Le jugement sur les rapports sexuels anormaux

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L'"affaire Wilde" n'a pas encore atteint sa fin judiciaire, comme les jurés n'ont pas pu se mettre d'accord sur un des points essentiels en jeu, elle a été transférée à un autre jury, et doit se dérouler devant lui dans quelques jours. Les divisions au sein du jury reflètent très bien celles de l'opinion publique récemment. Au début, le public ne pouvait pas crier "crucifiez-le" assez fort, mais par la suite, le nombre de ceux qui espéraient que Wilde serait acquitté a augmenté, compte tenu de la mauvaise qualité des témoins de l'accusation, même s'il avait fait les choses dont on l'accusait. Et un ecclésiastique - un chrétien-socialiste, le révérend Selwyn Image - a même trouvé le courage de qualifier de pernicieuse toute la loi en vertu de laquelle Wilde est accusé, et de demander son abrogation, dans une lettre adressée au Church Reformer.

L'Allemagne est l'un des rares pays à sanctionner l'infraction dont est accusé Wilde. En ce qui concerne l'hypocrisie morale, elle n'a guère besoin de céder beaucoup à l'Angleterre. Mais pour en rester sur ce sujet, il existe encore, même au sein du mouvement social-démocrate allemand, de très profondes divergences d'opinion quant à la position que la société devrait adopter à l'égard des activités sexuelles qui ne relèvent pas de ce qui passe pour normal. Même si le parti s'efforce de juger les autres questions de la vie publique de manière scientifique et sans préjugés, il ne semble guère vouloir obtenir et maintenir un point de vue ferme, moderne et scientifiquement fondé, une fois que les questions sexuelles sont prises en considération. Il y a plus de préjugés que de jugements, et un libertarianisme extrême emprunté à des alternatives de radicalisme philosophique avec une morale presque pharisaïque, ultra-puritaine. Bien que le thème du comportement sexuel ne soit pas d'une importance capitale pour la lutte économique et politique de la social-démocratie, la recherche d'un moyen objectif d'évaluer également cet aspect de la vie sociale n'est pas sans intérêt. Il est nécessaire d'écarter les jugements fondés sur des concepts moraux plus ou moins arbitraires, au profit d'un point de vue issu de l'expérience scientifique. Le parti est aujourd'hui suffisamment fort pour influencer la forme du droit étatique, ses orateurs et sa presse influençant autant l'opinion publique que ses membres et leurs contacts. Ainsi, le Parti a déjà une certaine responsabilité dans ce qui se passe aujourd'hui. C'est pourquoi nous allons tenter, dans ce qui suit, de faciliter l'adoption d'une telle approche scientifique du problème.

Tout d'abord, quelques remarques sur l'expression que nous avons choisie : "rapports sexuels anormaux". L'expression habituelle est bien connue, elle est "contre nature". Mais cela est en soi l'erreur. Car qu'est-ce qui n'est pas contre nature ? Toute notre existence culturelle, notre mode de vie du matin au soir est une offense constante à la nature, aux conditions initiales de notre existence. S'il ne s'agissait que de ce qui est naturel, le pire excès sexuel ne serait pas plus répréhensible que, disons, l'écriture d'une lettre - car la conduite de relations sociales par le biais de l'écrit est bien plus éloignée de la nature que tout autre moyen connu jusqu'à présent pour satisfaire le besoin sexuel. N'a-t-on pas observé chez les animaux (généralement des animaux domestiques et captifs, bien sûr, mais ceux-ci sont encore beaucoup plus proches de la nature que l'homme lui-même) et chez les peuples dits naturels des pratiques soulageant la pulsion sexuelle que l'on qualifierait familièrement de "contre nature" ? L'expression conventionnelle est aussi illogique,dans ce cas que le verdict conventionnel lui-même. Soumettons à présent ce point à la critique en retour.

"Anormal" semble une expression bien plus appropriée que "contre nature". En ce qui concerne le présent sujet, le concept de normalité contient autant de concepts de ce qui est naturel ou correct que nécessaire pour son examen pertinent, tout en étant plus flexible. De plus, son usage correspond mieux au fait que les opinions morales sont des manifestations historiques, qui ne sont pas dirigées par ce qui était censé avoir existé dans un état de nature mais selon ce qui est considéré comme normal pour elles-même à un stade donné de développement de la société.

Toutefois, il ne faut pas nier que les humains ont toujours considéré comme normale la forme d'activité sexuelle qui correspond à la tâche de propagation de l'espèce. Dans cette mesure, même l'homme est lié à la loi de la nature. Mais il y a eu des époques et des cultures où de grandes parts de la population ont considéré cette tâche comme une idée vide de sens, où la loi de la nature a cessé d'être la norme. Et l'on peut dire ceci de la plupart des nations civilisées : dans un nombre croissant de cas, non seulement l'acte d'accouplement ne concerne pas la reproduction de l'espèce humaine, mais ce résultat, qui lui est lié est plutôt considéré comme un résultat des plus fâcheux, et, lorsque l'occasion le permet, est empéché. Officiellement, l'acte d'accouplement initial est solidement affirmé comme étant la norme, mais dans la pratique, les rapports sexuels sont pratiqués pour le plaisir pur et, parce qu'ils sont émancipés de la procréation, ils sont non seulement hautement contre-nature, mais aussi hautement anormaux. Cependant, la loi et la coutume ne se préoccupent pas de ces faits, et interdisent et sanctionnent seulement certains types de rapports sexuels, dans lesquels même l'apparence d'un lien avec la procréation disparaît - qui en fait ne sont pas seulement contraires à la nature, mais aussi à la normalité, qui va à l'encontre de cette norme fictive fermement maintenue. Mais ce point de vue peut-il être maintenu ?

Dans l'ensemble, nos connaissances sur le lien entre l'état de la société en général et l'organisation de la vie sexuelle en particulier sont plutôt peu développées. À notre connaissance, malgré la quantité d'écrits sur le thème des formes de l'activité sexuelle, personne n'a tenté de réaliser à ce sujet ce que Morgan a apporté concernant la clarification des relations entre le développement de la production et les formes familiales. Les anthropologues et les ethnographes font état de sociétés sauvages et semi-sauvages où les manifestations sexuelles de toutes sortes sont pratiquées en toute impunité et sans honte et d'autres où elles sont expiées avec des peines qui vont jusqu'à la peine de mort : Il semble évident que ces différentes conceptions de ce qui est et n'est pas permis dans les rapports sexuels doivent toujours trouver leur origine dans les diverses conditions de la vie sexuelle, mais en règle générale, on a estimé qu'il suffisait d'établir les faits sans en rechercher les causes. Naturellement, il ne pouvait pas échapper à l'observation que des manifestations telles que la sodomie se produisent surtout ou peut-être presque exclusivement chez les peuples pastoraux et les paysans ; et de plus, il est courant que les excès sexuels augmentent avec l'accroissement des richesses et du luxe. Mais même cette phrase exige une prudence considérable. Les richesses sont amassées dans des circonstances et des conditions sociales très différentes, par le commerce, la piraterie, l'industrie, avec l'aide d'une économie d'esclaves et par l'exploitation de travailleurs libres. Les anciens, dont les richesses reposaient sur l'économie et la traite des esclaves, ont, semble-t-il, essayé dans ce domaine tout ce que la fantaisie peut faire, de sorte qu'un défenseur moderne de la liberté sexuelle, en se référant à l'"Hermaphrodite" d'Antonius Panormitia - une collection de passages pornographiques du XVe siècle dans les œuvres des anciens - a pu dire qu'ils n'avaient laissé à la postérité "que très peu à ajouter"[1]. En fait, les expériences sur les esclaves et les enfants esclaves qui étaient autorisées dans la Rome impériale seraient tout à fait impensables aujourd'hui. Elles supposent un mépris de la vie humaine que seuls les fous ont aujourd'hui.

Il ne faut pas oublier les sacrifices contemporains sur l'autel de Mammon, qui relèvent d'une autre catégorie. Pour le reste, comparons les conditions de moralité d'une ville commerciale moderne à celles de nos villes industrielles, non pas qu'il y ait nécessairement moins d'excès sexuels dans ces dernières, mais elles sont d'un autre genre, et l'ensemble de l'organisation des rapports sexuels sont différent.

Dans l'ensemble, il y a certainement dans les pays à culture avancée une égalisation toujours plus puissante des apparences sociales. La facilitation inégalée des échanges et l'exagération de la concurrence ont pour effet d'éliminer les différences les plus profondes.

Pour revenir au sujet, les Romains ont suivi l'exemple des Grecs, les Grecs des Égyptiens et de divers peuples asiatiques en cultivant des plaisirs sexuels anormaux. Nous ne pouvons que conjecturer sur la façon dont ces derniers sont apparus. Il est probable qu'au début, la rareté des possibilités de satisfaction suffisante de la pulsion sexuelle de manière normale a poussé les gens à des actes anormaux de plaisir sexuel, et ce type de rareté peut être provoqué par toutes sortes de circonstances. Toutefois, nous ne pouvons pas approfondir cette question ici. Il suffit de dire que les rapports sexuels anormaux sont si anciens et si répandus et se retrouvent à des niveaux culturels si divers qu'on ne peut pas dire avec certitude qu'ils étaient absents à un quelconque stade du développement culturel humain. De même, la théorie souvent répétée qui attribue exclusivement la fréquence des rapports sexuels anormaux à ce que l'on appelle des périodes de déclin ne peut être soutenue. En effet, lorsque Hellman, qui a été cité plus haut, avance la période grecque de Périclès pour prouver le contraire, il est tout à fait dans le vrai avec cet exemple, car c'est sans doute seulement la période de Périclès qui ouvre la voie à la décadence d'Athènes ; la grande floraison de l'art qu'Athènes représentait alors ne peut nous tromper ici, car l'art est en général un guide très perfide de la vitalité d'un peuple. Mais les Athéniens pratiquaient l'amour des garçons bien avant Périclès : cela n'a pas empêché l'essor de cette nation, et d'ailleurs cette coutume et d'autres semblables étaient en usage chez d'autres peuples à des époques de véritable essor.

On en sait plus sur l'opposition aux plaisirs sexuels anormaux que sur leur essor, du moins en ce qui concerne les peuples civilisés. Et c'est ici un aspect très caractéristique.

Nous avons déjà indiqué que les rapports sexuels normaux ont été considéré comme nécessaires à travers les âges à des fins de procréation, c'est-à-dire l'union sexuelle de deux individus sexuellement matures de sexe différent. Mais nous constatons très tôt, outre la masturbation, que d'autres organes que ceux physiologiquement déterminés pour l'acte sexuel sont utilisés pour le plaisir sexuel, qu'ils appartiennent à un individu de l'autre sexe ou du même sexe. Jusqu'à présent, la loi a pratiquement ignoré, et ignore toujours, ces types de rapports sexuels anormaux relevant de la première catégorie. Comme il s'agit entièrement de l'utilisation du corps de la femme par l'homme, il n'est donc pas exagéré de dire que la loi considère le corps de la femme - à l'exception du viol et des lésions corporelles - comme quelque chose qui ne peut être utilisé à des fins sexuelles déviantes. La pratique de l'amour homosexuel féminin a été largement ignorée dans la plupart des endroits et à la plupart des moments. L'attitude des membres du sexe masculin à l'égard des relations homosexuelles était tout à fait différente. Elles ont été lourdement puni parmi les différents peuples noirs, Moïse l'a interdit aux Juifs (Troisième Livre de Moïse, chap. 18, 20), Solon aux esclaves, Justinien a commencé à le punir dans l'État romain, et enfin la Lex Carolina a établit la peine de mort pour la pratique de la paedicatio (abus de l'anus) chez les hommes ou les garçons, et ce précepte a maintenu du Moyen Âge jusqu'à nos jours.

Nous avons devant nous un livre du professeur viennois von Krafft-Ebing, dont nous avons tiré les faits que nous venons de citer. Il s'intitule Der Konträrsexuale vor dem Strafrichter[2] et l'auteur s'y exprime comme si ces faits indiquaient un traitement préférentiel du sexe féminin ; du moins, il ne parle jamais que de l'injustice que représente l'immunité des femmes par rapport à la sanction de l'activité homosexuelle des hommes. Nous voyons les choses différemment : Il semble que la liberté accordée au corps féminin caractérise le mépris de la femme, qui s'est concrétisé avec l'avènement de la famille de droit paternel. Il est très compréhensible qu'une époque plus tardive et rationalisatrice explique cette distinction telle qu'elle apparaît à Krafft-Ebing à la lumière des codes pénaux modernes, mais cette rationalisation n'enlève rien au fait que les réglementations existantes sont elles-mêmes un vestige du mépris de la femme, dont le corps était un objet appartenant à l'homme. Et sommes-nous loin de cette pratique aujourd'hui ? M. von Krafft-Ebing dit très justement ailleurs que, par exemple, l'usage juridique prussien est contradictoire lorsqu'il reprend le point de vue moral en ce qui concerne les actes sexuels anormaux entre hommes. Il veut "protéger l'état moral de la personne contre sa propre immoralité" et permet pourtant à la paedicatio féminine de ne pas être combattue. Cette dernière n'est pas supérieure moralement et esthétiquement à la paedicatio masculine*, mais au contraire, dans la majorité des cas, lui est de loin inférieure. Si l'amour entre homme apparaît, alors la paedicatio devient un complément presque inévitable. Mais personne ne voudra faire valoir cet usage moral et légal dans l'amour d'un homme pour une femme ou dans la paedicatio féminine*.[3]

Pourquoi la société n'intervient-elle pas contre ces excès et d'autres contre le corps féminin ? Ce n'est pas de l'ignorance. Nous ne dirons rien de ce qui se passe dans ces mariages qui se limitent à deux enfants, mais nous citerons la prostitution féminine comme exemple. Tout peut être fait avec le corps de la prostituée, à l'exception de l'infliction de blessures corporelles visibles. Les considérations empêchant l'invasion des mystères de la vie conjugale ne prévalent pas ici. L'État surveille la vie publique de la prostituée et s'occupe de son état de santé - non, de l'état de santé de ses organes sexuels. L'État ne se préoccupe pas de ce que l'homme qui achète la prostituée fait avec elle ; sauf, si l'homme lui transmet une maladie sexuelle, il séquestre - la prostituée.

Si, toutefois, la liberté contractuelle entre l'homme et la femme est si grande que tout plaisir sexuel pour lequel la femme vend son corps est légitime, alors il n'y a pas de motif raisonnable pour qu'un contrat similaire entre deux hommes soit sanctionné pénalement. Toutes les autorités médicales déclarent que la paedicatio, qui est en fait pratiquée dans de très rares cas d'amour masculin, est physiquement inattaquable. Ainsi, seul l'effet sur la moralité des interprètes est pris en considération. Mais toutes les autorités pénales s'accordent à dire que l'État et le droit pénal ne veillent pas et ne peuvent pas veiller sur la moralité. Il suffit d'imaginer où une telle tentative doitmener pour être convaincu de son impossibilité. Il suffit que la loi protège la génération montante de la jeunesse masculine, comme elle le fait en France. Tant que le corps féminin reste en dehors de la loi, aucun argument ne peut justifier la sanction pénale de l'amour masculin. Cet argument n'a pas encore été avancé, car ce qui se passe quotidiennement dans les bordels et les repaires de prostitution sous les yeux de la police est jugé moins pernicieux pour la morale que la participation à l'amour masculin. De plus, dans la plupart des pays, les paragraphes en question restent sur le papier dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, et dans le centième cas, ils constituent une subvention à l'occupation hautement morale du chantage. Berlin en particulier en a fait l'expérience, et l'un des héritages de la Prusse est le passage suivant du code juridique impérial : "Dans les pays qui ont supprimé les dispositions pénales approprié, il n'y a aucun désir de les rétablir".

Voilà pour l'aspect juridique de la question. Il reste seulement à savoir comment l'opinion publique doit considérer les cas d'amour masculin, comment elle doit les estimer moralement. M. v. Krafft-Ebing, dont le livre est un plaidoyer pour l'abrogation du paragraphe portant sur le sujet de la loi pénale autrichienne, souhaite qu'une vision essentiellement pathologique soit acceptée, et cela vaut pour presque tous les psychiatres. En tout état de cause, on peut dire au moins ceci : l'amour masculin n'est en aucun cas le signe d'une disposition corrompue, d'une dissolution, d'une recherche de plaisir bestial et autres. Les personnes qui avancent immédiatement de telles épithètes acceptent le point de vue des lois pénales réactionnaires, que même les rédacteurs défendent en se référant aux préjugés populaires existants, dont il faut tenir compte. Il faut plutôt juger dans chaque cas individuel s'il s'agit d'une question de licence dissolue ou d'un amour insurmontable pour son propre sexe qui ne doit pas être jugé moralement mais pathologiquement.

D'autre part, il convient de mettre en garde contre l'exagération des explications pathologiques. En dernière analyse, tout peut être représenté comme une contrainte psychologique, et ce sont précisément les questions sexuelles qui fournissent la meilleure occasion pour cela. Car dans le règne animal, ne voyons-nous pas que les périodes de reproduction sont en fait des périodes d'un état anormal, pathologique ou psychotique chez l'animal ? Mais même si la vie sexuelle des humains présente des analogies avec cela, l'activité humaine est influencée par d'autres faits que l'excitation sexuelle ou d'autres sensations momentanées de ce type : l'opinion publique, les institutions coutumières ; et ce que l'individu pense être juste. Tout cela à un effet sur la volonté et les actions, et au moins les personnes concernées ont ainsi la possibilité de pouvoir contrecarrer de telles pratiques de plaisir sexuel qui conduisent à la perte de la maîtrise de soi. C'est à peu près tout ce que l'on peut faire aujourd'hui. Tant que les conditions sociales qui, pour ainsi dire, menacent le plaisir sexuel naturel d'une punition, tant que notre mode de vie tout entier porte constamment atteinte aux exigences de la santé du corps et de l'esprit ; alors tant que les rapports sexuels anormaux ne cesseront pas. Au contraire, ils révéleront une tendance à devenir la norme.

  1. Hellman, Geschlechtsfreiheit, (Sexual Freedom – trans.), p. 177.
  2. Der Konträrsexuale vor dem Strafrichter [Antithetical Sex and the Criminal Court Judge – trans.] Leipzig and Vienna, Franz Deuticke, 1894, 38 pp., octavo.
  3. Les termes effectivement utilisés par Bernstein sont «la soi-disante pédérastie» dans le premier cas et «pédérastie» dans le second cas marqué par les astérisques - trad.