Le cabinet de Washington et les puissances occidentales

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L'une des surprises les plus frappantes de la guerre anglo-franco-turco-russe pourtant fertile en surprises fut incontestablement la déclaration de Paris au printemps 1856 sur le droit maritime. Lorsque éclata la guerre contre la Russie, l'Angleterre suspendit l'utilisation de l'arme la plus puissante qu'elle possédait : la confiscation des marchandises appartenant à l'ennemi sur les bateaux neutres et la guerre de course en mer. A la fin de la guerre, l'Angleterre mit ses armes en pièces et en sacrifia les morceaux sur l'autel de l'a paix. Bien qu'étant officiellement battue, la Russie jouit d'une concession qu'elle s'était vainement efforcée d'arracher depuis Catherine par une série de « neutralités armées »[1], de guerres et d'intrigues diplomatiques. Bien qu'ayant manifestement gagné la guerre, l'Angleterre renonça, au contraire, aux puissants moyens d'attaque et de défense qu'elle s'était forgés en tant que puissance maritime et qu'elle détenait depuis un siècle et demi contre un monde en armes.

Les considérations humanitaires, qui servent de prétexte à la Déclaration de 1856[2], s'évanouissent à l'examen le plus superficiel. La course en mer des corsaires n'est pas plus barbare que l'action des corps de volontaires ou des guérilleros dans les guerres terrestres. La course en mer c'est la guérilla maritime. La confiscation des biens privés d'une nation belligérante se produit aussi dans la guerre terrestre. Les réquisitions militaires ne portent-elles que sur les caisses du gouvernement ennemi, et épargnent-elles la propriété des personnes privées ? La nature de la guerre sur terre protège les biens ennemis qui se trouvent sur terrain neutre, c'est-à-dire sous la souveraineté d'une puissance neutre. La nature de la guerre maritime efface ces barrières, du fait que la mer, en tant que grande voie de communication commune aux nations, ne peut tomber dans la souveraineté d'aucune puissance neutre.

En fait, cependant, la Déclaration de 1856 recèle une grande inhumanité sous la phraséologie philanthropique. Du point de vue des principes, elle transforme la guerre des peuples en guerre des gouvernements. Elle dote la propriété d'une inviolabilité qu'elle dénie aux personnes. Elle émancipe le commerce des horreurs de la guerre, et rend ainsi indifférentes aux horreurs de la guerre les classes qui exercent le commerce et l'industrie. De toute façon, les prétextes humanitaires de la Déclaration de 1856 ne s'adressaient qu'à la galerie européenne, tout comme les prétextes religieux de la Sainte-Alliance.

C'est un fait bien connu que lord Clarendon - le signataire des droits maritimes anglais au Congrès de Paris - a agi sans accord ou instruction préalable de la Couronne, comme il l'avoua lui-même à la Chambre Haute. Il tenait ses pleins pouvoirs d'une lettre privée de Palmerston. Jusqu'ici Palmerston n'a pas osé demander au Parlement anglais de sanctionner la Déclaration de Paris et sa signature par Clarendon. Abstraction faite des débats sur le contenu de la Déclaration, il craint les débats sur la question constitutionnelle, à savoir : un ministre anglais pouvait-il usurper le droit de biffer d'un trait de plume - indépendamment de la Couronne et du Parlement - l'antique base de la puissance maritime anglaise ? Si ce coup d'État ministériel n'a pas conduit à des interpellations tumultueuses, mais a été accepté en silence comme un fait accompli, Palmerston le doit à l'influence de l'école manchestérienne[3]. Pour servir les intérêts qu'elle représente - et donc la philanthropie, la civilisation et le progrès - celle-ci a découvert un moyen, grâce auquel le commerce anglais peut continuer tranquillement ses affaires avec l'ennemi sur les navires neutres, alors que marins et soldats anglais se battent pour l'honneur de la nation. Les hommes de Manchester jubilèrent parce que le ministre avait obligé l'Angleterre, par un coup de main inconstitutionnel, à des concessions internationales, qu'il était hautement improbable d'obtenir par la voie parlementaire constitutionnelle. C'est ce qui explique l'indignation du parti manchestérien en Angleterre, lors de la révélation du livre bleu déposé par Seward au Congrès de Washington.

Comme on le sait, les États-Unis étaient la seule grande puissance qui refusa d'adhérer à la Déclaration de Paris de 1856. En effet, s'ils renonçaient à la course en mer, ils étaient obligés de créer une gigantesque marine d'État. Or, tout affaiblissement de leurs moyens de guerre sur mer les menaçait en même temps du fardeau d'une armée de terre permanente selon les critères européens. Néanmoins, le président Buchanan se montra disposé à ratifier la Déclaration de Paris, au cas où - à l'exception de la contrebande de guerre - on assurerait la même inviolabilité à toute propriété ennemie ou neutre se trouvant sur des bateaux. Sa proposition fut rejetée. Il ressort du livre bleu de Seward qu'aussitôt après son entrée en fonctions, Lincoln offrit à l'Angleterre et à la France l'adhésion des États-Unis à la Déclaration de Paris, à condition que l'interdiction de la course en mer soit étendue à la faction en révolte des États-Unis, à savoir à la Confédération du Sud. En fait, la réponse qu'il reçut, ce fut la reconnaissance des droits de belligérance de la Confédération du Sud[4].

« L'humanité, le progrès et la civilisation » suggérèrent aux cabinets de Saint-James et des Tuileries que l'interdiction de la course en mer réduirait considérablement les chances de la sécession, et donc de la dissolution des États-Unis. La Confédération fut donc reconnue en toute hâte comme partie belligérante, afin que l'on puisse répondre ensuite au cabinet de Washington que l'Angleterre et la France ne pouvaient évidemment reconnaître la proposition d'une des parties belligérantes comme loi liant l'autre partie belligérante. Depuis le début de la guerre civile, la même « noble honnêteté » inspire toutes les négociations diplomatiques de l'Angleterre et de la France avec le gouvernement de l'Union, et si le San-Jacinto n'avait pas arraisonné le Trent sur la route de Bahama, il eût suffi de tout autre incident pour servir de prétexte au conflit que lord Palmerston appelle de ses vœux.

  1. Durant la guerre d'Indépendance américaine, l'Amirauté anglaise prétendait avoir le droit de visite et de saisie des navires neutres commerçant avec l'Amérique ou transportant des armes de contrebande. Catherine de Russie profita de l'occasion pour s'opposer aux prétentions anglaises d'hégémonie sur mer qui étaient fatales à la Russie. Elle fit sa déclaration sur la neutralité armée, le 11 mars 1780. Elle proposa que les navires neutres eussent le droit de s'opposer de force aux attaques des États belligérants; que les puissances neutres eussent le droit de commercer librement avec les belligérants, que la propriété ennemie fût inviolable dès lors qu'elle circulait sous pavillon neutre. Elle n'admit le blocus qu'au cas où l'entrée dans un port était pratiquement bloquée par des navires de guerre. De 1780 à 1783, la diplomatie russe sut faire adhérer à ce projet le Danemark, la Suède, la Prusse, l'Autriche, le Portugal et le royaume des Deux-Siciles. En 1800, Napoléon I° tenta d'utiliser contre l'Angleterre la ligue de la « neutralité armée du Nord » (Russie, Prusse, Suède et Danemark).
  2. Déclaration sur les principes du droit maritime international, adoptée le 16 avril 1856 au Congrès de Paris. Elle interdisait les opérations de corsaires (c'est-à-dire la guérilla sur mer), et inaugurait donc l'ère des guerres navales entre États officiels. Elle garantissait la protection des navires de commerce des États neutres contre les empiétements des puissances belligérantes. Comme Marx l'explique, la déclaration fut un succès pour la Russie, qui, en cas de guerre, eût été asphyxiée par un blocus maritime, étant donné que son industrie était encore trop arriérée pour suffire aux besoins normaux, et à plus forte raison exceptionnels d'un pays en guerre.
  3. Cette école défend en économie politique les principes du libre-échange et en philosophie le libéralisme. Marx démontre ici que le libéralisme renferme la notion d'État et se relie au dirigisme. (N. d. T.)
  4. La reine Victoria répliqua au blocus des ports de la Confédération par le Nord (avril 1861) en proclamant la neutralité de l'Angleterre dans la guerre civile américaine, le 13 mai 1861. Au reste, le blocus ne serait reconnu qu'au cas où il serait efficace. L'Angleterre admit le droit des sudistes à s'emparer des navires du Nord en haute mer. Ainsi, la proclamation revenait à reconnaître de fait la Confédération du Sud comme puissance belligérante.