Le léninisme et le problème de la révolution culturelle

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Discours à la séance commémorative de la mort de Lénine 21 janvier 1928

Discours du camarade N. Boukharine à la séance commémorative de la mort de Lénine

Camarades ! Aujourd’hui, pour cette séance commémorative, j’aimerais traiter un seul thème : le Léninisme et le problème de la révolution culturelle. Je l’ai choisi, parce qu’à l’heure actuelle c’est l’un des problèmes centraux et parmi les plus importants qui se présentent au pouvoir soviétique et à notre parti. La meilleure façon d’honorer la mémoire de notre grand maître sera, en ce jour de souvenir, de venir à lui encore et toujours, pour puiser à nouveau des forces dans la doctrine que Vl. Ilitch nous a laissée.

Car notre tâche est de « changer le monde ». Elle a été formulée sur le plan théorique par Marx, le génial fondateur du communisme scientifique. Il nous faut aujourd’hui nous battre et surmonter des difficultés d’un ordre tout à fait exceptionnel, il nous faut vivre dans un encerclement capitaliste, et le combattre. C’est notre adversaire. Et il nous a, en fait, déclaré une guerre à mort. C’est un ennemi fort. Il est déjà armé jusqu’aux dents, et s’arme toujours plus.

A l’heure actuelle, la science et la technique capitalistes et bourgeoises, et l’organisation du travail capitaliste progressent. La production en série et standardisée, l’électrification, toute une série de nouvelles inventions techniques, le charbon liquide, une production perfectionnée, la fabrication de fibres synthétiques, qui tient une place de plus en plus grande dans l’industrie capitaliste et peutêtre, sur un signe du gouvernement, sera convertie pour la préparation d’explosifs ; les plus importantes découvertes militaires, enfin, les moteurs autonomes sur terre, sous l’eau, sur l’eau et dans l’atmosphère, tout cela est le signe d’un « rééquipement » technique du capitalisme, qui permet à notre adversaire de s’installer plus fermement sur son trône. La crise de la guerre et de l’aprèsguerre lui a infligé des blessures profondes ; elle n’est pas encore surmontée ; à l’horizon apparaissent les oiseaux annonciateurs de nouvelles catastrophes. Mais pour le moment, dans le cadre d’une crise qui n’est pas encore surmontée, notre adversaire consolide les centres principaux de sa force et de sa puissance. Nous devons très clairement comprendre que nous vivons une période de compétition avec cet adversaire impérialiste encore puissant. Nous ne devons pas une seconde perdre cela de vue. Il nous faudra vivre encore longtemps dans l’encerclement capitaliste. Un long combat nous attend contre cette « Sainte Alliance » de la contre-révolution bourgeoise qui ne veut ni ne peut nous laisser en paix ; car notre paix, notre construction, notre travail pacifique, notre croissance troublent la « paix » des royaumes impérialistes. C’est pour cela que notre construction et les tâches que nous résolvons à l’intérieur du pays sont tellement intimement liées aux problèmes de « grande » politique internationale. Elles en sont réellement indissociables.

Notre adversaire utilise toutes les armes possibles dans sa lutte contre nous. Il nous combat également sur le front idéologique. L’une des armes les plus importantes lui est fournie par la spéculation sur notre retard technique et économique, notre inculture, et la misère, que nous n’avons pas encore surmontée. Tous les chantres et manitous de l’impérialisme, tous les ennemis du socialisme en construction, tous les gens haïssant le fer de la dictature du prolétariat, tous les cyniques de la social-démocratie, tous les brouillons de la petite bourgeoisie, tous les gens dévorés par le doute et le scepticisme qui croassent sur notre perte, tous ils spéculent sur notre arriération.

A une extrémité se trouvent les gros dirigeants du capitalisme international, et à l’autre, tous nos amis-ennemis imaginables, qui, hélas, empruntent plus d’une fois leurs armes à l’arsenal idéologique des adversaires déclarés du socialisme. On peut souvent voir un fieffé brasseur d’affaire, idéologue du capital annoncer, non sans des effets de pathos artificiels, que le « Bolchevisme c’est ‘‘une grande peste’’, une grande maladie asiatique qui menace de déferler sur l’Europe ». Ils hurlent, comme des hystériques, que le bolchevisme apporte avec lui « la perte de toute la civilisation et de la culture ». Certains, parmi les braillards impérialistes les plus zélés, les plus empressés et les plus hypocrites (en premier lieu, les anciens « maîtres des âmes » de la Russie Impériale), dépassent toutes les formes de la folie bestiale. Ils vont jusqu’à dire qu’ils voient dans le pouvoir soviétique l’incarnation du royaume du « Diable », une « satanocratie ». C’est ce qu’écrit, emporté par sa haine contre-révolutionnaire, le troubadour de l’aristocratie, M. Berdiaev.

Nos adversaires sociaux-démocrates répandent avec un zèle digne d’un meilleur sort, une fable haineuse ; selon laquelle dans un pays semi-asiatique, depuis longtemps habitué à un type précis de despotisme, nous aurions établi un régime ne se distinguant en rien de celui de Horty et de Mussollini.

(Entre parenthèses je remarquerai ceci : lorsque certains jeunes de l’opposition trotskiste nous traitent de fascistes, ils empruntent totalement cette arme empoisonnée à leurs amis politiques sociaux-démocrates.) Toute la social-démocratie affirme que nous, les bolcheviks, nous avons entrepris une œuvre utopique : construire le socialisme, ce qui suppose une grande culture des masses. C’est pourquoi toutes nos « entreprises » sont d’avance condamnées à un fiasco, à un échec inévitable quand bien même nous nous affairerions, quand bien même nous inventerions de beaux slogans. Dans le grand « livre des destinées » de l’histoire notre faillite est prédite, car, prétendentils, nous serions allé à l’encontre des lois d’airain de l’histoire. Et les petits débris d’opposition qui se sont écartés de notre parti suivent la même ligne lorsqu’ils affirment que notre faillite est presque « réglée » d’avance, sauf dans le cas où nous serions sauvés par une explosion immédiate et l’établissement d’un pouvoir prolétarien en Europe occidentales. Ainsi, appuyant sur des touches différentes, ces gens jouent la même mélodie.

Un fait est caractéristique. Cet argument de l’arriération, de l’inculture n’est pas produit uniquement contre nous, bolcheviks d’URSS, au moment où notre révolution remporte succès sur succès, victoire sur victoire. Il est extrêmement caractéristique que ce même argument, à peu de chose près, ait été avancé il y a très très longtemps par les adversaires du mouvement communiste ouvrier en général, qui critiquaient le but même du communisme ; ils « démontraient » que rien de bon ne pouvait être réalisé par une classe inculte, écrasée, une classe « paria », qui serait juste capable de détruire, de déchaîner une force élémentaire sauvage et qui inévitablement ramènerait quasiment la société aux temps préhistoriques.

Il est caractéristique que même les demi-amis du mouvement communiste ont plus d’une fois reculé depuis la naissance du communisme, épouvantés, devant ceux qu’ils appelaient quelquefois eux-mêmes à débarrasser la civilisation capitaliste moderne de ses vices. Un homme aussi important, un poète aussi grand que Heine, que Marx appelait son « ami », et qui effectivement entretenait des relations amicales et réellement intimes avec le fondateur du communisme scientifique, cet homme écrivait peu avant sa mort (en 1854), à propos des communistes et du communisme :

« Non, je suis gagné par la peur intime de l’artiste et du savant lorsque nous voyons qu’avec la victoire du communisme toute notre civilisation moderne, les conquêtes obtenues par le travail de tant de siècles, les fruits des très nobles travaux de nos prédécesseurs se trouvent menacés. »

L’année suivante, en 1855, cet ami de Marx, poète révolutionnaire d’Allemagne, l’un des personnages les plus radicaux de la société allemande, au seuil de sa propre mort, écrivait, toujours à propos des communistes et du communisme :

« Je pense avec peur et angoisse au moment où ces sombres iconoclastes arriveront au pouvoir. De leurs mains calleuses ils briseront sans regret les statues de marbre de la beauté si chère à mon cœur. Ils détruiront tous les bibelots et objets artistiques de pacotille qui étaient si agréables au poète. Ils abattront mon bois de laurier pour planter à sa place des pommes de terre. Les lys qu’on n’avait pas semés ni coupés et qui étaient pourtant aussi magnifiquement vêtus que le roi Salomon dans tout son éclat, seront arrachés du sol qui appartiendra à la société. Les roses, fiancées de fête des rossignols, subiront le même sort. Les rossignols, ces chanteurs inutiles, seront chassés et, hélas, un boutiquier fera de mon « Livre de Chants » des petits sacs, où l’on pèsera du café et du tabac pour les petites vieilles de l’avenir. »

Il est intéressant de remarquer qu’une personnalité aussi importante dans notre société que Valéry Brioussov, qui devint par la suite membre de notre Parti, avait écrit en 1904-1905 un poème très beau en soi, qu’il avait appelé « Les Huns du futur ». Il avait choisi en épigraphe le mot d’ordre « Piétine leur paradis, Attila ! ». « Attila » était le pseudonyme du communisme ; « le paradis » - le paradis bourgeois. Nous y lisons ces strophes :

Où êtes-vous, Huns du futur ?

Que de nuages menacent le monde !

J’entends votre galop de fonte

A travers le Pamir encore inconnu.

Horde grisée, vous fondez sur nous

Depuis de sombres refuges

Pour d’une vague de sang brûlant

Ranimer un corps décrépit.

……………………………

Disparaîtra peut-être sans laisser de traces

Tout ce que nous seuls aurons connu,

Mais vous, qui allez me détruire,

Je vous accueille avec un hymne de bienvenue.

Le Valéry Brioussov de cette époque nous chantait, chantait à notre classe un « hymne de bienvenue ». Mais il voyait en nous « les Huns du futur ». De tels états d’esprit étaient extrêmement caractéristiques non seulement des philistins petits-bourgeois, mais aussi des meilleurs esprits du monde capitaliste bourgeois, et même de gens qui, en vertu de leurs qualités personnelles exceptionnelles, essayaient de sauter hors du filet de l’idéologie capitaliste bourgeoise. Même ceux qui pressentaient dans le mouvement communiste ouvrier quelque chose de différent, de neuf, de grand historiquement, quelque chose qui réanimerait « par une vague de sang brûlant » le « corps décrépit » de la culture et de la civilisation bourgeoise, même eux voyaient dans la classe ouvrière les « Huns » modernes qui réduiraient tout en copeaux, abandonneraient à la démolition toutes les œuvres magnifiques du génie humain, sèmeraient les nouveaux champs d’un seigle rudimentaire après avoir préalablement effacé de la surface de la terre tout l’héritage de la vieille culture précapitaliste et capitaliste. Depuis que ces textes ont été écrits, il s’est écoulé un temps assez considérable. Beaucoup d’eau a passé sous les ponts et, à vrai dire, encore plus de sang. Cette époque, cependant, nous a dit de sa langue acérée toute une série de vérités. Et il est peu probable qu’un homme qui réfléchisse tant soit peu les mette aujourd’hui en doute.

Il est apparu que la civilisation et la culture, toutes leurs conquêtes, leurs trésors accumulés au cours des siècles, n’étaient pas menacés par le couteau, la hache des sombres « iconoclastes » communistes, des guerriers du mouvement communiste ouvrier « qui ressemblent aux Huns » ; ils le sont, mais par des lieutenants et généraux des armées impérialistes, très élégamment vêtus, « brillants » et « magnifiques », armés de toutes les inventions de cette même civilisation ; ils sont menacés par les diplomates des états les plus Chrétiens, encore mieux habillés et lustrés, avec leur langage raffiné, leurs gants glacés, leurs « nobles » soucis de Dieu et de la culture, leurs « pieuses » pensées sur l’extermination du communisme ; par les gros bonnets de la banque et de la bourse, avec tous leurs tendres « lys », tant du sexe féminin que du sexe masculin, habillés comme le roi Salomon ; par leurs savants qui exercent leurs esprits, leurs connaissances, leurs talents, à découvrir pour le service du capital les armes les plus meurtrières pour détruire les valeurs matérielles et spirituelles de la civilisation moderne ; par les serviteurs du culte, les artistes, les écrivains et les chanteurs qui par tous les moyens possibles, sur tous les tons, servent la politique destructrice de l’impérialisme.

C’est dans des débris d’acier, des gaz empoisonnés, dans des poux, des excréments humains et dans le sang que risque d’être asphyxiée la « noble » culture du capitalisme qui se dévorera elle-même. Et ce n’est pas nous, « sombres iconoclastes » (comme cela nous convient bien !) qui apporterons cette mort. Nous sauvons tout ce qu’il y a de valable dans cette culture. C’st contre eux que doit aiguiser son couteau tout honnête homme, capable de réfléchir aux grands problèmes de notre temps.

Une autre chose a été reconnue. Notre époque, notre temps a ouvert les yeux de tous sur une autre vérité : on a découvert qu’après une période de désorganisation temporaire, les sombres « iconoclastes communistes » non seulement sauvaient tout ce qui restait de précieux du passé, mais très vite, plus vite que quiconque, conduisaient une masse considérable d’hommes sur le chemin de la culture ; ils créent un grand mouvement culturel de masse, ils labourent en long, en large et en travers leur immense pays avec le tracteur de la culture ; ce ne sont pas des petits ruisseaux culturels isolés et précieux qu’ils font naître, mais le courant énorme, large et profond de la création d’une culture de masse.

Et enfin, une troisième vérité a été découverte dans ce laps de temps. Devant nous se sont ouvertes les larges perspectives d’un travail créateur, constructif. Ces perspectives, le monde capitaliste ne les connaissait pas, et ne pouvait les connaître. Dans le domaine de l’économie, dans celui du travail dans les masses, de la création scientifique, dans le domaine de la culture en général, nous sommes déjà arrivés au seuil de tâches d’une échelle grandiose. Nous sortons des petites espèces d’une culture « de chambre » pour déboucher sur les rues et les places des villes et nous envoyons des messagers de la culture dans les hameaux et les villages, dans tous les coins et recoins les plus sauvages. Notre science commence de plus en plus à faire tourner le volant de notre pratique. Elle cesse d’être l’occupation de deux malheureux savants de cabinet ; elle est déjà en contact avec les grands problèmes de la construction économique qui l’alimentent, directement ou indirectement, en tâches historiques. La classe ouvrière élargit avec une activité fébrile le cercle de son activité. Elle fait accéder les nationalités écrasées et torturées à une vie historique, elle aide de sa main fraternelle au développement de leurs cultures. C’est pourquoi elle pose à la science de nouvelles tâches. Elle coordonne intimement dans un grand système d’organisation la construction d’une économie embrassant une part toujours plus grande de l’économie nationale par son plan d’Etat et l’unité de but qu’il propose.

Ces tâches posent de la même façon des problèmes très intéressants à la science. Ces problèmes sont tout à fait inconnus de la science du monde bourgeois. La classe ouvrière, enfin, accorde une attention très vive à l’homme lui-même, à son travail et à sa santé. Cela entraîne à son tour la naissance de jeunes pousses de branches nouvelles de la connaissance. Cela pose de nouveaux problèmes, cela rapproche dans des directions nouvelles la théorie et la pratique, la science et la vie. Ainsi le mécanisme de la dictature du prolétariat donne avec de plus en plus de puissance une tournure vivante, générale, à la culture qui devient l’affaire des « masses ». Il soumet la science (qui s’enrichit) aux nouvelles exigences de la vie et accorde le rythme de son développement à celui de tout le grand processus historique. Tout cela est loin des gémissements tristes, mêlés d’une joie mauvaise, des « critiques » sociaux-démocrates aboyant de leurs voix glapissantes contre la dictature du prolétariat.

Il est vrai qu’au moment des luttes révolutionnaire, beaucoup de « lys » furent légèrement effeuillés. Mais beaucoup plus de lys encore furent effeuillés et beaucoup plus de « rossignols » furent chassés sous le rugissement des canons de la guerre impérialiste.

Ce qui est important, c’est que si nous comparons le travail destructeur causé par le capitalisme lui-même avec les côtés destructeurs du processus révolutionnaire, nous pouvons dire, la conscience tranquille, que nous accomplissons au moindre frais une tâche qui supprimera à jamais la possibilité d’actions destructrices de la part des barbares lustrés de la civilisation capitaliste.

En ce qui concerne le travail culturel, la classe ouvrière et son parti ont placé au premier plan les masses, et non des pontifes isolés, des plantes de serre exotiques. Les masses se trouvent être chez nous l’objectif de notre travail culturel. Et c’est précisément là que se trouve son centre de gravité.

Combien sont ridicules, pitoyables et stupides les accusations portées contre le communisme victorieux et tous ces « arguments au nom de la culture » !

C’est bien Vladimir Ilitch, ce révolutionnaire enragé, ce grand destructeur, ce stratège de la classe ouvrière, qui l’a conduite à l’assaut des forteresses capitalistes, des palais et des hôtels particuliers, c’est bien lui qui, dans ses derniers articles, a posé de la façon la plus nette le problème culturel comme problème central du travail de notre Parti et de nos soviets. Le camarade Lénine a déclaré à juste titre qu’après l’établissement et le renforcement de la dictature ouvrière, notre optique du socialisme changeait radicalement. Il écrivait :

« Ce changement radical consiste en ceci : auparavant, nous placions et étions obligés de placer le centre de gravité sur le travail politique, la révolution, la conquête du pouvoir, etc. Mais maintenant, le centre de gravité s’est déplacé jusqu’à se trouver sur le travail pacifique, d’organisation, sur le travail « culturel ». Je serais prêt à dire que, pour nous, le centre de gravité passe au domaine de l’éducation et de la culture, n’étaient les relations internationales et la nécessité de combattre pour notre place dans le monde. Mais si on laisse cela de côté, et si on se limite aux rapports économiques intérieurs, alors, chez nous, le centre de gravité de notre travail se ramène effectivement au “culturel”. »

Chaque membre de notre Parti, chaque ouvrier, qui désire assimiler clairement les objectifs de sa classe et son mouvement historique, doit comprendre cette pensée dans toute sa profondeur et dans sa dimension historique. Cette idée avait déjà été ébauchée dans ses grandes lignes par MARX. La période de dictature ouvrière, période de passage du système capitaliste au système socialiste et, ensuite, au système communiste, peut être considérée avec une optique particulière, et, plus précisément, celle de la modification de la classe dirigeante elle-même : la classe ouvrière.

En effet, nous pouvons considérer le processus de dictature ouvrière sous l’angle du renforcement du pouvoir ouvrier, nous pouvons l’envisager comme un développement de la base économique du socialisme, c’est-à-dire comme l’essor de notre industrie socialiste, des transports, de ce que nous appelons « leviers de commande » prolétariens ou « secteur socialiste » de notre économie. Nous pouvons cependant considérer tout ce processus du point de vue de la nature de la classe ouvrière. Autrement dit, voir en cet énorme processus historique mondial une transformation, un changement de nature des masses, et, en premier lieu, du prolétariat lui-même. MARX, comme on le sait, a écrit que, dans les grandes luttes civiles et dans les luttes des peuples, dont est riche la période orageuse qui sépare la société capitaliste du communisme, la classe ouvrière modifie sa propre nature. LENINE, qui n’a pas reculé d’un iota par rapport à la position de MARX, mais l’a seulement développée et approfondie, a considéré ce problème de la « modification » des masses comme le plus important, le plus difficile et le plus déterminant de ceux auxquels est affronté notre Parti.

Comment Lénine posait-il le problème, lorsqu’il explicitait cette notion de « révolution culturelle » ? Il disait :

« Deux tâches essentielles s’offrent à nous, qui font époque.

C’est d’abord de refondre notre appareil administratif qui ne vaut absolument rien et que nous avons hérité entièrement du passé ; en cinq années de lutte nous n’avons pas eu le temps de le modifier sérieusement, et nous ne pouvions le faire.

Notre seconde tâche est d’engager une action culturelle pour la paysannerie. Or, ce travail parmi les paysans a pour objectif économique la coopération. Si nous pouvions les grouper tous dans des coopératives, nous nous tiendrions des deux pieds sur le terrain socialiste. Mais cette condition implique un tel degré de culture de la paysannerie (je dis bien de la paysannerie puisqu’elle forme une masse immense), que cette organisation généralisée dans les coopératives est impossible sans une véritable révolution culturelle. »

Lorsque nous lisons et relisons ces lignes, une pensée nous vient aussitôt involontairement à l’esprit : où est passée la classe ouvrière ? Deux tâches sont mises en avant, pour toute une époque (et il faut le souligner, VI. Ilitch parle bien d’époque) : la refonte de l’appareil d’Etat et l’organisation générale de la paysannerie en coopérative. Pour un « critique » superficiel, qui cherche partout une « limitation nationale » et « un clan paysan », il serait aisé de voir dans ces tâches l’expression d’un certain « glissement ».

Cependant, comment se résout en fait le problème ? Lorsque le camarade Lénine parle de la refonte de notre appareil d’Etat, il la relie indissolublement à l’élévation du niveau culturel de la classe ouvrière elle-même. Car que représente en fait l’appareil d’Etat en U. R. S. S. ? C’est la charpente du pouvoir de l’Etat. Et que représente le pouvoir de l’Etat dans notre pays ? C’est, pour parler le langage de Marx, la classe ouvrière « constituée en pouvoir d’Etat ». L’Etat est chez nous la plus large organisation de la classe ouvrière. Par suite la refonte de l’appareil d’Etat, cette tâche que Lénine a fixé à l’époque, apparaît comme une part, et une part très importante, de notre travail dans la classe ouvrière.

Comme devons-nous refondre notre appareil d’Etat ? En luttant contre le bureaucratisme, en éduquant les masses laborieuses, en apprenant à tous les ouvriers l’art de diriger. La refonte de l’appareil d’Etat est pour une grande part un problème culturel. Dans son discours sur le programme du parti (VIIIe congrès) le camarade Lénine disait :

« Nous savons parfaitement que ce manque de culture avilit le pouvoir des soviets et fait renaître le bureaucratisme. L’appareil soviétique est en principe accessible à tous les travailleurs. Mais en fait il est loin de l’être. Non que les lois constituent un obstacle, comme c’était le cas en régime bourgeois : nos lois y sont favorables au contraire. Mais ici les lois ne suffisent pas. Un énorme travail éducatif est nécessaire qui ne peut être réalisé rapidement par une loi, mais exige un effort énorme et de longue haleine. »

C’est seulement petit à petit que la classe ouvrière « mûrit » sur le plan culturel ; elle ne « mûrit » pas d’un coup ; toutes ses couches ne « mûrissent » pas de la même façon ; son « mûrissement » se fait par « morceaux » si l’on peut dire. Tous les ouvriers ne passent pas par les facultés ouvrières ou les écoles supérieures ; tous les ouvriers ne deviennent pas des directeurs rouges ou des administrateurs de soviets ; tous ne sont pas également proches des organes du pouvoir soviétique etc., etc.

Mais même si c’est par « morceaux », la classe ouvrière s’élève degré par degré. C’est lorsque dans son écrasante majorité elle sera solidement installée aux commandes, que la bureaucratie et les bureaucrates mourront de leur belle mort. L’élévation du niveau culturel des ouvriers est pour cette raison la condition nécessaire à une amélioration réelle de notre appareil d’Etat.

Ainsi, l’énorme plan de VI. Ilitch, indiqué à traits rapides mais très précis dans l’article cité, se divise en deux problèmes de taille. Premièrement, l’organisation en coopératives des masses paysannes, et cela nécessite une révolution culturelle complète. Deuxièmement, la refonte de notre appareil d’Etat et l’occupation de toutes ses cellules par des ouvriers formés sur le plan culturel. Allier la paysannerie organisée totalement en coopératives avec l’ossature d’ion pouvoir d’Etat débarrassé des maux de la bureaucratie (cette ossature représentant réellement la classe ouvrière « constituée » en pouvoir d’Etat), voilà quelle est la grande tâche’ d’organisation culturelle de l’époque. Pour Lénine, je le répète, les masses sont au centre de tout.

Il y a plusieurs années, tant chez nous, à l’intérieur, qu’en marge de notre parti, toute une polémique s’était déclenchée au sujet des problèmes culturels. Vladimir Ilitch était alors intervenu avec son tempérament, sa passion révolutionnaire et les lourds pavés de son implacable logique contre les fautes qu’on remarquait dans nos rangs. Après Octobre beaucoup avaient voulu s’envoler tout d’un coup vers les cieux prolétariens. Ils se laissaient trop emballer, débattaient avec chaleur et fureur des problèmes de la culture prolétarienne, préparaient une révolution immédiate dans toutes les sphères de la science et de la technique. C’était tout juste si certains ne rêvaient pas de créer une culture prolétarienne par des expériences de laboratoire. VI. Ilitch a combattu par tous les moyens possibles cette conception du problème. Pourquoi ? C’est maintenant plus que clair. Il agissait en stratège clairvoyant. Il craignait à juste titre que les gens ne s’emballent pour des problèmes étroits, imaginés en laboratoire ou en serre ; il craignait qu’ils ne se détournent des besoins culturels des masses, incomparablement plus simples, mais absolument essentiels dans leur simplicité. C’est pourquoi il opposait aux bavardages, aux « phrases » sur la révolution culturelle, la lutte contre des choses comme les pots-de-vin, la « morgue communiste », l’analphabétisme. Voilà l’ennemi, disait il, il faut le combattre, concentrer sur ce point précis le bélier de nos efforts. Et alors il en sortira quelque chose. Si nous nous replions sur nous-mêmes, si nous séparons la classe ouvrière des masses ou une partie de cette classe de l’ensemble, si nous coupons un sous-groupe du prolétariat de son cordon ombilical social, nous commettons une faute énorme et impardonnable. Le problème n’est pas de mettre d’un coup toutes les sciences sens dessus-dessous, mais de viser les ennemis les plus élémentaires de l’instruction et de la culture et de leur infliger une défaite le plus rapidement possible. L’important est de placer ces tâches au premier plan, d’y concentrer toute l’attention du parti et de combattre cet ennemi à mort.

En liaison avec cela, Vladimir Ilitch fixait une seconde tâche : prendre tout ce qu’on pouvait du capitalisme. On ne peut pas dire « b » sans avoir dit « a » ; on ne peut placer le centre de gravité sur la révolution dans le domaine des mathématiques, de la biologie et de la physique, sans avoir résolu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, les tâches préalables, élémentaires qui sont les plus criantes et qui, si elles restent sans solution, peuvent entraîner notre perte et notre effondrement. C’est pourquoi Lénine fixait avec une telle insistance comme objectif de prendre tout ce qu’on pouvait du capitalisme. A un meeting à Leningrad (en mars 1919) Lénine disait :

« Les masses l’ont (c’est-à-dire le capitalisme — N. B.) écrasé ; mais ce n’est pas un capitalisme écrasé qui nous rassasiera ; il faut prendre toute la culture que le capitalisme nous a laissée et construire le socialisme ; il faut prendre toute la technique, la science, les connaissances, l’art, sans cela il est impossible de donner naissance à une société socialiste. Et cette science, cette technique, cet art sont entre les mains des socialistes et dans leurs têtes. »

Il faut se rappeler qu’à cette époque une partie importante des travailleurs - y compris des membres de notre parti — ne comprenait pas que cette attitude était nécessaire. Et il fallait la volonté et la logique de fer de Lénine pour ne pas laisser la « phrase de gauche » noyer la part vivante d’une politique révolutionnaire juste, qui, à travers les zigzags compliqués du chemin de l’histoire conduisait le prolétariat hors d’un labyrinthe de grands dangers.

Il serait cependant absolument faux de croire que Lénine estimait nécessaire un simple transfert chez nous de la culture bourgeoise dans sa totalité et son intangibilité. Ce n’était pas son objectif. Lénine a maintes fois répété qu’il fallait emprunter ce qui était utile au prolétariat, et rejeter résolument tout ce qu’il lui était nuisible. On connaît assez son attitude envers la religion, l’idéalisme philosophique, la science sociale bourgeoise etc. Il est maintes fois intervenu contre les gens dont le caisson d’artillerie mentale était farci de traditions bourgeoises. Il y a, en particulier, une intervention où il dit que dans le domaine de l’art nous nous sommes retrouvés avec beaucoup de gens originaires du monde bourgeois qui, derrière le masque d’un art prolétarien nous présentent quelque chose de « complètement absurde ».

Mais Vladimir Ilitch, génial stratège, savait répartir les forces selon l’importance de tel ou tel secteur du front culturel. Et c’est bien l’une des principales conditions pour mener une bonne politique en général, et une politique culturelle en particulier. Car, pour Lénine notre travail pacifique d’organisation, notre travail « culturel », n’est pas une quelconque idylle paisible, mais une forme particulière de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme. Même lorsque Lénine disait que « nous devions construire le communisme avec les bras des ennemis » ou bien qu’« un bon spécialiste bourgeois valait mieux que dix mauvais communistes », ce n’était pas d’autre chose que de cette lutte de classe qu’il voulait parler, mais menée avec des méthodes particulières.

Il s’est écroulé déjà pas mal de temps depuis que Lénine a écrit ses derniers articles. Chaque année nouvelle nous montrera de plus en plus clairement que pour chaque cas particulier on trouvera de moins en moins de recettes toutes prêtes chez VI. Ilitch. Cependant le Léninisme est loin d’être fait de recettes toutes prêtes. VI. Ilitch exigeait que nous étudiions tout ce qui est, dans son caractère concret, et dans toutes ses particularités. VI. Ilitch était bien loin de penser que l’on pouvait appliquer à n’importe quelle époque des mots d’ordre et des mesures prises deux, trois ou quatre ans plus tôt. Et si nous voulons agir dans l’esprit de Vladimir Ilitch, nous devons avoir conscience de tous les changements intervenus depuis lors ; nous devons tenir compte de la part des tâches que nous avons déjà effectuées, et de celles qu’il nous reste à accomplir ; nous devons voir comment les disposer autrement, et modifier leur importance relative ; nous devons voir les problèmes totalement nouveaux qui se posent à nous, etc. C’est finalement ainsi que les disciples de Lénine doivent voir les choses.

Dans l’article de Lénine De la Coopération déjà cité, Lénine écrivait :

« Aujourd’hui, il suffit que nous accomplissions cette révolution culturelle pour devenir un pays pleinement socialiste. Mais elle présente pour nous des difficultés incroyables, d’ordre purement culturel (nous sommes illettrés), aussi bien que d’ordre matériel (car pour pouvoir devenir des hommes cultivés, il faut que les moyens matériels de la production aient acquis un certain niveau de développement, il faut posséder une certaine base matérielle). »

Est-ce que ces positions restent valables ? Bien sûr. Cependant certains changements quantitatifs se sont fait jour depuis cette époque. Nous ne vivons pas en ce moment une période de famine. Malgré la tension très grande de notre budget d’Etat et malgré une série de difficultés économiques importantes, nous avons pourtant incontestablement amené notre économie et notre budget à un niveau beaucoup plus élevé. Ce qui pouvait alors apparaître dans une certaine mesure comme un vœu pieux (l’augmentation des moyens matériels consacrés à la culture) devient aujourd’hui pour nous non seulement une simple nécessité, mais une nécessité absolue que nous devons satisfaire malgré toute une série de difficultés dans d’autres domaines.

Dans un de ses discours Lénine a dit qu’il ne fallait pas lésiner pour ce qui touche l’éducation ; et, nous devons le répéter maintenant avec encore plus d’intensité car toute une série de questions touchant l’édification économique, reposent aujourd’hui sur le problème de la culture. Tout le monde sait, par exemple, que nous avons beaucoup d’insuffisances importantes dans nos grands travaux : erreurs de calcul, négligences, mauvais projets en assez grande quantité etc. En définitive, c’est le problème de notre culture. Même dans le domaine directement productif nous souffrons de ne pas suffisamment suivre l’expérience de l’Europe occidentale et de l’Amérique, de vouloir souvent découvrir des Amériques qui sont depuis belle lurette découvertes. Nous souffrons de ne pas savoir encore assez bien compter, alors que cela est plus important pour nous que pour un capitaliste car notre économie se développe sur une plus grande échelle. Nos constructions sont trop coûteuses, parce que chez nous les matériaux sont très chers, et parce que nous employons des procédés techniques dépassés alors qu’une autre technique de construction est objectivement possible.

Mais c’est seulement un aspect de la question. Est-ce qu’une rationalisation de notre production ne repose pas sur une meilleure éducation de notre ouvrier, de notre employé, de notre ingénieur, ou de notre administrateur ? Est-ce que le mauvais travail de notre appareil administratif à la ville et à la campagne n’est pas lié à cela ? Est-ce que nous n’aurions pas plus rapidement réalisé de plus grandes économies si les masses avaient des habitudes plus civilisées ? N’aurions-nous pas triomphé du bureaucratisme qui n’est pas seulement un mal social mais aussi un frein au développement des forces productives de notre économie ? Etc. etc. En un mot nous souffrons très souvent directement dans notre industrie de notre éducation encore insuffisante.

Au bout du compte, cependant, nous commençons à avoir pas mal de moyens, et c’est une grande conquête. Rappelez-vous quelle était la situation lorsque Lénine parlait des vingt millions que nous avions économisés comme d’un grand succès. Maintenant nous avons affaire à un budget de six milliards. Cela reflète les progrès énormes de notre édification soviétique.

Nous avons aussi réveillé et élevé à un haut niveau l’activité du peuple, des ouvriers comme des paysans. Nous avons élevé les exigences culturelles des masses. Notre paysan et notre ouvrier ne sont plus ce qu’ils étaient avant la révolution. Bien plus, pour ces quatre dernières années nous voyons un accroissement énorme de la culture de notre classe ouvrière, de notre paysan, une élévation des besoins culturels des masses. Un de nos pédagogues, qui travaillent en milieu paysan, le camarade Chatsky (maintenant membre de notre parti) me racontait que même dans une région aussi arriérée que celle de Kalonga on pouvait trouver chez certains paysans des bibliothèques personnelles comptant 400 à 500 volumes. Il arrive que des « moujiks » discutent de Tolstoï, de Tourgueniev etc. Existait-il quelque chose de semblable avant l’arrivée en octobre des « Huns » communistes ? Nous avons aujourd’hui tellement secoué les exigences culturelles des masses qu’il nous devient difficile d’honorer les lettres de change que nous avons données. C’est pourquoi il est tout à fait normal que notre parti, les cadres actifs de la classe ouvrière, les couches les plus avancées de la paysannerie rassemblent toutes leurs forces pour satisfaire la demande grandissante des masses les plus larges.

La culture des masses s’est aussi élevée pour ce qui est de l’instruction élémentaire. La culture des masses s’est élevée aussi parce que leur horizon s’est incroyablement élargi. La culture des masses s’est extraordinairement élevée pour l’éducation politique. Si nous parlons de nos conquêtes, je pense que nous pouvons dire sans pécher contre la réalité, que pour ce qui est de la conscience politique, de la conscience de classe, il n’existe pas au monde de prolétariat comme le nôtre. On peut même dire, assurément, que notre paysan par son horizon politique, son degré de connaissance des grands problèmes de politique internationale, ne le cède sans doute en rien au paysan d’Europe occidentale, pourtant beaucoup plus savant pour ce qui concerne son exploitation.

Si nous considérons ce domaine de la culture, nous pouvons dire que la grande régénération des masses qui s’est effectuée au cours de la révolution (en partie de façon spontanée, en partie consciemment : par l’intermédiaire de l’Armée rouge, de notre travail d’éducation politique, et de tout le mécanisme de la dictature ouvrière), cette régénération donc a placé ces masses, politiquement, à l’avant-garde de tous les travailleurs du monde.

Notre travail est énorme dans la classe ouvrière et la paysannerie. Il est énorme parmi les peuples que l’on tenait auparavant pour « étrangers ». On ne doit négliger en aucun cas cet aspect du problème. Il a une importance bien plus grande que nous ne le pensons ordinairement. Nous avons aussi mené vin travail éducatif considérable parmi les couches laborieuses les plus arriérées, et en premier lieu, parmi les femmes. Jamais on n’aurait pu arriver à tout cela sans la dictature du prolétariat. La condition préalable du succès a été ce langage de fer et d’acier que parlait la dictature ouvrière au moment de la guerre civile.

Par conséquent, nous pouvons dire que nous avons fait des progrès très importants dans notre travail parmi les masses. Nous avons également beaucoup progressé parmi les éléments jeunes de nos travailleurs. Nous avons acquis de grandes habitudes dans l’organisation ; nous avons acquis de grandes connaissances ; nous avons acquis une grande expérience.

Ne possédons-nous pas maintenant une quantité importante de cadres militaires qui nous sont propres ? Si. Le personnel de commandement de l’Armée Rouge est déjà sous l’essentiel constitué non de vieux spécialistes, mais de forces qualifiées, issues des couches sociales « exploitées ». Ce n’est plus son propre matériau social qui constitue l’ossature de toute l’armée, mais ce sont des éléments formés par la grande machine politique qui s’appelle dictature ouvrière. Nous commençons déjà à promouvoir nos cadres techniciens. Dans tout le pays, nous avons nos propres cadres administratifs déjà relativement expérimentés. Ce sont au premier chef des ouvriers ayant subi la dure école de la guerre civile, de la lutte contre la faim et contre la misère. C’est un matériau robuste et de très bonne qualité. Ces gens sont de solides travailleurs d’avant-garde. Ils ont reçu du feu de notre révolution non seulement une trempe magnifique, « des épaules, des mains et des têtes », mais ils ont aussi acquis une très grande expérience associée à un certain apprentissage théorique. Ce sont eux qui ont directement en main les divers leviers, grands et petits, de l’énorme mécanique de notre économie, de notre politique, des soviets et du parti. Tous, par leur culture d’administrateurs, leur expérience, leurs connaissances, leurs habitudes, leurs exigences culturelles, tous sont très éloignés des hommes très révolutionnaires, mais manquant d’expérience qu’ils étaient au début de la guerre civile.

Voilà, en gros, où en sont les choses pour ce qui est de nos cadres.

Mais ces derniers temps nous avons aussi commencé à poser (et à résoudre) des problèmes que Vl. Ilitch avait reporté à un avenir indéterminé, car à ce moment là, on ne pouvait effectivement pas les poser. Ce sont des problèmes que l’on pourrait appeler globalement problèmes de la révolution scientifique, de la révolution dans la science, sa méthode, son système. Il y a quelques années cela n’existait pas encore et ne pouvait exister. Mais maintenant non seulement ce problème se pose, mais il est déjà en partie résolu.

Dans toute une série de sciences, pas seulement dans les sciences sociales, où le marxisme exerce depuis longtemps son hégémonie, mais dans le domaine des sciences de la nature, on assiste à un changement profond. Le marxisme là aussi cherche à mettre au point sa position, et il lance des sondes aussi dans cette direction. C’est un phénomène très intéressant que, malheureusement, la presse met peu en lumière. Nous avons déjà des biologistes importants parmi les vieux savants qui étudient avec passion le problème de la dialectique marxiste dans le domaine de la biologie. La physique, la chimie, la physiologie sont entraînées dans le même courant. Il faut aussi parler de la réflexologie, de la psychologie et de la pédagogie. Il y a même une société de mathématiciens qui étudient le problème des méthodes du marxisme en Mathématiques.

Tout cela montre que notre progression culturelle atteint les domaines les plus élevés de la culture. Cela montre que le Marxisme, qui maniait le fusil, la propagande politique, la lutte économique, a résolument étendu son activité à tout le front de la culture ; il est arrivé à tous les étages de l’édifice culturel, a pénétré dans le « Saint des Saints » de la culture antérieure, en la reformant à son image et à sa semblance. Et c’est la même chose dans le domaine de l’Art. Je n’ai pas à énumérer tous les nouveaux progrès effectués dans ce domaine, mais il est clair pour toute personne objective qu’une nouvelle littérature, très proche de nous, est pour une bonne part déjà née. Tout le monde peut aussi remarquer que l’année en cours marque un tournant décisif dans notre théâtre. Et des mises en scène comme celles de la Révolte, du Cuirassé, de Lioubov Iarovdia, ou de la fracture, ne sont pas du tout fortuites.

Tout cela, a bien entendu, une énorme signification pratique. Si l’art se met à parler une langue plus ou moins actuelle, et de plus, sans bégayer, sans zézayer et sans lorgner de droite et de gauche, cela veut dire que des masses considérables de gens « se chargent » de « munitions révolutionnaires », s’accordent à la « révolution ». Si de larges cercles de pédagogues adoptent notre point de vue, par conviction, et non par peur, réellement, cela signifie qu’une nouvelle génération plus hardie nous suivra et progressera plus rapidement vers le socialisme.

Tels sont nos progrès et succès dans :

— la transformation des masses ;

— la transformation et la refonte des cadres ;

— la révolution scientifique et artistique.

Notre « mission historique » en est-elle pour autant remplie ? Bien sûr que non. Nous avons fait seulement les tout premiers pas. Nous nageons, enfoncés encore jusqu’à la gorge dans tout un océan de misère et d’inculture. Et devant nous se dressent des montagnes et des montagnes de travail ; d’un travail forcené et passionné.

Il est vrai, quelques uns de nos ennemis « cultivés », auréolés de toute la grâce de l’ancien monde, nous prédisent une fin proche, en raison de notre soi-disant « inutilité historique ». Ainsi, par exemple, le fameux professeur Oustrialov estime que nous avons été victorieux parce que nous étions beaucoup plus énergiques que tous les « blancs ». Cependant, il nous faudra malgré tout périr, d’après toutes les règles de l’horoscope oustrialovien. M. Oustrialov écrit à notre propos :

« Monstres de fer aux cœurs de fonte, aux âmes mécaniques, aux nerfs comme des cables... Que pouvaient contre eux l’Oncle Vania ou les Trois sœurs ?

Que pouvaient nos fronts « militaires » contre eux, contre leurs effrayants réflecteurs, brûlant avec une énergie condensée !

Ils détruiront la culture de la décadence, abreuveront la terre d’une nouvelle volonté, et leur mission accomplie, ils périront par le virus de leur propre dégénérescence. »

M. Oustrialov avait prévu, c’est vrai, l’existence de certains geignards qui avaient commencé à « se laisser aller intérieurement », qui, dans leur « dégénérescence » avaient même commencé une attaque contre notre cause tout entière. Mais ces « virus » ont été transférés dans une zone plus septentrionale. (Rires, vifs applaudissements. )

En ce qui concerne notre « dégénérescence », la « dégénérescence » de notre parti, Monsieur Oustrialov s’est véritablement révélé piètre prophète. Le parti s’est tellement laissé aller que la classe ouvrière a répondu à la tentative des « virus » de grouiller dans les pores de l’organisme du parti par l’envoi d’une armée de cent mille combattants, qui sont passés directement de la machine-outil dans les rangs du parti communiste. Les « monstres de fer » ont battu les blancs non point parce que les Koltchak et Denikine étaient l’incarnation des Trois soeurs (le fait qu’ils aient crié aussi « A Moscou, à Moscou ! » ne suffirait pas à les rendre semblables aux demoiselles provinciales : pendeurs professionnels, ils avaient des canons et de l’or étranger ! ). « Les monstres de fer » les ont battus parce qu’ils avaient derrière eux les masses, parce qu’ils s’appuyaient sur le prolétariat. Et ces « monstres de fer » non seulement ne s’apprêtent pas à mourir à cause de vilains virus quelconques ; mais ils construisent hardiment et solidement, ils se battent avec une énergie toujours plus grande, et ils ont pleinement conscience d’accomplir leur mission créatrice sur tous les fronts de la culture, lorsqu’ils conduisent les masses vers de nouvelles victoires et surmontent avec un entêtement sauvage les difficultés terribles qu’ils rencontrent sur leur chemin.

Si maintenant nous nous demandons ce que nous devons faire, et quelles sont les principales tâches qui se dressent à l’heure actuelle devant nous sur ce front culturel, je crois que nous pouvons répondre de la façon suivante : dans le domaine du développement culturel il faut dépasser au plus vite la période où 1’ « ancien » est brisé, et où le « nouveau » n’est pas encore construit. Il existe une régularité certaine dans toute notre grande révolution : tant dans le domaine de l’économie, que dans celui de la politique ou de la culture. Il fut un temps où nous bouleversions l’ancien appareil économique, où nous le brisions, où l’ancienne discipline du travail était ébranlée. Nous avons détruit l’ancien système économique, l’ancien système de direction, mais nous n’en avons pas aussitôt construit un nouveau. Cela fut vrai pour l’armée et les choses militaires. Nous avons désagrégé l’ancienne armée, et c’était nécessaire : on ne peut certes pas faire une omelette sans casser d’œufs. Mais ce n’est pas du premier coup que nous sommes arrivés à organiser l’Armée Rouge.

Ce fut la même chose pour l’appareil d’Etat. C’est actuellement ce qui se passe encore pour la culture. Nous avons détruit par exemple la morale petite- bourgeoise, nous l’avons mise en pièces, elle s’est désintégrée sous nos doigts ; mais dire que nous avons déjà établi nos propres normes de conduite, qui correspondraient à nos tâches, est encore impossible. Beaucoup ressentent du mépris à l’égard de l’ancienne morale (et c’est bien), mais ils n’ont pas encore leurs propres normes, ils errent sans guide dans des espaces vides. C’est très mauvais, et cela nous est très dommageable. Dans le domaine de la vie courante, des normes qui régissent les rapports entre les gens, dans le domaine de l’art et pour toute une série de choses, qui en fait constituent ce qu’on appelle la « culture de l’esprit » nous ne nous sommes pas encore « construits » ; et dans certains cas nous n’avons même pas les premières lignes de l’esquisse de cette construction. C’est souvent extrêmement négatif.

Tout le monde connaît des exemples de ce phénomène tirés des diverses sphères de la vie courante et de la vie sociale en général : l’ancienne morale familiale et sexuelle est détruite (et c’est bien fait), mais l’influence des nouvelles normes de conduite élaborées dans ce domaine est encore très faible. Des aspects monstrueux et très négatifs de notre vie découlent de cette situation transitoire ; la vieille idéologie du « 20 » chez les employés est détruite, mais on n’est pas encore arrivé à faire suffisamment apparaître le sens du travail pour les travailleurs, du respect particulier pour le « client » travailleur, une attitude d’économie à l’égard des ressources de l’Etat etc. ; nous avons mis en miettes, et à une grande échelle, 1’« idéal » d’antan du sujet soumis à la direction ; mais nous ne pouvons pas encore dire que nous avons déjà mis au monde le type du citoyen conscient, du combattant sur tous les fronts de la construction, pourchassant profiteurs et flagorneurs. C’est vers cela que nous allons, mais nous n’avons fait que les premiers pas. Tout le problème de la rationalisation, non seulement de la production, mais de la vie courante, se présente précisément à nous comme un problème, une tâche qu’il faut encore résoudre ou, plus exactement, commencer à résoudre. Nous devons redresser la barre, qu’il s’agisse des masses, des cadres, ou même des dirigeants « suprêmes ». Et là, non seulement nous n’avons pas parachevé notre œuvre, mais souvent nous n’en avons même pas posé les fondements.

Ainsi, si nous parlons de quelques problèmes qui se présentent à nous dans ce domaine, nous pouvons les formuler ainsi : il nous faut liquider au plus vite les restes de cette situation transitoire où l’ancien est détruit, mais où le nouveau n’est pas construit. A partir de là, nous devons nous fixer toute une série de tâches, concernant les masses tout d’abord, les cadres ensuite, qui sont la couche d’avant- garde de cette masse ; et même les couches dirigeantes les plus qualifiées.

Pour ce qui est des masses, la tâche essentielle est, bien sûr, d’aller le plus vite possible vers une instruction élémentaire. Il est extrêmement mauvais, or cela arrive, quelquefois, de « réduire » le nombre de nos salles de lecture, des bibliothèques et même des écoles. « Lésiner » là-dessus est maintenant tout bonnement inadmissible ; il est impossible de former des « coopérateurs civilisés » sans élargir le réseau des établissements éducatifs. Nous devons nous préoccuper au maximum de la santé des masses, et en particulier développer la lutte contre l’alcoolisme et la syphilis. Seuls des gens manquant réellement de culture et d’instruction peuvent passer à côté de ces problèmes. Récemment, j’ai parcouru le livre d’un professeur allemand, Bunke, intitulé Culture et Dégénérescence, paru en langue russe. Par toute une série de données, Bunke démontre que dans une période d’après-guerre les possibilités d’action des masses sont précisément sapées par l’alcool et la syphilis, et cela est particulièrement sensible chez nous. Lutter contre l’alcoolisme, organiser des divertissements réellement intelligents, le cinéma et la radio, développer aussi largement que possible l’éducation physique, voilà quel doit être notre objectif.

Il est de plus indispensable de consacrer toutes nos forces à apprendre aux larges masses populaires à rationaliser une exploitation et à compter correctement. Cela est valable non seulement pour la classe ouvrière, mais aussi pour la paysannerie. Le camarade Chatsky a par exemple étudié toute une série de foyers paysans, et il est arrivé à une conclusion formelle : malgré la petitesse du budget, on pourrait, même dans le cadre de ce budget, arriver à un rendement bien supérieur.

On a donné des exemples d’études précises portant sur les budgets paysans et les calculs correspondants. Ces exemples ont été distribués aux paysans par l’intermédiaire des écoliers, et ils ont produit une forte impression. Ces calculs montrent avec évidence que, même dans le cadre des budgets habituels, une exploitation paysanne peut s’élever de plusieurs degrés. Ensuite, il faudrait envisager toute une série de mesures, qui aideraient le paysan à se préoccuper non seulement de son foyer, mais, disons, d’un district entier, du budget du district, c’est-à-dire de l’exploitation « commune ». C’est que nous devons tendre vers une transformation de ces districts, en partie constituantes de ce que Lénine appelait « l’Etat-commune ». Le problème du budget de l’ouvrier, de son budget familial, le problème de sa participation à la production, le problème d’un comportement plus conscient et socialiste à l’égard de cette production, tout cela constitue l’une des questions les plus importantes de notre économie.

Mais il faut dire que nous manquons encore grandement de culture, en particulier face aux problèmes à résoudre. Nous sommes quelquefois incapables de remuer le petit doigt pour corriger de petits détails dont beaucoup de choses dépendent. Le problème des bains, des blanchisseries, des boulangeries, des écoles et des bibliothèques ; toute une série d’autres problèmes « ménagers », « quotidiens », sont souvent « résolus » de cette façon : nous dressons un bon tableau des « problèmes » généraux, des « plans », des « orientations », mais la mise en « application » de tous ces souhaits se fait très lentement. Pourtant Lénine notait déjà que notre propagande devait être une propagande de l’exemple, de la démonstration, d’exécution concrète, et non ce « bavardage politique » qui a été utile en son temps, mais a déjà maintenant considérablement vieilli. Il y a toute une série d’indications disant que notre travail gagnerait beaucoup, si nous remplacions les formes de contrôle actuelles et la paperasserie de la comptabilité par de bonnes instructions. Une véritable aide pratique ne décevrait ni le paysan, ni l’ouvrier, ni le travailleur en général ; on aurait alors l’impression d’une chose vivante, réelle, et non d’une administration bureaucratique. Voilà, en gros, les principaux problèmes qui se posent à nous, si l’on parle des masses.

Cependant nous ne pouvons pas résoudre ces problèmes si nous ne stimulons pas nos cadres.

Un paysan a exprimé nos défauts par une formule tout à fait percutante : « Chez nous, communistes, il y a beaucoup de gens impétueux, mais de gens efficaces, il y en a peu. » — (Rires) — C’est vrai, dans une large mesure. L’« impétuosité » tient à ce que nous « ébauchons » ou « planifions » n’importe quoi avec une grande rapidité. Mais nous n’en vérifions pas encore l’exécution (et Vl. Ilitch a souligné ce problème maintes fois). Pourtant l’exécution pratique des bonnes décisions prises est précisément le meilleur moyen de propagande par l’exemple. Prêter attention aux problèmes pratiques de l’économie et de l’éducation à la campagne, aider pratiquement, même pour une toute petite « question », est plus convaincant, et vaut mieux que des montagnes de « verbiage politique ». C’est cette forme de propagande, de travail, qu’il faut privilégier. Mais il est beaucoup de « vertus » des plus élémentaires peu pratiquées par nos cadres, et dont ils sont encore peu pénétrés. Il est très utile de rappeler les mots d’ordre simples sur lesquels VI. Ilitch mettait l’accent pour la période de construction : saches le compte de ton argent, sois économe etc. Pour une bonne part, cela ne se fait pas encore chez nous. Si ces qualités, absolument indispensables, étaient réellement assimilées par nos cadres, est-ce qu’il y aurait les erreurs de calcul que nous avons actuellement ? Non. « Sois soigneux », c’est aussi une règle tout à fait élémentaire. Mais pouvons-nous dire que nos cadres l’ont assimilée, et qu’ils sont à cent pour cent soigneux ? C’est totalement impossible : des restes d’un laisser-aller « typiquement russe » subsistent encore en nous. Il faut apprendre à s’orienter encore plus rapidement, à être encore plus consciencieux, et avoir un plus grand savoir-faire. Il faut éduquer en nous le sens des masses, le sens de la liaison avec les masses, le sens d’un souci constant de ces masses, où qu’on soit, dans le bureau d’un trust, d’un groupe de trusts, dans celui du syndicat, du soviet de la ville, de la région. Il est indispensable de développer toujours plus le sens des responsabilités : il arrive fréquemment chez nous qu’en raison du fouillis de notre organisation, on ne sache absolument pas qui est responsable de quoi. Développer ce sens des responsabilités, responsabilité devant notre classe, devant notre Etat, devant nous-mêmes, fait partie des tâches culturelles. Dans quelques couches intermédiaires de notre parti il existe certaines tendances à se reposer sur ses lauriers : nous avons, Dieu merci, échappé à la faim, disent-ils. Il faut coûte que coûte faire la guerre à ce bureaucratique contentement de soi ; car la psychologie de la suffisance n’est pas une psychologie bolchevique et communiste. Elle ne nous mènera pas loin. Il faut poser très énergiquement ce problème à chaque travailleur, à chaque soldat véritable et fidèle de notre parti. Tant que nous vivons, aucune quiétude, aucun empâtement moral !

Ensuite, nous avons absolument besoin d’élever les connaissances sociales de nos cadres. Nous avons là toute une série de lacunes. Nous avons, par exemple, très peu de techniciens moyens ; nos nouveaux ingénieurs ne sont pas assez qualifiés. Techniciens moyens, agronomes moyens, voilà le personnel dont nous manquons. Très souvent, nos militants du parti, qui ignorent un tas de problèmes pratiques, concrets, exigeant des connaissances spéciales, ne peuvent de nos jours se satisfaire d’un dirigeant politique qui parle de Chamberlain, mais ne comprend rien en agriculture, en agronomie, ou en technique. Les membres de notre parti non seulement dirigent, mais administrent ; ils ne se contentent pas d’indiquer une « ligne », mais la réalisent dans la pratique : ce ne sont pas simplement des « politiques en général », mais aussi des administrateurs. Puisqu’il en est ainsi, ces militants doivent acquérir des connaissances chaque année toujours plus grandes sur toutes sortes de sujets. Et là, à côté de l’élévation des connaissances, de l’accroissement des responsabilités envers les masses, il faut accorder une attention particulière à ce qu’on appelle le problème des « détails ».

Essayons de faire l’expérience suivante : dans les rubriques de La Vie Ouvrière, dans les reportages venant des fabriques, des usines, etc. publiés dans La Vie économique, dans Le Travail, La Sirène, La Pravda, Le Journal Ouvrier, etc., découpons les remarques concernant tous les désordres et insuffisances. Essayez maintenant de faire une analyse de ces diverses insuffisances, et vous arriverez à la conclusion que les neuf dixième d’entre elles ne sont pas dues aux « conditions objectives », mais peuvent être supprimées si l’on y prête attention.

Si un manque de conscience à l’égard des intérêts de l’Etat subsiste encore dans la classe ouvrière, nous avons affaire au manque de culture et d’éducation de nos cadres dirigeants, y compris ceux qui sont membres du parti. Si un ouvrier, qui ne travaille pas directement à la production, a quelquefois une mentalité de laisser-aller, parmi les cadres on trouve plus d’une fois le désir de « s’en tirer d’une façon ou d’une autre » — (« on a vu pire, on va bien s’en sortir maintenant », « tout ne va pas si mal », etc.) —. C’est une mentalité pourrie. Chaque dirigeant, et au premier chef chaque communiste, doit être un exemple de pionnier de la culture ; il doit saisir avec la plus grande attention tous ses défauts et les corriger résolument. On ne doit considérer aucun détail, comme étant hors de la sphère de notre influence ? Il ne doit pas y en avoir. C’est de ces petits « détails » qu’est faite la vie courante.

Ces détails peuvent même devenir un facteur politique. Un comportement infantile, à la Oblomov, envers ces « petits » défauts est une véritable peste, que nous devons écraser et détruire. Nous devons faire pression de toutes nos forces sur nos militants du syndicat, des soviets et du parti qui sont en relation directe avec les masses. Celui qui traite ces problèmes par dessous la jambe n’est pas un communiste. Cette négligence, ce manque d’attention aux besoins immédiats des masses se transforment facilement en bureaucratisme ignoble, en fatuité de bureaucrate. C’est bien là la barbarie que nous devons supprimer par tous les moyens. Il faut dire à tous nos militants qu’il est impossible d’éduquer les masses, d’exiger d’elles qu’elles s’élèvent à un degré toujours plus haut de la culture du travail, si eux-mêmes donnent l’exemple d’une fatuité et d’une suffisance bureaucratiques. Il est indispensable de prêter l’oreille à toute remarque critique venant des masses, et de ne pas taxer toute critique de manifestation d’antisocialisme, ce que font parfois des imbéciles haineux ou des despotes bureaucratiques.

En ce qui concerne les cadres d’un niveau encore plus élevé, il faut avancer des propositions comme celles-ci : mieux connaître l’expérience de l’Occident et de l’Amérique, mieux étudier nos plans et actions économiques (et autres) d’envergure ; étudier toute une série de problèmes scientifiques dans des domaines spécialisés, effectuer des tournées périodiques en U. R. S. S. Nous avons répété plus d’une fois que l’objectif des communistes était l’esprit révolutionnaire et le savoirfaire, l’esprit révolutionnaire et l’américanisme. Mais qu’est-ce que c’est, avoir l’esprit révolutionnaire ? C’est soumettre chaque pas en avant à une idée révolutionnaire fondamentale, et dans les conditions qui sont les nôtres, d’une part à l’idée de la révolution mondiale — d’autre part à celle de la construction du socialisme.

L’esprit révolutionnaire ne suppose pas qu’une orientation aussi cérébrale et intellectuelle. Il suppose aussi un état d’esprit particulier, une passion, un optimisme révolutionnaires. L’esprit révolutionnaire suppose une foi particulière en sa cause, il suppose le refus de la grogne, du pessimisme, de la tristesse, et de toute pourriture. Cette pourriture est radicalement contraire à toute orientation réellement révolutionnaire. Une classe en ascension ne peut sympathiser ou être liée d’une façon ou d’une autre avec une mentalité pourrie et décadente. On ne peut évidemment pas confondre notre optimisme avec l’optimisme stupide qui affirme que tout est bien au monde : il y a un héros de Voltaire, Pangloss, qui au moment d’un tremblement de terre, et au moment d’une maladie très désagréable affirmait : « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Nous ne pouvons pas non plus adopter le point de vue d’un Saint-Augustin, qui affirmait que le Seigneur Dieu avait créé « le mal » avec le seul but de mieux mettre en valeur le « bien ». Nous ne sommes ni des Pangloss, ni des Saint-Augustin. Mais nous devons résolument combattre toutes manifestations de dégénérescence, de décadence, de décomposition, où qu’elles se manifestent, dans la littérature (Essenine et ses disciples), en politique ou dans la vie. Il va de soi qu’une classe en ascension ne peut accomplir les tâches auxquelles elle a à faire face, ne peut réaliser sa grande mission que si elle est pleine de confiance en ce qu’elle fait et en ses propres forces. Il y a eu des périodes très pénibles dans l’histoire de notre révolution. Mais si notre parti en est sorti victorieux, c’est qu’il était inflexible et n’a jamais, en aucune circonstance, perdu confiance dans sa haute mission. A cet égard, son guide Vl. Ilitch était le modèle du combattant nouveau. L’un des plus grands poètes, le poète belge Verhaeren, a écrit un poème remarquable, Le Tribun, dont presque chaque mot peut être rapporté à VI. Ilitch, ce guide de fer des masses prolétariennes :

Qu’est pour lui la mort ?

Il a accompli sa destinée terrestre.

Et, en quittant la scène de la vie,

Il le sait : quelqu’un va le remplacer.

Par son esprit il a entraîné les jeunes

A lever avec lui le rideau sur un avenir heureux.

Ce n’est pas lui que troublait le reflux temporaire

Qui succède toujours à l’assaut des flots impétueux.

Son âme vivait dans l’avenir, aussi loin

Que pouvait aller un regard perçant

Dans son espace inconnu.

Il n’est pas donné à tous d’embrasser

Le geste ailé du prophète :

Et pourtant sa pensée s’est faite chair et sang.

Il a su infléchir et vaincre la vie.

Il l’a redressée dans son élan

Vers des formes nouvelles, découvertes

Pour la première fois par son esprit sévère[1].

VI. Ilitch a découvert de « nouvelles formes » de notre vie sociale. Cela est fixé par un mot d’ordre qui est devenu celui de la révolution mondiale : le pouvoir aux Soviets ! VI. Ilitch a levé, devant nous tous, le rideau de notre avenir, et il a en même temps été le modèle de l’homme qui, malgré tous les obstacles imaginables, malgré les circonstances les plus pénibles, n’a pas laissé tomber le drapeau de la révolution ; et, comme coulé en acier, a marché vers son but.

Nous voyons clairement quelles perspectives historiques mondiales grandioses s’ouvrent à nous. La terre tremble déjà des rumeurs éloignées de grandes révolutions dont l’ampleur dépassera même ce que nous avons vécu et ressenti. Des masses géantes toujours plus considérables se mettent en mouvement ; dans notre pays s’ouvrent toutes grandes les portes donnant sur la grande création à venir. Lorsque nous lisons des lignes stupides, dictées par la peur des « Huns sauvages », lorsque les bouchers « civilisés » de la bourgeoisie internationale nous accusent, nous les bâtisseurs d’une vie nouvelle, de « barbarie », nous pouvons dire, la conscience tranquille : nous créons et allons créer une civilisation auprès de laquelle la civilisation capitaliste sera comme « la Valse du Chien » par rapport aux symphonies, héroïques, de Beethoven. — (Applaudissements vifs et prolongés


Jusques au bout, sa voix ou son geste d’apôtre ;

Il s’efface — mais ce sera pour revenir,

Son âme était trop loin dans l’avenir

Et ses mers d’or, cabrée,

Pour avoir peur des tombantes marées

Qui succèdent toujours aux flux géants ;

Sa force, elle est là-bas, lueur sur l’Océan,

Elle est pleine d’étincelles nouvelles,

Les vérités qu’il suscita de sa cervelle

Se sont faites moelles, muscles et chair ;

Il a tordu la vie entière en son éclair

Et désormais elle est ployée, elle est creusée,

Telle que seul d’abord il l’a pensée.

  1. Nous avons jugé utile de citer le texte original de Verhaeren, car la traduction russe en est assez sensiblement différente. Verhaeren, Les Forces tumultueuses, pp. 47-50. (Mercure de France, 1947.) Le Tribun ... Et qu’importe qu’après son œuvre faite, Il disparaisse, un soir de deuil, un soir de fête, Honni ou exalté par ceux qu’il a servis. Le temps marche et l’heure est à quelque autre ; Les plus jeunes n’ont point suivi,