique et propagande. Celle-ci doit s’adapter aux conditions individuelles et locales. Dans la propagande il faut laisser à l’agitateur lui-même le soin d’agir avec les ressources dont il dispose. L’un agit surtout par son enthousiasme, l’autre par son esprit, le troisième par l’abondance des faits, etc.. La propagande dépend autant du public que de l’agitateur; il faut parler de façon à se faire comprendre et prendre pourpoint de départ ce qui est connu de l’auditoire. Cela se comprend de soi et n’est pas seulement vrai de la propagande dans les campagnes. On parle à des cochers de fiacre autrement qu’à des matelots et à ceux-ci autrement qu’à des typographes. La propagande doit varier avec les individus, mais notre tactique, notre action politique doit être une. Quand il faut agir sur toute l’étendue de l’empire, par exemple pour les élections au Reichstag-, nous ne devons pas avoir une tactique pour le Nord et une autre pour le Sud, une pour la campagne et une pour la ville. C’est dans l’unité de tactique que réside l’unité du parti et si l’une vient à manquer, l’autre ne tarde pas à disparaître.

L’unité de tactique, c’est l’unité d’action. Elle n’exclut pas les divergences de pensée et les diversités au point de vue théorique. La parfaite unité de pensée est tout au plus réalisable dans une secte religieuse et elle est incompatible avec l’originalité de pensée. Mais cela ne veut pas dire du tout que le point de vue théorique d’un membre du parti soit chose indifférente et pour ainsi dire une affaire privée.

L’activité d’un parti nécessite, comme toute activité collective, de la part de l’individu le sacrifice d’une partie de son individualité. Les anarchistes et les théoriciens de l’individualisme ont beau regarder avec mépris les membres du parti à cause de ce sacrifice, ils ne peuvent nier ce fait, que sans l’action collective on ne peut rien faire de grand en pratique. Mais il est clair que le sacrifice de son individualité, qui est demandé à chaque membre en particulier, ne doit pas être excessif, autrement le parti deviendra une horde d’esclaves sans volonté ou un troupeau de moutons. La vérité est que plus les divergences d’opinion au point de vue théorique sont grandes au sein du parti, plus l’individu doit sacrifier de son individualité dans l’intérêt de l’unité d’action, plus l’enthousiasme pour l’activité du parti diminue et plus le danger qui menace son unité augmente. Mais il faut aussi se garder de tracer des limites trop étroites, au-delà desquelles l’individu ne peut plus servir efficacement le parti parce qu’il diffère de la majorité au point de vue théorique, au-delà desquelles il devient impossible de concilier l’unité du parti avec l’indépendance des membres de ce parti.

Fixer exactement cette limite est pour tout parti un des problèmes les plus importants : c’est à cet effet que tout parti formule le but qu’il vise et en expose les motifs dans un programme, qui sert plus encore à l’organisation qu’à la propagande. Notre programme établit non seulement nos premières revendications, mais encore ces principes, dont l’acceptation assure l’unité du parti et son amour de la lutte. La partie générale de notre programme n’est pas seulement un ornement de l’édifice du parti, un innocent plaisir que les « praticiens » laissent volontiers aux « théoriciens», mais qui n’a pas d’autre importance, elle remplit un but éminemment pratique, qui est de tracer une ligne de démarcation entre nous et non seulement ceux qui sont nettement nos adversaires, mais aussi ces dilettanti incertains et tièdes, qui marcheraient volontiers avec nous de temps en temps, mais qui n’ont pas l’idée arrêtée de combattre avec nous le bon combat, en toute circonstance et jusqu’au bout.

Mais c’est précisément parce que ce point du programme a une très grande importance, qu’il ne faut pas le déclarer tabou et le soustraire à toute critique. Rien n’est pire qu’un programme qui est en contradiction avec la réalité. Ou bien il perd toute valeur pratique pour le partie et alors celui-ci perd de son côté toute cohésion, alors la ligne de démarcation qui le sépare des éléments voisins s’efface, alors toutes sortes de gens accourent, les principes font place aux fluctuations d’opinion et aux influences momentanées d’habiles démagogues; au lieu d’aller droit devant soi en poursuivant irrésistiblement son but, on s’égare à droite, à gauche, l’éparpillement remplace la cohésion, le scepticisme et le dénigrement la confiance en soi et l’enthousiasme. Ou bien le programme ne perd rien de sa valeur dans le parti, mais, incompatible avec la réalité des choses, il perd sa force propagandiste, ravale le parti au rang de secte et l’entraîne dans la voie des déclamations stériles et des aventures funestes.

Il n’est donc pas seulement permis mais nécessaire de soumettre de temps en temps le programme à un nouvel examen. Mais en raison de son importance pour la vie tout entière du parti, on est en droit d’exiger que cet examen soit entrepris avec la plus grande conscience. Il faut se garder de remettre en question le programme de son parti à la première critique venue, d’éveiller sans raisons sérieuses des doutes sur la solidité des bases de l’édifice du parti et d’abandonner son premier point de vue avant d’en avoir trouvé et établi un nouveau.

Il faut être enthousiaste pour accomplir de grandes choses, disait Saint-Simon. — Mais on ne s’enthousiasme que pour les buts élevés. —Si le but visé ne nous satisfait plus, il faut diriger l’enthousiasme vers un autre but, plus fondé mais tout aussi haut; mais qu’on se garde de tuer l’enthousiasme par un scepticisme stérile. Ce sont là les principes qui doivent nous guider dans l’examen de notre programme.

Nous étions en droit d’attendre de Bernstein qu'il nous donne dans son livre une semblable critique de notre programme ; une critique, qui si elle supprime notre but actuel, le remplace par un autre meilleur : qui, si elle rejette les principes et les moyens actuels, sache nous en indiquer de meilleurs. Une semblable critique et la discussion qui en est résultée, ne pouvaient être que profitables à notre cause, surtout en ce moment où des divergences d’opinion se produisent dans nos propres rangs.

Nos adversaires ne pouvaient pas rester indifférents à cette critique et elle devait les exaspérer d’autant plus qu’elle se montrait plus efficace et qu’elle servait d’avance à fortifier le parti socialiste, au lieu de l’ébranler.

On verra comment et jusqu’à quel point la critique de Bernstein a atteint le but. En tout cas Bernstein n’a pas facilité la solution du problème en démolissant de fond en comble non seulement le programme, mais la méthode d’où il découle. Même un homme de génie, un cerveau encyclopédique comme Marx ou Engels aurait reculé devant la tache de donner en quelques semaines et en quelques pages une critique des principes philosophiques de notre programme, une critique du programme lui-même et un tableau des conséquences pratiques qui en découlent. L’Anti-Duhring d’Engels n’embrassait en somme que la première partie du problème et l’Anti-Proudhon de Marx ne traitait que des principes les plus importants de l’économie politique.

L’ouvrage de Bernstein aurait gagné à embrasser moins de choses. Une critique du programme n’avait de valeur qu’autant que Bernstein acceptait comme juste la méthode qui l’avait produit. Si cette méthode est erronée, le programme est flottant et alors il importe avant tout de créer une méthode nouvelle, d’après laquelle on travaillera; ce n’est qu’ensuite qu’on pourra construire un programme nouveau.

Antonio Labriola a remarqué avec raison (« Mouvement socialiste » n° 8, p. 455) qu’au simple point de vue de la forme le livre de Bernstein avait le grave défaut d’être trop encyclopédique, et que pour en faire la critique, on serait forcé d’écrire tout un volume.

Je dirai plus; pour faire de Bernstein une critique approfondie, il faudrait écrire toute une bibliothèque, car il s’attache principalement à poser des problèmes, qu’il laisse à d’autres le soin de résoudre. De plus, l’ouvrage de Bernstein est un écrit de circonstance, un livre sensationnel, qui soulève dans le moment beaucoup de poussière, mais dont l’effet ne dure pas. Le critique ne peut pas passer des années à écrire son encyclopédie pour le réfuter ; sa critique doit paraître aussitôt que possible, sinon elle manque son but.

A tout cela s’ajoute une autre difficulté. L’ouvrage de Bernstein soulève en quelques pages un si grand nombre de problèmes, qu’il manque non seulement de résultats positifs, mais de clarté dans l’exposition. Les pensées se pressent, se précipitent et pas une n’arrive à son développement complet. Ajoutez à cela que Bernstein, ainsi qu’ille reconnaît lui-même dans sa préface, n’a pas pu prendre sur lui de choisir la forme et les arguments propres à rendre ses pensées dans toute leur force. Il s’est condamné à cette réserve par égard pour ses deux maîtres et amis disparus. Nous verrons s’il a servi en cela leur mémoire. Ce qui est certain, c’est qu’il est ainsi devenu plus difficile de s’expliquer avec lui.

La conséquence de tout cela est qu’il est presque impossible à celui qui fait la critique du livre de Bernstein, d’obtenir des résultats sérieux et appréciables. La tâche est énorme et écrasante .L’abondance des problèmes et l’absence de résultats positifs dans le livre qu’il étudie excluent presque complètement la possibilité d’approfondir et de résoudre ces problèmes, et, comme les pensées les plus importantes manquent de développement et de précision, le lecteur est trop souvent forcé d’en tirer lui-même les conséquences et de découvrir le point de vue de l’auteur. Il en résulte que la principale objection faite par Bernstein aux critiques est qu’ils ne l’ont pas compris et qu’ils ont faussé ses idées. Mais, chose curieuse, ceux qui ont combattu Bernstein , ont tous compris son livre (le la même façon. Au contraire ceux qui le défendent, l’interprètent de la façon la plus différente. Les uns y voient une rupture complète avec les principes et les idées actuelles du parti socialiste, les autres la confirmation du véritable caractère de notre parti, dont il ne diffère que par la forme extérieure.

Tout cela fait de la critique détaillée du livre de Bernstein un travail qui n’est ni facile, ni agréable, ni appelé à réussir. Mais le problème est posé, il faut le résoudre. Nous nous efforcerons d’y parvenir en cherchant à obtenir autant que possible des résultats positifs.

I. La méthode[modifier le wikicode]

A. Conception matérialiste de l'histoire[modifier le wikicode]

Le livre de Bernstein présente plusieurs phases de développement ; les articles de la « Neue Zeit »,origine de la discussion actuelle, leur servent de prélude. Ses articles sur « la lutte du parti socialiste et la révolution sociale » (Neue Zeit, XVI,1. p. 484, 548), avec la thèse du « but final et du mouvement », expression qui depuis est devenue courante, ces articles se présentent comme une simple polémique contre Belfort Bax. Attaqué à ce sujet, Bernstein donna à ses réponses la forme d’une polémique contre les « socialistes révolutionnaires » du parti, les Parvus, les Luxemburg, les Plechanow.

Au commencement de sa brochure, Bernstein élargit encore davantage le cercle de ses adversaires. Mais il s’y place encore au point de vue marxiste. La conception marxiste de l’histoire a subi une transformation, dit Bernstein ; la plupart des Marxistes ne le remarquent pas, mais lui Bernstein, est à même d’en suivre le développement ; il nous faut dégager la conception marxiste de l’histoire dans sa forme parfaite et non dans sa forme primitive. — Nous voyons ici Bernstein défendre la doctrine de Marx contre la déraison des Marxistes. Il se considère encore comme le prophète venu non pour abroger la loi, mais pour l’accomplir.

Mais à mesure qu’il avance, il s’échauffe de plus en plus : nous touchons à la seconde phase : Marx et Engels ont subi une transformation ; et non seulement les Marxistes, mais Marx et Engels eux-mêmes n’en ont pas eu conscience. Mais Bernstein l’a découverte.

La doctrine de Marx doit être réformée dans le sens de cette transformation et il faut en appeler de Marx mal inspiré à Marx mieux inspiré. Jusqu’ici il était de mode chez les socialistes théoriciens d’opposer le brave Lassalle au méchant Marx, Bernstein intervertit les rôles et au méchant Marx il oppose le bon Marx. Mais il n’en reste pas là, il continue et s’échauffe, devient plus agressif et nous voilà arrivés à la troisième phase: du brave Marx, il ne reste plus rien ; bien plus, Bernstein le rejette complètement. Le mouvement réel de l’évolution, déclare Bernstein, est diamétralement opposé à celui qu’adopte Marx.

C’est là la phase la plus décisive et la plus importante du livre. On sait au moins où l’on en est. Mais malheureusement Bernstein n’en reste pas là. Le torrent qui menace d’emporter l’édifice du Marxisme va se perdre dans une digression sur les réformes de socialisme pratique, dont la nécessité a été universellement reconnue par des économistes bourgeois comme parmi des socialistes révolutionnaires. Du torrent il ne reste qu’un mince filet d’eau et le seul résultat pratique d’une si longue exposition est une exhortation à ne pas nous servir d’expressions qui pourraient effaroucher les bourgeois.

Examinons d’abord la première phase du livre. Il s’agit ici du fondement de la théorie marxiste, c’est-à-dire de la conception matérialiste de l’histoire. « C’est par ces deux grandes découvertes, dit Engels dans son Anti-Duhring, la conception matérialiste de l’histoire et la découverte du secret de la production capitaliste au moyen de la plus-value, que le socialisme est devenu une science. » Ces découvertes n’ont pas créé le socialisme moderne, mais elles ont permis de fonder et d’édifier la doctrine socialiste scientifiquement et méthodiquement.

De ces deux découvertes, c’est la conception matérialiste de l’histoire qui a servi de base. Elle est la pierre angulaire du marxisme, c’est-à-dire de la théorie socialiste au plus haut point de développement qu’elle ait jusqu’ici atteint. Ainsi Bernstein dans son ouvrage part de cette question : le matérialisme historique a-t-il quelque valeur et quelle valeur?

« La question de la justesse du point de vue matérialiste, déclare-t-il, est la question du degré de nécessité des faits historiques. Etre matérialiste, c’est tout d’abord affirmer la nécessité de tout ce qui arrive. Un matérialiste est ainsi un calviniste sans Dieu. » —(p. 4.)

La conception marxiste était, elle aussi, déterministe, sous la forme primitive qu’elle revêtait dans la préface de la « Critique de l’économie politique », c’est-à-dire qu’elle partait du principe de la nécessité des faits dans l’humanité aussi bien que dans le reste du monde. Mais, prétend Bernstein, cette conception a été restreinte plus tard dans « le Capital », dans « l’Anti-Duhring » et enfin dans quelques lettres d’Engels du commencement du siècle.

« Nous voyons aujourd’hui la conception matérialiste de l’histoire sous un aspect autre qu’elle n’avait au dé-but, quand elle fut présentée par ses promoteurs. Dans l’esprit de ceux-ci mêmes elle a subi une évolution et ils ont restreint sa signification absolutiste. L’idée fondamentale de la théorie ne perdrait pour cela rien de son unité, tandis que la théorie elle-même y gagnerait en valeur scientifique. Par ses compléments mêmes elle devient réellement une théorie de conception historique scientifique. Gomme base scientifique de la théorie socialiste, la conception matérialiste de l’histoire ne peut plus aujourd’hui valoir qu’élargie, et toutes ses applications éventuellement projetées sans égards, ou avec des égards insuffisants pour sa signification intégrale —influence réciproque de causes et d’effets des facteurs matériels et idéologiques — sont, par conséquence, à corriger, soit qu’elles émanent des promoteurs mêmes de la théorie, soit de personnes autres... »

... « Le matérialisme philosophique ou physiologique est déterministe, la conception historique marxiste ne l’est pas, et elle n’attribue pas aux bases économiques de l’existence des peuples une influence déterminatrice inconditionnelle sur les formes de cette existence.» (p. 23.) -^ {Traduction Cohen.)

Telle est clans ses lignes générales l’idée que se fait Bernstein de la conception matérialiste de l’histoire.

Si nous l’examinons de plus près, nous sommes avant tout frappés d’une chose ; Bernstein confond deux questions qui doivent être rigoureusement séparées : d’une part, celle de la conception que Marx et Engels avaient du processus historique et de l’autre celle de l’exactitude de celle conception. Il affirme que Marx et Engels n’ont été déterministes en histoire qu’au début et qu’ils ne l’ont pas été plus tard, que par conséquent la conception déterministe de l’histoire est fausse et sans valeur scientifique. Môme si les prémisses étaient justes, je contesterais absolument cette conclusion.

La justesse plus ou moins absolue de la conception matérialiste de l’histoire ne dépend pas des lettres et des articles de Marx et d’Engels, elle ne peut être prouvée que par l’étude de l’histoire même. Bernstein a beau parler avec dédain de ce « mot commode de Scolastique », je partage absolument l’opinion de Lafargue, qui qualifie de Scolastique le fait de discuter la justesse de la conception matérialiste de l’histoire en soi au lieu de la vérifier par l'étude de l’histoire elle-même. C’était aussi l’opinion de Marx et d’Engels; je le sais par des conversations privées avec ce dernier et j’en trouve la preuve dans ce fait qui paraîtra étrange à plus d’un, que tous les deux ne parlaient que rarement et brièvement des fondements de leur théorie et employaient la meilleure part de leur activité à appliquer cette théorie à l’étude des faits.

Il n’est pas moins important de remarquer que ceux d’entre les marxistes, qui ont suivi leur exemple et se sont occupés de recherches historiques, n’ont jamais été en désaccord, ni entre eux ni avec leurs maîtres, sur ce qu’ils entendaient par conception matérialiste de l’histoire.

Non que chacun de nous acceptât tous les résultats obtenus par les autres ; plus d'un résultat, auquel Engels et Marx eux-mêmes étaient parvenus, est actuellement inacceptable. Mais les historiens de l’école marxiste sont unanimes à reconnaître que toutes leurs recherches confirment la description que Marx a faite du processus historique dans la préface citée plus haut.

Ceux qui contestent à cette conception de l’histoire son caractère scientifique ne sont pas des historiens.

Mais Marx et Engels se seraient placés plus tard à un autre point de vue, ils auraient restreint leur théorie et l’auraient rendue par là plus scientifique.

Ici encore Bernstein confond de nouveau deux questions qui ont, il est vrai, plusieurs points communs, mais qu’il faut considérer séparément, si Ton veut les élucider et ne pas se perdre dans le vague. Bernstein considère comme identiques le déterminisme et l’hypothèse que le développement des forces productives détermine le développement des conditions sociales. Mais cela est faux. Il se trompe d’abord quand il prétend qu’être matérialiste c’est affirmer la nécessité de /o^^^ ce qui arrive. Sans doute le matérialiste affirme la nécessité de tout ce qui arrive, c’est-à-dire, la valeur de la loi de causalité pour tous les faits d’expérience, mais il y a aussi des philosophes idéalistes, qui sont de cet avis. Par conséquent, quand bien même Marx et Engels auraient restreint la puissance déterminante des conditions de production et reconnu aux idées un mouvement propre indépendant, cela ne voudrait pas dire que leur conception de l’histoire a cessé d’être déterministe.

Prenons, par exemple, la conception historique de Buckle. Elle est assez différente de celle de Marx. Buckle ignorait encore que des lois économiques différentes correspondent à des formes sociales différentes : il en était encore à l’économie politique libérale, pour laquelle les lois de la production développée des marchandises étaient les lois naturelles de toute forme de production ; il ne voyait dans l’histoire que deux facteurs, la nature et l’esprit, et il la croyait déterminée par le développement de l’esprit et le progrès delà science. Si l’on considère ce progrès comme celui des découvertes et des inventions, la conception de Buckle conduit à celle de Marx. Mais Buckle était arrêté parle point de vue libéral que nous avons signalé et qui considérait les lois du mode de production en vigueur comme des lois naturelles. A ce point de vue, la société ne progressait qu’autant qu’on reconnaissait de plus en plus clairement ses lois naturelles et qu’on constituait la société conformément à ces vérités éternelles.

La conception de Buckle est complètement différente de celle de Marx, et cependant Buckle reste fermement fidèle au principe de la nécessité de tout ce qui arrive.

Nous devons donc considérer séparément les deux jugements de Bernstein., affirmant d’une part que Marx et Engels ont finalement renoncé au déterminisme dans leur conception de l’histoire et de l’autre qu’ils ont attribué par la suite une moindre importance au facteur économique dans le développement historique.

Mais on ne saurait trop sévèrement exiger que les propositions sur lesquelles Bernstein appuie son premier jugement soient probantes. N’oublions pas que Bernstein lui-même déclare que le matérialiste est déterministe.

La conception marxiste de l’histoire était au début déterministe; et elle aurait cessé de l’être dans la suite ! Marx et Engels sont cependant restés matérialistes jusqu’à la fin de leur vie. Gela ne revient-il pas à dire qu’au début ils étaient conséquents et que plus tard ils sont devenus inconséquents ?

Ce changement est, il est vrai, aux yeux de Bernstein un progrès au point de vue scientifique, et il exige de nous que nous acceptions la conception marxiste dans sa forme inconséquente et non dans sa forme conséquente.

Mais qu’est-ce que la science? La connaissance des rapports nécessaires et naturels des phénomènes. Or, des phénomènes si compliqués qu’il n’a pas encore été possible de découvrir leurs rapports nécessaires, de sorte que nous ne pouvons voir en eux que le jeu du hasard et de l’arbitraire, sont en dehors du domaine de la science.

Le progrès de la science consiste à restreindre le domaine du hasard et de l’arbitraire et à étendre celui de la nécessité reconnue.

Le grand mérite de Marx et d’Engels est d’avoir,, avec plus de succès que leurs devanciers, fait entrer les faits historiques dans le domaine des faits nécessaires et élevé ainsi l’histoire à la hauteur d’une science. Alors intervient Bernstein qui prétend que le progrès scientifique de Marx et d’Engels a consisté à supprimer le déterminisme dans l’histoire.

Le plus étrange dans tout cela, c’est que Marx et Engels n’ont pas eu le moins du monde conscience de cette transformation radicale de leur pensée. La conception matérialiste de l’histoire, déclare Bernstein lui-même, est la loi fondamentale sur laquelle repose le système tout entier. D’après Bernstein, Marx et Engels, au cours de leur évolution, font dévier le déterminisme de cette loi fondamentale et néanmoins ils restent convaincus jusqu’à la fin de leur vie, qu’ils sont restés fidèles à la même conception de l'histoire! Dans la lettre de Engels à G. Schmidt du 27 octobre 1890, mentionnée également par Bernstein, Engels le renvoie au « 18 brumaire » composé en 1852 comme un modèle de récit historique au point de vue matérialiste. »

Quelle force démonstrative devrait avoir la preuve qui pourrait nous forcer à admettre que la conception marxiste de l’histoire n’est pas déterministe! Et que nous apporte Bernstein? Rien absolument rien. Nous ne pouvons pas considérer comme une preuve de ce genre le renvoi à la préface du« Capital ». Marx y parle « des lois naturelles de la production capitaliste, » mais, dit Bernstein, il ajoute aussitôt : « il s’agit de ces tendances irrésistibles dont l’action est inéluctable et nécessaire.» Bernstein se raccroche à ce mot « tendance.»« Là où il est question de « loi n, dit-il, le concept plus souple de « tendance, » se substitue à celui plus rigide de « loi ». Et à la page suivante se trouve cette phrase souvent citée, « que la société peut abréger et adoucir les douleurs de l'enfantement des phases de l’évolution naturelle ». La tendance apparaît donc à Bernstein plus souple que la loi même quand celle-ci est une tendance irrésistible dont l’action est inéluctable et nécessaire. Mais la tendance est-elle alors autre chose qu’une loi dont l’action est modifiée et enrayée par l’action d’autres lois? Les planètes ont, en vertu de la loi de la gravitation, la tendance à tomber sur le soleil, mais l’effet de la loi de la gravitation est annihilé par celui de la loi de la force centrifuge, qui donne aux planètes la tendance à s’éloigner du soleil. Ces deux lois en sont elles moins des lois naturelles absolues, parce qu’elles ne se manifestent alors que comme tendances ?

Mais la société ne peut-elle pas abréger et adoucir les douleurs de l’enfantement des phases de l’évolution naturelle? Certainement, mais comment? En prenant conscience de la nécessité de ces phases. Mais cet acte n’est pas une chose arbitraire; il dépend de la nature de notre intellect, de la puissance de nos moyens d’investigation, du milieu qui détermine notre point de vue.

Je ne puis découvrir nulle part la moindre atténuation, la moindre limitation du Déterminisme. Bernstein ne confondrait-it pas Déterminisme et Mécanisme ? Sans doute, l’évolution sociale ne s’accomplit nulle part mécaniquement, elle est la résultante de l’action et de l’effort d’êtres conscients; elle ne s’accomplit pas machinalement, partout de la même façon. Mais cela prouve-t-il qu’elle n’est pas nécessaire ?

Tant que Bernstein n’apportera pas de meilleures preuves, nous déclarerons qu’il est dans l’erreur la plus complète quand il prétend que la conception marxiste de l’histoire n’est pas déterministe.

Cette question offre une parenté avec celle du rôle des idées dans l’évolution historique, et Bernstein a confondu ces deux questions. L’évolution de la conception marxiste de l’histoire a consisté avant tout;, suivant Bernstein, dans la modification du rôle que Marx et Engels ont attribué au facteur économique dans l’histoire. Là encore je ne saurais souscrire au jugement de Bernstein, et Engels lui-même n’avait pas idée de cette évolution, sans cela il n’aurait pas, comme on l’a vu plus haut, désigné en 1890 sans restriction le « 18 Brumaire» comme un modèle de récit historique matérialiste.

Il ne reste plus à Bernstein qu’à interpréter la marche de l’évolution d’après des citations isolées.

Il part de la préface de la « Critique de l’Economie politique. » On y lit : « Le mode de production de la vie matérielle détermine d’une façon générale le procès social, politique et intellectuel de la vie. Ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son mode d’existence social,, mais son mode d’existence” social qui détermine sa conscience. » (Traduction de Léon Remy, p. Y).

Ici Bernstein remarque entre autres choses que dans la deuxième des phrases citées « conscience» et « existence » sont opposées de telle sorte qu’on en déduit naturellement que les hommes ne sont considérés que comme les instruments vivants des lois historiques, dont ils accomplissent inconsciemment et involontairement l’œuvre.

« D’après l’explication que Fr. Engel donne du matérialisme économique dans son ouvrage de polémique contre Duhring, l’homme parait dépendre beaucoup moins des conditions de production. Il s’exprime ainsi du vivant de Karl Marx et en parfaite conformité de vues avec lui. Il y dit qu’il ne faut pas chercher les causes dernières de toutes les transformations sociales et de toutes les révolutions politiques dans le cerveau des hommes, mais dans les changements du mode de production et d’échange. Or, les causes dernières comprennent les causes secondaires de toute nature », etc.

Que dit maintenant Engels dans le passage cité? Il déclare « que l’organisation économique de la société constitue toujours la hase réelle, qui explique « en dernier ressort » toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, ainsi que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Du coup l’idéalisme était chassé de son dernier refuge, c’est-à dire de la philosophie de l’histoire; une conception matérialiste de l’histoire était née et la voie trouvée pour expliquer la conscience de l’homme par *son mode d’existence social, et non, comme on l’avait fait jusqu’ici, son mode d’existence par sa conscience.

Que l’on compare ce passage de « l’Anti-Duhring» avec celui cité plus haut de la préface de la « Critique » et on verra que tous les deux disent presque textuellement la même chose. Même la phrase où il s’agit du « mode d’existence social » déterminant « la conscience de l’homme » se trouve chez Engels. Mais Bernstein prétend que d’après la rédaction d’Engels les hommes paraissent dépendre beaucoup moins des conditions de production, car chez Marx le mode de production détermine les phénomènes de la vie sociale, tandis que chez Engels il les explique « en dernier ressort. » Je dois avouer franchement que je ne puis découvrir une différence entre les deux rédactions.« Dans ses ouvrages postérieurs, continue Bernstein, Engels a encore plus limité la force déterminante des conditions de production, principalement dans deux lettres imprimées dans le « Sozialistis-cher Akademiker d’octobre 1893 et écrites l’une en 1890, l’autre en J894. Engels y énumère les institutions judiciaires, les théories politiques, juridiques, philosophiques, les concepts religieux, les dogmes, comme exerçant leur influence sur les luttes historiques, dont en beaucoup de cas ils déterminent les formes d’une manière prépondérante ». Il y a donc, écrit Engels, d’innombrables forces, qui se croisent, un groupe considérable de parallélogrammes des forces, dont le fait historique est la résultante, résultante que l’on peut considérer à son tour comme le produit d’une puissance, agissant comme un tout inconsciemment et sans libre arbitre. »

En quoi cette opinion diffère-t-elle de celle de la préface de « la Critique », qui amène Bernstein à conclure que les hommes sont considérés comme les instruments vivants des lois historiques, dont ils accomplissent inconsciemment et involontairement l’œuvre? Et pour ce qui est de la détermination des formes des luttes historiques par des théories et des dogmes, Marx a déjà fait remarquer dans sa préface de « la Critique » que dans l’étude de ces sortes de révolutions il faut toujours distinguer entre la révolution dans les conditions économiques de la production-, révolution matérielle et que l’on peut scientifiquement constater, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, en un mot idéologiques, où les hommes ont conscience de ce conflit et le règlent eux-mêmes ».

Où. y a-t-il là une différence entre 1852 et 1890?La manie qu’a Bernstein de couper les cheveux en quatre est d’autant plus singulière qu’il est moins précis quand il expose le résultat de la prétendue évolution de la conception marxiste de l’histoire. « Quiconque applique aujourd’hui la théorie du matérialisme économique, dit-il, est tenu de l’appliquer dans sa forme la plus parfaite et non dans sa forme primitive, c’est-à-dire qu’il est tenu, à côté du développement et de l’influence des forces productives et des conditions de production, détenir grand compte des notions de droit et de morale, des traditions historiques et religieuses de chaque époque, des influences géographiques et autres influences naturelles, au nombre desquelles se trouve la nature de l’homme et de ses facultés intellectuelles.

« Tenir compte», peut-on s’exprimer avec moins de précision? Quiconque applique la conception matérialiste de l’histoire et par conséquent étudie l’histoire au point de vue matérialiste, doit tout naturellement « tenir compte » de tous ces facteurs. Les rapports entre ces facteurs, leur action réciproque, leur fonction passive ou active, tout cela est précisément ce qu’il faut étudier et expliquer. Mais tout historien doit en faire autant, quelle que soit sa philosophie : ce n’est pas le «retenir compte » qui est contestable, c’est ce qui en résulte. Mais examinons de plus près chacun des facteurs auxquels nous renvoie Bernstein : A côté des forces productives et des rapports de production nous avons les notions de droit et de morale, et les traditions historiques et religieuses. Mais que sont les traditions d’après la dernière définition de la conception matérialiste de l’histoire sinon le produit de formes sociales antérieures et par conséquent aussi de modes de production antérieurs? Et il en est de même des notions de droit et de morale, quand elles sont traditionnelles et qu’elles ne résultent pas de la forme sociale momentanée.

Mais les influences naturelles sont, elles aussi, un facteur matériel. Bernstein dit lui-même:

« Chez les peuples préhistoriques la nature ambiante est la puissance économique déterminante.» La nature est donc le facteur économique initial. On peut donc ramener après un examen plus attentif les facteurs agissant à la surface de l’histoire, auxquels nous renvoie Bernstein, aux facteurs économiques: il aboutit donc à la thèse que l’on ne peut expliquer l’histoire d’une époque par sa seule histoire économique, mais qu’il faut « tenir compte » de l’ensemble de l’évolution économique qui l’a précédée et de ses résultats. Cela est juste, mais c’est précisément ce que n’ont cessé de faire Marx et les historiens marxistes. On peut dire qu’en histoire la méthode marxiste est la seule qui tienne pleinement compte de la préhistoire. Ce fait que l’historien matérialiste est tenu de commencer toutes ses recherches ab ovo est une des raisons qui rendent sa tâche beaucoup plus difficile que celle de tout autre.

Si Bernstein voulait dire que la conception marxiste de l’histoire s’est modifiée de telle sorte qu’elle a exagéré au début l’influence directe du mode de production en vigueur et fait peu de cas de l’influence indirecte du mode de production antérieur, on pourrait discuter. En effet les progrès des études d’histoire primitive, à peine nées à l’époque des débuts du matérialisme économique, ont exercé sur lui une influence très considérable. On peut suivre à ce point de vue l’évolution de la théorie, elle a été constatée par les auteurs mêmes de la conception matérialiste de l’histoire (par exemple par Engels dans la première note de la plus récente édition du « Manifeste communiste »).

Au contraire, l’évolution que Bernstein fait accomplir à cette conception de l’histoire n’a été reconnue nulle part par ses auteurs; elle est simplement déduite par Bernstein de la comparaison de textes isolés tirés de leurs ouvrages, textes qui, quand ils n’offrent pas d’équivoque, disent tous la même chose, et qui, alors même qu’ils pourraient prêter à diverses interprétations, peuvent être considérés sans peine comme ayant la même signification.

L’argumentation de Bernstein peut être très facilement caractérisée par une image empruntée aux sciences naturelles, où les rapports sont plus simples et plus manifestes que dans les sciences sociales. Supposons qu’un naturaliste ait soutenu dans ses premiers ouvrages le principe que la lumière et la chaleur du soleil sont en dernier ressort le principe actif de la vie organique sur la terre. Plus tard on lui demanderait s’il est vrai qu’il prétende que la végétation d’un arbre dépend seulement de la quantité de lumière et de chaleur qu’il reçoit directement du soleil. Il répondra naturellement que c’est absurde, qu’il ne faut pas comprendre sa théorie de la sorte, qu’il n’ignore pas que la nature de la semence, du sol, l’alternance d’humidité et de sécheresse, la direction et la force des vents, etc., exercent également une influence sur la végétation des arbres.

Arrive alors un commentateur, qui confond l’influence directe du soleil sur la végétation des plantes avec son action comme principe unique de vie pour la terre, et qui déclare alors que la théorie de notre naturaliste ne doit pas être envisagée dans sa forme primitive et générale, mais dans sa forme dernière, restreinte et partant beaucoup plus scientifique. Il ne voit pas du tout que la théorie sous cette forme cesse d’être scientifique ; c’est un lieu commun, familier aux paysans depuis des siècles.

Il en est de même, quoique moins rigoureusement, de l’évolution que la théorie de Marx et d’Engels aurait subie. L’idée que l’histoire n’est pas seulement déterminée par les concepts de morale et de droit, les traditions et les facteurs naturels, mais aussi par le mode de production, n’avait pas besoin d’être découverte par Marx et Engels; elle était déjà bien connue au siècle dernier, comme peuvent en témoigner quelques exemples, que nous avons justement sous la main et dont on pourrait facilement augmenter le nombre.

Montesquieu, né il y a plus de deux siècles, are cherché déjà dans « l’Esprit des Lois » l’influence du mode de production sur les institutions idéologiques. « Les lois, dit-il dans le chapitre VIII du livre XVIII, ont un rapport très étroit avec la manière dont les différents peuples se procurent leurs moyens de subsistance ». Et cette thèse, il l’explique dans les chapitres suivants avec beaucoup de finesse en ce qui concerne les peuples chasseurs, les nomades, les agriculteurs, et même les industriels.

Tout récemment Kampffmeyer a signalé dans la« Neue Zeit » J. Môser, qui a déjà fortement insisté sur l’influence du mode de production sur la vie intellectuelle. « La religion du mineur, dit-il, diffère de la croyance du pâtre ». Hegel a quelquefois très clairement saisi l’importance qu’a l’infrastructure économique pour la superstructure politique et idéologique. Dans sa(( Philosophie de l’Histoire », il expliquait le fédéralisme lâche des Etats-Unis par leurs conditions économiques : « En ce qui concerne l’organisation politique de l’Amérique du Nord, on n’y voit pas de but nettement visé, et le besoin d’une union solide ne s’y fait pas sentir, car un véritable Etat et un véritable gouvernement ne s’organisent que quand il existe déjà une différence entre les classes, quand la richesse et la pauvreté sont devenues très grandes, et que les conditions sociales deviennent telles que l’on ne peut plus satisfaire par les moyens ordinaires à une foule considérable de besoins. Mais l’Amérique n’en est pas encore là, car elle a toujours à sa disposition le dérivatif puissant de la colonisation et les foules ne cessent d’affluer dans les plaines du Mississipi. Si les forêts de la Germanie avaient encore existé, la révolution française n’aurait pas eu lieu. »Ce que Bernstein nous présente comme le fruit de la pensée de Marx et d’Engels dans toute sa maturité, n’est qu’un concept, qui existait déjà bien avant eux. En présence de tous ces faits nous devons nous élever de toutes nos forces contre les façons dont Bernstein décrit l’évolution du matérialisme historique. Ce n’est pas la conception de Marx, mais celle de Bernstein, qui s’est modifiée dans le sens qu’on vient d’indiquer et qui s’est ainsi éloignée de la conception marxiste.

Cela ne suffit pas, il est vrai, pour prouver qu’elle est erronée.

Le point de vue de Bernstein me paraît se rapprocher, si je l’ai bien compris, de celui de Bax, avec lequel je me suis déjà expliqué dans la(( Neue Zeit ». Bernstein ne diffère essentiellement de Bax, que parce qu’il emploie une autre chronologie que lui. Tous deux s’accordent à admettre que dans l’histoire de l’humanité l’influence des idées alterne avec celle des conditions économiques. Mais tandis que Bax place la prépondérance de l’initiative psychologique à l’origine de l’histoire, Bernstein repousse cette idée. Pour lui, c’est précisément à l’époque actuelle que le facteur économique perd de plus en plus du terrain.

Or, plus les facteurs d’essence autre — à côté des facteurs purement économiques — influent sur la vie sociale, plus aussi se modifie l’action de ce que nous appelons la nécessité historique. Dans la société moderne nous distinguons sous ce rapport deux courants capitaux. D’un côté se manifeste une compréhension toujours plus nette des lois de l’évolution, et notamment de l’évolution économique. A. cette compréhension se joint —partiellement comme étant sa cause même, partiellement comme étant sa conséquence — la faculté croissante de diriger l’évolution économique. Au même titre que le physique, le facteur naturel économique devient, à mesure que son essence est comprise, de maître qu’il était le serviteur des destinées humaines. Théoriquement la société se trouve, vis-à-vis de la force d’impulsion économique, plus libre que jamais, et seule l’antagonisme des intérêts entre ses éléments divers — la puissance des intérêts privés et des groupes — empêche de convertir en liberté pratique cette liberté théorique. Cependant l’intérêt collectif empiète de plus en plus sur l’intérêt particulier, et, proportionnellement et partout où cela a lieu, l’action inconsciente des facteurs économiques diminue. Son évolution s’effectue de plus en plus facilement. C’est ainsi que des individus et des peuples soustraient une partie toujours plus considérable de leur existence à l’influence d’une nécessité contraire ou indépendante de leur volonté. « C’est parce que les hommes prêtent une attention toujours grandissante aux facteurs économiques, qu’il semble que ceux-ci jouent actuellement un rôle plus considérable que jadis. Il n’en est rien pourtant. Cette erreur est engendrée par ce fait que, de nos jours, le motif économique se manifeste ouvertement, tandis que jadis il était rendu méconnaissable par toutes sortes d’affublements autoritaires et idéologiques.

En idéologie, non déterminée par l’économie et parla nature agissant comme facteur économique, la société moderne est plutôt plus riche que ne l’étaient les sociétés du passé. Les sciences, les arts, un plus grand nombre de relations sociales sont aujourd’hui beaucoup plus indépendants de l’économie qu’à n’importe quelle époque passée. Ou plus exactement : le degré de l’évolution actuellement atteint laisse aux facteurs idéologiques, et plus particulièrement aux éthiques, le champ plus libre qu’auparavant pour une activité indépendante. Conséquemment la connexité causale entre l’évolution technico-économique et l’évolution des autres institutions sociales devient toujours plus indirecte, et c’est ainsi que les nécessités naturelles de la première déterminent de moins en moins le développement de la dernière.

» La « nécessité » [7] d’airain de l’histoire subit ainsi une restriction qui disons-le tout de suite, signifie pour la pratique de la social-démocratie non pas une diminution, mais une augmentation et une qualification de ses devoirs politico-sociaux. » (p. 18.) — {Trad. Cohen.) Ici nous en avons fini avec les généralités et nous en arrivons aux concrets, pierre de touche de toute conception historique.

Mais ces faits nous paraissent prouver peu de choses en faveur de Bernstein, même si nous voulions considérer comme exacte l’exposition qu’il en fait. Il prétend que la société moderne montre une aptitude toujours croissante à diriger l’évolution économique ; que la puissance économique naturelle est de plus en plus asservie par les hommes et que la société s’affranchit théoriquement de plus en plus des forces économiques. Quand bien même tout cela serait exact, qu’est-ce que cela prouverait contre le matérialisme historique (dans la forme considérée par Bernstein comme la forme primitive) ? Il paraît confondre ici la dépendance psychique des conditions économiques avec la dépendance économique. La question est de savoir si les problèmes que se pose l’humanité, et la solution de ces problèmes sont déterminés par les conditions matérielles au milieu desquelles elle vit, ou si l’humanité peut se poser des problèmes et les résoudre poussée par quelque instinct mystique.

Que la société soit maîtresse ou non des conditions de production, la solution de la question ne dépend pas de cela. S’il en était ainsi le résultat serait autre que ne l’admet Bernstein.

Il n’est pas douteux que les hommes soient beaucoup plus maîtres des conditions de production avec les institutions économiques primitives qu’avec les institutions économiques capitalistes ; et que celles-là étaient plus simples, plus claires et partant plus faciles à comprendre que celles-ci. Une famille de paysans qui produit tout ce dont elle a besoin dispose complètement du mode de production, autant que celui-ci dépend de facteurs sociaux et non de facteurs physiques. Il en est à peu près de même de la production des marchandises à ses débuts. L’artisan, dans une ville provinciale au moyen-âge, était encore à demi paysan ; et, dépendant de sa clientèle, il savait d’une manière assez précise sur quelles données il devait régler sa production. L’intermédiaire du marchand et le développement du commerce, devenu international, a changé tout cela. Les forces économiques se transforment alors en forces sociales indépendantes de l’homme et supérieures à lui, dont l’action a la puissance des forces élémentaires de la nature. Si l’état de dépendance où se trouve l’homme vis-à-vis de ces forces était identique à sa dépendance psychologique du milieu où il vit, identique à la détermination de sa conscience par son mode d’existence social, cette dépendance serait actuellement beaucoup plus grande qu’autrefois, et la valeur du matérialisme économique en serait accrue et non diminuée comme le pense Bernstein.

Ces faits ne lui sont pas inconnus. Sur quoi s’appuie-t-il donc quand il prétend que dans la société moderne l'homme domine de plus en plus les forces économiques ? Au sein même de celte société, nous pouvons sans doute distinguer des périodes, dans lesquelles les forces économiques dominent l’homme, et d’autres, où celui-ci croit au contraire les dominer. Les premières sont les périodes de crise, les autres les périodes d’essor économique. Depuis quelques années, nous vivons dans une de ces dernières périodes. Cela suffirait-il à Bernstein pour en déduire une loi historique de « la société moderne » et la faillite du matérialisme historique ? Dans ce cas, sa conception de l’histoire moderne manque de solidité.

Mais quelle est « la société », quels sont « les hommes » qui asservissent de plus en plus les forces économiques? Sont ce les paysans, les artisans, les petits commerçants ? Ou bien les salariés ? Ou bien sont-ce même les petits capitalistes et les gentilshommes campagnards ? Tous arrivent à dépendre de plus en plus, — aux bonnes comme aux mauvaises périodes — d’une poignée de gros capitalistes. Ces derniers forment la société, l'humanité, qui « s’affranchit de plus en plus des forces économiques ».

Sans doute il ne s’agit ici pour Bernstein que de liberté en théorie. Dans la pratique, elle est étouffée par les conflits d’intérêts existants ; ceux-ci sont à leur tour dominés — dans la société actuelle, notez bien — par l'intérêt collectif qui l'emporte progressivement sur l’intérêt particulier.

Je n’en croyais pas mes yeux, en lisant cela, et c’est en vain que je cherchai des faits qui pussent corroborer cette audacieuse proposition. Où, dans quelle classe voit-on que l'intérêt collectif l’emporte sur les intérêts de classe ? Est-ce chez les agrariens, qui demandent à grands cris des privilèges ? Chez les artisans et les petits commerçants, qui voudraient voir toute mesure économique rationnelle interdite? Chez les gros industriels, qui s’efforcent de faire monter artificiellement les prix par des tarifs protecteurs et des trusts ? Tous réclament des privilèges aux dépens de la collectivité et cherchent à piller l’Etat et le consommateur. C’est tout l’intérêt qu’ils prennent à la collectivité. La seule classe qui s’intéresse à la collectivité est le prolétariat; non que nous soyons meilleurs, mais parce que l’intérêt du prolétariat coïncide avec celui de l’évolution sociale et parce qu’en sa qualité de classe inférieure, il finit par payer à ses dépens tout privilège accordé aux classes supérieures. On peut donc dire que tout accroissement des forces du prolétariat profite à l’intérêt général. Mais ce n’est pas là ce que veut dire Bernstein, qui est convaincu qu’on arrivera par une. moralité plus haute et une vue plus claire des choses à atténuer les inégalités entre les classes.

Il pense que dans l’état actuel du développement économique, les facteurs idéologiques et plus particulièrement les facteurs moraux ont un champ d’action indépendante plus vaste qu’autrefois. Bernstein dit cela de peur qu’on ne se méprenne sur le sens de sa phrase « que les sciences, les arts, un plus grand nombre de relations sociales sont aujourd’hui beaucoup plus indépendants de l’économie qu’à n’importe qu'elle époque passée.»

Mais la phrase n’en est pas moins équivoque. De quelle sorte de dépendance s’agit-il ici? Bernstein veut il dire que la conscience de l’homme dépend moins aujourd’hui de son mode d’existence sociale, que le milieu influence moins la vie psychique, qu’il y a aujourd’hui des problèmes, que les hommes se posent eux-mêmes à leur gré, pour la solution desquels ils inventent leur méthode à leur gré et dont ils déterminent la solution à volonté ? Mais alors sa phrase n’est qu’une affirmation sans preuve de ce qu’il veut démontrer. Ou bien veut-il dire que les sciences, les arts, la morale subissent aujourd’hui moins que jamais l’influence immédiate des forces économiques momentanément dominantes.

Cela ne revient-il pas à prétendre que les autres forces, qui les influencent, aptitudes naturelles, idées reçues, traditions, sont plus puissantes que jamais, à une époque où l’homme domine plus que jamais la nature, où les différences de races s’atténuent de plus en plus, grâce aux rapports internationaux, où règne un mode de production qui révolutionne sans cesse les rapports sociaux, détruit toutes les anciennes traditions et empêche qu’il ne s’en forme de nouvelles ! Ou bien Bernstein veut-il dire que les intellectuels dépendent aujourd’hui économiquement moins des pouvoirs dominants, qu’ils peuvent exercer leur action plus indépendamment qu’autrefois?

Mais depuis que les différences de classes existent jusqu’à l’époque capitaliste, l’intelligence a toujours été l’apanage des classes dirigeantes et possédantes. Ou bien les éléments intelligents formaient l’unique classe dirigeante, comme toujours au début de la division de la société en classes, comme aussi dans la Grèce classique.

Ou bien ils constituaient à côté de la caste guerrière, une classe particulière, la caste religieuse. On sait quelle puissance surent conquérir ces idéologues. Qui ne connaît la souveraineté universelle de l’Eglise au moyen-âge? C’est seulement le mode de production capitaliste qui a privé les intellectuels de la puissance et en a fait des salariés au service des capitalistes. Jamais les idéologues n’ont autant dépendu des forces économiques qu’aujourd’hui.

Quoi que ce fait soit en contradiction avec la thèse de Bernstein, nous croyons avoir trouvé dans ce fait même le motif qui permet de donner à cette thèse une interprétation conforme à la réalité des faits.

Les intellectuels ont cessé d’être classe dirigeante. Ils ont du reste cessé de représenter une classe homogène, ayant des intérêts de classe particuliers. Ils forment un groupe d’individus et de coteries ayant les intérêts les plus divers. Comme on l’a fait souvent remarquer, ces intérêts se confondent en partie avec ceux de la bourgeoisie, en partie avec ceux du prolétariat. De plus, leur degré de culture les rend des plus aptes à considérer de haut l’évolution économique. N’étant pas poussés par des intérêts de classe nettement définis, agissant souvent conformément à la connaissance plus profonde qu’ils ont acquise des phénomènes sociaux, les intellectuels se sentent souvent les représentants de l’intérêt général en face des intérêts de classe, les représentants d’idées indépendantes des facteurs économiques. Le nombre des intellectuels est toujours croissant, et avec eux semble progresser l’intérêt collectif en face des intérêts de classe; semble croître l’affranchissement des arts, des sciences, des concepts moraux des forces économiques. C’est seulement en les interprétant ainsi, que les phrases de Bernstein deviennent intelligibles pour nous et perdent leur caractère mystique, mais elles cessent aussi de prouver quoi que ce soit contre le matérialisme historique. C’est l’interprétation qu’en a donnée Bernstein qui maintenant nous devient intelligible.

L’évolution qu’on vient de décrire fait naître dans les couches intellectuelles des sympathies d’autant plus fortes pour le prolétariat, que le mouvement prolétarien grossit davantage et menace la société actuelle, que la situation économique des intellectuels se rapproche davantage de celle du prolétariat, et qu’ils dépendent plus d’une aristocratie d’argent vaniteuse et brutale. Mais un petit nombre seulement se décide à prendre une part directe à la lutte prolétarienne. Ce n’est pas seulement leur situation hybride entre les deux classes en lutte qui les empêche de prendre nettement position, leur condition même les rend impropres à la lutte.

Rien d’étrange à ce qu’ils soient saisis d’un frisson de crainte en présence des grandes luttes décisives qui se préparent entre le monde capitaliste et le monde prolétarien. Gomme les Sabines ravies à leurs pères, ils se jettent entre les combattants et les conjurent de se réconcilier ou d’employer du moins des armes de combat qui ne fassent pas grand mal.

Mais où prendre la force capable de faire disparaître ou tout au moins d’adoucir les contrastes choquants ? On désespère de la trouver dans la vie économique et on la cherche dans les progrès de la moralité. La morale indépendante des forces économiques et supérieure à elles, voilà la force capable de vaincre les résistances, d’adoucir les contrastes à la satisfaction de tous, de substituer à la lutte l’évolution pacifique de la réconciliation.

Mais il n’y a pas de place pour une morale pareille dans le cadre du matérialisme historique. Ce dernier est donc l’ennemi, qu’il faut vaincre avant tout, si l’on veut que la morale puisse exercer ses droits. Ce ne sont pas les historiens, mais les moralistes, — philosophes et économistes, qui déclarent que le matérialisme historique a fait son temps, et il a si bien fait son temps qu’ils accourent de plus en plus nombreux pour le combattre!

Il est évident que Bernstein n’a pas pu résister à cet assaut. Mais il trouve le concept du matérialisme historique assez large pour se croire autorisé à reconnaître la légitimité de la critique des moralistes, tout en restant fidèle à la conception marxiste de l’histoire, il croit même pouvoir constater cette évolution chez Marx et Engels. Il ne voit pas que c’est là une évolution de la pensée, qui de conséquente est devenue inconséquente, de profonde, superficielle, de précise, vague, c’est-à-dire un pas en arrière au point de vue scientifique et cela précisément dans une question fondamentale. Il ne s’agit pas ici d’une simple question de cabinet. La façon dont Bernstein concilie la nécessité historique et la liberté morale dans sa philosophie de l’histoire, signifie que dans la pratique le parti socialiste doit accepter un compromis entre la nécessité de l’évolution économique et la liberté de l’utopisme, entre la lutte de classe et la réconciliation des classes par l’intérêt collectif.

Il faudrait que Bernstein apportât de tout autres faits s’il voulait nous convaincre de la justesse de ce point de vue.

B) La dialectique[modifier le wikicode]

Si Bernstein fait, non pas la critique, mais le commentaire du Matérialisme économique, il en est autrement au cours de sa brochure.

« La doctrine de Marx et Engels, dit-il, a parcouru une évolution, mais toutes les variations à constater là et ailleurs... n’ont pas été reconnues dans sa formulation définitive... Marx et Engels se sont bornés tout juste à indiquer, et parfois à reconnaître par rapport à certains points seulement, l’influence que les changements —par eux reconnus — dans les faits et la meilleure compréhension des faits, doivent exercer sur la formulation et l’application de la théorie. Et sous ce dernier rapport aussi les contradictions, chez eux, ne font pas défaut Ils ont laissé à leurs successeurs la tâche de rétablir l’unité dans la théorie et l’accord entre la théorie et la pratique... Aujourd’hui on peut tout prouver parles écrits de Marx et d’Engels. Pour les apologistes et les avocassiers littéraires cela est fort commode évidemment. Mais celui qui a conservé ne fût-ce qu’un peu de sens théorique, celui-là éprouvera le besoin -dès qu’il aura découvert ces contradictions — de déblayer le terrain. En cela et non pas en la sempiternelle répétition des paroles du maître consiste le devoir des disciples » (p. 32, 33.) — {Traduction Cohen.)

Je ne saurais nier la justesse de la phrase qui termine ce passage, pas plus du reste que de celle qui le commence. Pour le reste je ne fais pas moins mes réserves que Bernstein à l’égard de Marx et d’Engels, au risque de passer à ses yeux pour un apologiste et un avocassier.

Il est clair que la théorie marxiste n’est pas sortie en bloc du cerveau de ses auteurs, qu’elle a accompli une évolution, et c’est- une vérité tout aussi banale de faire remarquer que la tâche des disciples ne consiste pas à répéter éternellement les paroles des maîtres. Les résultats acquis par Marx et Engels ne sont pas le dernier mot de la science. La société se transforme perpétuellement, et on voit se produire non seulement de nouveaux faits, mais encore de nouvelles méthodes d’observation et d’investigation.

Plus d’une affirmation de Marx et d’Engels n’est plus admise de nos jours, plus d’une a besoin d’une restriction ; il faut combler maintes lacunes laissées par eux.

Mais ce n’est pas de ce genre d’évolution accomplie par la théorie que parle Bernstein, mais des contradictions, auxquelles Marx et Engels furent entraînés par leurs propres progrès scientifiques, en n’en tirant pas toutes les conséquences et en restant fidèles à de vieilles idées, qui étaient en contradiction avec leurs propres idées nouvelles.

Voilà qui n’est plus évident, cela a besoin d’être prouvé et péremptoirement. En règle générale, l’évolution d’une théorie est autre que Bernstein ne la décrit ici. Elle doit se rattacher dans ses débuts à celles des précurseurs; elle ne peut être alors exempte de contradictions ; mais plus elle se perfectionne, plus elle devient indépendante, et plus elle se dépouille des formules reçues, plus elle acquiert d’unité et de cohésion. Pourquoi en aurait-il été autrement de Marx et d’Engels, deux penseurs, qui se sont toujours efforcés de donner de l’unité à leur théorie, de la clarté à leurs pensées et de la précision à leurs paroles, ainsi que le reconnaissent leurs adversaires eux-mêmes ?

Et ces hommes seraient tombés, sans s’en douter, dans de si graves contradictions, et leurs pensées seraient vagues à ce point qu’on puisse tout prouver avec leurs écrits? — Il est vrai que maintes phrases de Marx et d’Engels paraissent susceptibles d’une interprétation différente ; mais doit-on passer pour un avocassier et un apologiste, parce qu’on cherche à les comprendre sans y voir de contradiction? C’est la destinée de toute philosophie, qui va jusqu’au fond des choses, de n’être pas comprise du premier coup et d’être diversement interprétée.

Celui-là seul comprendra un penseur profond, qui est capable de se familiariser complètement avec la marche de sa pensée. Un adversaire y réussira difficilement, et là où celui qui s’est familiarisé avec la pensée de l’auteur ne trouve que parfaite unité et cohésion, il ne verra que des contradictions, que seul un apologiste peut concilier entre elles.

D’où vient que Bernstein n’ait découvert ces contradictions dans Marx et Engels, que depuis qu’il a quitté lui-même la corporation des apologistes et des avocassiers? Qu’est-ce qui lui a ainsi ouvert les yeux? Nous sommes en droit d’espérer que les graves paroles de Bernstein répondent à des faits sérieux et convaincants.

Tout d’abord il nous donne à l’appui de son affirmation un exemple, un seul. Mais ce doit être un exemple écrasant !

Dans la préface de la nouvelle édition du « Manifeste communiste » (1872), Marx et Engels disaient du programme révolutionnaire qui y était exposé, « que certains passages étaient vieillis ».Mais en 1885, Engels fit réimprimer un programme révolutionnaire de l’année 1848 et une circulaire de la commission exécutive de l’Union communiste, en faisant remarquer, que « plus d’une personne pouvait y apprendre quelque chose » et que« plus d’une chose convenait à notre époque ». Je dois avouer que je suis assez apologiste et avocassier, pour ne rien trouver ici qui soit en contradiction avec les « certains passages vieillis » cités plus haut. Il est vrai que la préface de 1872 ajoute : « La Commune a prouvé en 1871 que la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre purement et simplement possession de la machine gouvernementale telle qu’elle est et la mettre en mouvement pour son propre compte ». « Mais cinq années plus tard, continue Bernstein, Engels dit simplement dans son « Anti Dühring » : « Le prolétariat s’empare du pouvoir public et transforme d’abord les moyens de production en propriété de l’Etat. »

Bernstein semble considérer la contradiction entre ces deux points comme si évidente qu’il juge superflu de l’expliquer. Pour moi, au contraire, je n’y puis découvrir avec la meilleure volonté du monde aucune contradiction. Quand Engels dit que la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre possession de la machine gouvernemental et elle qu’elle est, cela ne veut pas dire qu’elle ne puisse en prendre possession. Ce serait là une transformation radicale de l’un des fondements de la politique marxiste, et Marx et Engels ne l’auraient pas ainsi opérée en deux lignes, sans l’accompagner d’un commentaire. Que celui qui conserve encore quelque doute sur le sens qu’il faut donner à la phrase en question, relise la préface d’Engels(troisième édition), parue en 1891, de « la guerre civile en France ». Il y lira entre autres choses: « La Commune devait reconnaître dès le début que la classe ouvrière, une fois parvenue au pouvoir, ne pouvait gouverner avec l’ancienne machine gouvernementale ; que cette classe ouvrière devait se débarrasser de l’ancienne organisation de répression utilisée contre elle jusqu’ici, et se garantir contre ses propres députés et fonctionnaires, pour ne pas perdre le pouvoir à peine conquis ». etc.. (p. 12). En quoi cette explication contredit-elle le moins du monde la phrase citée plus haut : (( Le prolétariat s’empare du pouvoir public, et transforme les moyens de production en propriété de l’Etat? » Il faut se trouver soi-même en opposition absolue avec le point de vue marxiste pour voir là une contradiction.

— Il est vrai que plus tard Bernstein trouve moyen de signaler d’autres contradictions. D’où viennent-elles? Comment expliquer que deux penseurs d’une logique aussi rigoureuse aient pu se tromper de la sorte ? La faute en est à la dialectique d’Hegel. Elle est le péché originel du marxisme. Si Engels avait soumis lui-même sa théorie à la révision devenue nécessaire, « il aurait été obligé, sinon formellement, du moins dans le fond, de régler le compte définitivement avec la dialectique hégélienne. Elle constitue l’élément perfide dans la doctrine marxienne, le piège, l’obstacle, qui barre le chemin à toute appréciation logique des choses ». (p. 56.)-— {Traduction Cohen.) « Les tours de force logique de l’hégélianisme sont brillants, radicaux et spirituels. Comme le feu follet il nous fait voir dans leurs contours vagues, des perspectives d’au delà. Mais si, confiants, nous les suivons, nous aboutissons infailliblement à l'embourbement. Ce que Marx et Engels ont produit de grand, ils l’ont produit non pas grâce à la dialectique hégélienne, mais malgré elle » (p. 63).

Mais que reste-t-il de la doctrine marxiste, si on lui prend la dialectique, qui était son « meilleur instrument de travail » et « son arme la plus acérée ? » (Engels, (( Feuerbach », p. 45). N’étaient pas Marx et Engels des dialecticiens dans toute la force du terme ? Dès 1875, Duhring écrivait dans son « Histoire critique » du premier volume du « Capital » de Marx:

Le défaut de logique naturelle et intelligible, qui distingue la dialectique entortillée et les arabesques dépensée ne permet pas de prévoir ce qui, pour parler un langage clair et humain, suivra dans les deux autres volumes. Il faut déjà appliquer à la partie déjà parue le principe, qu’à un certain point de vue et d’après un préjugé philosophique connu « tout est dans chaque chose et chaque chose en tout », si bien qu’en fin de compte, en vertu de ce mélange d’idées fausses et incohérentes, « tout et un » sont la même chose. (2« édition p. 496).

C’est à peu près ce que dit Bernstein, quand il prétend, qu’avec Marx et Engels on peut tout prouver. Il n’y a entre Bernstein et Dühring qu’une différence, c’est que ce dernier ne s’imaginait nullement d’effectuer, par sa critique, « le développement et le perfectionnement de la doctrine marxiste )) et d’y parvenir « que c’est finalement Marx lui-même, qui a raison contre Marx ». Mais laissons pour le moment Marx de côté et occupons-nous de « régler le compte » de cette dialectique perfide.

Qu’est ce donc que cette chose immorale qui nous tend des pièges et met notre vertu en péril? Ce n’est autre que la conception qui nous fait considérer le monde « non comme un ensemble de choses achevées, mais comme un ensemble de processus où les choses en apparence fixes et stables non moins que les notions, qui en sont les images imprimées dans notre cerveau, sont dans un état de perpétuel devenir, dans lequel s’accomplit une évolution continue en dépit de tous les reculs momentanés et malgré toutes les contingences apparentes » (Engels, (( Feuerbach », p. 46).Mais la force qui détermine toute évolution est la lutte entre les contraires.

Bernstein considère-t-il comme fausses cette conception et les formes particulières qu’elle a prises chez llégel, Marx et Engels? Il veut réviser la théorie, ce qu’Engels a négligé de faire; il déclare qu’il faut tout d’abord régler son compte à la Dialectique, s’emporte contre elle, mais ne nous dit pas un traître mot dans son ouvrage, qui nous explique en quoi consiste, d’après lui, l’erreur de cette dialectique.

Il la déclare seulement très dangereuse, parce qu’on en peut faire facilement un emploi absurde.

« Les formules ont beau être utilisables, occasionnellement, pour la démonstration des rapports réciproques et des développements de certaines choses réelles. Elles peuvent avoir été d’une grande utilité pour l’exposé de problèmes scientifiques et ont pu donner l’impulsion vers d’importantes découvertes. Mais dès qu’avec ces formules pour point de départ, des développements déductifs sont faits, le danger des constructions arbitraires renaît. Ce danger devient plus grand à mesure qu’est plus compliqué le sujet du développement dont il s’agit » (p. 37, 38). — {Traduction Cohen.)

Nous l’accordons volontiers. Mais qu’est-ce que cela prouve contre la dialectique ? En supposant que Marx et Engels n’aient véritablement pas su s’en servir, ce serait un argument contre eux, mais non contre la méthode. Il est évident que la dialectique ne doit être qu’un instrument pour étudier la réalité et la comprendre, et non un moyen de se dispenser de l’étudier, qu’elle n’est pas une formule magique, produisant à elle seule des résultats définitifs, et qu’elle n’a de valeur qu’autant que ses résultats sont justifiés par les faits. Cela est vrai de la dialectique comme de toute méthode d’observation.

Quiconque construit des hypothèses en dehors du domaine de la réalité, s’égarera toujours, qu’il se serve de la dialectique ou retourne à la philosophie de Kant. Mais Marx s’est-il laissé aller à construire des hypothèses arbitraires? Dühring l’a déjà prétendu à propos du paragraphe sur la tendance historique à l’accumulation des capitaux dans « le Capital » : « la négation hégélienne de la négation doit servir ici, à défaut de moyens meilleurs et plus clairs, à déduire l’avenir du passé». A cela Engels répondit dans l’Anti Dühring : « En désignant un fait comme négation de la négation, Marx n’entend pas le prouver comme historiquement nécessaire. Au contraire. Après avoir historiquement prouvé que le fait s’est accompli en partie et doit achever de s’accomplir, il ajoute que son accomplissement est soumis à une loi dialectique déterminée. Et c’est tout. »

Marx lui-même déclarait dans son appendice à la deuxième édition du « Capital » : L’observation doit s’approprier son objet dans tous ses détails, l’analyser dans ses diverses phases de développement et découvrir leurs liens intimes. Ce n’est qu’après ce travail que l’évolution véritable peut être décrite. Si l’opération réussit, la vie de l’objet apparaît clairement à l’esprit, il importe peu que le résultat ressemble à une construction a priori».

Si Bernstein est d’avis qu’en employant la dialectique d’Hegel on court le danger de construire des hypothèses arbitraires, nous voyons ici que, pour Marx, on court facilement le danger, si on s’en tient aux apparences, de prendre pour des hypothèses « ;)non, ce qui est le résultat d’une observation approfondie de la réalité.

Voyons si Bernstein n’aurait pas fait de même. Examinons les preuves qu’il donne des dangers de la dialectique hégélienne. Que le lecteur se rassure ; Bernstein ne l’entraîne pas dans les profondeurs des spéculations philosophiques. Non. Il se contente de constater que la dialectique d’Hegel a ses mérites et ses dangers. On en peut dire autant à première vue de la logique de toute philosophie, depuis Thaïes jusqu’à Nietzsche. Les détails qu’il nous donne se rapportent à des exemples empruntés à l’histoire de notre parti, et destinés à prouver les dangers de la dialectique.

«Le Manifeste Communiste, proclama en 1847, que la révolution bourgeoise à la veille de laquelle se trouva l’Allemagne, étant donnés le développement du prolétariat et l’état avancé de la civilisation européenne, ne pourra être que le prologue immédiat d’une révolution prolétarienne.

» Cette auto-suggestion historique, tellement erronée, que le premier visionnaire politique venu ne pouvait guère trouver mieux, serait incompréhensible chez un Marx, qui à cette époque avait déjà sérieusement étudié l’économie, si on ne devait pas voir en elle le produit d’un reste de la dialectique antithétique hégélienne » (p. 39).

Que Marx et Engels se soient trompés dans cette phrase, c’est un fait que le premier novice venu en politique constatera facilement aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle écoulé depuis la révolution ; mais il est douteux qu’il fallût être« le premier visionnaire venu », pour écrire cette phrase un an avant la révolution. Il n’y a que les princes de la famille des Hohenzollern qui soient des prophètes infaillibles dans les drames de Wildenhruch.

Mais abstraction faite de cela, qu’est-ce que cette prophétie a de commun avec la dialectique d’Hegel ? Où celle-ci dit-elle un seul mot de la marche de l’évolution, qui s’accomplit par « la négation de la négation? » Où Marx et Engels s’appuient-ils sur la dialectique hégélienne dans leur prophétie du manifeste communiste ? Comment s’expriment-ils eux-mêmes?

« Les communistes ont les yeux fixés sur l’Allemagne, parce que l’Allemagne est à la veille d’une révolution bourgeoise et qu’elle accomplira cette révolution dans des conditions de progrès meilleures que dans le reste de l’Europe en général et avec un prolétariat beaucoup plus développé qu’en Angleterre au XVII siècle et qu'en France au XVII, et que par conséquent la révolution bourgeoise allemande ne sera que le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne. »

On le voit, il n’y a pas trace de dialectique. Ils s’appuient sur l’exemple de la révolution bourgeoise en Angleterre au XVII « siècle et en France au XVIII. Ces deux révolutions montraient des phénomènes, similaires ! Leur point de départ était le soulèvement de la bourgeoisie contre l’absolutisme féodal; mais elles n’en restèrent pas là, elles furent « le prélude immédiat » du régime terroriste de la petite bourgeoisie et du commencement des mouvements révolutionnaires plébéiens, ici des « niveleurs », là des « babouvistes ». Le développement arriéré du prolétariat et des conditions sociales en général firent échouer ces mouvements. La révolution bourgeoise, que Ton attendait en Allemagne en 1847, devait s’accomplir dans de meilleures conditions de progrès. Si elle était, comme les révolutions qui l’avaient précédée, le prélude immédiat » d’un mouvement prolétarien révolutionnaire, elle devait en 1848 atteindre un tout autre résultat qu’en 1648 et en 1793.

Tout cela était très logiquement pensé et pas le moins du monde digne « du premier visionnaire venu ». Et n’eûmes-nous pas, peu après l'apparition du manifeste communiste, la révolution bourgeoise, non pas seulement, il est vrai, en Allemagne mais dans toute l’Europe centrale, et cette révolution ne fut-elle pas pendant les journées de juin le prélude d’un soulèvement prolétarien, tel qu’on n’en avait encore jamais vu d’aussi violent? Marx et Engels ne seraient-ils des visionnaires insensés que parce que la révolution, qu’ils prédisaient en Allemagne, s’étendit à toute l’Europe centrale?

Mais n’avaient-ils pas étudié l’économie politique, et pouvaient-ils ignorer que le prolétariat allemand était encore beaucoup trop en retard dans son évolution, pour accomplir aussitôt une révolution à son profit ? Et n’était-ce pas la dialectique, qui les empêchait de le remarquer?

Pour comprendre cela, il faut considérer de plus près, non pas la dialectique, mais les arguments mêmes, sur lesquels Marx et Engels s’appuyaient expressément ; à savoir la révolution anglaise et la révolution française. La première avait duré une vingtaine d’années, la seconde une dizaine, ou, si l’on veut y comprendre l’époque napoléonienne, plus d’une vingtaine d’années et durant cette période la constitution économique et sociale du pays s’était complètement modifiée.

Les tentatives de mouvements prolétariens, ou si l’on préfère, de mouvements plébéiens, ne s’étaient produites que pendant les révolutions. Par analogie, Marx et Engels comptaient sur un mouvement révolutionnaire de plusieurs dizaines d’années et non de plusieurs mois.

Ils disaient aux ouvriers : « Vous avez quinze, vingt, cinquante ans de luttes sociales à soutenir, non seulement pour changer les conditions sociales, mais pour vous transformer vous-mêmes et vous rendre dignes du pouvoir. » Procès-verbal de la commission centrale londonienne de l’Union communiste, 15 septembre 1850.)

Ils ne se faisaient pas illusion sur le degré de maturité du prolétariat, mais sur la longueur et l’intensité de la révolution bourgeoise attendue.

Comment se fit -il que la révolution de 48 avorta misérablement en Europe au bout de quelques mois, tandis que la révolution anglaise du XVII siècle et la révolution française du XVIII, restèrent des dizaines d’années victorieuses? C’est précisément parce qu’en 1848 l’évolution du prolétariat était beaucoup plus avancée. Marx et Engels ne voyaient pas que le prolétariat ne peut pas accroître sa force révolutionnaire, sans que les classes bourgeoises — capitalistes, petits bourgeois, paysans, intellectuels — perdent la leur à un beaucoup plus haut degré ; que toute manifestation de force de la part du prolétariat pousse la bourgeoisie dans le camp de la réaction et que la bourgeoisie ne fut révolutionnaire que tant qu’elle ne vit pas plus loin que « les premiers visionnaires venus », et qu’elle se méprit sur la puissance du prolétariat. Leur faute ne fut pas d’exagérer la valeur du prolétariat, mais celle de la bourgeoisie: nous pouvons actuellement nous en rendre facilement’ compte; mais avant 1848, c’est-à-dire tant que les faits eux-mêmes n’avaient pas parlé, les plus perspicaces et les plus prévoyants pouvaient bien ne pas le remarquer. Si nous voulons rechercher à quelle cause il faut imputer cette faute, c’est dans l’étude de l’histoire de la révolution anglaise et de la révolution française que nous la trouverons et non dans l'hégélianisme.

C’était un des principes d’Hegel, que l’histoire ne se répète pas, que chaque époque a ses formes d’évolution particulières qui ne se déduisent pas de l’étude du passé. Il dit dans un passage de l’introduction de sa « Philosophie de l'histoire » (p. 9):

L’expérience et l’histoire enseignent que les peuples et les gouvernements n’ont jamais tiré aucune leçon de l’histoire et qu’ils n’ont jamais agi d’après celles qu’ils en auraient pu tirer. Chaque époque présente des caractères si particuliers, constitue un état de choses si individuel, qu’on ne peut et ne doit l’expliquer que par lui-même; Pour juger la marche tumultueuse des événements du monde, ni les principes généraux, ni l’analogie des faits ne servent de rien. Car une pâle analogie n’a aucune force en présence de la vie et de la liberté des faits du présent. Rien n’est plus insipide à cet égard que les citations souvent répétées d’exemples grecs et romains, comme cela a été si fréquemment le cas en France pendant la période révolutionnaire.

Marx et Engels se sont abstenus d’apporter de pareils témoignages. Mais celui qui se préoccupe avant tout de l’avenir, succombe trop facilement à la tentation de chercher à découvrir non seulement la direction, mais aussi les formes de l’évolution de l’avenir; mais comme on ne peut bien se représenter que ce que l’on connaît, toutes les formes de l’avenir qu’on reconstruit hypothétiquement ne sont que des variations et des réminiscences du passé.

Nous ne pouvons dire qu’une chose de la révolution future : elle sera différente de celles qui l’ont précédée et de celle que quiconque d’entre nous s’est imaginé ou s’imagine, serait-il Engels ou Bernstein. L’important est de voir clair dans la réalité : ce fut le cas de Marx et d’Engels. Malgré les dangers de la dialectique hégélienne, ils furent dans l’exil les premiers parmi les réfugiés révolutionnaires, qui reconnurent ce dont on avait besoin.

« Mais, dit Bernstein, cette contradiction entre la maturité réelle et la maturité hypothétique de l’évolution s’est répétée plusieurs fois encore. » Quelques observations empruntées à ces dernières années le montreront.

Dans l’introduction de la deuxième édition de sa « Question des logements », Engels vint à parler d’un « certain socialisme petit-bourgeois » qui a « ses représentants dans le parti socialiste lui-même, et jusque dans la fraction socialiste du Reichstag. Et cela de telle sorte qu’on reconnaît comme parfaitement justifiées les idées fondamentales du socialisme moderne et sa prétention de socialiser tous les moyens de production, tout en déclarant que la réalisation de ce programme ne sera. pratiquement possible qu’à une époque lointaine, dont on ne peut prévoir l’avènement. »,

A cela Bernstein répond :

« Il est pour le moins fort peu scientifique de juger le point de vue d’un politicien ou d’un théoricien, rien que d’après l’idée qu’il se fait de la rapidité avec la- quelle s’effectue l’évolution sociale. L’identification de l’idée prolétarienne avec celle de l’abolition directe et immédiate de tous les contrastes sociaux conduit à une interprétation bien mesquine de cette idée. « Prolétarien » d’après cette méthode signifierait brutal, grossier. Si la foi en la perpétuelle imminence de la catastrophe révolutionnaire faisait le socialiste prolétarien et révolutionnaire, ce seraient en premier lieu les révolutionnaires en toc qui auraient droit à cette qualification etc. » (p. 44, 45.)

Je demande maintenant où se trouvent dans la phrase d’Engels les expressions « abolition directe et immédiate de tous les contrastes sociaux» et « catastrophe révolutionnaire imminente »? A mon avis le sens des phrases citées est très simple et très facile à comprendre ; pour le prolétaire qui lutte en connaissance de cause, la lutte contre le salariat, contre l’exploitation capitaliste et la propriété privée des moyens de production est une chose absolument pratique. Il peut attendre plus ou moins longtemps la suppression du salariat capitaliste, celle-ci peut se réaliser plus ou moins vite, le but du prolétaire n’en est pas moins précis et détermine son action pratique tout entière. Pour le petit-bourgeois, qui tire lui-même profit de la propriété privée des moyens de production qui peut encore espérer devenir bourgeois, qui a plus à perdre que ses chaînes, la suppression de la propriété capitaliste n’est pas une question de nécessité pratique, mais tout au plus une question de bienveillance platonique. La souveraineté capitaliste lui est désagréable, il applaudit à la lutte du prolétariat. Mais la victoire du prolétariat n’est pas pour lui une nécessité pressante. Il n’éprouve pas le besoin d’y assister. Il lui importe peu que le régime socialiste n’arrive que dans cinq cents ans.

Je ne vois pas ce qu’il y a d’absurde à expliquer les opinions différentes du prolétaire et du petit bourgeois par leurs différences de classe.

Cela est conforme au matérialisme d’Engels. Si Bernstein a dédaigné de comprendre ainsi les phrases d'Engels et a préféré en donner « une interprétation bien mesquine », cela ne s'explique qu’en supposant que Bernstein s’est senti atteint par la remarque d’Engels sur les petits bourgeois, et que dès lors il ne les a pas lues avec impartialité, mais avec un esprit prévenu.

Dans ce cas Engels a été bon prophète, quand il dit : « Si, comme cela est nécessaire et même désirable, cette tendance prend un jour une forme plus nette et plus précise, elle devra pour formuler son programme remonter jusqu’à ses devanciers, et elle ne pourra guère ne pas tenir compte de Proudhon. » Or, Bernstein chante dans son livre les louanges de Proudhon (p. xxxi, 57, 227).

Malgré son don prophétique, Engels n’avait pas prévu en 1887, qu’il serait donné au rédacteur du « Sozialdemokrat » de Zurich, de ressusciter Proudhon.

Mais Engels s’était trompé aussi dans une autre de ses prophéties. Il avait déclaré en 1885, que « le prochain ébranlement européen se produirait bientôt, (les révolutions en Europe se sont produites dans notre siècle de 15 en 18 ans, 1815,1830, 1848-52, 1870) » (Préface des « Révélations relatives an procès des communistes de Cologne», p. u).

La phrase à l’air un peu bizarre, c’est indéniable. On dirait qu’Engels ne se basait dans ses prophéties que sur un calcul d’années assez enfantin. On y chercherait en vain une trace quelconque de dialectique, mais l’argumentation ne paraît pas précisément prouver une méthode scientifique.

Mais je crois qu’il ne faut pas nous laisser tromper par les apparences. Rappelons-nous le passage du « Capital » cité plus haut. Marx nous fait remarquer que quand on arrive à rendre dans toute sa vérité la vie de l’objet, il semble qu’on ait affaire aune hypothèse construite apriori. Lui-même nous montre clairement le mode de développement de la propriété par la « négation de la négation ». Mais celui qui ignore comment Marx est arrivé à la connaissance de ce développement, peut facilement croire qu’il l’a tirée de la formule de Hegel.

De même ici. 11 semble qu’Engels ait annoncé en 1883 l’imminence du mouvement révolutionnaire en Europe, parce qu’il en calculait l’échéance à quinze ou dix-huit années. C’est le contraire qui est vrai : c’est parce qu’Engels s’attendait à un ébranlement politique en Europe, qu’il y voyait une preuve nouvelle que les révolutions en Europe au XIX siècle se renouvellent à intervalles réguliers. Mais comment Engels s’attendait-il en 1883 à un ébranlement politique en Europe?

Comme j’entretenais alors à Londres des relations très étroites avec Engels, je connaissais son opinion, et je me crois tenu de la faire connaître ici, pour délivrer mon maître disparu du ridicule soupçon d’avoir fait des prédictions, sinon d’après le marc de café, du moins d’après de simples chiffres. Quelle était la situation en 1883? Le centre de gravité de la politique européenne était en Allemagne, mais la vie politique y était dans un état de stagnation.

Au dedans et au dehors, Bismarck était au bout de son latin; il restait cependant aux affaires, grâce à l’armistice que lui accordaient les partis bourgeois, pour ne pas troubler les derniers jours du vieil empereur. Mais les jours de Guillaume Ier étaient comptés, et sa mort devait amener l’échéance du prochain ébranlement européen. La lutte de classes si longtemps ajournée entre l’aristocratie et la bourgeoisie devait s’allumer plus ardente que jamais et l’antagonisme entre Bismarck et l’empereur Frédéric devait lui donner une acuité plus grande. Le différend entre ces deux derniers, à l’origine simple intrigue de cour, menaçait de devenir une lutte historique, qui ne pouvait finir que par la chute de Bismarck et de son système et par la victoire du libéralisme. Mais vie et mouvement politique et social veut dire actuellement vie et mouvement du prolétariat. L’avènement du libéralisme devait avoir pour conséquences inévitables, le déchaînement et l’essor rapide du prolétariat et provoquer un conflit entre lui et le régime libéral.

Telle était l’idée que se faisait Engels en 1885de la situation politique. Cette idée était-elle absurde? Ne fut-elle pas au contraire justifiée à un haut degré par les événements? N’avons-nous pas eu en 1890 un ébranlement politique, qui comme la révolution de Juillet de 1830 parut se circonscrire à un seul pays, mais qui exerça une influence efficace dans toute l’Europe. N’était-ce pas alors un plaisir de vivre, quand nous vîmes doubler le nombre de nos voix aux élections, quand la loi contre les socialistes échoua, et que Bismarck tomba? Engels n’avait pourtant pas espéré la dictature du prolétariat entre 1888 et 1890 !

Il est vrai qu’il s’était représenté l’ébranlement comme plus profond. La grande lutte entre le libéralisme et le parti conservateur, entre les hobereaux et la bourgeoisie, qui devait soulever la nation tout entière, n’éclata pas. En partie pour des raisons de personnes, que nul ne pouvait prévoir. Le règne de Frédéric ne dura pas, le véritable successeur de Guillaume Ier fut son petit-fils. Mais ces raisons de personnes n’auraient pas pu changer aussi foncièrement la situation, si le facteur, sur lequel Engels avait compté, c’est-à-dire, le libéralisme, n’avait fait défaut. C’était là le point faible du pronostic de 1885, comme de celui de 1847. Les deux fois, on avait exagéré la force de résistance révolutionnaire de la bourgeoisie.

Il faudrait certainement tenir compte de ce fait si on entreprenait une révision des idées marxistes. Marx et Engels calculaient toujours d’après une évolution politique, dans laquelle un régime bourgeois démocratique préparait la voie à la démocratie prolétarienne. Il faut renoncer aujourd’hui à cet espoir. Là où la démocratie n’existe déjà, elle ne fera son apparition que comme démocratie prolétarienne. Mais il est douteux que cette considération puisse amener une révision des doctrines marxistes dans le sens où l’entend Bernstein.

Il est douteux aussi que Bernstein ait compris bien exactement la préface bien connue qu’Engels a écrite pour « Les luttes de classes en France, » de Marx.

« Engels, dit Bernstein, à la fin de sa vie — dans l’avant-propos de « Les luttes de classes » — a reconnu sans détour l’erreur que Marx et lui avaient commise dans leur évaluation de la durée de l’évolution politique et sociale. Le mérite qu’il s’est acquis par la publication de cet écrit — que l’on pourrait appeler son testament politique — ne peut pas être exagéré. La portée de cet écrit est considérable. Mais cette préface n’était pas l’endroit propice pour tirer toutes les conséquences qui découlent de cet aveu si spontané. Et on ne pouvait pas non plus attendre d’Engels qu’il entreprît lui-même les rectifications théoriques que cet aveu comportait... Plus importante que la rectification que comporte, d’après l’avant-propos d’Engels, l’historiographie socialiste des temps modernes, est celle qui en découle pour l’interprétation intégrale de la lutte et des devoirs de la socialdémocratie » (p. 45-47). — {Traduction Cohen.)

En lisant ces lignes, on doit croire qu’Engels a avoué peu de temps avant sa mort une erreur, qui jusqu’alors était restée cachée et qui bouleverse de fond en comble toutes nos idées « sur la lutte et la tâche du parti socialiste. » Mais il était trop tard pour qu’Engels entreprît lui-même la révision nécessaire. C’est la tâche de ses successeurs. Mais que prouve en réalité Engels dans cette préface? La justesse de nos idées sur la lutte et la tâche du parti socialiste, telles qu’elles régnaient dans les rangs du parti à l’époque de la composition de la préface et déjà des dizaines d’années auparavant. Ce testament politique d’Engels n’était pas une correction apportée à la tactique du parti Socialiste, mais une confirmation de cette tactique. Il n’y a pas une syllabe dans la préface qui puisse autoriser Bernstein à prétendre que le mouvement de conversion qu’il a fait depuis 1893 n’est que l’exécution du testament politique d’Engels.

Engels n’y critique pas le système de lutte du parti socialiste de 1895, mais le système de lutte de 1848. 11 dit de ce dernier « qu’il est actuellement vieilli sous tous les rapports » (p. 7), c’est le point qu’il étudie de plus près à cette occasion. A ce système de lutte il oppose celui des socialistes allemands, qui en firent alors le premier usage pratique, « en envoyant Auguste Bebel au premier Reichstag constituant. Et depuis ce jour ils ont usé du droit de vote de façon à en tirer des avantages de toutes sortes et à servir de modèles aux travailleurs de tous les pays » (p. 12). Pas une ligne de cet écrit ne trahit le désir d’apporter une correction aux idées de lutte des devoirs du parti socialiste. Engels reste après comme avant le vieux révolutionnaire. « Le droit à la révolution n’est-il pas le seul droit vraiment historique? » (p. 17).En 1891, il répétait encore le mot de « dictature du prolétariat » (Préface de « la guerre civile en France » p. 14).

Et à la fin de cette même année, il écrivait:

« Combien de fois les bourgeois ne nous ont-ils pas exhortés à renoncer en toutes circonstances à l'emploi de moyens révolutionnaires et à ne pas transgresser la loi, puisque maintenant la loi d'exception est abrogée et que le droit commun est rétabli pour tous, même pour les socialistes ! Malheureusement nous ne sommes pas en état de faire ce plaisir à messieurs les Bourgeois. Ce qui n'empêche pas que ce n'est pas nous qui faisons violence à la loi. Au contraire, elle travaille si bien pour nous, que nous serions insensés de la violer tant qu'elle nous préparera ainsi la voie. Il est plus intéressant de se demander si ne sont pas précisément les bourgeois et leur gouvernement, qui violeront la loi et le droit pour nous écraser par la force? » (Neue Zeit, X, i, p. 583.)

Ce sont exactement les mêmes pensées, qu'Engels exprime dans la Préface aux « Luttes de classes. » Si elles n'apparaissent pas aussi clairement dans cette dernière, la faute en est non pas à Engels mais à ses amis d'Allemagne, qui le suppliaient de laisser la conclusion, comme étant trop révolutionnaire. Ils estimaient que la préface disait assez clairement les choses. Mais il est évident que ce n'est pas le cas.

En tous cas les opinions exprimées par Engels vers 1890 prouvent assez dans leur ensemble que« le fameux aveu » se rapportait à l'erreur de 1848 et non à une autre et qu'il recommandait la tactique de 1867.

S'il en est ainsi, le testament politique ne rend pas du tout nécessaire une révision de la théorie.

Marx et Engels étaient eux-mêmes en état d'entreprendre cette révision, leurs œuvres fondamentales, « le Capital » et « l'Anti-Dühring », furent achevées sous l'influence des idées et des expériences qui inspirèrent la nouvelle tactique. Et c'est pourquoi la théorie marxiste est exempte de contradictions dans ses œuvres les plus mûres. Celui qui pourrait en douter en trouverait la preuve dans Bernstein lui-même, qui, parti en quête de contradictions, annonçait qu'il en avait trouvé un grand nombre d'exemples magnifiques et qui, le moment venu de les montrer, n'a rien, absolument rien apporté, que de fortes paroles.

Celles-ci ne manquent pas assurément. Bernstein nous donne un jugement écrasant sur le caractère scientifique de l'œuvre de Marx et Engels.

« Pour que la thèse — d'origine hégélienne —de révolution subsistât, il fallait ou bien donner une interprétation erronée de la réalité ou bien ignorer toute proposition effective dans l'estimation du chemin à parcourir. De là cette contradiction, que la pénible minutie, qui est le propre du zèle infatigable des génies, va de pair avec une presque incroyable négligence des réalités les plus palpables; que la doctrine même qui a pour base l'influence déterminante de l'économie sur la force, aboutit à une véritable croyance merveilleuse en la faculté créatrice de la force, et que l'élévation théorique du socialisme au rang de science se transforme si souvent en une subordination à la tendance de toutes ses prétentions scientifiques » (p. 44).

La dialectique hégélienne ne suffit pas à expliquer à elle seule une négligence de méthode, telle que celle qui est décrite dans cette citation. Bernstein découvre encore une autre cause : « La contradiction flagrante entre la réalité et le programme était le résultat d'une erreur intellectuelle, d'un dualisme dans leur théorie » (p. 52). Il l'explique en ces termes :

« Dans le mouvement socialiste moderne on peut dis-LE MARXISME 67tinguer deux courants principaux qui à des époques diverses et sous des formes différentes, s'opposent l'un à l'autre. L'un, constructif, continue les idées de réforme exposées par des penseurs socialistes ; l'autre emprunte ses inspirations aux mouvements populaires révolutionnaires et ne vise de fait qu'à détruire. Suivant les possibilités du moment l'un apparaît comme utopique, sectaire, pacifiquement évolutionniste, l'autre comme conspirateur, démagogique, terroriste. Plus nous approchons du temps présent plus catégorique est, ici, le mot d'ordre: émancipation par l'organisation économique, et là : émancipation par l'expropriation politique... La théorie marxienne chercha à combiner le fond essentiel de ces deux courants. Aux révolutionnaires elle emprunta l'idée de la lutte émancipatrice des travailleurs comme étant une lutte de classe politique, et aux socialistes la nécessité de connaître les conditions économiques et sociales de l'émancipation ouvrière. Mais cette combinaison ne signifiait pas encore la suppression de l'antagonisme. Elle était plutôt un compromis tel qu'Engels le propose aux socialistes anglais dans son écrit : « La situation des classes ouvrières » : subordination de l'élément spécifiquement socialiste à l'élément politico-radical et socialo-révolutionnaire. Et quelle que fut l'évolution effectuée au cours des années par la théorie marxiste, elle n'a jamais su se défaire du caractère de ce compromis ni de son dualisme. » (p.53, 54).

Enfin voilà une explication, non pas, il est vrai,« de la faute d'ordre intellectuel » de Marx et Engels, mais de la conception intellectuelle de Bernstein, qui le pousse soudain à voir partout des obscurités et des contradictions, là où il a trouvé pendant vingt ans l'unité la plus complète. Le dualisme entre l'élément « évolutionniste pacifique » et l'élément « démagogiste-terroriste », est la faute fondamentale du Marxisme. Mais ce n'est pas l'élément évolutionniste pacifique que Bernstein veut expurger. En d'autres termes : le mauvais génie du marxisme, c'est l'esprit révolutionnaire, c'est aussi celui qui rend si perfide et si funeste la dialectique. Il aveugla Marx et Engels, les poussa à négliger d'une manière incroyable les faits les plus évidents, à subordonner toute science à la tendance et aux contradictions intimes les plus grossières. Il s'agit de chasser ce mauvais génie, si l'on veut affermir le socialisme.

Mais que va-t-il rester du marxisme après cet exorcisme? Lui enlever son esprit révolutionnaire, n'est-ce pas lui ravir la vie?

Ce qui aux yeux de Bernstein apparaît comme une « erreur intellectuelle », comme un « dualisme » est précisément aux nôtres le grand fait historique du socialisme de Marx : la réconciliation du socialisme utopique et du mouvement ouvrier primitif en une unité plus haute. Il y parvint grâce au matérialisme historique, d'un côté en reconnaissant dans la lutte de classe du prolétariat, la force impulsive de l'évolution de la société moderne par delà la phase capitaliste, — lutte, qui comme toute lutte de classe est nécessairement une lutte pour la puissance politique; et d'autre part en reconnaissant les tendances de l'évolution économique du mode de production capitaliste, qui poussent le prolétariat à conquérir les forces économiques du capital et créent les conditions d'un mode de production social.

Où est le dualisme, où est le compromis, dans cette théorie?

Elle m'apparaît comme la découverte la plus importante du xix® siècle. Un fait connexe s'y rattache, c'est que Marx et Engels n'avaient pas du tout l'intention d'ensevelir leurs nouveaux résultats scientifiques dans de gros livres à l'usage exclusif du monde savant et qu'ils entrèrent dans les rangs du prolétariat, prirent part à ses luttes et firent tous leurs efforts pour élever le niveau du prolétariat international tout entier.

En d'autres termes, si leur grandeur historique vient d'une part de ce qu'ils ont su concilier le mouvement utopique et le mouvement révolutionnaire, elle résulte d'autre part de ce qu'ils furent à la fois savants et hommes politiques, hommes de cabinet et hommes de lutte. Il y a certainement là un antagonisme entre ces deux fonctions, antagonisme correspondant à celui qui vient entre le passé et l'avenir, la nécessité et la liberté, entre le matérialisme et l'idéalisme.

Tandis que le savant étudie avec calme et impartialité les rapports nécessaires entre les faits, l'homme de combat lutte pour tout ce qui est encore inconnu et libre en apparence, bien que cela soit soumis à des lois inéluctables; il le poursuit comme un but obscur, un idéal lointain, qui stimule sa volonté et son activité et excite puissamment ses passions. Et tandis que le savant peut peser tranquillement le pour et le contre, avant de prendre une décision, il faut agir dans la lutte au moment favorable sans prendre le temps de réfléchir longuement.

Il est évident que ces oppositions se manifestent dans l'activité des hommes qui sont à la fois savants et hommes de combat. Mais ce n'est pas précisément apprécier de tels hommes avec l'impartialité de l'histoire que de déduire de la dualité de leurs fonctions des contradictions dans leurs théories ou même des fautes d'ordre intellectuel.

Si jamais quelqu'un a su se soustraire à cet antagonisme de fonctions, ce sont bien les deux fondateurs du socialisme moderne. Les arguments qu'apporte Bernstein, pour prouver que les théories de Marx et d'Engels manquent de caractère scientifique et sont entachées d'erreur, ne résistent pas à un examen approfondi. Nous l'avons montré par plusieurs exemples. Mais quiconque ne se borne pas à l'interprétation de phrases isolées, quiconque embrasse l'ensemble de l'œuvre politique de nos deux maîtres dans son unité historique, reste étonné, — ami ou ennemi, — de leur puissance à concilier la passion révolutionnaire et la profondeur scientifique, qu'il considère l'activité qu'ils ont déployée, dans la « Neue rheinische Zeitung» et dans « l'Internationale », ou la fécondité de leur influence sur le parti socialiste international. Ce « dualisme », c'est-à-dire l'union de l'esprit scientifique et de l'esprit révolutionnaire, du matérialisme historique et de l'idéalisme pratique ,a été non seulement pour eux, mais pour leurs successeurs, la source de ce qu'ils ont produit de meilleur dans l'ordre intellectuel, et si la critique de Bernstein de la « faille intellectuelle » des marxistes est accueillie aujourd'hui avec tant de considération, elle le doit à ce fait que Bernstein a commis lui-même cette faute pendant vingt ans.

C) La valeur[modifier le wikicode]

Après la philosophie, l'économie politique, dont la clef est la théorie de la valeur : Bernstein s'en occupe aussi. Ici, la « forme irrésolue et lourde des premiers chapitres », dont se plaint Bernstein lui-même, ne conviendrait pas du tout. Sur ce sujet si difficile et si important, il s'agit avant tout d'être clair et net et de ne pas laisser naître le moindre doute.

Bernstein est loin d'y avoir réussi. Son ouvrage devait exprimer nettement et sans équivoque ses idées les plus récentes, qui d'après lui étaient tant de fois mal comprises. Ce qu'il nous dit de la théorie de la valeur est un compte-rendu de la théorie de Marx, à laquelle il joint çà et là quelques réflexions, sans marquer le moins du monde quel est son propre point de vue dans la question. Il est encore plus obscur quand il assimile à la théorie de Marx la théorie de l'utilité minimum {Grenznutzen théorie)[Note du Trad 3] sans s'expliquer clairement sur elle. La valeur marxiste n'est pour lui « qu'un fait de nature purement idéologique, construit sur des abstractions. »

« Marx a incontestablement le droit de faire abstraction de la nature des denrées au point qu'elles n'apparaissent plus que comme des masses de travail humain incorporées, de même que l'école Bôhm-jevonsiste est libre de faire abstraction de toutes les qualités des denrées à l'exception de leur utilité. » Puis il cite une phrase du « Capital » qui « seule suffit de le faire impossible de se mettre au-dessus de la théorie de Gossen et de Bohm » {Traduction Cohen). — Mais, dans une note, Bernstein signale dans l'édition allemande une troisième théorie de la valeur, celle de M.de Buch, que nous ne connaissons pas et il déclare qu'elle est « le résultat d'une analyse non moins sagace et une contribution remarquable à un problème qui n'est pas le moins du monde éclairci ».

Il en résulte que c'est la théorie de la valeur de Bernstein, qui est un problème pas le moins du monde éclairci. Nous ne savons pas si c'est la théorie de Marx, celle de Jevons, celle de Buch ou une théorie particulière, synthèse des trois autres. Le problème n'est pas résolu dans le livre de Bernstein.

Il répondit à ma critique par un article paru dans la Neue Zeit (« Arbeitswert oder Nutzwert»,XVII, 2, p. 548, etc.), dans lequel il me reproche de ne pas le comprendre ou de ne pas vouloir le comprendre. De pareilles insinuation* sont une des beautés de la polémique de Bernstein. Il croit impossible que ce soit sa faute, si l'on ne comprend pas. La chose est pourtant bien claire et bien facile à saisir :

Pierre et Paul considèrent une boîte de minéraux

« Ce sont des cristaux hémiédriques à faces parallèles », dit Pierre. « C'est une pyrite de fer », dit Paul. Lequel des deux a raison ?

« Tous les deux ont raison », répond le minéralogiste. Ce que dit Pierre se rapporte à la forme, la remarque de Paul à la substance ».

La justesse de cette réponse nous apparaît aussitôt clairement, parce que nous avons affaire ici à un objet concret, où il est facile de distinguer la forme et la substance. Des hommes normalement doués ne discuteront pas sur la question de savoir si l'étoffe d'une couverture est en laine ou en peluche, mais bien si l'étoffe est de la laine ou non, si le tissu est de la peluche ou non. Mais deux personnes également raisonnables pourront discuter quelle est la caractéristique de la pièce d'étoffe en question, si c'est la matière dont elle est faite, ou sa fabrication. Et, comme elles vont jusqu'au fond des choses, elles pourraient en arriver l'une à considérer la nature intrinsèque de la laine, l'autre celle du tissu de peluche, et à ne plus discuter que la question de savoir si c'est la substance ouïe tissu qui détermine le caractère de l'étoffe. C'est, sur un autre terrain, la discussion de la notion de la valeur, qui dure depuis des générations dans l'économie politique Les contraires : matière première et tissu, sont ici : valeur de travail et utilité. Et de même que nos amis les théoriciens savent parfaitement que sans la matière première on ne peut faire un tissu et que la matière première non travaillée ne peut donner une bonne couverture, de même les économistes des deux camps opposés n'ignorent pas que la valeur économique d'un objet dont la fabrication n'exige aucun travail est nulle, quelle que soit son utilité, et que d'autre part le travail que réclame la fabrication d'un objet ne confère à cet objet aucune valeur, tant qu'il ne répond à aucun besoin humain.

La valeur économique a un double caractère : elle comporte la notion d'utilité (valeur d'usage et de besoin) et celle de frais de fabrication (valeur-de-travail).

Ce double caractère détermine, continue Bernstein, le degré de la valeur. Mais, pour arriver à la plus-value, Marx supposait que les produits se vendent à leur valeur-de-travail et ne tenait pas compte de l'utilité. comme second facteur déterminant de la valeur. Les théoriciens de « l'utilité minimum » font le contraire dans un autre but. Suivant le but qu'on poursuit, l'un ou l'autre de ces points de vue se justifie.

En d'autres termes, la théorie de Marx est juste, mais celle des théoriciens de « l'utilité minimum» l'est aussi. Elles ne sont que les deux faces d'un même objet. Il est seulement surprenant que des gens aussi sagaces que les partisans de « l'utilité minimum » ne l'aient pas remarqué. Il est moins étonnant que Marx et ses partisans n'aient pas vu combien il était facile de régler le différend engagé depuis des générations sur cette question de la valeur. Ces entêtés sont évidemment des gens de courte vue. Mais, quoi qu'il en soit, Bernstein a fait sa surprenante découverte et une ère nouvelle commence pour la théorie de l'utilité. Mais il y a encore un petit détail à signaler. Bernstein remarque que « la théorie de l'utilité minimum est justifiée en certains cas, tandis qu'il faut préférer dans d'autres la théorie de Marx ». 11 a malheureusement omis de spécifier ces cas. Et cela nuit à la valeur de sa découverte, en raison de ce fait que les théoriciens de l'une et de l'autre opinion appliquent sans distinction leur théorie partout où ils ont besoin d'une théorie de la valeur. Nous ne connaissons pas dans toute l'histoire de l'économie politique un seul exemple où l'écrivain soit parti dans un cas de la doctrine de Marx et dans l'autre de la théorie de l'utilité minimum, ou ait cru seulement possible d'employer une pareille méthode. Bernstein aurait dû nous dire où et comment cela est possible. Il aurait dû aussi tirer la morale de son exemple de la pyrite de fer : les cristaux sont la forme, la pyrite la substance du corps. L'utilité constitue-t-elle la forme de la valeur et le travail sa substance, ou si c'est le contraire?

Quel est le but d'une théorie de la valeur ? Il n'est autre que de servir à comprendre notre mode de production.

Nos produits ne sont pas destinés directement à la consommation, mais à la vente. Acheter et vendre sont les bases de l'économie industrielle actuelle. Celui qui veut la comprendre, doit avant tout connaître les lois qui régissent la vente et l'achat. Quiconque observe le marché, remarque facilement que malgré les fluctuations que provoquent les changements dans l'offre et la demande, le prix de chaque sorte de produits n'est pas arbitraire, mais qu'il a une tendance à atteindre une hauteur déterminée. Cette tendance déterminée est sa valeur ; elle n'apparaît que dans l'échange et la vente, comme valeur d'échange. La valeur n'est donc pas « un fait de nature purement idéologique », mais un fait concret ; il n'y a pas une valeur suivant Marx ou Jevons, mais seulement une valeur marchande que l'on a observée et étudiée, bien avant Marx et Jevons.

Ce qui est « de nature purement idéologique » et particulier à Marx et à Jevons, ce n’est pas la valeur, elle-même, mais la théorie de la valeur, c’est-à-dire la tentative de découvrir et d’expliquer quelle relation existe entre ce fait en apparence mystique et les faits bien connus de la vie économique.

Sans doute il est permis à Marx de négliger toutes les qualités d’un produit,, et de ne tenir compte que d’une chose, c’est que ce produit représente une certaine somme de travail humain; il est permis à Jevons de ne tenir compte que de l’utilité de ce produit, mais il s’agit ici de savoir ce qui est permis quand on a pour but déterminé de rechercher la valeur d’une marchandise, en tant que valeur d’échange. Ce but déterminé n’a rien à voir avec les autres buts que l’observateur rattache à l’étude de la théorie de la valeur. Quel que soit le résultat de ses recherches, le but visé par la théorie de la valeur reste le même : découverte de la loi fondamentale qui règle la marche de l’échange, c’est-à-dire de l’achat et de la vente. Mais si toute théorie de la valeur a le même but, il est absurde d’admettre qu’il puisse y avoir à la fois différentes théories de la valeur, suivant le but qu’on poursuit.

Bernstein nous renvoie, pour élucider son point de vue, à un article de la « Neue Zeit » (XV,1 , p. 50 et s.), dans lequel il s’explique en détail au sujet de la théorie de l’utilité minimum. Mais ce qu’il y dit ne concorde pas absolument avec son point de vue actuel. Il y déclare que dans la théorie de l’Utilité minimum « la valeur et le prix sont une seule et même chose », et que ce n’est par conséquent pas « une théorie de la valeur, mais une théorie du prix. La notion de la valeur minimum c est une acquisition précieuse pour l’économie politique et l’étude des lois de l’échange. »

Cela signifie que Bernstein considère la théorie de la valeur minimum comme impropre à servir de théorie de la valeur. Mais comme théorie du prix, elle ne peut être utile que dans les recherches de détail, car comment concevoir une théorie étendue du prix sans une théorie de la valeur, qui lui sert de base ? La nature de l’argent, par exemple, ne peut être expliquée que par une théorie de la valeur et jamais par une théorie du prix. Cela est en effet un des points les plus faibles de la théorie de la valeur minimum. Elle n’est pas en état d’expliquer la fonction de l’argent en tant que mesure des valeurs.

Aujourd’hui Bernstein parle d’elle comme d’une théorie de la valeur égale à la théorie marxiste. Pour y réussir, il introduit tout à fait sans qu’on s'en aperçoive une nouvelle catégorie économique, « la valeur économique ». « La valeur économique, dit-il, a un double caractère : elle comporte la notion d'utilité (valeur d’usage et de besoin) et celle de frais de fabrication (valeur-de-travail).

La valeur économique? Quelle sorte de valeur est-ce là? Marx signale dans ,, le Capital » le double caractère de la marchandise, qui est en même temps valeur d’usage et valeur d’échange, et le double caractère du travail produisant des marchandises. Le double caractère de la « valeur économique » ne trouve ici aucune place. Si donc Bernstein n’a pas sa propre théorie, encore ignorée, de la valeur économique, il nous est difficile de trouver une place pour elle.

Dans son livre, Bernstein a encore en vue le double caractère de la marchandise. Dans un de passages signalés au commencement de ce chapitre ,il dit qu’il est aussi bien permis à Marx de négliger toutes les qualités de la marchandise et de ne tenir compte que de ce qu’il représente une certaine somme de travail, comme il est permis aux théoriciens de l’utilité minimum de ne tenir compte que de l’utilité. Il dit maintenant de « la valeur économique, » ce qu’il disait, il y a quelques instants, du produit lui-même. Son point de vue au sujet de la théorie de la valeur paraît être très fécond.

Bernstein confondrait-il la valeur économique et la valeur d’échange ? Il y a des gens qui admettent que la valeur d’échange d’une marchandise dépend de la somme de travail qu’il représente, et de son degré d’utilité. Est-ce là ce que veut dire Bernstein dans sa phrase du double caractère de la valeur économique ? Mais que veut dire alorslo mot « valeur-de-travail »? Cette expression ne peut signifier qu’une chose, c’est que la valeur d’un produit est uniquement déterminée par la somme de travail qu’il représente. Quiconque est d’avis, que la valeur n’est pas exclusivement déterminée par le travail, mais encore par un autre facteur, tel que l’utilité, ne peut parler d’une « valeur-de-travail ». Mais Bernstein veut-il dire que la valeur économique, en tant que valeur d’échange, est à la fois valeur d’usage et valeur d’échange exclusivement déterminée par le travail ?

Autant le double caractère de la marchandise est une chose claire, autant le double caractère « de la valeur économique » est obscur et confus. Je ne contesterai pas qu’une pareille notion de la valeur soit tout aussi conciliable avec la théorie de la valeur minimum, qu’avec celle de Marx ou qu’avec une demi-douzaine d’autres. Un concept aussi obscur rend toutes les théories de la valeur également confuses.

C’est ainsi que Bernstein arrive à concilier la théorie de M. Léopold de Buch avec la théorie de la valeur de Marx et celle de Bôhm von Bawerk. Bernstein a trouvé une lacune dans la théorie de la valeur de Marx. D’après cette théorie, c’est la durée de travail nécessaire à la fabrication d’une marchandise qui détermine sa valeur. Mais il y a différentes sortes de travail. Chacune d’elles doit être réduite à une même sorte de travail, « au travail simple », si l’on veut pouvoir comparer la quantité de l’un avec celle de l’autre. « Un travail complexe n’est qu’un travail simple, élevé à une certaine puissance ou mieux multiplié, de sorte qu’une petite quantité de travail complexe est égale à une plus grande quantité de travail simple. L’expérience prouve que cette opération de réduction se produit d’une façon constante. Les proportions différentes, dans lesquelles différentes sortes de travail sont réduites « en travail simple », pris comme unité de mesure, sont déterminées socialement à l’insu des producteurs, à qui elles paraissent être le résultat de la tradition. (Capital, I, 4édit., p. 11).

Comment ses proportions sont-elles socialement déterminées, c’est ce que Marx n’explique pas davantage. Dans la « Critique de l’économie politique » (2® éd. p. 6) il remarque : « Les lois qui règlent cette opération de réduction ne seraient pas ici à leur place ». Malheureusement il n’est pas revenu sur ces lois pour en expliquer le développement : il les connaissait déjà, sinon il n’en aurait pas parlé. La théorie de Marx est donc incomplète sur ce point. Nous sommes de l’avis de Bernstein à ce sujet; mais non sur la manière dont il entend combler la lacune.

« Buch, dit-il, cherche ù dénouer le nœud gordien en séparant rigoureusement les deux sortes de valeur qui se confondent dans Marx : valeur intrinsèque et valeur relative. La première est pour lui la valeur-de-travail; il la détermine directement par le salaire et la durée de travail, et en fondant sur la physiologie la notion de « la densité limite de travail » (plus la journée de travail est courte et plus la part de l’ouvrier au produit de son travail est grande, plus la « densité limite de travail » est élevée). La valeur-de-travail est donc très différente de la valeur d’évaluation, que le produit a ou aura sur le marché. Ces deux valeurs doivent être rigoureusement distinguées. Le profit à retirer de l’ouvrier doit être estimé d’après le rapport de la valeur-de-travail à la valeur d’évaluation et non d’après la valeur-de-travail seule. Je sais qu’on peut faire des objections à la théorie de Buch, mais je considère qu’elle procède par une analyse rigoureuse et qu’elle a trouvé le bon moyen de combler la lacune en question. Dans tous les cas il me semble plus pratique d’opérer avec deux notions distinctes de la valeur, que de donner d’une seule même notion une définition, qui comprend deux principes qui se neutralisent, comme c’est le cas de « la durée de travail nécessaire socialement. » Comme nous n’avons encore que la première partie du travail de Buch, je ne puis me prononcer définitivement à son sujet. »

Je ne connais pas même cette première partie de l’ouvrage de Buch, mais ce qu’en dit Bernstein n’est pas propre à me le faire considérer comme un modèle d’analyse rigoureuse.

J’ignore si les notions de « valeur intrinsèque» et de « valeur relative » se confondent dans Marx. Marx distingue et sépare rigoureusement « la valeur « intrinsèque », la « valeur- de- travail», la « valeur individuelle » de la valeur marchande, du prix marchand, (cf. p. ex. « Capital », 111, 1,p. 157-58).

Par contre, M. de Buch paraît confondre plus d’une notion, quand il fait déterminer le valeur par le salaire. La valeur est une catégorie économique, qui est antérieure à l’apparition du travail salarié. Il faut ne pas voir la différence qu’il y a entre la production simple des marchandises et la production capitaliste et considérer cette dernière comme la forme unique de production industrielle, si l’on veut déterminer la valeur par le salaire. Que deviendra alors la valeur de produits, qui n’ont pas été fabriqués par des ouvriers salariés, mais par des artisans travaillant à leur compte? Qu’est-ce que le salaire, sinon une somme de valeurs échangées contre une force de travail d’égale valeur? Par conséquent la valeur est tout d’abord déterminée par le salaire, et le salaire lui-même par la valeur ? Mais la valeur de la force productive est-elle déterminée aussi par le salaire?

Il est très méritoire de rechercher les lacunes d’une théorie, mais ce mérite cesse d’en être un, quand on cherche à combler ces lacunes à contresens.

Que faire en effet d’une « valeur économique «qui est à la fois une valeur d’usage et une valeur d'échange, une « valeur-de-travail » déterminée à la fois par la dépense de travail et le salaire de ce travail? Une théorie de la valeur, de même qu’une conception historique, doit se vérifier dans la pratique et l’application.

La théorie de la valeur de Bernstein, quelle qu'elle soit, prétend être une modification ou un développement de la théorie de Marx. Mais celle-ci est intimement liée à la conception de production moderne, que Marx a exposée.

Cette conception tout entière devient- caduque dans la forme qu’elle a revêtue jusqu’ici et on doit y apporter une correction, si la théorie marxiste de la valeur subit une modification. La doctrine de la plus-value et du profit, la conception du capital et de son rapport avec le prolétariat, tout doit être radicalement changé, si la théorie de la valeur qui leur sert de fondement change elle-même. Cela n’inquiète pas Bernstein. Il fait encore quelques remarques au sujet de la plus-value et de la surproduction, mais ne change rien à l’ancien état de choses, et continue de traiter la vieille conception marxiste de capital, comme s’il n’avait pas été question des objections qu’il fait contre la théorie de la valeur.

Il accorde que la valeur de la théorie de Bôhmvon Bawerk est exacte dans une certaine mesure. Veut-il dire que leur théorie du capital et de l’intérêt du capital est justifiée ou bien qu’elle est conciliable avec celle de Marx ?

Il ne nous en dit rien. Ses considérations ultérieures sur l’économie n’ont aucun rapport avec sa critique de la théorie de la valeur, que nous aurions pu tranquillement laisser de côté, si toute la bande des anti-marxistes n’avaient poussé des hurlements de joie, en entendant un marxiste proclamer lui-même la banqueroute de la théorie marxiste de la valeur.

Bernstein n’est pas allé jusque-là. Il a seulement montré qu’il ne sait plus exactement ce qu’il doit en penser. Il la trouve incomplète et inachevée; il ne cherche pas à la développer dans l’esprit de son fondateur, mais veut en combler les lacunes en y introduisant des idées, qui sont étrangères et même contraires à l’esprit de la théorie, et qui ne peuvent former avec elle un ensemble homogène. Ces tentatives de Bernstein ne seront bien accueillies ni par les théoriciens de l’utilité minimum, ni par les marxistes. Ils ne saluent pas en lui le théoricien, mais le sceptique.

Bernstein n’est pas plus arrivé à un résultat positif comme critique de la théorie de la valeur que comme critique de la conception matérialiste de l’histoire. Son avantage sur Marx consiste en ce qu’il substitue à l’unité de cette conception l’éclectisme, qu’il célèbre comme « la rébellion du bon sens contre la tendance propre à toute doctrine, à faire subir à la pensée le supplice du brodequin ». Si Bernstein se représente l’histoire de l’évolution intellectuelle, il verra que tous les grands esprits qui se sont élevés contre l’oppression de la pensée ne furent rien moins qu’éclectiques, et que leurs efforts ne tendirent pas moins à l’unité qu’à l’indépendance. L’éclectique est trop modéré pour être rebelle. Il maugrée et s’emporte comme un beau diable contre les incommodités qu’entraîne avec elle la recherche de l’unité. Mais qu’on nous montre un éclectique dans la république des esprits, qui mérite le nom de rebelle. Si je compense une révérence polie à Marx, par une révérence polie à Bôhm von Bawerk, cela est loin d’être une rébellion ! Mais Bernstein dit que la tâche des successeurs de Marx et Engels est « de redonner de l’unité à la théorie ». Vive l’unité éclectique ! J’accorde volontiers que ce n’est pas là le supplice du brodequin.

II. Le programme[modifier le wikicode]

a) La théorie de l'écroulement. (Zusammenbruchstheorie)[modifier le wikicode]

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  1. Bernstein, Socialisme théorique, trad. A.Cohen, p. xx
  2. Bernstein, trad. Cohen, p. 16. 17.
  3. Bernstein, trad. Cohen, p. 18.
  4. Engels,//errnA.DûhringsUmwci.l:{ungder Wissenschaft , Stuttgart, 3e édition, p. 3o5-3o6.
  5. Bernstein, Socialisme théorique, trad.Cohen, p. xxvii.
  6. Bernstein, op. cit., trad. Cohen, p. xxxii.
  7. Traduction littérale : le « il le faut », etc.
  1. Il s'agit des Junkers, parti féodal particulièrement puissant dans l'Est de l'Allemagne.
  2. Le suffrage étant à deux degrés, un tiers des Wahlmaenner ou électeurs du second degré sont élus par les citoyen •• moins aisés, deux tiers par les citoyens plus aisés et riches. Puis les députés sont élus par les Wahlmaenner.
  3. C'est la théorie de Wieser (final, terminal, marginal, utility). Il entend par la l'utilité minimum que peut avoir un produit au point de vue économique, dans des conditions données et eu égard à l'offre et à la demande.