Le bolchevisme mondial

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Les racines du bolchevisme mondial[modifier le wikicode]

1. Le bolchevisme comme phénomène mondial[modifier le wikicode]

Lorsque, en 1918, on se servit de l’expression baroque qui fait le titre du présent chapitre, bien des marxistes russes y virent un paradoxe. Il semblait absurde d’admettre l’idée même que la quiète et routinière province russe pût devenir, d’une façon quelconque, pour l’Occident – « l’Occident pourri », disait-on volontiers en Russie – un exemple à suivre dans l’élaboration des formes et de la substance du processus révolutionnaire.

Nous étions tout disposés à rattacher le bolchevisme russe à la nature agraire du pays, à l’absence d’une véritable éducation politique dans les milieux populaires, bref à des facteurs purement nationaux.

Dans les autres pays, le mouvement révolutionnaire se développe sur des bases sociales sensiblement différentes, et il semblait bien peu probable qu’il se coulât dans le moule idéologique et politique du bolchevisme. Tout au plus, se résigna-t-on à admettre par la suite que l’élément bolcheviste pût teinter la révolution dans des pays pareillement rétrogrades, comme le sont la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie.

Aux yeux des socialistes de l’Europe occidentale également, il paraissait évident que le bolchevisme ne se prêtait pas à l’exportation sur le marché politique mondial. Ils se sont prononcés à maintes reprises en ce sens que ce phénomène purement russe ne saurait s’acclimater en Europe occidentale. Cette certitude d’immunité fut justement une des raisons pour lesquelles d’éminents représentants du socialisme européen ne craignirent pas de vanter le bolchevisme russe et se firent ainsi les fourriers de l’emprise des idées bolchevistes sur les masses ouvrières de leur propre pays.

Certes, ils ne prévoyaient pas qu’à un moment donné le bolchevisme surgirait soudain chez eux-mêmes. C’est pourquoi, obéissant à des considérations d’étroite politique quotidienne, ils renoncèrent tout bonnement à opposer la moindre critique à l’idéologie et à la politique du bolchevisme russe. Certains même prirent en bloc sa défense contre les attaques émanant des milieux bourgeois ennemis, sans même juger utile d’établir une distinction entre ce qui se rattachait à la révolution comme telle dans sa substance propre et ce qui, par ailleurs, représentait seulement l’apport spécifique du bolchevisme et constituait un reniement de tout le patrimoine idéologique de l’Internationale.

Aujourd’hui encore, de nombreux représentants du socialisme européen restent fidèles à cette attitude. Lorsqu’il y a peu de temps, il eut à analyser les raisons de l’échec essuyé par son parti aux élections à l’Assemblée Constituante, Kautsky reprocha aux chefs de s’être obstinément refusés à prononcer publiquement une critique du bolchevisme russe et de lui avoir fait une publicité politique.

Une telle attitude, répétons-le, était possible dans la mesure dans laquelle le socialisme européen proclamait et croyait vraiment qu’il n’avait rien à craindre de l’incendie bolcheviste.

Et lorsque le « bolchevisme mondial » fut devenu partout un facteur indéniable du processus révolutionnaire, les marxistes européens se trouvèrent aussi peu préparés que les russes – sinon moins – pour comprendre la portée historique de cet événement et pour découvrir les raisons qui en assuraient la durée.

2. L’Héritage de la guerre[modifier le wikicode]

Au bout de trois mois de l’expérience révolutionnaire allemande, il devint évident que le bolchevisme n’était pas uniquement le produit d’une révolution agraire. A proprement parler, l’expérience révolutionnaire de la Finlande avait déjà offert suffisamment de raisons de réviser cette conception qui avait acquis force de préjugé. Certes, les particularités nationales du bolchevisme russe s’expliquent, en grande partie, par la structure agraire de la Russie. Mais les bases sociales du « bolchevisme mondial » doivent être cherchées ailleurs.

La guerre mondiale fait remplir à l’armée un rôle important dans la vie sociale, et c’est là, sans aucun doute, le premier facteur commun que l’on décèle dans le processus révolutionnaire de pays aussi dissemblables socialement entre eux que le sont la Russie et l’Allemagne, l’Angleterre et la France. On ne peut mettre en doute l’existence d’un lien entre le rôle joué par le soldat dans une révolution et le souffle bolcheviste qui anime celle-ci. Le bolchevisme n’est pas, simplement, « une révolution de la soldatesque », mais, dans chaque pays, le développement de la révolution subit l’influence du bolchevisme en fonction directe des masses de soldats en armes qui y participent.

En son temps, le rôle de la soldatesque dans la révolution russe a été suffisamment analysé. Dès les premiers jours de la marée montante du bolchevisme, les marxistes ont signalé que le « communisme du consommateur » fournissait le seul intérêt commun capable de créer un lien entre des éléments sociaux disparates et souvent déclassés, c’est-à-dire : arrachés à leur véritable milieu social.

On a consacré moins d’attention à un autre facteur de la psychologie des foules soldatesques révolutionnaires. Nous voulons parler de cet « anti-parlementarisme » particulier, tout à fait compréhensible dans un milieu social qui n’a pas été cimenté par les dures leçons de la défense collective de ses intérêts et qui puise, présentement, sa force matérielle et son influence dans le seul fait de posséder des armes.

Les journaux anglais ont relaté le fait curieux que voici. A l’occasion d’élections à la Chambre des Communes, des bulletins de vote ont été mis à la disposition des troupes anglaises se trouvant sur le front français. Fréquemment, les soldats ont détruit ces bulletins en y mettant le feu et ont déclare : « Laissez-nous seulement rentrer au pays, nous nous chargerons d’y mettre de l’ordre ». En Allemagne comme en Russie, nous avons constaté bien des fois que les foules soldatesques manifestaient leur premier souci de la politique par une tendance à « y mettre de l’ordre » par la force des armes. Cet état d’esprit s’est manifesté aussi bien en faveur des « droites » – fait fréquent pendant les premiers mois de la révolution en Russie et pendant les premières semaines en Allemagne – qu’en faveur des « gauches ». Dans l’un comme dans l’autre cas, nous nous trouvons en présence d’une collectivité convaincue qu’il suffit de détenir les armes et de savoir s’en servir pour pouvoir diriger les destinées du pays.

Cet état d’esprit aboutit fatalement à une opposition irréductible aux principes démocratiques et aux formes parlementaires de gouvernement.

Et cependant, quelque démesuré que soit son rôle dans la tourmente bolcheviste, la seule présence de la masse soldatesque ne saurait expliquer ni les succès du bolchevisme ni l’étendue géographique de son emprise. Une cruelle déception a été le sort de ceux qui, en octobre 1917, avaient déclaré en Russie, avec un optimisme béat, que le bolchevisme était le fait de « prétoriens révolutionnaires » et qu’il se trouverait privé de ses assises sociales aussitôt que l’armée aurait été démobilisée.

Loin de là, les véritables traits du bolchevisme se sont montrés avec un relief saisissant au moment précis où l’ancienne armée, qui l’avait porté au pouvoir, a été supprimée et où le bolchevisme a pu s’appuyer sur une nouvelle organisation militaire, laquelle n’exerça dorénavant aucun pouvoir de direction et ne participa même plus d’aucune façon à la gestion des affaires d’Etat.

Par ailleurs, nous avons observé en Finlande et en Pologne, la présence d’éléments bolchevistes qui se développaient indépendamment de toute révolution soldatesque pour la bonne raison que ces pays ne possédaient pas d’armée nationale ayant participé à la guerre.

Il en résulte que les racines du bolchevisme doivent être recherchées, en dernier lieu, dans la situation du prolétariat.

3. La psychologie du bolchevisme[modifier le wikicode]

Quels sont les traits essentiels du bolchevisme prolétarien en tant phénomène mondial ?

C’est, primo, le maximalisme, c’est-à-dire la tendance à obtenir le maximum de résultats immédiats en matière d’améliorations sociales, sans tenir compte de la situation objective. Ce genre de maximalisme présume l’existence d’une forte dose d’optimisme social naïf, qui permet de croire, faute d’esprit critique, que la réalisation de ces conquêtes maxima est possible à n’importe quel moment et que les ressources, les richesses de la société, dont le prolétariat cherche à s’emparer, sont inépuisables.

C’est, secundo, l’absence de toute compréhension de la production sociale et de ses besoins ; c’est, comme nous l’avons vu chez les soldats, la prédominance du point de vue du consommateur sur celui du producteur.

C’est, tertio, le penchant à résoudre toutes les questions de la lutte politique, de la lutte pour le pouvoir, par l’utilisation immédiate de la force armée, même lorsqu’il s’agit de dissensions entre différentes fractions du prolétariat. Ce penchant prouve que l’on doute de pouvoir résoudre les problèmes de politique sociale par l’application des méthodes démocratiques. Divers auteurs ont déjà suffisamment dévoilé les facteurs objectifs qui ont abouti à la prédominance de cette tendance dans le mouvement ouvrier d’aujourd'hui.

La composition de la masse ouvrière s’est modifiée. Les vieux cadres, ceux qui possédaient la plus haute éducation de classe, ont passé quatre ans et demi au front ; ils se sont détachés du travail productif, se sont pénétrés de la mentalité des tranchées, se sont résorbés psychologiquement dans la masse amorphe des éléments déclassés. Revenus dans les rangs du prolétariat, ils y ont apporté un esprit révolutionnaire avec, cependant, une mentalité d’émeute soldatesque.

Durant la guerre, leur place dans la production a été occupée par des millions de nouveaux ouvriers pris parmi les artisans ruinés et parmi d’autres « petites gens », parmi les prolétaires ruraux et parmi les femmes de la classe ouvrière. Ces nouveaux venus ont travaillé alors que le mouvement politique prolétarien avait complètement disparu et que le syndicalisme même était devenu squelettique. Tandis que l’industrie de guerre prenait, en Allemagne, des proportions monstrueuses, le nombre des adhérents du syndicat de la métallurgie ne parvenait pas à atteindre le niveau de juillet 1914. Dans ces nouvelles masses du prolétariat, la conscience de classe se développait très lentement, d’autant plus qu’elles n’avaient guère l’occasion de participer à des mouvements organisés aux côtés d’éléments ouvriers plus avancés.

Ainsi, ceux qui avaient vécu dans les tranchées avaient perdu à la longue leurs habitudes professionnelles, s’étaient détachés du travail productif régulier et s’étaient épuisés moralement et physiquement dans l’atmosphère inhumaine de la guerre moderne. Pendant ce temps, ceux qui les avaient remplacés à l’usine avaient fourni un effort au-dessus de leur force, tâchant de s’assurer, par des heures supplémentaires, les vivres nécessaires dont les prix avaient augmenté dans des proportions impossibles.

Cet effort épuisant s’était effectué, en grande partie, dans la production d’œuvres de destruction. Au point de vue social il avait été improductif et avait été incapable de faire naître dans les masses ouvrières la conscience que leur travail était indispensable à l’existence de la société. Or, c’est là un élément essentiel de la psychologie de classe du prolétariat moderne.

Ces facteurs de psychologie sociale concourent à faciliter le développement de l’élément bolcheviste dans tous les pays touchés directement ou indirectement par la guerre mondiale.

4. La crise de la conscience prolétarienne[modifier le wikicode]

Et pourtant il me semble que les causes indiquées plus haut ne suffisent pas à expliquer les progrès réalisés par l’élément bolcheviste dans l’arène mondiale. Si le bolchevisme s’enracine profondément dans les masses ouvrières des pays ayant fait la guerre et même des pays neutres, cela tient uniquement à ce que l’action de ces causes ne trouve pas une résistance psychologique suffisante dans les habitudes sociales et politiques, dans les traditions idéologiques des masses prolétariennes.

Dès 1917-1918, on peut constater un phénomène identique dans différents pays : les masses ouvrières qui s’éveillent à la lutte de classe manifestent une méfiance prononcée à l’égard des organisations qui se trouvaient à la tête du mouvement antérieurement au mois d’août 1914. En Allemagne et en Autriche, des grèves ont lieu malgré les décisions contraires des organisations syndicales. De ci, de là, des groupements clandestins influents se forment et prennent la direction de manifestations politiques et économiques. En Angleterre, des comités d’usine se dressent en face des trade-unions et déclenchent des grèves puissantes dont ils assurent la direction. Des événements analogues sont observés dans les pays neutres : en Scandinavie, en Suisse.

Après la fin de la guerre, lorsque le prolétariat a les mains libres, cette tendance se développe avec plus de force encore. En Allemagne, en novembre-décembre 1918, les grandes masses sont unanimement inspirées du désir d’écarter les syndicats de toute fonction dans la direction de la lutte économique et le contrôle de la production privée. Les soviets et les comités d’usine tendent à se substituer aux anciennes organisations. Le gouvernement Haase-Ebert se voit dans l’obligation de tenir compte de cette situation de fait et d’élargir la compétence de ces nouveaux centres d’action aux dépens de celle des syndicats.

En Angleterre, la presse relève la méfiance des masses à l’égard des secrétaires des trade-unions et leur refus de se soumettre aux mots d’ordre de ces derniers ; elle y voit le trait le plus caractéristique du mouvement gréviste d’aujourd’hui. Dans un discours prononcé à la Chambre des Communes, Lloyd George fait ressortir cette particularité comme un élément inspirant au gouvernement les plus sérieuses inquiétudes.

Le mouvement de classe né de la guerre a remué des couches prolétariennes profondes et jusqu’alors intactes, qui n’étaient pas passées par la longue école de la lutte organisée. Ces nouvelles recrues ne trouvèrent pas, pour les guider, des camarades plus avancés, fortement soudés entre eux par l’unité de leurs buts et de leurs méthodes, de leur programme et de leur tactique. Bien au contraire, ils virent les vieux partis et syndicats tombant en ruines, la vieille Internationale traversant la crise la plus profonde qu’eût jamais connue le mouvement ouvrier. Déchirée en lambeaux qui se vouaient réciproquement une haine implacable, cette dernière assistait à l’ébranlement de croyances qui, pendant des dizaines d’années, avaient été considérées comme inattaquables.

Dans ces conditions, on ne pouvait s’attendre à rien d’autre que ce que nous observons actuellement. Le mouvement des nouvelles couches prolétariennes et, en partie, celui même des éléments qui, avant 1914, marchaient déjà sous les drapeaux de la social-démocratie se développe, en quelque sorte, dans le vide, sans aucun lien avec l’idéologie politique de naguère. Il crée spontanément sa propre idéologie, qui se forme sous la pression des forces de l’heure actuelle, heure exceptionnelle au point de vue économique, au point de vue politique, au point de vue enfin de la psychologie sociale.

« Nu sur la terre nue » se présente aujourd’hui le prolétaire, puisque le mouvement des masses a été complètement arrêté pendant quatre ans et demi, et que la vie spirituelle a été entièrement atrophiée dans la classe ouvrière, et pas seulement dans celle-ci.

Le « Burgfrieden », l’Union sacrée comportaient la cessation de toute propagande ayant trait à l’inconciliable antagonisme des classes, de tout effort d’éducation tendant à la « socialisation des consciences ». L’œuvre de l’Union sacrée était activement complétée par la censure et par le régime d’état de guerre.

C’est pourquoi, lorsqu’elles purent renaître après le coup de massue de la guerre mondiale, les masses ouvrières ne trouvèrent à leur portée aucun centre d’organisation idéologique auquel il leur fût possible de s’appuyer. Et, cependant, il était psychologiquement indispensable de se grouper autour d’un « point d’appui » dont le prestige moral fût universellement reconnu, dont l’autorité fût indiscutable, indiscutée.

Ce qu’on leur offrait était seulement la possibilité psychologique de choisir librement entre les différents débris de l’ancienne Internationale. Est-il surprenant qu’elles se soient rangées du côté de ceux qui représentaient l’expression la plus simpliste, la plus générale de l’instinct spontané de la révolte ; de ceux qui refusaient de se considérer comme liés par une continuité idéologique ; de ceux qui acceptaient de s’adapter jusqu’à l’infini aux aspirations des masses amorphes en ébullition ? Est-il surprenant que l’action réciproque de ces masses amorphes et d’éléments idéologiques de cet ordre ait réussi à créer des phénomènes d’atavisme spirituel dans le mouvement ouvrier des pays les plus avancés ; qu’elle ait ressuscité les illusions, les préjugés, les mots d’ordre et les méthodes de lutte qui ont eu leur place dans la période du bakouninisme, au début du mouvement lassallien et même plus tôt encore : dans les tentatives des éléments prolétariens des sans-culottes parisiens et lyonnais, en 1794 et 1797 ?

Le 4 août 1914 – jour où les majorités social-démocrates ont capitulé devant l’impérialisme – a marqué la catastrophique solution de continuité dans l’action de classe du prolétariat. Dès ce jour, on a crée à l’état d’embryons tous les phénomènes qui surprennent, aujourd’hui, beaucoup de monde par leur soudaineté.

Dans les premières semaines des hostilités, j’ai eu l’occasion d’écrire que la crise du mouvement ouvrier due à la guerre était, en premier lieu, une « crise morale » : disparition de la confiance mutuelle dans les différentes fractions du prolétariat, dévalorisation des anciennes bases morales et politiques dans les masses prolétariennes. Depuis plusieurs décades, des liens idéologiques rapprochaient entre eux les réformistes avec les révolutionnaires, par moments même les socialistes avec les anarchistes, ou bien ceux-ci, ensemble, avec les ouvriers libéraux et les chrétiens. Je ne pouvais pas imaginer que la perte de la confiance mutuelle, que la destruction des liens idéologiques pût aboutir à la guerre civile entre prolétaires.

Mais je voyais nettement que cette désintégration prolongée de la communauté de classe, que cette disparition de tout lien idéologique – conséquences de la faillite de l’Internationale – joueraient par la suite un rôle décisif dans les modalités de la résurrection du mouvement révolutionnaire.

Puisque la faillite de l’Internationale devait aboutir inévitablement à de telles conséquences, les marxistes révolutionnaires avaient le devoir de travailler énergiquement pour souder les éléments prolétariens restés fidèles à la lutte de classes et pour réagir résolument contre le « social-patriotisme », alors même que les masses n’avaient pas encore secoué l’ivresse nationaliste et la panique de la guerre. Dans la mesure où il aurait été possible de réaliser cette soudure sur le plan international, il était encore permis d’espérer que le soulèvement des masses ne détruirait pas le patrimoine idéologique d’un demi-siècle de luttes ouvrières ; il était permis d’espérer qu’une digue serait opposée à l’assaut de l’anarchisme.

Tel était le sens objectif des tentatives de Zimmerwald et de Kienthal, en 1915-1916. Malheureusement, le but que l’on s’était fixé a été loin d’être atteint. Cet échec ne doit être attribué, bien entendu, ni au hasard ni aux fautes qui ont pu être commises par les uns ou les autres parmi les « Zimmerwaldiens ». La crise du mouvement ouvrier était, manifestement, trop prononcée pour permettre aux minorités internationalistes de l’époque d’en modifier l’évolution ou pour alléger les douleurs d’enfantement d’une nouvelle conscience prolétarienne, d’une nouvelle organisation prolétarienne. Cette simple constatation démontre dans quelle mesure la crise était historiquement inévitable, dans quelle mesure son origine se confond avec les profondes modifications qui étaient survenues dans l’existence, dans le rôle historique du prolétariat, mais qui n’avaient pas encore engendré les changements correspondants dans la conscience collective de celui-ci.

Il faut qu’une classe sociale ait déjà parcouru un cycle déterminé de son évolution pour qu’elle commence à se rendre compte de la portée historique de son mouvement. Il en fut ainsi des classes qui ont précédé le prolétariat. Pour celui-ci, nous constatons pour la première fois l’existence d’une doctrine qui en détermine le rôle de chaînon dans l’évolution historique et qui dévoile les buts objectifs, historiquement inéluctables, vers lesquels il marche ; d’une doctrine qui a tenté d’en diriger le mouvement pour essayer de réduire au minimum le nombre des victimes et la déperdition d’énergie sociale qui sont le propre d’une évolution « empirique ».

Cette doctrine peut faire beaucoup. Mais pas tout.

Une fois de plus, l’évolution historique s’est révélée plus forte que la doctrine. Une fois de plus, il a été démontré que la genre humain est voué à se mouvoir à l’aveuglette, au gré de tentatives empiriques, à puiser des enseignements dans ses défaites, dans les amères déceptions des reculs et des avances en zigzags. Une fois de plus il a été prouvé qu’il ne pourra pas en être autrement tant que l’humanité n’aura pas effectué un « bond du règne de la nécessité dans celui de la liberté », tant qu’elle n’aura pas soumis à sa volonté les forces anarchiques de son économie sociale.

Plus que n’importe quelle autre, l’ascension du prolétariat a été étayée par des éléments d’orientation consciente de l’histoire. Mais, pas plus que le reste de l’humanité, le prolétariat n’est maître de sa vie économique. Et tant qu’il ne le sera pas devenu, il lui faudra tracer des limites très étroites aux possibilités de subordonner le cours des événements historiques à la puissance de la doctrine scientifique.

L’étendue de l’écroulement survenu le 4 août 1914 et la durée de ses conséquences idéologiques attestent qu’au niveau actuel du développement historique, ces limites sont encore plus étroites que nous l’avons cru dans notre orgueilleuse célébration des succès obtenus, depuis un quart de siècle, par le mouvement ouvrier international, c’est-à-dire par le marxisme révolutionnaire.

« Faillite du marxisme », s’empressent de proclamer les doctrinaires et politiciens adversaires de l’enseignement révolutionnaire. Qu’ils ne se hâtent pas de manifester leur joie, car la défaite du marxisme comme chef effectif du mouvement a été, en même temps son plus grand triomphe comme « interprète matérialiste » de l’histoire. En tant qu’idéologie de la fraction consciente de la classe ouvrière, le marxisme s’est révélé entièrement « assujetti » à la loi fondamentale établie par la doctrine marxiste et qui régit l’évolution de toutes les idéologies au sein d’une société anarchique, divisée en classes. Il est exact que, sous la pression d’événements historiques, l’enseignement marxiste n’a pas imposé à tous ses disciples des conclusions identiques. Dans la conscience d’une fraction de la classe ouvrière, il s’est mû en « social-patriotisme », en collaboration des classes ; dans celle d’une autre fraction, il a pris l’aspect d’un « communisme » primitif anarcho-jacobin. Mais cette différenciation révèle justement la suprématie de la matière sur la conscience, suprématie proclamée par l’enseignement de Marx et d’Engels.

Il faut que le prolétariat découvre le secret des mésaventures qu’il a traversées pendant la période transitoire actuelle ; il faut qu’il élucide les causes historiques de sa déchéance d’hier et le sens objectif des errements d’aujourd’hui ; alors seulement, il pourra découvrir les moyens de vaincre les contradictions de l’heure actuelle : utopie des buts immédiats et médiocrité des méthodes d’action.

5. Un pas en arrière[modifier le wikicode]

La tradition a été rompue. Les masses ont perdu la foi qu’elles vouaient naguère aux vieux chefs et aux vieilles organisations. Ce double phénomène a grandement contribué à imprégner le nouveau mouvement révolutionnaire de cette idéologie, de cette psychologie à tendances anarchistes qui le caractérisent aujourd’hui dans tous les pays.

Le changement survenu dans la composition sociale du prolétariat, les quatre années de guerre accompagnées d’une recrudescence de la sauvagerie et de la brutalité, suivies d’une « simplification » de la physionomie intellectuelle de l’Européen, ont crée un terrain propice pour le retour d’idées et de méthodes que l’on aurait pu croire disparues à jamais.

Dans les masses prolétariennes, on constate, aujourd’hui partout le triomphe d’un « communisme de consommateur » qui ne cherche même pas à organiser la production sur des bases collectives. C’est là un mal immense, témoignage d’un gigantesque recul dans l’évolution sociale du prolétariat et dans le processus de sa formation en classe capable de gérer la société.

Cette nouvelle orientation du mouvement révolutionnaire alimente manifestement la croissance du bolchevisme. Un des principaux devoirs du socialisme marxiste est de la combattre. Mais, tout en la combattant, il ne faut pas perdre de vue les perspectives de l’histoire, il ne faut pas oublier les raisons qui ont déterminé cette indifférence des masses populaires à l’égard du développement des moyens de production.

Pendant quatre ans, les classes dirigeantes ont annihilé les forces productrices, ont détruit les richesses sociales accumulées, ont apporté à tous les problèmes posés par la nécessité d’entretenir la vie économique des solutions faciles inspirées par la fameuse formule : « pille ce qui a été pillé », c’est-à-dire, en l’occurrence : par les réquisitions, les contributions, le travail forcé imposé aux vaincus. Et lorsque, après avoir été privées pendant quatre années de la moindre possibilité de s’éduquer politiquement, les masses populaires sont appelées à leur tour, à créer l’histoire, faut-il s’étonner qu’elles débutent par cela même qui a marqué la fin des classes dirigeantes ? L’étude des anciennes révolutions permet d’affirmer que, dans les siècles passés, les partis révolutionnaires extrêmes ont également puisé dans l’arsenal des guerres de leur époque les méthodes d’action qui les amenaient à se servir de réquisitions, de confiscations et de contributions pour trancher les problèmes de la politique économique.

Alors qu’elles ruinaient stupidement les forces de production, qu’elles gaspillaient les richesses accumulées, qu’elles détournaient, pendant de longues années, les meilleurs ouvriers de leur travail productif, les classes capitalistes se consolaient en se persuadant que cette destruction provisoire du patrimoine national et de ses sources vives aboutirait – (en cas de victoire et) grâce à la conquête de l’hégémonie mondiale, aux annexions, etc. – à un tel essor de l’économie nationale que tous les sacrifices seraient rachetés au centuple.

A l’appui de cette opinion aucun homme d’Etat des coalitions impérialistes n’aurait pu fournir une preuve tant soit peu sérieuse ; de même, aucun d’eux ne saurait combattre avec un semblant de raison cette vérité manifeste que la guerre mondiale, avec ses dépenses et ses destructions gigantesques, rejettera inévitablement l’économie mondiale (ou, pour le moins, celle de l’Europe) à une bonne étape en arrière. En fin de compte, ces hommes d’Etat, ainsi que les masses bourgeoises, étouffaient leurs doutes en s’imaginant que « tout s’arrangerait » et que l’automatisme de l’évolution économique trouverait bien le moyen de guérir les plaies, fruits de « l’effort créateur » des classes impérialistes.

Ne nous étonnons donc pas que les masses ouvrières soient guidées par la même foi aveugle lorsqu’elles tentent d’améliorer radicalement leur situation, sans tenir compte de la persévérante destruction des forces productrices. Car les masses populaires ont été contaminées par le fatalisme qui s’est emparé de la bourgeoisie du monde entier le jour où elle a donné libre cours au monstre de la guerre. Dans la mesure où il leur arrive de réfléchir aux conséquences de l’anarchie, ces masses, à leur tour, espèrent inconsciemment que les voies du développement historique finiront par les conduire à destination et que la victoire définitive de la classe ouvrière guérira, par sa vertu propre, les blessures portées à l’économie nationale au cours de la lutte.

Dans la mesure où elles pensent ainsi, les masses prolétariennes d’aujourd’hui ne sont guère plus avancées, au point de vue de la création consciente de l’histoire, que ne l’étaient les masses de la petite bourgeoisie qui ont accompli la révolution en Angleterre, au dix-septième siècle, en France, au dix-huitième. Comme alors, l’action consciente de ces masses ne garantit en rien que le résultat objectif de leurs efforts sera effectivement le régime auquel elles aspirent et non un régime tout à fait différent.

C’est là, évidemment, un triste indice de régression au sein du mouvement ouvrier. En effet, tout le sens historique de l’immense travail auquel celui-ci a été soumis depuis 1848 consistait justement à établir un état de corrélation entre l’activité créatrice consciente du prolétariat et les lois de l’évolution historique qui avaient été découvertes. Par là même, il s’agissait d’assurer, pour la première fois dans l’histoire, ne serait-ce qu’un minimum de rapport entre les réalisations objectives du processus révolutionnaire et les buts subjectifs poursuivis par la classe révolutionnaire.

Oui, c’est une régression. Mais lorsque des socialistes de droite dénoncent cette régression, lorsqu’ils se servent de leurs attitudes d’accusateurs pour mieux asseoir leur propre politique, il nous devient impossible d’oublier qu’ils ont collaboré, pour leur part, à l’avènement de cette régression. Où étaient-ils, pendant la grande guerre, alors que, pour la première fois dans l’histoire, il fallait appeler l’humanité à prendre soin des forces productrices ? Ne venaient-ils pas, à la remorque des patriotes bourgeois, convaincre les masses populaires que la destruction systématique, intensive, prolongée des forces productrices pouvait constituer, pour leur patrie, un acheminement vers un épanouissement de ces mêmes forces comme on n’en avait encore jamais connu de comparable. « Par une destruction sans bornes vers un plus haute degré de la civilisation ! » Ce mot d’ordre de la guerre mondiale n’est-il pas devenu le mot d’ordre du bolchevisme mondial ?

Les socialistes de droite ont contribué à faire naître ce dédain pour l’avenir – même immédiat – de l’économie nationale et pour le sort des forces productrices, dédain dont est pénétrée toute la psychologie de la société issue de la grande guerre. Cela à un tel point que les formations sociales qui, aujourd’hui, luttent fanatiquement contre le bolchevisme au nom de la sauvegarde et de la reconstruction desdites forces productrices, procèdent couramment par des moyens aussi destructifs au point de vue économique que peuvent l’être les méthodes du bolchevisme lui-même.

Nous avons pu faire cette constatation en Ukraine et sur la Volga où, plutôt que de les voir passer aux mains des bolcheviks, la bourgeoisie aimait mieux détruire des stocks de ravitaillement, des chemins de fer, des dépôts, des machines. Par ailleurs, à l’époque du « sabotage » de fin 1917, nous avons vu l’aile droite de la démocratie dénoncer le vandalisme économique de la révolution bolcheviste, mais ne tenir aucun compte des coups que le triomphe de leur « sabotage » devait irrémédiablement porter à l’édifice de l’économie nationale bien plus qu’au pouvoir bolcheviste.

Nous assistons aujourd’hui à la même chose en Allemagne, où aucune idée ne jouit peut-être d’une popularité égale à celle de la nécessité d’une discipline de travail, seule susceptible de sauver les forces productives du pays. Au nom de cette idée, les partis bourgeois et les socialistes de droite dénoncent les éléments spartakistes du prolétariat pour leur tendance à provoquer des grèves permanentes et à saper ainsi toute possibilité d’un travail productif régulier. Objectivement, ils ont raison : l’économie de l’Allemagne se trouve dans une situation tellement critique que « l’épidémie gréviste » peut, à elle seule, acculer le pays à une catastrophe. Mais, chose curieuse, c’est justement à l’arme de la grève que recourent, le plus souvent, la bourgeoisie et les éléments groupés autour des socialistes de droite lorsqu’ils se dressent contre le bolchevisme. Depuis quelque temps, dans la lutte contre la vague spartakiste, on assiste couramment à des « grèves bourgeoises », grèves de toutes les professions libérales, ainsi que des fonctionnaires de l’Etat et des services publics. Les médecins abandonnement les hôpitaux, suivis de tout leur personnel, les cheminots suspendent le trafic ferroviaire.

Et pour quelles raisons futiles ne le fait-on pas !

Voici que, dans une ville de l’Est, le soviet des soldats décide de désarmer une division dont il considère l’état d’esprit comme contre-révolutionnaire. De son côté, l’assemblée des représentants des professions bourgeoises estime que la division a fourni des preuves de son attachement à la république ; elle proteste contre le désarmement qui constitue un affaiblissement de la frontière orientale face à une invasion possible des bolcheviks russes ; en conséquence de quoi elle décide de proclamer la grève jusqu’à l’annulation par le soviet de la décision incriminée.

Des cas de ce genre ne sont pas rares.

Il est évident que le bolchevisme, c’est-à-dire le courant « extrémiste » de l’extrême gauche du mouvement de classe du prolétariat, n’engendre pas, de son fait, le triomphe du « consommateur » sur le « producteur » : ce n’est pas lui qui fait négliger le développement rationnel des forces productrices et consommer plutôt les stocks provenant de l’accumulation des richesses sous un régime antérieur. Bien au contraire, une telle tendance s’oppose nettement à l’esprit même du socialisme marxiste ; qu’elle ait pu se développer au sein du mouvement de classe du prolétariat est la conséquence de la maladie dont la société capitaliste était atteinte au moment où elle fut frappée par la crise. C’est pourquoi, aux yeux des historiens de l’avenir, le triomphe des doctrines bolchevistes dans le mouvement ouvrier des pays avancés n’apparaîtra certainement pas comme l’indice d’un excès de conscience révolutionnaire, mais comme la preuve d’une émancipation insuffisante du prolétariat au regard de l’ambiance psychologique de la société bourgeoise.

C’est pourquoi sera fondamentalement fausse toute politique qui cherchera dans une alliance avec la bourgeoisie ou dans une capitulation devant celle-ci un remède contre le vandalisme économique du bolchevisme. Nous avons vu en Russie – en Ukraine, en Sibérie – qu’après avoir vaincu les bolcheviks par la force des armes la bourgeoisie a été incapable de mettre un frein à la débâcle économique. Quant à l’Europe, nous constatons déjà que, si elle réussit à faire avorter la révolution prolétarienne, toutes les étiquettes de la « Société des Nations » n’empêcheront pas la bourgeoisie de créer un tel régime de relations internationales, d’écraser l’organisme économique sous une telle cuirasse d’armements, d’élever de telles barrières douanières que l’économie nationale sera condamnée à se reconstituer sur le volcan de nouveaux conflits armés, gros de destructions plus terribles encore que celles que le monde vient de connaître. Dans ces conditions, il est plus que douteux que la bourgeoisie mondiale soit capable de remonter l’Europe au niveau économique d’où elle a été culbutée par la guerre.

Victoire de la raison sur la chaos au sein de la révolution prolétarienne ou recul économique et culturel pour une période assez longue : la situation actuelle ne comporte pas d’autre issue.

Le bolchevisme mondial s’est fait l’idéologue du mépris pour l’appareil de production légué par l’ancien régime. Mais, à côté de ce mépris, typique pour le mouvement de nos jours, nous constatons un dédain analogue pour la culture spirituelle de ladite société : en portant ses coups, la révolution n’a pas à ménager les éléments positifs de cette culture. Dans cette question encore, les masses qui déferlent aujourd’hui dans l’arène historique et qui se targuent de réaliser la révolution sont de beaucoup inférieures à celles qui formaient le noyau du mouvement de classe du prolétariat au cours de l’époque précédant la guerre. Là encore, il ne peut être mis en doute que ce recul doit être entièrement imputé à l’influence de quatre années de guerre.

A l’occasion de l’exécution de Lavoisier, les sans-culottes de Paris disaient déjà en 1794 : « La République n’a pas besoin de savants ! » En défendant devant les électeurs parisiens la candidature de Marat à la Convention, contre celle du philosophe matérialiste anglais Priestley, Robespierre affirmait que, dans les assemblées électives, il y avait « trop de philosophes ». Le sans-culotisme moderne d’obédience « communiste » n’est pas très éloigné de ses prédécesseurs dans son attitude envers le patrimoine scientifique légué par la société bourgeoise. Mais, une fois de plus, seuls les « pharisiens » peuvent s’en révolter sans se souvenir du militarisme, devant lequel ils s’agenouillaient avec admiration ou capitulaient lâchement, alors que, hier encore, il s’adonnait à ses orgies. Car, faut-il le rappeler ? Le militarisme ne traitait guère mieux la science et la philosophie et c’est lui qui a élevé dans ce mépris les masses populaires qui tentent, aujourd’hui, de forger l’histoire. Le militarisme français et l’allemand ont impitoyablement envoyé des professeurs et des savants creuser des tranchées et contribuer, en qualité de gratte-papier, à la grande cause de la « défense de la patrie ». En agissant ainsi, ils ne se souciaient nullement de diminuer momentanément la productivité intellectuelle de leur pays. Quel droit a-t-on donc de se révolter si, dans un identique esprit de gaspillage irrationnel, des professeurs et des savants sont utilisés au nettoyage des fosses d’aisance et à la préparation des tombes ?

« Tu l’as voulu, Georges Dandin ». En 1914-1915, la bourgeoisie a montré qu’elle exerçait sur la classe ouvrière une influence qui n’était pas encore battue en brèche ; elle a montré que le domaine spirituel du prolétariat lui était encore soumis. Et la classe ouvrière qui se dresse actuellement en face de la bourgeoisie est telle que celle-ci l’a faite en quatre années de cette éducation « guerrière » qui aboutit à la décomposition de la culture prolétarienne, fruit de longues décades de lutte de classe.

Ainsi, dans les pays au capitalisme développé, les masses ouvrières fournissent un excellent terrain pour une nouvelle floraison de ce communisme primitif à idées de répartition égalitaire qui a déjà guidé les premiers pas du mouvement ouvrier naissant. C’est pourquoi, à cette étape de la révolution, le rôle d’inspirateur et de chef peut être assumé par le pays où, justement, les raisons de cette conception simpliste du socialisme vont se perdre dans les profondeurs d’une terre vierge, que la culture capitaliste n’a pas encore violée et où règnent toujours les lois de l’accumulation primitive.

L’impérialisme a ramené l’Europe occidentale au niveau économique et culturel de l’Europe orientale. Faut-il s’étonner que celle-ci impose aujourd’hui ses conceptions idéologiques aux masses révolutionnaires de celle-là ?

Les bourgeois et les social-nationalistes européens peuvent assister avec une terreur apocalyptique à l’éclosion du bolchevisme mondial. C’est, peut-être, seulement le premier acte de la vengeance que l’Orient réserve à l’orgueilleux impérialisme occidental pour l’avoir ruiné, pour l’avoir retardé dans son évolution économique.

L’idéologie du « soviétisme »[modifier le wikicode]

6. La mystique du régime soviétique[modifier le wikicode]

L’idéologie politique du mouvement révolutionnaire social de nos jours – qui affecte une teinte bolcheviste – consiste dans la reconnaissance des soviets comme forme d’organisation politique susceptible – et même seule capable – de réaliser l’affranchissement social du prolétariat.

A ce point de vue, la structure soviétique de l’Etat, comme étape vers la suppression progressive de l’Etat lui-même en tant qu’appareil d’oppression sociale, apparaît comme le produit, historiquement motivé, d’une longue évolution sociale ; comme une émanation des antagonismes de classes arrivés à leur extrême acuité sous le régime du capitalisme le plus accompli : l’impérialisme. Forme la plus apte à incarner la dictature de classe du prolétariat, l’organisation soviétique devient l’expression la plus parfaite de la véritable démocratie lorsque la société arrive à un niveau de développement où la vieille démocratie bourgeoise s’est vidée de tout son contenu.

Mais toute perfection a ceci de dangereux que les hommes dénués de raisonnement critique et insensibles aux nuances d’un enseignement doctrinal « oiseux » sont impatients de se l’approprier, sans tenir compte des conditions historiques, sur la préexistence desquelles ledit enseignement fonde la suprême raison et la relative perfection des institutions issues de l’évolution sociale. La raisonnement métaphysique des masses incultes se refuse à accepter la négation dialectique de l’absolu. Il ignore la catégorie du relatif. Du moment que l’on a découvert le mode véritable, authentique, parfait de la vie sociale, il aspire à l’appliquer à l’existence quotidienne.

Et nous assistons à ceci : que, contrairement à la théorie, la forme soviétique de la démocratie – « forme parfaite » – devient applicable à tous les peuples, à n’importe quel genre de société, indépendamment de leur niveau d’évolution sociale. Il suffit d’être acculé, par l’implacable impératif de l’histoire, à la nécessité de modifier la structure de l’Etat, sous l’empire duquel on succombait. L’organisation soviétique devient, simultanément, le mot d’ordre politique pour le prolétariat des pays industriels les plus avancés – Etats-Unis, Angleterre, Allemagne – et pour la Hongrie quasi-entièrement agricole, et pour la Bulgarie paysanne, et pour la Russie dont l’agriculture vient à peine de franchir l’étape la plus primitive.

Son efficacité universelle va même plus loin : dans leurs écrits, les publicistes communistes parlent sérieusement de révolutions soviétiques qui s’annoncent en Turquie d’Asie, parmi les fellahs égyptiens, dans les pampas de l’Amérique du Sud. En Corée, la proclamation d’une république soviétique ne serait plus qu’une question de temps. Quant aux Indes, à la Chine, à la Perse, il est manifeste que l’idée soviétique y progresse à la vitesse d’un rapide. Et nul n’ignore, sans doute, que le système soviétique a déjà été adapté aux conditions sociales primitives des Bachkires, des Kirghizes, des Turcomans et des montagnards du Daghestan.

En dépit de la doctrine marxiste qui a tenté de l’analyser, l’organisation soviétique ne serait pas seulement propre à résoudre les problèmes qui caractérisent le plus haut stade du capitalisme et l’ultime acuité des oppositions intra-nationales entre le prolétariat et la bourgeoisie. Elle serait une forme d’Etat universelle, susceptible de trancher toutes les difficultés, tous les antagonismes soulevés par l’évolution sociale. Théoriquement, les peuples doivent avoir dépassé effectivement ou, au moins, mentalement l’étape de la démocratie bourgeoise et s’être affranchis des illusions de la Constituante, du fameux scrutin universel, direct, égal et secret, de la liberté de la presse etc. Alors seulement ils peuvent s’élever à la science de la suprême perfection représentée par la structure soviétique de l’Etat. Pratiquement, les peuples sautent par-dessus les marches, possédés qu’ils sont par la négation métaphysique de toutes les catégories de progrès relatif. Si les soviets sont la forme la plus perfectionnée de l’Etat, s’ils sont la baguette magique qui supprime les inégalités sociales et la misère, qui donc consentira à porter volontairement le joug de systèmes moins parfaits pour en expérimenter douloureusement les antagonismes ? Ayant connu la douceur, qui donc voudra vivre d’amertume ?

En février 1918, à Brest-Litovsk, Trotsky et Kaménev défendent encore avec beaucoup d’obstination le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes et exigent de l’Allemagne victorieuse que ce principe soit appliqué en Pologne, en Lithuanie, en Lettonie sous forme d’un scrutin universel et égal. On reconnaît encore, à ce moment, la valeur historique relative de la démocratie. Un an plus tard, au congrès du parti communiste russe, l’intrépide Boukharine exige déjà que le principe de l’auto-détermination des peuples soit remplacé par celui de l’auto-détermination des classes laborieuses. Lénine réussit à obtenir la maintien du principe de l’auto-détermination – pour les peuples arriérés, de même que certains philosophes, qui ne voulaient pas se fâcher avec l’Eglise, limitaient la sphère d’application des vérités matérialistes aux seuls animaux privés des bienfaits de la révélation divine. Toutefois, si le congrès des communistes se refusa à emboîter le pas à Boukharine, ce ne fut pour des considérations doctrinales. Lénine l’emporta avec des arguments d’ordre diplomatique : il ne fallait pas éloigner de l’Internationale Communiste les Hindous, les Persans et les autres peuples, qui – fermés encore aux lumières de la révélation – étaient en état de lutte pan-nationale contre l’oppresseur étranger. Au fond, les communistes étaient, de toute leur âme, avec Boukharine. Ayant connu la douceur, qui dont voudra offrir l’amertume à don prochain ?

C’est pourquoi, lorsque le consul turc à Odessa lança le canard du prétendu triomphe de la révolution soviétique dans l’Empire ottoman, pas un seul journal russe ne se refusa à prendre ce canard au sérieux, pas un seul ne fit paraître le moindre scepticisme quant à la possibilité, pour ces braves Turcs, de bondir par-dessus toutes les étapes de l’autodétermination des peuples, du scrutin universel, direct, égal et secret, du parlementarisme bourgeois, etc. La mystification réussit entièrement.

Car les mystifications trouvent un terrain propice dans la mystique.

Or, mystique est l’idée d’une forme politique contenant en son essence le moyen de surmonter les antagonismes économiques, sociaux, nationaux, parmi lesquels se meut la révolution engendrée par la grande guerre mondiale.

Au cours du congrès du parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, tenu à Leipzig, des hommes se sont cassé la tête pour savoir comment concilier « le pouvoir des soviets » avec les bases du régime démocratique, avec les notions traditionnelles de la social-démocratie concernant les formes politiques de la révolution socialiste. On y a vu, une fois de plus, quel mysticisme social remplissait la plus populaire idée d’aujourd’hui, celle de la formule : « Tout le pouvoir aux soviets ! »

Mystère, qui échappe aux croyants de la révolution avec autant de persistance que le mystère de l’immaculée conception a toujours échappé à la compréhension des croyants de la chrétienté.

Il échappe quelquefois à son propre créateur. Voilà que l’on reçoit la nouvelle du triomphe de l’idée soviétique en Hongrie. Il semblerait que tout a été accompli selon les « rites ». Pourtant, il manque un détail essentiel : le « soviétisme » n’y est pas le résultat d’une guerre fratricide au sein du prolétariat (nous verrons plus loin combien ce détail est important), mais, au contraire, la conséquence de l’union du prolétariat. Lénine est surpris. Dans un télégramme, dont le texte intégral a paru dans la presse étrangère, il demande à Bela Kun : « Quelles garanties avez-vous que votre révolution est effectivement une révolution communiste et non simplement socialiste, c’est-à-dire (!) Une révolution de social-traîtres ? »

La presse russe a publié la réponse de Bela Kun qui trahissait quelque confusion et péchait par un manque de précision : le pouvoir était aux mains d’un groupe de cinq hommes, dont deux communistes, deux social-démocrates et un cinquième « dans le genre de votre Lounatcharsky ». Le mystère était venu encore plus épais.

Comme conséquence d’une tension extrême des antagonismes de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, celui-là renverse l’incarnation la plus parfaite de l’étatisme démocratique ; de ce fait, il se crée un mode politique nouveau, expression spécifique de la dictature du prolétariat. Tel est le point de départ de "l’idée soviétique ».

Mode politique universellement idoine à tous bouleversements et couvrant la substance multiforme de tous les mouvements révolutionnaires du vingtième siècle. Tel est le point d’arrivée de ladite idée au bout de son évolution.

Cette opposition dialectique résume le mystère du « soviétisme », devant lequel s’arrête, vaincu, le raisonnement dogmatique des hommes politique de droite comme de gauche.

7. La dictature de la minorité[modifier le wikicode]

Le mécanisme des révolutions populaires de l’époque historique passée consistait en ceci : que le rôle de facteurs actifs du bouleversement appartenait aux minorités des classes sociales, dans l’intérêt desquelles se jouaient les différentes phases de la révolution ; que ces minorités exploitent le mécontentement confus et les explosions de colère sporadiques qui se faisaient jour parmi les éléments inconsistants, éparpillés, appartenant auxdites classes, et qu’elles entraînaient ces éléments derrière elles dans la voie de la destruction des vieilles formes sociales ; que dans d’autres cas, ces minorités utilisaient la puissance de leur énergie concentrée pour briser l’inertie des éléments en question ; enfin, que ces minorités tentaient – et quelquefois avec succès – de réprimer la résistance passive de ces éléments lorsqu’ils refusaient de s’engager dans la voie de l’élargissement et de l’approfondissement de la révolution.

La dictature d’une minorité révolutionnaire agissante, à caractère parfois terroriste, était l’aboutissement normal de la situation, dans laquelle l’ancien ordre social avait confiné les masses populaires que la révolution appelait à forger leur propre destinée.

Là, où la minorité révolutionnaire agissante n’a pas su organiser une telle dictature et la maintenir pendant quelque temps – comme ce fut le cas en 1848 en Allemagne, en Autriche et en France – nous constatons l’avortement du processus révolutionnaire, l’avortement de la révolution.

Comme l’a dit Engels, les révolutions de l’ancienne époque étaient l’œuvre d’une minorité consciente qui exploitait les révoltes spontanées d’une majorité inconsciente.

Bien entendu, le mot « conscient » doit être pris ici dans un sens relatif, à savoir : qu’il s’agissait de poursuivre des buts politiques et sociaux déterminés quelque contradictoires, quelque utopiques qu’ils pussent être. L’idéologie des jacobins de 1793-1794 était utopique de bout en bout et ne peut être considérée comme le produit d’une conception objective du processus de l’évolution historique ; mais par rapport à la masse des paysans, des petits producteurs et des ouvriers, au nom desquels ils démolissaient l’ancien régime, les jacobins représentaient une avant-garde consciente dont le travail destructeur était subordonné à des problèmes positifs déterminés.

Dans la dernière décade du dix-neuvième siècle, Engels était arrivé à la conclusion que l’époque des révolutions effectuées par des minorités conscientes à la tête des masses inconscientes était close à jamais. Désormais, disait-il, les révolutions seront préparées pendant des dizaines d’années par le travail de propagande politique, d’organisation et d’éducation des partis socialistes et seront réalisées directement et consciemment par les masses intéressées elles-mêmes.

Cette idée d’Engels est devenue certainement celle de la grande majorité des socialistes modernes. Cela à un tel point que le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » a été lancé primitivement comme une réponse à ceci : comment assurer, de la part des masses, le maximum de participation active et consciente, en même temps que le maximum d’initiative dans l’œuvre de la création sociale en période révolutionnaire ?

Relisez les écrits et les discours de Lénine d’automne 1917 et vous y découvrirez l’idée maîtresse que voici : « tout le pouvoir aux soviets ! » – c’est la participation directe et active des masses à la direction de la production et des affaires publiques ; c’est la suppression de toute cloison entre les dirigeants et les dirigés, de toute hiérarchie sociale ; c’est, au plus haut degré possible, l’unification du pouvoir législatif et de l’exécutif, de l’appareil de production et de l’appareil d’administration, du mécanisme d’Etat et du mécanisme de l’administration locale ; c’est le maximum d’activité des masses avec le minimum de liberté des représentants élus ; c’est la suppression totale de toute bureaucratie.

Le parlementarisme est répudié non seulement comme arène, où deux classes ennemies collaborent politiquement entre elles et se livrent des combats « pacifiques », mais encore comme mécanisme d’administration publique. Et cette répudiation est motivée, avant tout, par l’antagonisme qui surgit entre ce mécanisme et l’activité révolutionnaire illimités des masses intervenant directement dans l’administration et dans la production.

En août 1917, Lénine écrivait :

« Lorsqu’ils se seront emparés du pouvoir politique, les ouvriers briseront le vieil appareil bureaucratique, ils le démoliront jusqu’aux fondations et n’en laisseront pas pierre sur pierre ; ils lui en substitueront un nouveau, composé de ces mêmes ouvriers et employés, contre la transformation desquels en bureaucrates on prendra aussitôt les mesures qui ont été exposées, dans le détail, par Marx et Engels, à savoir : 1° non seulement électivité, mais révocabilité à tout moment ; 2° rémunération ne dépassant pas le salaire ouvrier ; 3° réorganisation immédiate en ce sens que tous remplissent des fonctions de contrôle et de surveillance, que tous deviennent momentanément « bureaucrates » de façon que personne ne puisse le devenir définitivement. » (L’Etat et la Révolution, page 103).

Ailleurs, il écrit encore : « Substitution d’une milice populaire universelle à la police », « électivité et révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires et des cadres de commandement », « contrôle ouvrier dans son sens initial, participation directe du peuple à la juridiction, non seulement sous forme de jury, mais encore par la suppression des défenseurs et des accusateurs spécialisés et par le vote de tous les assistants dans la question de culpabilité » : c’est ainsi que l’on interprétait en théorie – et parfois dans la pratique – le renversement de la vieille démocratie bourgeoise par le régime des Soviets.

La première constitution – qui fut adoptée au troisième congrès des soviets sur l’initiative de V. Troutovsky – donnait une expression exacte à l’idée de « tout le pouvoir aux soviets » lorsqu’elle établissait la plénitude du pouvoir du soviet communal dans les limites de la commune (« volost »), celle du soviet cantonal dans la limite du canton (« ouyèzde »), celle du soviet départemental dans la limite du département (« gouvernement ») et lorsque les fonctions unificatrices de chacun des organes soviétiques supérieurs se résumait uniquement dans l’aplanissement des différends éventuels entre ceux qui lui étaient subordonnés.

En prévision de l’argument qu’un fédéralisme aussi poussé saperait l’unité nationale, Lénine écrivait dans la même brochure :

« Seuls des gens ayant en l’Etat une foi petite-bourgeoise et superstitieuse peuvent prendre la suppression de la machine bourgeoise pour la suppression du centralisme. Qu’adviendra-t-il si le prolétariat et la paysannerie pauvre s’emparent du pouvoir d’Etat, qu’ils s’organisent en toute liberté par communes et qu’ils unifient l’action de toutes les communes en frappant sur le capital, en réduisant à néant la résistance des capitalistes, en supprimant au profit de la nation la propriété privée : chemins de fer, fabriques, terres, etc. ? Est-ce ce ne sera pas du centralisme ? » (Page 50.)

La réalité a cruellement brisé toutes ces illusions. « L’Etat soviétique » n’a pas établi l’électivité et la révocabilité à tout moment des fonctionnaires et des cadres de commandement ; n’a pas supprimé la police professionnelle ; n’a pas résorbé les tribunaux dans une juridiction directe par les masses ; n’a pas banni la hiérarchie sociale de la production ; n’a pas annulé le sujétion des communes au pouvoir de l’Etat. Tout au contraire, au fur et à mesure de son évolution, il fait apparaître une tendance inverse : vers l’intensification extrême du centralisme d’Etat, vers le renforcement à l’extrême des principes hiérarchiques et de l’astreinte, vers l’épanouissement de tout l’appareil spécial de la répression, vers la plus grande émancipation des fonctions électives et l’annihilation de leur contrôle direct par les masses électrices, vers l’affranchissement des organismes exécutifs de la tutelle des institutions électives dont ils dépendent. Dans le mouvement de la vie, « le pouvoir des soviets » est devenu « le pouvoir soviétique », pouvoir issu des soviets et devenant de plus en plus indépendant de ces derniers.

Il faut croire que les idéologues russes de ce système n’ont pas du tout renoncé à leur notion d’un ordre social non-étatique, but de la révolution. Mais, dans leur conception, la voie qui y mène ne va plus par l’atrophie progressive des fonctions et institutions forgées par l’Etat bourgeois, ainsi que cela paraissait en 1917. Elle y va, plutôt, par l’hypertrophie desdites fonctions et par la résurrection – sous un aspect différent – de bien des institutions d’Etat de la période bourgeoise. On continue à répudier le parlementarisme démocratique, mais on ne rejette plus, avec lui, les autres instruments du pouvoir d’Etat dont le parlementarisme était, dans une certaine mesure, le contrepoids au sein de la société bourgeoise ; bureaucratie, police, armée permanente avec des cadres de commandement ne dépendant pas des soldats, tribunaux ne dépendant pas de la société, etc.

En d’autres termes : théoriquement l’Etat de la période révolutionnaire transitoire devait constituer, par opposition à l’Etat bourgeois, un appareil de la « répression de la minorité par la majorité », un appareil gouvernemental aux mains d’une majorité ; pratiquement, il continue à être, comme par le passé, un appareil gouvernemental aux mains d’une minorité. (D’une autre minorité, bien entendu.)

Lorsque l’on prend conscience de ce phénomène, on en arrive, explicitement ou implicitement, à remplacer « le pouvoir des soviets » par le pouvoir d’un parti déterminé, lequel devient petit à petit une institution d’Etat essentielle et l’armature de tout le système de « la république des soviets ».

L’évolution traversée, en Russie, par l’idée de « l’Etat soviétique » nous fait comprendre les bases psychologiques de cette idée dans les pays où le processus révolutionnaire est encore dans sa phase initiale.

« Le régime soviétique » devient le moyen de porter au pouvoir et d’y maintenir une minorité révolutionnaire qui tend à défendre les intérêts d’une majorité, alors même que celle-ci ne les a pas reconnus comme siens, alors même qu’elle n’y est pas attachée suffisamment pour vouer à leur défense toute son énergie, toute son inflexibilité.

La preuve en est que dans beaucoup de pays – cela s’est fait en Russie également – le mot d’ordre du « pouvoir aux Soviets » est lancé contre les Soviets déjà existants, créés dès les premières manifestations de la révolution. Ce mot d’ordre est ainsi dirigé, en premier lieu, contre la majorité effective de la classe ouvrière, contre les tendances politiques qui règnent dans son sein au début de la révolution. La substance politique du mot d’ordre « le pouvoir aux Soviets » devient donc un pseudonyme de la dictature d’une minorité extrémiste du prolétariat.

Cela est tellement vrai que, lorsque l’échec de la tentative du 3 juillet 1917 eut démontré la résistance obstinée des soviets d’alors à la pression du bolchevisme, Lénine dévoila ce pseudonyme dans sa brochure Au sujet des mots d’ordre. Il y proclama que le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » était désormais périmé et qu’il devait être remplacé par celui de : « tout le pouvoir au parti bolcheviste ».

Mais cette « matérialisation » du symbole, cette révélation de son contenu n’a été qu’un moment dans le développement révolutionnaire qui continuait à se dérouler dans la « mystique » d’une forme politique parfaite « enfin découverte » et capable d’extérioriser la substance sociale incluse dans la révolution prolétarienne.

La détention du pouvoir par la minorité d’une classe (ou d’une union des classes), minorité organisée en parti et exerçant ce pouvoir dans l’intérêt de cette classe (ou de ces classes) n’est rien moins qu’un fait nouveau découlant des antagonismes créés par la plus récente phase du capitalisme et constituant une différence de principe entre les nouvelles révolutions et les anciennes. Bien au contraire, la dictature d’une telle minorité est justement le lien de parenté entre les révolutions actuelles et celles de la période historique précédente. Si tel est le principe du mécanisme gouvernemental il n’importe guère que des circonstances historiques données lui aient fait adopter telle forme particulière, en l’occurrence, la forme soviétique.

En effet, les événements de 1792-1794, en France, fournissent un exemple de révolution réalisée au moyen de la dictature d’une minorité érigée en parti : la dictature du parti des jacobins. Celui-ci embrassait les éléments les plus actifs et les plus « gauches » de la petite bourgeoisie, du prolétariat, des intellectuels déclassés et exerçait sa dictature à travers un réseau d’institutions multiples : communes, sections, clubs, comités révolutionnaires. Dans ce réseau, les organisations de producteurs du type de nos Soviets faisaient complètement défaut. Par contre, dans le réseau des institutions à travers lesquelles s’exerce, dans les révolutions actuelles, la dictature d’une minorité érigée en parti, nous trouvons des analogies frappantes avec la dictature jacobine : les cellules du parti ne se différencient en rien d’avec les clubs jacobins, les comités révolutionnaires de 1794 et de 1919 sont tout à fait pareils, les comités des paysans pauvres supportent la comparaison avec les comités et les clubs sur lesquels la dictature jacobine s’appuyait dans les villages et qui étaient composés surtout d’éléments pauvres. Mais, en outre, nous y découvrons aujourd’hui, les soviets, les comités d’usine et les centres professionnels, qui donnent à la révolution moderne son caractère spécifique et qui la frappent de leur sceau. C’est là, bien entendu, que se traduit l’influence exercée par le prolétariat de la grande industrie sur la substance et le déroulement de la révolution. Et pourtant, ces organismes spécifiquement de classe, ces formations d’origine prolétarienne, issues de l’ambiance même de l’industrie moderne, sont réduits au rôle d’instruments mécaniques de la dictature d’une minorité de parti autant que l’étaient les auxiliaires de la dictature jacobine de 1792-1794, dont les origines sociales étaient pourtant bien différentes.

Dans les conditions concrètes de la Russie, cette dictature de parti reflète, en premier lieu, les intérêts et les aspirations des éléments prolétariens de la population. Cette constatation se vérifiera encore plus lors de la consolidation du pouvoir des Soviets dans les pays industriels avancés. Mais la nature des Soviets, leur caractère de classe, leur adaptation aux organisations de producteurs, n’y tiennent pas un rôle prépondérant. Nous avons vu que, après le 3 juillet 1917, Lénine envisageait la dictature directe du parti bolchevik, en dehors des Soviets. Nous voyons maintenant comment en certains endroits une telle dictature se réalise pleinement par le canal des comités révolutionnaires et des cellules du parti. Cela ne l’empêche pas de conserver, dans sa politique de classe, un lien primordial avec le prolétariat et de refléter, par-dessus tout, les intérêts et les aspirations de la classe ouvrière citadine.

D’autre part, en tant que cadres d’organisation, les Soviets peuvent se trouver remplis d’éléments ayant un autre caractère de classe lorsque, aux côtés des Soviets d’ouvriers, surgissent des Soviets de soldats et de paysans. Par conséquent, dans les pays encore plus arriérés économiquement que l’est la Russie, le pouvoir des Soviets peut incarner la dictature d’un parti représentant autre chose qu’une minorité du prolétariat : une minorité de la paysannerie, par exemple, ou de tout autre milieu non-prolétarien. Nous avons ainsi déchiffré le mystère du « régime soviétique », et comprenons comment un organisme crée par les particularités spécifiques du mouvement ouvrier correspondant au plus haut point du développement du capitalisme se révèle simultanément approprié aux besoins des pays qui ne connaissent ni la grande production capitaliste, ni une puissante bourgeoisie, ni un prolétariat évolué à travers l’expérience de la lutte de classe : l’Egypte, la Yougoslavie, le Brésil, la Corée elle-même.

En d’autres termes : dans les pays avancés, le prolétariat fait appel à la forme soviétique de la dictature dès que son élan vers la révolution sociale se heurte à l’impossibilité de réaliser son pouvoir autrement que sous forme d’une dictature de la minorité, minorité au sein du prolétariat lui-même.

La thèse de « la forme enfin découverte » – seule forme qui permette de réaliser l’affranchissement social du prolétariat et qui appartient en propre aux modalités spécifiques de la phase impérialiste du capitalisme – constitue l’illusion historiquement nécessaire, par l’effet de laquelle le prolétariat révolutionnaire renonce à croire qu’il peut entraîner immédiatement à sa suite la majorité du pays ; par l’effet de laquelle il ressuscite la dictature jacobine de la minorité dans la forme même qui lui avait été donnée par la révolution bourgeoise du XVIII° siècle. Devons-nous rappeler que cette modalité révolutionnaire a été répudiée par la classe ouvrière dans la mesure où celle-ci s’est affranchie de l’héritage idéologique légué par le révolutionnarisme petit-bourgeois ?

Du moment que le mot d’ordre du « régime soviétique » a rempli son rôle de pseudonyme, à l’abri duquel l’idée jacobine et blanquiste de la dictature d’une minorité renaît dans la conscience du prolétariat, ce régime soviétique prend une acception universelle, adaptable à tous les bouleversements révolutionnaires. Dans cette nouvelle acception, il est nécessairement vidé de toute la substance spécifique qui le rattachait à une phase déterminée du développement capitaliste. Il devient une forme universelle s’adaptant à toute révolution qui s’accomplit dans une ambiance d’éparpillement politique, où les masses populaires ne sont pas intimement soudées entre elles, tandis que le régime périmé a été sapé à sa base par le processus de l’évolution historique.

8. La dictature sur le prolétariat[modifier le wikicode]

Ainsi, le secret, qui fait triompher le « régime soviétique » dans la conscience bouleversée des masses prolétariennes d’Europe, consiste en ceci : que ces masses révolutionnaires ne croient plus pouvoir entraîner immédiatement à leur suite la majorité du pays dans la voie du socialisme. Il se peut que cette majorité, qui s’oppose activement ou passivement, à ce moment historique donné, à la réalisation du socialisme ou qui obéit encore à des partis répudiant le socialisme, comporte en son sein des éléments nombreux du prolétariat. Dans la mesure dans laquelle pareil fait se produit, le principe du « régime soviétique » n’équivaut pas seulement à la répudiation de la démocratie dans le cadre de la nation, mais encore à la suppression de la démocratie à l’intérieur même de la classe ouvrière.

Théoriquement, le régime des soviets en soi n’annule pas la démocratie, mais la confine seulement aux limites de la classe ouvrière et de « la plus pauvre paysannerie ». En effet, l’essence de la démocratie ne s’exprime ni exclusivement ni même principalement dans le suffrage mathématiquement universel. Le suffrage « universel » que nous avons réussi à conquérir avant la révolution dans les pays bourgeois les plus avancés excluait les femmes, les militaires et, parfois, les jeunes gens jusqu’à l’âge de 25 ans ; mais cela ne privait pas le pays de son caractère démocratique, si, à l’intérieur de la majorité appelée à exercer la souveraineté du peuple, on pouvait observer l’existence d’un degré de démocratisme conciliable avec la conservation des bases capitalistes de la société.

C’est pourquoi, prise en soi, la non-admission aux fonctions d’électeur de tous les bourgeois et rentiers ayant des salariés à leur service et même celle des représentants des professions libérales – éventualité admise par Georges Plékhanoff pour la période de la dictature du prolétariat – ne fait pas du « régime soviétique » quelque chose d’absolument anti-démocratique. Au contraire, une telle mesure d’exception peut parfaitement se concilier avec une poussée d’autres éléments de la démocratie, non moins essentiels et dont la présence fera de ce régime, malgré la limitation du droit électoral, « une démocratie plus parfaite » que toutes les formes démocratiques connues jusqu’à présent et basées sur la domination sociale de la bourgeoisie.

L’exclusion de la minorité bourgeoise de toute participation au pouvoir d’Etat peut être – ainsi que nous le croyons – inopérante en ce qui concerne la consolidation du pouvoir de la majorité et même nettement nuisible en ce qu’elle contribue à appauvrir la valeur sociale de l’expression de la volonté populaire dans la lutte électorale[1]. Mais cela ne suffit nullement à enlever tout caractère démocratique au système soviétique.

Ce qui l’enlève, c’est la suppression des lois essentielles de la démocratie dans les rapports entre les citoyens compris parmi les privilégiés appelés à devenir les dépositaires du pouvoir d’Etat.

La soumission absolue de tout l’appareil exécutif à la représentation populaire (encore que, dans la personne des Soviets, celle-ci n’englobe pas la totalité des citoyens), l’électivité et la révocabilité de l’administration, des juges, de la police, l’organisation démocratique de l’armée, le contrôle et la publicité de tous les actes d’administration, la liberté de coalition au gré des citoyens (ne serait-ce que pour les « privilégiés » dans le sens indiqué plus haut), l’inviolabilité de leurs droits individuels et collectifs et la protection contre tous abus de la part des agents du pouvoir, la liberté de discussion de toutes les questions d’Etat par les citoyens, la faculté pour ces derniers d’exercer librement une pression sur le mécanisme gouvernemental, etc. – tels sont les indices inaliénables d’un régime démocratique quelque limité que soit le cercle des citoyens auxquels ces règles s’appliquent. N’avons-nous pas vu, dans l’histoire, des républiques démocratiques admettant l’esclavage (par exemple, Athènes) ? Les théoriciens du soviétisme n’ont jamais repoussé l’adoption de ces règles démocratiques au sein de leur régime. Bien au contraire, ils ont affirmé que ces principes s’épanouiront sur cette base électorale réduite comme ils n’ont jamais pu fleurir sur la base électorale plus étendue des démocraties capitalistes. Souvenons-nous de la promesse de Lénine que tous les travailleurs participeront directement à l’administration, tous les soldats à l’élection des officiers, que la police et tout le fonctionnarisme seront supprimés.

L’abandon de tout démocratisme à l’intérieur du système soviétique présume que les milieux prolétariens qui réalisent celui-ci reconnaissent : ou bien que la classe ouvrière forme une minorité au sein d’une population hostile ; ou bien qu’elle est, elle-même, scindée en fractions luttant entre elles pour le pouvoir ; ou enfin que ces deux phénomènes jouent simultanément.

Dans tous ces cas, la véritable raison du penchant vers le « système soviétique » consiste dans le désir de réprimer la volonté de tous les autres groupes de la population, y compris les groupes prolétariens, afin d’assurer le triomphe d’une minorité révolutionnaire déterminée.

Charles Naine, le célèbre militant socialiste de la Suisse romande, s’exprime ainsi en parlant de l’enthousiasme du prolétariat suisse pour l’idée des Soviets :

« Au commencent de 1918, ce fut un véritable emballement. Il fallait sans retard former en Suisse des soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans et constituer une garde rouge. C’était à une minorité consciente à imposer sa volonté à la majorité, même par la force brutale. La grande masse des travailleurs est dans un esclavage économique tel qu’il lui est impossible de se libérer elle-même. Elle est d’ailleurs instruite, formée par ses maîtres, incapable par conséquent de comprendre ses véritables intérêts ; il appartient à la minorité consciente de la libérer de cette tutelle et ce n’est qu’ensuite qu’elle pourra comprendre. Le socialisme scientifique étant la vérité même, la minorité qui possède ce socialisme a le droit de l’imposer à la masse. Le parlement n’est plus qu’un objet encombrant, un instrument de réaction. La presse bourgeoise qui empoisonne le peuple doit être supprimée ou du moins muselée. La liberté et la démocratie ne pourront renaître que plus tard, après que les dictateurs socialistes auront transformé le régime. Alors les citoyens pourront former une véritable démocratie, car ils seront libérés du régime économique qui les oppresse et les empêche de manifester leur véritable volonté » (Dictature du prolétariat ou démocratie, page 7).

Il faut être hypocrite ou aveugle pour ne pas reconnaître que Charles Naine traduit exactement l’idéologie du bolchevisme libérée de son ornementation phraséologique et mise à nu dans sa réalité. C’est ainsi, du moins, qu’elle a été assimilée par les masses bolchevistes en Russie, en Allemagne, en Hongrie, partout où se manifeste le mouvement bolcheviste.

L’ornementation phraséologique elle-même n’arrive pas toujours à obscurcir ce côté de la question. Voici, par exemple, dans le n° 101 de la Pravda, en date du 13 mars 1919, un article de P. Orlovsky intitulé : « L’Internationale Communiste et la république soviétique mondiale ». L’auteur déclare lui-même aborder « le point primordial de la question » du système soviétique. « Le système soviétique en soi », écrit-il, « implique uniquement la participation des masses populaires à l’administration de l’Etat, mais ne leur assure ni la maîtrise, ni même une influence prédominante ».

Substituez, dans cette citation, les mots : « démocratie parlementaire » à ceux de : « système soviétique », et vous formulerez une vérité aussi élémentaire que celle dont P. Orlovsky s’est fait ici l’auteur. En effet, dans sa réalisation logique, le parlementarisme démocratique assure la participation des masses à l’administration de l’Etat, mais ne garantit pas, par sa vertu seule, leur domination politique.

Quelle est donc la déduction à laquelle arrive P. Orlovsky ?

« C’est seulement – dit-il – lorsque le système soviétique remet le pouvoir d’Etat effectif aux mains des communistes, c’est-à-dire du parti de la classe ouvrière, que les travailleurs et les exploités obtient non seulement un accès à l’exercice du pouvoir d’Etat, mais encore la possibilité de reconstruire l’Etat sur des bases nouvelles, conformes à leurs besoins », etc.

Ainsi, le système soviétique est bon dans le mesure où il est aux mains des communistes. Car « dès que la bourgeoisie réussit à s’emparer des soviets (comme cela fut le cas en Russie sous Kerensky et comme nous le voyons actuellement – en 1919 – en Allemagne), elle les utilise pour combattre les ouvriers et paysans révolutionnaires, de même que les tsars se servaient des soldats issus du peuple pour opprimer ce même peuple. Pour cette raison, les Soviets peuvent remplir un rôle révolutionnaire, c’est-à-dire peuvent affranchir les masses travailleuses, seulement dans le cas où les communistes y détiennent une place prépondérante. Pour cette raison, également, la multiplication d’organisations soviétiques dans d’autres pays devient un phénomène révolutionnaire dans le sens prolétarien – et non seulement dans le sens petit-bourgeois – dans le seul cas où elle se produit parallèlement au triomphe du communisme ».

On ne peut parler plus clairement. « Le système soviétique », c’est le praticable qui permet au pouvoir d’Etat de passer aux mains des communistes et qui est enlevé dès qu’il a rempli sa mission historique. Cela ne se dit, certes, pas : on se contente de le pratiquer dans la réalité des faits.

Et remarquons que l’on pose toujours le principe suivant : « le parti communiste, c’est-à-dire le parti de classe ouvrière … » Non pas un des partis, ni même, à la rigueur, le plus avancé, le plus représentatif des intérêts de classe du prolétariat : c’est le seul parti véritablement ouvrier.

La pensée de P. Orlovsky trouve une excellente illustration dans un ordre du jour adopté par la conférence communiste de Kachine et que nous citons d’après le n° 3 de la Pravda de 1919 :

« Il y a lieu : de considérer comme possible l’admission (!) au pouvoir du paysan moyen, même sans-parti, lorsqu’il accepte la plateforme soviétique, sous réserve que, dans les Soviets, le rôle de direction prépondérant sera conservé au parti du prolétariat ; de considérer la remise intégrale des Soviets aux mains du paysan moyen sans-parti comme absolument inadmissible, car elle comporterait le danger d’exposer à une destruction complète toutes les conquêtes de la révolution prolétarienne, au moment précis où se joue le sort de la dernière et décisive bataille contre la réaction internationale. »

Il est vrai que les communistes de Kachine se contentent de dévoiler le véritable sens de la « dictature » dans son application à la paysannerie. Mais nul n’ignore que la solution est identique en ce qui concerne la dictature de « l’ouvrier moyen ». D’ailleurs, n’est-il pas question d’un pouvoir « ouvrier et paysan » et non seulement « ouvrier » ?

Il n’est pas douteux que le facteur initial de l’attirance des socialistes vers les idées du « soviétisme » a été la confiance illimitée qu’ils avaient dans l’intelligence collective de la classe ouvrière, dans sa capacité de réaliser, par la dictature sur la bourgeoisie, le plénitude d’une auto-administration excluant toute ombre de tutelle exercée par une minorité. Le premier élan vers le système soviétique a été un élan vers l’évasion des cadres d’un Etat organisé hiérarchiquement.

Dans l’éloquent rapport présenté par Ernst Däumig (indépendant de gauche) au premier congrès pangermanique des Soviets, tenu du 16 au 21 décembre 1918, nous lisons :

« La révolution allemande actuelle se distingue par ceci qu’elle a diablement peu confiance en ses propres forces ; il est compréhensible qu’elle subisse encore cet héritage des siècles qu’est l’esprit du caporalisme et de l’obéissance passive. Cet esprit ne peut être tué par la seule lutte électorale et par les tracts électoraux que l’on répand tous les deux ou trois ans dans les masses ; il ne peut être anéanti que par une sincère et puissante tentative de maintenir le peuple allemand dans un état d’activité politique permanente. Cela ne peut être réalisé en dehors du système soviétique. Nous devons en finir avec toute la vieille machine administrative du Reich, des Etats indépendants et des municipalités. La substitution d’une auto-administration à l’administration par en haut doit devenir de plus en plus le but du peuple allemand ».

Au cours du même congrès, le spartakiste Heckert affirmait :

« La Constituante sera une institution réactionnaire même si elle a une majorité socialiste. La raison en est que le peuple allemand est complètement apolitique, qu’il demande à être conduit et qu’il n’a pas encore accompli le moindre acte qui témoignât de son désir de devenir, lui-même, le maître de ses destinées. Chez nous, en Allemagne, on attend que la liberté vienne des chefs, on ne la crée pas par la base. »

« Le système soviétique – dit-il encore – est une organisation qui confie aux larges masses du prolétariat la charge directe d’élever l’édifice social. La Constituante, par contre, est une organisation qui transmet cette charge aux chefs. »

Pourtant, voici qui est intéressant : dans ce même rapport où il glorifie les Soviets comme gage de l’auto-administration de la classe ouvrière, Däumig donne un tableau des plus noirs des véritables soviets allemands, tel qu’ils sont personnifiés par leur congrès.

« Aucun parlement révolutionnaire de l’histoire n’a jamais révélé un esprit aussi timoré, aussi terre-à-terre, aussi mesquin, que celui du parlement révolutionnaire réuni ici. »

« Où est le grand souffle idéaliste qui dominait et entraînait la Convention nationale française ? Où est l’enthousiasme juvénile de mars 1848 ? On n’en voit pas la moindre trace aujourd’hui. »

Et alors qu’il constate l’esprit « timoré et mesquin » qui règne dans les soviets, Däumig cherche justement dans la remise de « tout le pouvoir aux Soviets » la clé des problèmes soulevés par la révolution sociale. Tout le pouvoir aux timorés comme moyen de s’élancer audacieusement au-dessus de la facile formule du suffrage universel ! Bizarre paradoxe ! Mais ce paradoxe revêt une signification très précise si le « subconscient » subit déjà le processus dont, plus tard, l’expression consciente sera donnée dans la formule de P. Orlovsky : « avec le système soviétique, le pouvoir d’Etat passe aux mains des communistes ». Autrement dit : par l’intermédiaire des Soviets, la minorité révolutionnaire assure sa domination sur les « timorés ».

Notons que Däumig a raison en fait. A ce premier congrès pangermaniste des Soviets, où les partisans de Scheidemann et les soldats détenaient une majorité écrasante, on sentait à plein nez les relents de cette mesquinerie timorée. Car quatre années et demie de « collaboration des classes » et de « fraternité des tranchées » n’ont pu passer impunément ni pour l’ouvrier en salopette, ni pour l’ouvrier en capote miliaire.

De même avaient raison nos bolcheviks lorsque, en juin 1917, ils haussaient les épaules et s’indignaient de l’esprit désespérément mesquin qui régnait au premier congrès panrusse des Soviets, malgré la présence, à sa tête, d’un homme politique de la valeur de Tséretelli qui possède le don exceptionnel d’élever les masses au-dessus de la terne existence quotidienne. Nous autres, internationalistes, qui avions le plaisir d’être en minorité à ce congrès, nous étions au désespoir de constater l’esprit de timorée incompréhension que l’immense « marais » de la majorité « mencheviste » et « socialiste-révolutionnaire » manifestait à chaque pas à la face des plus grandioses événements mondiaux et des plus ardus problèmes politiques et sociaux. Et nous nous refusions à comprendre les bolcheviks qui siégeaient à notre gauche, qui s’indignaient encore plus que nous de cet esprit et qui proclamaient, néanmoins : « tout le pouvoir aux Soviets ! » Nous nous refusions à les comprendre lorsque, un tel Soviet siégeant, ils organisaient une démonstration destinée à forcer une assemblée de ce genre à s’emparer de la totalité du pouvoir.

Ainsi que nous l’avons déjà mentionné plus haut, la crainte d’assurer le triomphe des « timorés » poussa Lénine, après le 3 juin 1917, à faire supprimer, comme périmé, le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » et à lui substituer celui de : « tout le pouvoir aux bolcheviks ». A cet écart de la ligne initiale on pourrait trouver, dans le mouvement allemand, une analogie dans la décision spartakiste de boycotter les élections au deuxième congrès pangermaniste des Soviets (celui du mois d’avril).

Par la suite, l’expérience de la révolution russe, guérit Lénine de son manque de foi passager. Les Soviets remplirent le rôle qui leur avait été tracé. Lorsque le flot montant de l’enthousiasme révolutionnaire de la bourgeoisie eut entraîné les masses des ouvriers et des paysans et que ce raz-de-marée eut résorbé l’esprit de mesquinerie quotidienne (sans parler du reste) ; lorsque, portés par cette lame de fond, les bolcheviks se furent emparés de l’appareil gouvernemental, le rôle de l’élément émeutier, avec son action directe, fut achevé. Le maure avait fait son œuvre. L’Etat réalisé avec l’aide du « pouvoir des Soviets » devint le « pouvoir soviétique », et la minorité communiste, incarnée dans cet Etat, sut se mettre, une fois pour toutes, à l’abri d’une récidive éventuelle de l’esprit de « mesquinerie ». A ce moment, la pensée qui s’engendrait lentement dans le subconscient put, enfin, connaître son développement complet dans la théorie de P. Orlovsky et dans la pratique de Kachine.

La dictature comme moyen de protéger le peuple contre la mesquinerie réactionnaire dont il porte les germes, tel fut le point de départ historique du communisme révolutionnaire à l’instant où la classe ouvrière personnifiée en lui commença à voir clair dans le mensonge et l’hypocrisie de la liberté proclamée par le capitalisme.

Buonarroti, le théoricien du complot communiste de Babeuf (1796), estimait qu’il serait indispensable, dès la prise du pouvoir par les communistes, d’isoler la France des autres pays par une barrière infranchissable, afin de préserver les masses contre les influences néfastes. Il exigeait, en outre, qu’aucune publication ne pût paraître en France sans avoir obtenu l’autorisation du gouvernement communiste.

« Tous les socialistes, les fouriéristes exceptés, – écrivait Weitling vers 1840 – sont unanimes à croire que la forme de gouvernement appelée démocratie ne convient pas et nuit même à l’organisation sociale dont le jeune principe est en voie de concrétisation » (cité par Kautsky dans La dictature du prolétariat, page 13).

Etienne Cabet écrivait que la société socialiste pourrait comporter, dans chaque ville, un seul journal qui serait, bien entendu, gouvernemental : le peuple doit être protégé contre la tentation de chercher la vérité dans le choc des opinions.

En 1839, au cours du procès politique consacré à la célèbre insurrection de Blanqui et Barbès, on a fait état d’un catéchisme communiste découvert chez les inculpés. Entre autres choses, on y exposait ainsi le problème de la dictature :

« Il est incontestable qu’après une révolution opérée au profit de nos idées, il devra être créé un pouvoir dictatorial avec mission de diriger le mouvement révolutionnaire. Il puisera nécessairement son droit et sa force dans l’assentiment de la population armée qui, agissant dans un but d’intérêt général, représentera bien évidemment la volonté éclairée de la grande majorité de la nation ... »

« Pour être fort, pour que son action soit rapide, le pouvoir dictatorial devra être concentré dans le plus petit nombre d’hommes possible. »

« ... Saper la vieille société, la détruire par ses fondements, renverser les ennemis extérieurs et intérieurs de la République, préparer les nouvelles bases d’organisation sociale et conduire le peuple, enfin, du gouvernement révolutionnaire au gouvernement républicain régulier, telles sont les attributions du pouvoir dictatorial et les milites de sa durée » (Bourgin. Le socialisme français de 1789 à 1848. Paris 1912).

On peut se demander si la doctrine des partisans du « pouvoir des Soviets », genre P. Orlovsky et communistes de Kachine, est bien différente de celle des communistes parisiens de 1839.

9. Le matérialisme métaphysique et le matérialisme dialectique[modifier le wikicode]

La classe ouvrière est un produit de la société capitaliste. Pour cette raison, sa pensée est assujettie à ladite société. Sa conscience se développe sous la pression de ses maîtres bourgeois : l’école et l’église, la caserne et l’usine, la presse et la vie sociale – en un mot, tous les éléments contribuant à former la conscience des masses prolétariennes sont de puissants facteurs au service de l’influence des idées et des tendances bourgeoises. C’est l’évidence même. Ainsi que le fait remarquer Charles Naine dans les lignes citées plus haut, c’est sur cette constatation que se sont basés – tout au moins en Suisse – les socialistes révolutionnaires pour aboutir, dans leurs déductions, à admettre la nécessité de la dictature d’une minorité de prolétaires conscients, dictature qui pèserait non seulement sur l’ensemble de la nation, mais encore sur la majorité du prolétariat lui-même.

Emile Pouget, le chef autorisé de mouvement syndicaliste, écrivait :

« ... Or si le mécanisme démocratique était pratiqué dans les organisations ouvrières, le non vouloir de la majorité inconsciente et non syndiqué paralyserait toute action. Mais la minorité n’est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l’inertie d’une masse que l’esprit de révolte n’a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent il y a pour la minorité consciente obligation d’agir sans compte de la masse réfractaire ... »

« Au surplus la masse amorphe, pour nombreuse et compacte qu’elle soit, serait très mal venue de récriminer. Elle est la première à bénéficier de l’action de la minorité ... »

« Qui pourrait récriminer contre l’initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients que les militants n’ont guère considérés que comme des zéros humains, n’ayant que la valeur numérique d’un zéro ajouté à un nombre, s’il est placé à sa droite ... »

« Ainsi apparaît l’énorme différence de méthode qui distingue le syndicalisme du démocratisme : celui-ci, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux, à leurs représentants), et étouffe les minorités qui portent en elles l’avenir. La méthode syndicaliste, elle, donne un résultat diamétralement opposé : l’impulsion est imprimée par les conscients, les révoltés, et sont appelés à agir, à participer au mouvement, toutes les bonnes volontés » (Extrait d’un article de Pouget : «L’organisation et l’action de la Confédération Générale du Travail », publié dans le recueil : Le mouvement social dans la France contemporaine, pages 34-36).

La reconnaissance de l’inévitable asservissement spirituel des masses prolétariennes par la classe capitaliste se trouve manifestement à la base des déductions de P. Orlovsky qui ont été exposées au chapitre précédent.

Cette idée découle, sans aucun doute, d’une conception matérialiste. Elle est basé sur la constatation que la pensée des hommes dépend de l’ambiance matérielle.

Elle caractérisait bien des socialistes et des communistes, utopiques et révolutionnaires, de la fin du XVIII° siècle et du début du XIX° siècle.

Nous en découvrons des traces chez Robert Owen, chez Cabet, chez Weitling, chez Blanqui. Tous, ils reconnaissaient que l’asservissement spirituel des masses provenait des conditions matérielles de leur existence dans la société actuelle. Et tous, ils en déduisaient que seule une modification radicale des conditions matérielles de leur existence, seule la transformation radicale de la société rendrait les masses capables de diriger leurs propres destinées.

Mais qui donc réalisera cette transformation ?

De sages éducateurs de l’humanité issus des classes privilégiées, c’est-à-dire affranchies de la pression matérielle qui pèse sur la pensée des masses populaires ! Telle était la réponse des utopistes sociaux.

Une minorité révolutionnaire composée d’hommes, auxquels un concours de circonstances plus ou moins fortuit aura permis de préserver de cette pression leur cerveau et leur volonté, d’hommes qui forment dans la société une exception qui confirme la règle ! Telle était la conception des communistes révolutionnaires Weitling, Blanqui, celle, également, de leurs épigones du type anarcho-syndicaliste comme Pouget ou feu Gustave Hervé.

Dictature bienveillante chez les uns, violente chez les autres, tel était le deus ex machina qui devait jeter un pont entre l’ambiance sociale créatrice de l’asservissement spirituel des masses et l’ambiance sociale qui rendrait possible leur épanouissement d’êtres humains.

« Le caractère de l’homme – écrivait R. Owen – est formé par l’ambiance et par l’éducation ... Le problème qui en découle est donc celui-ci : transformer de telle façon ces deux facteurs du caractère que l’homme devienne vertueux » (La nouvelle conception de la société).

De l’avis d’Owen, la charge d’opérer cette transformation incomberait aux législateurs, aux philanthropes, aux pédagogues.

Pacifistes ou révolutionnaires, les utopistes – on le voit – était seulement à moitié matérialistes. Ils comprenaient d’une façon purement métaphysique, c’est-à-dire statique, la thèse qui fait dépendre la psychologie humaine de l’ambiance matérielle ; ils n’avaient pas conscience de la dynamique du processus social. Leur matérialisme n’était pas dialectique.

L’état de corrélation reliant un aspect donné de la conscience sociale à un aspect donné de la vie sociale, qui en est la cause déterminante, se présentait à leur esprit comme quelque chose de figé, d’à jamais immuable. C’est pourquoi ils cessaient d’être des matérialistes et devenaient des idéalistes de la plus pure eau, dès qu’ils essayaient de trouver comment il fallait agir pratiquement pour modifier le milieu social et rendre possible une régénération des masses.

Dans ses thèses sur Feuerbach, Marx a constaté, il y a bien longtemps, ceci :

« Lorsqu’elle enseigne que les hommes sont un produit des circonstances et de l’éducation et que, par conséquent, des hommes nouveaux sont le produit de circonstances et d’une éducation nouvelles, la doctrine matérialiste oublie que les circonstances changent justement du fait des hommes, et que « l’éducateur doit être lui-même éduqué ». Cette doctrine conduit donc inévitablement à l’idée d’une société composée de deux portions distinctes, dont l’une est située au-dessus de la société. (Comme, par exemple, chez Robert Owen). »

Par application à la lutte de classe du prolétariat, cela veut dire ceci : poussée par ces mêmes « circonstances » de la société capitaliste, qui déterminent son caractère de classe asservie, la classe ouvrière entre en lutte contre la société qui l’asservit ; le processus de cette lutte modifie les anciennes « circonstances », modifie l’ambiance dans laquelle se meut la classe ouvrière ; par là-même, celle-ci modifie son propre caractère. De classe reflétant passivement l’asservissement spirituel auquel elle est vouée, elle devient une classe qui s’affranchit activement de tout asservissement, y compris le spirituel.

Ce processus est loin d’être rectiligne. Il n’englobe pas avec homogénéité toutes les couches du prolétariat, ni toutes les faces de la conscience de celui-ci. Il est loin d’être achevé au moment où l’ensemble des circonstances historiques autorise ou oblige même le prolétariat à arracher à la bourgeoisie l’appareil du pouvoir politique. Le prolétariat est sûrement condamné à pénétrer dans le royaume du socialisme alors qu’il portera encore en lui une bonne partie de ces « vices des opprimés », dont, jadis, Ferdinand Lassalle appelait éloquemment le prolétariat à secouer le joug[2].

Dans le processus de la lutte contre le capitalisme, le prolétariat modifie le milieu matériel qui l’environne et, par là-même, son propre caractère et s’émancipe spirituellement ; de même, dans l’exercice du pouvoir conquis, il finit par s’émanciper complètement de l’influence spirituelle de la société périmée, dans la mesure où il réalise une transformation radicale du milieu matériel, lequel détermine, en dernier lieu, son caractère.

Mais seulement « à la fin des fins » ! Seulement au bout d’un processus long, douloureux et contradictoire ; d’un processus analogue en ceci à tous les processus historiques précédents : que la création sociale y prend forme sur l’enclume de l’inéluctable nécessité, sous l’impérieuse pression des besoins immédiats.

La volonté consciente de l’avant-garde révolutionnaire peut sensiblement accélérer et faciliter ce processus. Elle ne peut jamais l’éviter.

D’aucuns présument que si une minorité révolutionnaire compacte et animée par la volonté de réaliser le socialisme s’empare du mécanisme gouvernemental et concentre entre ses mains tous les moyens de production et tout l’appareil de distribution, en même temps que celui de l’organisation des masses et de leur éducation[3], il lui sera loisible – obéissant à l’idéal socialiste – de créer une telle ambiance que l’âme populaire y sera, petit à petit, expurgée de tout l’héritage spirituel du passé et remplie d’un contenu nouveau. Alors – mais seulement alors – le peuple se retrouvera debout et pourra marcher par ses propres forces dans la voie du socialisme.

Si cette utopie pouvait être menée jusqu’au bout, le résultat en serait diamétralement opposé, ne serait-ce en vertu de l’affirmation de Marx que « l’éducateur doit être, lui-même, éduqué ». Car la pratique d’une telle dictature et les rapports qu’elle établit entre la minorité dictatoriale et la masse « éduquent » des dictateurs qui pourrait être tout ce que l’on voudra, sauf des hommes capables de diriger l’évolution social vers l’édification d’une nouvelle société. Qu’une telle éducation soit uniquement capable de corrompre les masses et de les avilir, cela n’exige aucune démonstration.

La classe des prolétaires prise dans sa totalité – dans la plus large acception de ce mot, qui comprend les travailleurs intellectuels dont la collaboration à la direction de l’Etat et à l’administration de l’économie sociale est indispensable jusqu’à l’évidence – sera le seul édificateur possible de la nouvelle société et, par conséquent, le seul successeur des anciennes classes dominantes dans les fonctions gouvernementales. Encore sera-t-il indispensable qu’elle bénéficie d’un concours actif ou, pour le moins, d’une neutralité amicale de la part des producteurs non-prolétariens, nombreux encore à la ville et dans les campagnes. Cela découle de la nature même du bouleversement social, dont la réalisation constitue la mission historique du prolétariat et qui doit englober l’ensemble de la vie sociale dans toutes ses manifestations. Prendre en charge le gigantesque héritage du capitalisme, sans le dilapider, et mettre en marche ses gigantesques forces productrices de telle sorte qu’il en résulte effectivement une possibilité d’égalité sociale en fonction d’un accroissement du bien-être – cela, le prolétariat le pourra seulement dans le cas où il aura su développer le maximum d’énergie morale dont il soit capable. C’est là, répétons-le, une condition inéluctable. Elle est, à son tour, subordonné au développement maximum de l’initiative organisée de tous les éléments entrant dans la composition de la classe ouvrière, ce qui présume l’existence d’une atmosphère absolument incompatible avec un régime de dictature exercée par la minorité et avec ses satellites permanents : la terreur et la bureaucratie.

Dans le processus de la libre édification de la société nouvelle, le prolétariat se rééduquera et éliminera les traits de son caractère qui seront en contradiction avec les grands problèmes qu’il aura à résoudre. Il en sera ainsi de la classe ouvrière dans sa totalité et de chacun des éléments qui la composent. Il est évident que la durée du processus variera avec chacun de ces éléments. Pour rester sur le terrain solide de la réalité historique, l’action politique des socialistes devra tenir compte de ce fait, devra tenir compte de la lenteur, avec laquelle se déroulera l’adaptation, forcément progressive, de toute une classe à un nouveau milieu. Toute tentative de forcer artificiellement ce processus aboutirait à des résultats contraires. Bien des compromis seront absolument inévitables pour adapter la marche de l’histoire au niveau spirituel auquel les différents éléments du prolétariat seront parvenus au moment de la chute du capitalisme.

Mais le but final justifie les seuls compromis dont les conséquences ne sont pas en opposition avec lui, ne se mettent pas en travers de la route qui mène vers lui. Pour cette raison, on ne peut considérer comme rationnels les compromis trop prononcés ni avec l’élément destructeur, ni avec l’inertie conservatrice qui commandent, l’un comme l’autre, à une partie seulement de la classe ouvrière.

Un compromis avec la classe ennemie est presque toujours fatal à la révolution. Un compromis qui garantit l’unité de la classe dans sa lutte contre les classes adverses ne peut que faire progresser la révolution en ce sens qu’il ouvre de grandes possibilités à l’action directe spontanée des plus larges masses.

Certes, ce résultat sera obtenu au prix d’une marche plus lente, plus sinueuse, en comparaison avec la ligne droite qui pourrait tracer à l’œuvre révolutionnaire la dictature d’une minorité. Mais il en est ici comme en mécanique où « ce qui se perd en distance est récupéré en vitesse » : on gagne en surmontant plus rapidement les obstacles psychologiques intérieurs qui se dressent devant la classe révolutionnaire et la gênent dans l’accomplissement de ses buts. Par contre, la ligne droite, tracée – comme étant la plus courte – par les doctrinaires de la dictature violente, mène pratiquement à la plus grande résistance psychologique et, par là-même, au moindre rendement créateur de la révolution sociale.

Décomposition ou conquête de l’État ?[modifier le wikicode]

10. Marx et l’État[modifier le wikicode]

Dans la plupart des cas, les partisans mêmes du « système soviétique pur » (expression courante en Allemagne) ne se rendent pas compte que, dans les méthodes du bolchevisme contemporain, il s’agit, au fond, de l’organisation de la dictature de la minorité. Au contraire, les partisans du « système soviétique pur » commencent par chercher sincèrement les modalités politiques susceptibles de mettre à nu la volonté authentique de la majorité et ils arrivent au « soviétisme » seulement après avoir répudié la démocratie du suffrage universel pour ce qu’elle ne fournit pas la solution exigée.

Au point de vue psychologique, ce qui est le plus caractéristique dans l’élan des gauches extrémistes vers le « soviétisme », c’est leur désir de sauter par-dessus l’inertie historique des masses. Mais leur logique est dominée par l’idée que les Soviets constituent une modalité politique nouvelle, « enfin découverte » et qui apporte à la domination de classe du prolétariat une formule adéquate, au même titre que la république démocratique incarne la domination de classe de la bourgeoisie.

Que la réalisation du pouvoir de la classe ouvrière exige des formes sociales absolument différentes, dans leur principe même, des formes sociales revêtues par le pouvoir de la bourgeoisie, cette idée existe dès l’aube du mouvement ouvrier révolutionnaire. Nous la découvrons, par exemple, dans la propagande courageuse des prédécesseurs immédiats du chartisme, l’ouvrier du bâtiment James Morrisson et son ami, l’homme de lettres James Smith. Alors que les ouvriers d’avant-garde commençaient seulement de concevoir la nécessité de s’emparer du pouvoir politique et, pour cela, de conquérir le suffrage universel, Smith écrivait déjà, le 12 avril 1834, dans son journal La Crise :

« La véritable Chambre des Communes sera la Chambre des Trade-Unions. Nous formerons nos propres « circonscriptions électorales » : chaque Trade-Union formera une circonscription, et chaque Union aura sa propre administration. Le parlement ne comprend rien aux intérêts du peuple et ne s’en soucie pas ... Le parlement est discrédité et ne retrouvera jamais la confiance d’antan. Il sera remplacé par la Chambre des Trade-Unions » (cité par M. Beer dans L’histoire du socialisme en Angleterre (en langue allemande), page 265).

A la même époque, Morrisson exposait dans sa publication, Le Pionnier, en date du 31 mai 1834 :

« Par leurs propres forces, les Trade-Unions acquerront une telle importance dans la société qu’elles deviendront un pouvoir dictatorial ... Lorsque ce moment sera arrivé, nous obtiendrons tout ce que nous voudrons : nous posséderons également le suffrage universel, car – tous les adhérents des trade-unions étant égaux en droits et la trade-union étant devenue organe vital de l’État – la Chambre des Trade Unions, dont la composition dépendra du vote de tous les ouvriers, sera le suprême organisme d’administration. La Chambre des Trade-Unions aura la gestion des besoins économiques du pays, en accord avec la volonté des Unions ... Chez nous, le suffrage universel prendra naissance dans l’Union locale, s’élargira dans celle du rayon et dans l’Union pan-anglaise, pour absorber ensuite le pouvoir politique et être absorbé, à son tour, au sein de l’organisation économique universelle du peuple travailleur » (M. Beer, page 266).

Substituez : Soviet à Union, comité exécutif (« ispolkom ») à administration, congrès des Soviets à Chambre des Trade-Unions, et vous aurez un croquis du « système soviétique » fondé sur les cellules productrices de base.

Dans sa polémique avec les représentants de la conception syndicaliste de la dictature du prolétariat, le futur chef des chartistes, B. O’Brien, écrivait :

« Le suffrage universel ne signifie pas une simple politicaillerie, mais la suprématie du peuple dans l’État et dans la commune, c’est-à-dire : un gouvernement qui administre au mieux des intérêts du peuple travailleur » (cité par Lénine, L’État et la révolution, page 66).

Le communisme (socialisme scientifique) de Marx et Engels, qui se base en grande partie sur l’expérience du mouvement ouvrier révolutionnaire en Angleterre, identifie, en 1848, le problème de la conquête du pouvoir d’État par le prolétariat avec celui de l’organisation d’une démocratie rationnelle.

Le Manifeste du Parti communiste déclare : « Le premier pas de la révolution ouvrière sera l’érection du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie ».

D’après Lénine, le Manifeste pose la question de l’État « sous un jour fort abstrait, dans des notions et dans des termes tout à fait généraux » (L’État et la révolution, page 29). La concrétisation du problème de la conquête du pouvoir d’État commence dans Le 18 Brumaire pour s’achever dans La guerre civile en France après l’expérience de la Commune. Lénine estime qu’au cours de cette concrétisation Marx a été amené à une conception de la dictature du prolétariat qui, aujourd’hui, forme justement la base du bolchevisme.

En 1852, dans Le 18 Brumaire, Marx écrivait :

« Toutes les révolutions ont perfectionné la machine de l’État, au lieu de la briser. »

Et le 12 avril 1871, dans une lettre à Kugelmann, il formulait ainsi son point de vue sur les problèmes de la révolution :

« Si tu jettes un coup d’œil au dernier chapitre de mon 18 Brumaire, tu verras que je déclare comme prochaine tentative de la révolution française celle qui brisera la machine militaire et bureaucratique au lieu de la faire passer simplement en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’à présent. C’est exactement la condition préalable de toute révolution authentiquement populaire sur le continent, et c’est en elle que consiste justement la tentative de nos héroïques camarades parisiens. »

Dans cet esprit, Marx déclarait (La guerre civil en France) que la Commune était

« une république telle qu’elle a dû supprimer non seulement la forme monarchique de la domination de classe, mais l’État de classe lui-même. »

Qu’était donc la Commune ? Une tentative de réaliser effectivement et rationnellement un État démocratique au moyen de la destruction de l’ancien appareil d’État militaire et bureaucratique : un État entièrement basé sur le pouvoir du peuple.

Tant qu’il énumère la destruction de la bureaucratie, de la police et de l’armée permanente, l’électivité et la révocabilité de tous les fonctionnaires, la plus large autonomie de l’administration locale, la centralisation de tout le pouvoir entre les mains de la représentation populaire (suppression de la cloison étanche entre le législatif et l’exécutif, remplacement du parlement « parlant » par une institution « travaillant ») ; tant qu’il parle de tout cela dans son apologie de la Commune, Marx reste fidèle à sa conception de la révolution sociale telle qu’il l’a défendue dans Le Manifeste du Parti communiste où il identifie la dictature du prolétariat avec « la conquête de la démocratie ». Il reste donc parfaitement logique avec lui-même lorsque, dans la lettre à Kugelmann citée plus haut, il affirme que « la destruction de la machine militaire et bureaucratique » forme « la condition préalable de toute révolution authentiquement populaire sur le continent » (souligné par nous).

Il est intéressant de comparer, dans cette question, l’expérience puisée par Marx et Engels dans les événements de 1848 avec les conclusions de Herzen. Dans ses Lettres de France et d’Italie, celui-ci écrivait :

« Avec une organisation monarchique de l’État, avec cette absurde séparation des pouvoirs dont se sont tellement glorifiés les partisans des formes constitutionnelles, avec une conception religieuse de la représentation, avec une centralisation policière de tout l’État aux mains du cabinet, le suffrage universel devient une erreur optique au même titre que l’égalité prêchée par la chrétienté. Il ne suffit pas de s’assembler une fois par an, d’élire un député et de s’en retourner chez soi pour reprendre le rôle passif d’administré ; il fallait baser sur le suffrage universel toute la hiérarchie sociale ; il fallait laisser la commune élire son gouvernement, le département le sien ; il fallait supprimer tous les proconsuls qui sont sacrés le mystère de l’onction ministérielle ; alors seulement, le peuple aurait pu effectivement exercer la plénitude de ses droits et, en outre, procéder avec intelligence à l’élection des députés au parlement central. »

Bien au contraire, les républicains bourgeois

« ont voulu maintenir les villes et les communes dans une entière dépendance du pouvoir exécutif et ont appliqué l’idée démocratique du suffrage universel à un seul acte civique » (Herzen, Œuvres, édition (russe) de Pavlenkoff, tome 5, pages 122-123).

Comme Marx, Herzen dénonçait la république bourgeoise, pseudo-démocratique, au nom d’une république authentiquement démocratique. Et, comme Herzen, Marx s’élevait contre le suffrage universel dans la mesure où celui-ci représentait seulement un appendice trompeur accroché à « une organisation monarchique de l’État », legs du passé ; il s’élevait contre lui au nom d’une organisation de l’État édifiée de haut en bas sur le suffrage universel et la souveraineté du peuple.

En commentant ces paroles, Lénine observe avec juste raison (L’État et la révolution, page 367) :

« Cela se concevait en 1871, lorsque l’Angleterre était encore le modèle d’un pays nettement capitaliste, mais sans soldatesque et presque sans bureaucratie. C’est pourquoi Marx excluait l’Angleterre où la révolution – et même la révolution du peuple – pouvait être imaginée et était même possible, à l’époque, sans destruction préalable de la machine d’État puisque celle-ci s’offrait toute prête. »

Malheureusement, Lénine s’est hâté d’aller plus loin, sans avoir réfléchi à toutes questions que la restriction faite par Marx pose devant nous.

D’après Lénine, Marx admettait des cas où la révolution populaire n’aurait pas besoin de briser la machine d’État toute prête, à savoir : lorsque celle-ci n’offrirait pas le caractère militaire et bureaucratique typique pour le continent et pourrait être utilisée. Il s’agirait donc d’un cas exceptionnel, où, dans le cadre du capitalisme et en dépit de celui-ci, un pays posséderait un appareil démocratique d’auto-administration, que la machine militaire et bureaucratique n’aurait pas réussi à écraser. Dans ce cas, selon Marx, la révolution populaire devrait simplement s’emparer de cet appareil et le perfectionner, afin de réaliser une forme d’État, dont elle puisse se servir au mieux de ses fins créatrices.

Ce n’est pas pour rien que Marx et Engels admettaient théoriquement la possibilité d’une révolution socialiste pacifique en Angleterre. Cette possibilité théorique reposait justement sur le caractère démocratique susceptible d’être perfectionné, que présentait l’État anglais à leur époque.

Depuis, il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts. En Angleterre, comme aussi aux États-Unis de l’Amérique du Nord, l’impérialisme a forgé « la machine d’État militaire et bureaucratique » dont l’absence avait constitué, dans les grandes lignes, la différence entre l’évolution politique des pays anglo-saxons et le type général des États capitalistes. A l’heure actuelle, il est permis de douter que ces particularités se conservent même dans les plus jeunes républiques anglo-saxonnes : l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

« Aujourd’hui, – fait remarquer avec raison Lénine – en Angleterre comme aux États-Unis, la condition préalable de toute révolution authentiquement populaire sera la destruction de la machine d’État existante. »

La possibilité théorique ne s’est pas révélée réelle. Mais le seul fait d’avoir admis la possibilité théorique nous montre clairement la véritable opinion de Marx et ne laisse place à aucune interprétation arbitraire. Dans son 18 Brumaire comme dans la lettre à Kugelmann, ce qu’il désignait sous la « destruction de la machine d’État » était la destruction de l’appareil militaire et bureaucratique, dont la démocratie bourgeoise avait hérité de la monarchie et qu’elle avait consolidé et perfectionné dans le processus de l’affermissement de la domination de classe bourgeoise. Dans les raisonnements de Marx, que l’on vient d’indiquer, il n’y a rien qui ressemble à la destruction de l’organisation d’État comme telle, au remplacement de l’État pendant la période révolutionnaire, pendant la dictature du prolétariat, par un lien social basé sur un principe opposé à celui de l’État. Marx et Engels ont prévu une telle substitution seulement comme la conclusion d’un long processus « d’atrophie progressive » de l’État, ainsi que de toutes les fonctions de contrainte sociale, atrophie résultant d’une existence prolongée du régime socialiste.

Ce n’est pas pour rien qu’Engels dit, en 1891, dans la préface qu’il venait d’écrire pour La guerre civile en France :

« L’État est un mal, qui se transmet par voie d’héritage au prolétariat lorsque celui-ci remporte la victoire dans la lutte pour le pouvoir de classe ; comme l’a fait la Commune, le prolétariat vainqueur sera obligé de sectionner immédiatement les plus néfastes manifestations de ce mal (souligné par nous) en attendant que la génération grandie dans la nouvelle ambiance de liberté puisse jeter dehors toutes ces vieilleries de l’étatisme. »

N’est-ce pas clair ? Le prolétariat sectionne « les plus néfastes manifestations » de l’État démocratique (par exemple : la police, l’armée permanente, la bureaucratie formant une entité indépendante, la centralisation exagérée, etc.), mais il ne supprime pas l’État démocratique comme tel. Au contraire, il le crée même pour le substituer à la « machine militaire et bureaucratique » qu’il lui faut briser.

« S’il existe quelque chose qui ne se prête à aucun doute, c’est bien ceci : que notre parti et la classe ouvrière peuvent arriver au pouvoir uniquement sous un régime politique tel que la république démocratique. Cette dernière est la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a démontré déjà la révolution française. »

Ainsi s’exprime Engels dans sa critique du projet de programme d’Erfurt, en 1891. Il ne parle là ni de la république « soviétique » (cette forme sociale était encore inconnue), ni de la république-Commune en opposition à l’État, ni de la « république des trade-unions » imaginée par Smith et Morrisson et par les syndicalistes français : il parle clairement, explicitement de la république démocratique, c’est-à-dire d’un État démocratisé de haut en bas, lequel « se transmet au prolétariat comme un mal, par voie de héritage ».

C’est tellement clair, tellement explicite que, lorsqu’il cite ces paroles, Lénine croit devoir en obscurcir aussitôt le sens (L’État et la révolution, page 66) :

« Engels – dit-il – répète ici, sous une forme particulièrement saillante, l’idée fondamentale qui traverse, tel un fil directeur, toute l’œuvre de Marx, à savoir : que la dictature démocratique s’approche autant que cela peut être possible de la dictature du prolétariat (souligné par nous). Car une telle république ne supprime nullement la domination du capital, ni, par conséquent, l’oppression des masses et la lutte des classes ; elle conduit donc inévitablement à un tel élargissement, à un tel développement, à un tel dévoilement, à une telle acuité de cette lutte que, la possibilité étant créée de donner satisfaction aux intérêts primordiaux des masses opprimées, cette possibilité se concrétise infailliblement et naturellement dans la dictature du prolétariat, dans la conduite de ces masses par le prolétariat. »

Engels ne parle pas d’une forme politique qui « s’approche de la dictature », ainsi que l’interprète Lénine dans ses commentaires, mais bien de la forme politique « spécifique » de la réalisation de la dictature. Selon Engels, la dictature se forge dans la république démocratique[4]. Lénine voit dans la république démocratique seulement le moyen de porter à l’extrême l’acuité de la lutte de classe et de mettre ainsi le prolétariat devant le problème de la dictature. Aussi est-il bien naturel que, dans l’esprit de Lénine, la république démocratique aboutisse à la dictature du prolétariat, qu’elle la mette, pour ainsi dire, au monde et qu’elle meure pendant l’accouchement même. Par contre, Engels estime que, après s’être emparé de la république démocratique et avoir, au sein de celle-ci, réalisé la dictature, le prolétariat affermit, par là même, la république démocratique et la revêt, lui le premier, d’un caractère authentiquement, foncièrement, totalement démocratique. C’est pourquoi, en 1848, Engels et Marx identifiaient « l’érection du prolétariat en classe dominante » avec « la conquête de la démocratie ». C’est pourquoi, dans La guerre civile, Marx soulignait dans la Commune le triomphe total des principes du pouvoir populaire, du scrutin universel, de l’électivité et de la révocabilité de tous les fonctionnaires ; c’est pourquoi, en 1891, dans sa préface à La guerre civile en France, Engels écrivait une fois de plus :

« La Commune a appliqué deux moyens infaillibles pour empêcher que, de serviteurs de la société qu’ils doivent être, l’État et les institutions d’État devinssent les maîtres de la société, comme cela a été immanquablement le cas dans tous les États qui ont existé jusqu’à présent. D’abord, elle a confié toutes les fonctions de l’administration, de la justice, de l’instruction publique, à des hommes désignés par le suffrage universel et elle s’est réservé le droit de les révoquer, à tout moment, sur décision conforme de leurs électeurs. Ensuite, elle a attribué à tous ses fonctionnaires, des plus hauts aux plus bas, un salaire ne dépassant pas celui des autres catégories d’ouvriers. »

Ainsi, le suffrage universel est un « moyen infaillible » pour empêcher l’État de se transformer « de serviteur de la société en maître de celle-ci ». Ainsi, l’État conquis par le prolétariat sous la forme d’une république foncièrement démocratique peut être un véritable « serviteur de la société ».

N’est-il pas évident qu’en s’exprimant ainsi et en identifiant, en même temps, une telle république démocratique avec la dictature du prolétariat, Engels ne se sert pas de ce dernier terme pour indiquer une forme de gouvernement, mais pour désigner la structure sociale du pouvoir d’État ? Kautsky l’a souligné très justement dans sa brochure La dictature du prolétariat, lorsqu’il dit que, chez Marx, il n’était pas question « de la forme de gouvernement, mais de sa nature ». Si l’on essaie de leur donner n’importe quelle autre interprétation, on arrive forcément à une contradiction flagrante entre les paroles de Marx où il affirme que la Commune de Paris était bien une incarnation de la dictature du prolétariat et celles où il parle de la démocratie totale réalisée par les communards de Paris.

Le texte de Lénine cité plus haut démontre que, dans les rares moments où il communiait spirituellement avec les créateurs du socialisme scientifique, il était capable de s’élever au-dessus d’une conception simpliste de la dictature de classe, de ne pas la réduire à des formes dictatoriales de l’organisation du pouvoir et de la prendre justement dans l’acceptation d’une « structure politique » donnée. Dans la citation reproduite plus haut et puisée dans L’État et la révolution (page 60), Lénine met un signe d’équation entre « dictature du prolétariat » et « direction de ces masses (populaires) par le prolétariat ». Cette équation répond entièrement à l’esprit de Marx et d’Engels. C’est justement ainsi que Marx représentait la dictature du prolétariat sous la Commune de Paris, lorsqu'il écrivait que « c'était la première révolution où la classe ouvrière avait été reconnue seule capable d’initiative sociale. Cette reconnaissance a été faite même par la majorité de la classe moyenne de Paris : petits marchands, artisans et commerçants, à la seule exception des grands capitalistes ». Or, l’acceptation bénévole par les masses populaires de l’hégémonie de la classe ouvrière engagée dans la lutte contre le capitalisme forme la base essentielle de la « structure politique » que l’on nomme : « la dictature du prolétariat ». De même, l’acceptation bénévole par les masses populaire de l’hégémonie de la bourgeoisie permet de désigner la structure politique existant en France, en Angleterre et aux États-Unis comme « la dictature de la bourgeoisie ». Cette dictature ne se trouve nullement supprimée du fait que la bourgeoisie dominante croit pouvoir offrir aux paysans et à la petite bourgeoisie, qu’elle dirige, une apparence de souveraineté en leur accordant le suffrage universel : de même, la dictature du prolétariat dont parlent Marx et Engels peut être réalisée sur la base d’une telle souveraineté du peuple et d’une large application du suffrage universel[5].

Si donc nous considérons les opinions de Marx et Engels, citées plus haut, sur la dictature, sur la république démocratique et sur « l’État qui est un mal », nous arriverons obligatoirement à ceci : qu’ils ont ramené le problème de la prise du pouvoir politique par le prolétariat à la destruction de la machine militaire et bureaucratique, qui régit l’État bourgeois malgré l’existence du parlementarisme démocratique, et à la confection d’une nouvelle machine d’État basée sur une démocratie sincère et totale, sur le suffrage universel, sur l’auto-administration la plus large, avec, comme corollaire, l’hégémonie effective du prolétariat sur la majorité du peuple.

En cela, Marx et Engels continuent et élargissent la tradition politique des montagnards de 1793 et des chartistes de l’école d’O’Brien.

Pourtant, il est certain qu’il est possible de découvrir, dans les œuvres de Marx et d’Engels, les traces d’autres idées, sur lesquelles on peut se baser pour établir des thèses où les formes et les institutions mêmes du pouvoir politique du prolétariat revêtiraient un caractère essentiellement nouveau, opposé au principe même des formes et institutions incarnant le pouvoir politique de la bourgeoisie : un caractère opposé au principe de l’État. Ces idées-là appartiennent à un autre cycle et méritent une étude spéciale. Nous leur consacrons le chapitre suivant.

11. La Commune de 1871[modifier le wikicode]

Lorsque, dans ses écrits, il traitait de la Commune, Marx ne pouvait se contenter d’exposer son point de vue sur la dictature du prolétariat : il lui fallait, en même temps et par-dessus tout, défendre l’insurrection prolétarienne de 1871 contre l’acharnement de ses nombreux ennemis. Cette circonstance ne pouvait pas ne pas influencer sa façon de juger les mots d’ordre et les aspects de ce mouvement.

Du fait qu’elle était basée sur une lutte de classe ardente entre le travail et le capital, l’explosion révolutionnaire, qui aboutit, le 18 mars 1871, à la prise de Paris par le prolétariat en armes, provoqua un conflit entre la population républicaine et démocratique de la capitale et les masses conservatives de la province, les masses rurales en premier lieu.

Et puisque, pendant les vingt années précédentes, la « paysannerie » arriérée avait écrasé Paris révolutionnaire et républicain par le moyen d’une centralisation bureaucratique extrême, le soulèvement de la démocratie parisienne contre les représentants de cette paysannerie siégeant à Versailles prit la tournure d’une lutte pour l’autonomie municipale[6].

Dans les débuts, cette allure de la Commune lui valut la sympathie de nombreux représentants du radicalisme bourgeois pur, partisans de la décentralisation administrative et d’une large autonomie locale. Et même aux yeux des chefs de la Commune elle cacha, d’abord, en grande partie, la véritable nature et le sens historique du mouvement qu’ils dirigeaient.

Dans ses souvenirs sur l’Internationale, le célèbre anarchiste Guillaume raconte que la Fédération Jurassienne, dont il était le chef, envoya à Paris, aussitôt après le 18 mars 1871, son délégué Jacquault pour se rendre compte de quelle façon il serait possible de soutenir le mouvement parisien que les Jurassiens considéraient comme le début de la révolution social universelle. Ceux-ci furent fort surpris lorsque, à son retour, leur délégué les mit au courant de l’incompréhension témoignée par E. Varlin, le plus considérable des militants des internationalistes français de gauche. D’après celui-ci, la révolution du 18 mars poursuivait un but purement local – la conquête des libertés municipales par Paris – et n’était appelée à aucune répercussion sociale et révolutionnaire dans le reste de l’Europe. (L’Internationale, Souvenirs, tome II, page 133.)

Bien entendu, cela n’a pu se produire que tout au début. Bientôt, la portée historique de leur révolution commença à se révéler aux prolétaires de Paris. Pourtant, jusqu’à sa fin, la Commune ne s’affranchit pas complètement de l’influence des conceptions bourgeoisement étriquées qui limitaient les buts de la révolution aux seuls problèmes d’autonomie municipale. Ce n’est pas pour rien que, dans sa Guerre civile, Marx dut réfuter les libéraux anglais et Bismarck lui-même dans leur tentative de présenter tout le soulèvement de la Commune comme uniquement destiné à conquérir cette autonomie.

N’est-ce pas ce manque de clarté dans l’idéologie des communards que visait Marx plus tard, dans une de ses lettres à Kugelmann, où il mentionnait une manifestation dirigée contre lui par les anciens communards réfugiés à Londres et où il rappelait, à cette occasion, que c’est lui, pourtant, qui avait « sauvé l’honneur » de la révolution de 1871 ? Ne l’avait-il pas sauvé justement en dévoilant toute la portée historique de la tentative héroïque des combattants de la Commune, portée qui échappait à la conscience de ces derniers ?

Mais à côté de l’influence du radicalisme bourgeois, la Commune connut d’autres emprises idéologiques : celles du proudhonisme anarchiste et du blanquisme hébertiste. Ces deux courants sont soudés au mouvement de classe des ouvriers français. Pour les représentants de ces deux tendances, le mot d’ordre de la « Commune » était rempli d’un contenu diamétralement opposé à celui que voulait y mettre le radicalisme décentralisateur de la bourgeoisie démocratique. Entre les deux, il y avait seulement une apparence de communauté du fait que les deux s’élevait contre les tendances bureaucratiques et centralisatrices de l’appareil d’État légué par le deuxième Empire.

Pendant les dernières années qui précédèrent la Commune, le blanquisme français s’était davantage approché des masses ouvrières et avait partiellement dépassé le jacobinisme bourgeois de l’école politique sous l’influence de laquelle il avait grandi, en même temps que sous celle de l’école babouviste. Sans cesser de puiser leur inspiration politique dans le legs de la révolution du XVIII° siècle, les représentants les plus agissants du blanquisme étaient devenus plus circonspects à l’égard des formes jacobines de la démocratie et de la dictature révolutionnaire et avaient tenté de trouver, pour le mouvement prolétarien de leur époque, un appui idéologique dans la tradition révolutionnaire des sans-culotte d’extrême gauche, surnommés les « hébertistes ».

En 1793-1794, Hébert et ses partisans s’appuyaient sur les véritables sans-culotte des faubourgs parisiens et interprétaient leurs vagues espérances sociales et révolutionnaires ; par ce moyen, ils ont fait de la Commune de Paris un instrument de pression sur le pouvoir central et ont cherché à la transformer en un centre du pouvoir révolutionnaire total avec le concours direct des masses populaires armées. Tant que Robespierre ne l’eut pas réduite au rôle de mécanisme administratif subordonné en écrasant les hébertistes et en envoyant leurs chefs à la guillotine, la Commune de 1794 a représenté réellement les éléments révolutionnaires actifs des sans-culotte parisiens, dont elle était l’élue, et a incarné le désir instinctif de ces masses miséreuses de soumettre à leur dictature la France provinciale et rurale, de conceptions politiques arriérées[7].

La Commune, concentration de la volonté révolutionnaire et de l’action révolutionnaire directe des masses prolétariennes, en opposition à l’État démocratique, est devenu le mot d'ordre politique des jeunes blanquistes de la fin du deuxième Empire[8].

A côté de ce courant « hébertiste » et s’entrelaçant par moments avec lui, une autre vague, celle des anarchistes proudhoniens, s’est fait jour dans la révolution du 18 mars.

Aux yeux de ces derniers, de même qu’à ceux des blanquistes hébertistes, la « commune » était le levier de la révolution. Pourtant, chez eux, ce n’était pas la commune, organisation politique spécifiquement révolutionnaire qui s’opposait à l’organisation également politique de l’État plus ou moins démocratique et obtenait la soumission effective de ce dernier grâce à la dictature de Paris sur la France. C’était la commune, organisation sociale « naturelle » des producteurs, opposée à toute forme d’État, comme à un groupement « artificiel » – c’est-à-dire : politique – établi sur la base d’une subordination des citoyens à l’appareil « fallacieux » d’une représentation populaire. Dans cette acception, la commune ne s’élevait pas au-dessus de l’État, ne le soumettait pas à sa dictature, elle se séparait de lui et invitait toutes les 36.000 communes (villes et villages) de France à procéder de même afin de décomposer l’État et de lui substituer une fédération libre des communes.

« Que demande Paris ? », écrivait La Commune du 19 avril et elle répondait ainsi :

« L’autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de France et assurant à chacun l’intégralité de ses droits et à tout français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes, comme homme, citoyen et travailleur.

« L’autonomie de la Commune sera limitée par un droit d’autonomie égal pour toutes les communes participant au pacte et dont l’association assurera l’unité française. »

De là découlait logiquement un programme fédéraliste d’un esprit proudhono-bakouniniste reconnaissant entre les communes le seul lien d’un pacte volontaire et résiliable et excluant tout appareil compliqué d’administration générale de l’État. Les communards acceptaient avec plaisir d’être surnommés des « fédéralistes ».

« Le 18 mars », écrit le bakouniniste Arthur Arnoult, membre de la Commune, « le peuple déclara qu’il fallait sortir du cercle ensorcelé, qu’il fallait détruire le mal dans l’œuf, qu’il ne fallait plus changer de maître, mais ne plus en avoir. Dans une miraculeuse conscience de la vérité, cherchant à atteindre le but par les voies qui y conduisaient en réalité, il proclama l’autonomie de la Commune et la fédération des communes.

« ... Il s’agissait d’interpréter pour la première fois les règles véritables, les lois justes et normales qui doivent assurer l’indépendance réelle de l’individu et du groupement, communal ou corporatif, et lier ensuite entre eux les groupements homogènes de façon qu’ils jouissent, en même temps, de l’union qui est la force ... et de l’autonomie indispensable pour ... développer à l’infini tous les dons originaux, toutes les qualités de production et de progrès. » (Histoire populaire de la Commune, traduction russe, p. 243.)

Ce fédéralisme communal apparaissait aux anarcho-proudhoniens comme une organisation où les rapports économiques des producteurs trouvent leur expression immédiate.

« Chaque groupement autonome » – dit encore le même auteur – « communal ou corporatif selon les circonstances, aura à résoudre, dans son sein, la question sociale, c’est-à-dire le problème de la propriété, des rapports entre le travail et le capital, etc. »

Notez cette restriction : « communal ou corporatif selon les circonstances ». La pensée du communard-fédéraliste s’apparente ici nettement aux conceptions qui, en 1833, ont conduit Morrisson et Smith à leur formule de la « Chambre des Trade-Unions » ; qui, au début du vingtième siècle, ont engendré la doctrine de Georges Sorel, d’Edouard Berth, de De Leon sur la fédération de cellules corporatives (professionnelles) « naturelles » à la place des subdivisions « artificielles » existant dans l’État moderne ; qui, en 1917-1919, ont créé le « système des Soviets » sous son aspect définitif.

« Les groupements communaux », commente l’auteur dans un renvoi, « correspondent à l’ancienne organisation politique ; le groupement corporatif correspond à l’organisation sociale » (souligné par nous). Ainsi l’organisation communale doit servir de transition entre l’État et la fédération « corporative ».

Cette opposition de l’organisation « politique » à la « sociale » présume que la « destruction de la machine d’État » par le prolétariat rétablira immédiatement, entre les producteurs, des rapports « naturels » dont le jeu se manifestera en dehors des normes et des institutions politiques. Elle est à la base des tendances sociales révolutionnaires en honneur parmi les communards.

« Tout ce que les socialistes revendiquent et ce qu’ils ne sauraient obtenir d’un pouvoir fort et centralisé, quelque démocratique qu’il soit, sans de formidables secousses, sans une lutte cruelle, pénible et ruineuse, ils l’obtiendront régulièrement, sûrement et sans violence grâce au simple jeu du principe communal du groupement libre et de la fédération. »

« La solution de ces questions peut appartenir seulement à des groupements corporatifs et productifs, unis par les liens de la fédération et affranchis désormais des entraves gouvernementales et administratives, autrement dit : politiques (souligné par nous), qui maintiennent jusqu’à présent, par l’oppression, l’antagonisme entre le capital et le travail et soumettent celui-ci à celui-là ». (Ibidem, page 250 de la traduction russe).

C’est ainsi que concevaient la substance et la portée de la Commune les plus avancés de ses combattants, ceux qui étaient le plus directement liés au mouvement de classe social et révolutionnaire du prolétariat français.

Charles Seignobos – dans sa note sur la Commune publiée dans l’histoire du XX° siècle de Lavisse et Rambaud – n’a certainement pas raison lorsqu’il affirme que les révolutionnaires ont renoncé à leur but initial – la prise du pouvoir en France – et se sont ralliés à la cause de la commune autonome de Paris parce qu’ils se sont trouvés isolés du reste de la France et ont dû passer à la défensive. Cette circonstance a seulement facilité le triomphe des idées anarcho-fédéralistes dans le développement de la Commune. D’une façon générale, si, dans les programmes des communards, la conception « hébertiste » de la Commune dictateur de la France cédait le pas devant l’idée proudhonienne d’une fédération apolitique c’était parce que le caractère de classe se dessinait nettement dans la lutte entre Paris et Versailles. Or, à cette époque, la conscience de classe du prolétariat de la petite industrie parisienne gravitait entièrement autour de l’opposition idéologique de l’union « naturelle » des producteurs au sein de la société à leur unification « artificielle » au sein de l’État. Nous avons déjà vu que, dans les premiers jours de la Commune, Varlin lui donnait une interprétation du plus pur radicalisme démocratique. Dans sa proclamation du 23 mars 1871, la section parisienne de l’Internationale affirmait :

« L’indépendance de la Commune est le gage d’un contrat dont les clauses librement débattues font cesser l’antagonisme des classes et assureront l’égalité sociale. »

Cela veut dire ceci : après la chute du pouvoir d’État et de la contrainte exercée par lui, il devient possible de créer un seul lien social « naturel » entre les membres de la société : celui basé sur leur interdépendance économique ; la commune est justement appelée à devenir le cadre dans les limites duquel ce lien peut être réalisé.

« Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs », est-il dit encore dans la proclamation, « et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales. »

Au premier coup d’œil il devient évident qu’à l’idée anarchiste de la commune de travail, c’est-à-dire de l’union des producteurs en opposition à l’unification des citoyens au sein de l’État, la proclamation substitue discrètement l’idée de la commune politique, prototype de l’État moderne, microcosme d’État, à l’intérieur duquel la représentation des intérêts et la satisfaction des besoins sociaux deviennent des fonctions spécialisées, de même que – quoique certes sous une forme plus rudimentaire – dans le mécanisme compliqué de l’État moderne. P. Lavrov le comprenait fort bien lorsqu’il écrivait dans son livre sur la Commune :

« Au cours du XIX° siècle, l’unité des intérêts communaux disparut complètement devant l’accroissement de la lutte des classes. En tant qu’entité morale, la commune n’existait pas du tout (souligné par l’auteur). Dans chaque commune se dressaient, l’un contre l’autre, les camps irréductibles du prolétariat et de la grande bourgeoisie, et la lutte se compliquait par la présence de groupes multiples de la petite bourgeoisie. Momentanément, Paris a été uni dans une affection générale : l’irritation contre les assemblées de Bordeaux et de Versailles. Mais une affection passagère ne peut être la base d’un régime politique. » (La Commune de Paris. Texte russe, p. 130.)

Dans le même livre, P. Lavrov dit encore (page 157) :

« La base autonome effective du régime, à laquelle doit mener la révolution sociale, n’est point la commune politique, qui admet l’inégalité, la promiscuité des parasites et des classes laborieuses, etc.; mais elle est formée par un groupement solidaire de travailleurs de tout ordre ralliés au programme de la révolution sociale » (souligné par nous).

P. Lavrov parle nettement d’une

« confusion de notions entre : d’une part, la commune politique autonome, cet idéal du moyen-âge dans la lutte pour lequel s’est concrétisée et s’est affirmée la bourgeoisie aux premières étapes de sa montée ; d’autre part, la commune autonome du prolétariat, laquelle devait naître après la victoire économique du prolétariat sur ses ennemis, après l’établissement, au sein de la commune, d’une solidarité sociale inconcevable tant que dure l’exploitation économique du travail par le capital, tant que, par cela même, la haine des classes est inévitable à l’intérieur de chaque commune. Lorsque l’on analyse les revendications d’autonomie communale telles qu’elles ont été, généralement, formulées au cours de la lutte, on peut se demander quel rapport ont pu voir les indéniables socialistes de la Commune entre le problème fondamental du socialisme – la lutte du travail contre le capital – et la commune libre qu’ils ont inscrite sur leur drapeau. »

Le paradoxe que signale ainsi Lavrov consiste en ceci : la possibilité même du processus de la transformation du régime capitaliste en régime socialiste, est subordonnée à l’existence d’une forme sociale telle que seule l’économie socialiste plus ou moins accomplie nous paraît susceptible d’en fournir le moule. Cette contradiction se trouve chez tous les anarchistes : s’il est évident que la destruction des bases de l’économie privée, que la transformation de l’ensemble de l’économie nationale en économie collectivisée, socialiste, supprimera la nécessité d’une organisation s’élevant au-dessus des producteurs sous l’aspect de l’État, les anarchistes en déduisent que « la destruction de l’État », sa « décomposition » en cellules, en « communes », est une condition préalable de la transformation sociale elle-même. Dans l’idéologie des communards de Paris, il y avait une juxtaposition de notions proudhoniennes, hébertistes et bourgeoisement autonomistes, grâce à quoi, dans leurs discussions sur l’essence de leur révolution, ils passaient assez facilement de la commune « politique » – unité territoriale créée par l’évolution bourgeoise précédente et représentant, au fond, une des bases de l’appareil de l’État – à la commune « corporative » – libre association de travailleurs, que nous pouvons nous imaginer comme la forme probable du groupement social dans un régime socialiste accompli, lorsque l’effort collectif d’une ou de deux générations aura rendu possible « l’atrophie progressive de l’État » prédite par Engels[9].

Devant la commission d’enquête nommée par l’Assemblée nationale de Versailles après l’écrasement de la Commune, un des témoins, Dunoyer, (cité par Lavrov dans sa Commune de Paris, page 166) a fait un exposé intéressant tendant à ceci : que les idées communalistes, telles qu’elles se concrétisaient dans l’esprit des ouvriers, n’étaient pas autre chose qu’une tentative de transplanter dans la structure de la société les formes de leur propre organisation de combat.

« En 1871, le groupement des ouvriers au sein de l’Internationale par sections et fédérations de sections a été un des éléments qui contribuèrent à répandre l’idée communale en France. » L’Internationale « possédait une organisation toute faite, où le mot : « Commune » couvrait le mot : « Section » et où la fédération des communes n’était pas autre chose que la fédération des sections. »

Confrontons avec cette déclaration les citations que nous avons empruntées, dans le chapitre précédent, aux syndicalistes anglais des années 1830 dont les programmes tendaient au remplacement de l’État parlementaire bourgeois par une fédération de Trade-Unions ; rappelons les thèses analogues des syndicalistes français du XX° siècle ; et n’oublions pas que, de nos jours, les masses ouvrières viennent partout à l’idée de « l’État soviétique », après avoir éprouvé les Soviets en qualité d’organisation de combat forgée dans le processus de la lutte de classes dans son stade révolutionnaire aigu.

Dans toutes les thèses communalistes nous découvrions un point qui apparaît régulièrement et qui consiste dans la négation de « l’État » comme instrument de la transformation révolutionnaire de la société dans le sens socialiste. Par contre, le marxisme, tel qu’il s’est formé depuis 1848, est caractérisé, avant tout, par ceci : que, suivant la tradition de Babeuf et de Blanqui, il reconnaissait l’État (naturellement après sa conquête par le prolétariat) comme le principal levier de cette transformation. C’est pourquoi, dans les années 1860 déjà, les anarchistes et les proudhoniens dénonçaient Marx et Engels comme « étatistes ».

Quelle a donc été leur attitude devant l’expérience de la Commune de Paris, où le prolétariat tenta, pour la première fois, de réaliser sa dictature socialiste ?

12. Marx et la Commune[modifier le wikicode]

Les proudhoniens et les anarchistes, peu versés dans l’étude du processus économique, avaient une idée bien naïve et simpliste de ce qui suivra la prise des moyens de production par la classe ouvrière. Ils ne se rendaient pas compte que le capitalisme a créé, pour la concentration de la production et de l’échange, un appareil tellement gigantesque que la classe ouvrière sera incapable de s’en emparer, si elle n’a pas à sa disposition un appareil d’administration aussi puissant et s’étendant sur tout le domaine économique régi par le capital. Ils ne voyaient pas la complexité et l’immensité de la transformation résultant de la révolution sociale ; pour cette raison seulement, il leur était possible de considérer « la commune » autonome – basée elle-même sur des unités de production « autonomes » – comme le levier de cette transformation.

Bien entendu, Marx était mieux renseigné que quiconque sur le rôle prépondérant que dans les conceptions anarcho-proudhoniennes ont joué dans le mouvement de la Commune. En 1866 déjà, dans une lettre à Engels en date du 30 juin, il parlait ironiquement du « stirnerianisme proudhonien » qui tend à « tout décomposer en petits groupes ou communes, lesquels devront, par la suite, former à nouveau une quelconque union, mais surtout pas un État » (Correspondance, tome III).

Cependant, en 1871, la tâche qui incombait à Marx était de défendre la cause de la Commune contre l’acharnement des ennemis qui la noyaient dans le sang et de justifier en elle la première tentative du prolétariat de s’emparer du pouvoir : tentative qui – si elle n’avait pas été écrasée tout à son début par des forces extérieures – aurait inévitablement conduit la classe ouvrière au-delà de ses buts initiaux et aurait brisé les bornes idéologiques dont l’étroitesse limitait l’élan et dénaturait la substance de la révolution prolétarienne.

On comprend ainsi pourquoi, dans son apologie de la Commune, Marx ne pouvait même pas poser la question si la réalisation du socialisme était concevable dans le cadre des communes autonomes, urbaines et rurales. Poser cette question en présence de la division du travail et de la centralisation de la vie économique dans l’état de développement des moyens de production puissants qui était déjà atteint à l’époque, signifiait : rejeter catégoriquement toute conception de la commune où celle-ci aurait l’autonomie de « résoudre la question sociale ». On comprend pourquoi Marx a éludé la question si le principe de l’union fédéraliste des communes serait capable d’assurer, dans une mesure quelconque, une production sociale systématique sur l’échelle léguée par le capitalisme ; pourquoi il ne fait qu’effleurer un des plus graves problèmes de la révolution sociale – celui des rapports entre la ville et la campagne – lorsqu’il affirme, sans aucune preuve à l’appui, que justement, « l’organisation communale aurait amené les producteurs ruraux à accepter la direction intellectuelle des chefs-lieux de chaque région et leur y aurait assuré, en la personne des ouvriers urbains, des défenseurs naturels de leurs intérêts ». Or, bien au contraire, toute la question consiste en ceci : sera-t-il possible de faire tenir l’économie socialiste dans les cadres d’une fédération de communes autonomes, alors qu’elle présume la direction économique de la campagne par la ville ?

Marx pouvait « ajourner » toutes ces questions en escomptant que, dans le processus de la révolution sociale, elles trouveraient automatiquement leur solution et dépouilleraient les illusions anarcho-communalistes, qui avaient prévalu dans l’esprit des ouvriers au début de cette révolution.

Mais on ne peut nier que Marx ne s’est pas borné à taire ces contradictions de la Commune de Paris. Il a essayé de les résoudre en reconnaissant que la commune était « la forme politique enfin découverte pour permettre l’émancipation économique du travail » ; il a contredit, ainsi, sa propre affirmation que la conquête du pouvoir d’État était le levier de la révolution sociale.

« L’organisation communale – déclare Marx – aurait rendu au corps social les forces qui étaient dévorées, jusqu’ici, par cette excroissance parasite : « l’État », lequel se nourrit au détriment de la société et gêne le libre mouvement de cette dernière. »

« Le seul fait de l’existence de la commune – dit-il ailleurs – conduisait logiquement à l’auto-administration locale, celle-ci devenant autre chose qu’un simple contre-poids au pouvoir d’État, lequel devenait désormais inutile » (souligné par nous).

De cette façon, la « destruction de la machine bureaucratique et militaire » de l’État, dont il est question dans la lettre de Marx à Kugelmann, s’est transformée insensiblement pour devenir la suppression de tout pouvoir d’État, de tout appareil de contrainte au service de l’administration ; la destruction du « pouvoir d’État moderne », du type continental, est devenue la destruction de l’État comme tel.

Serions-nous en présence d’une certaine imprécision voulue, sous le couvert de laquelle Marx avait la possibilité de passer sous silence les points faibles de la Commune, à l’heure où celle-ci était piétinée par la réaction triomphante ? Le puissant élan du prolétariat révolutionnaire de Paris marchant sous le drapeau communaliste, aurait-il, au contraire, rendu acceptable pour Marx certaines idées d’origine proudhonienne ? En tout cas, Bakounine et ses amis ont considéré que, dans La guerre civile en France, Marx a reconnu comme bonne la voie qu’ils avaient tracée à la révolution sociale. Dans ses souvenirs, James Guillaume (L’Internationale, tome II, p. 191) a constaté avec satisfaction que le Conseil Général de l’Internationale (sous le patronage duquel a été publiée La guerre civile en France) a adopté entièrement le point de vue des fédéralistes dans son appréciation de la Commune. Quant à Bakounine, il triomphait en affirmant :

« L’effet de l’insurrection communaliste a été tellement puissant qu’en dépit de la logique et de leurs véritables dispositions, les marxistes, dont toutes les idées se sont trouvées renversées par elle, ont été obligés de s’incliner devant cette insurrection et de s’en approprier les buts et le programme ».

Certes, de telles affirmations n’étaient pas dénuées d’exagération ; cependant, elles contenaient un grain de vérité.

Ces jugements de Marx sur la destruction de l’État par l’insurrection du prolétariat et la création de la Commune, jugements qui ne se distinguent pas par une grande précision, ce sont, justement, eux qu’en l’an de grâce 1917 Lénine mit à la base de la nouvelle doctrine, révélée par lui, sur les problèmes de la révolution sociale. C’est justement sur ces jugements de Marx que Lénine échafaude le canevas anarcho-syndicaliste de la destruction de l’État du fait même de la conquête de la dictature par le prolétariat et du remplacement de l’État par cette « forme politique enfin découverte » qui fut incarnée, en 1871, par la Commune et qui est représentée par le « soviet » depuis que « les révolutions russes de 1905 et de 1917 ont repris – dans une ambiance et dans des conditions modifiées – la cause de la Commune et apporté une confirmation à la géniale analyse historique de Marx. » (L’État et la révolution, texte russe, p. 53.)

En 1899 déjà, dans son célèbre livre sur Les prémices du socialisme, Ed. Bernstein a constaté ce pas vers Proudhon accompli par Marx dans La guerre civile en France ».

« Si tous les autres désaccords restent entiers entre Marx et le « petit-bourgeois » Proudhon, le rapprochement de la pensée est, chez eux, aussi complet que possible dans ces questions. »

Ces paroles de Bernstein ont mis Lénine dans une grande colère. « C’est monstrueux. » « C’est ridicule. » « Renégat ! » crie-t-il à l’adresse de Bernstein. Par la même occasion, il insulte Plékhanoff et Kautsky pour ce qu’ils « n’ont pas relevé cette déformation de Marx par Bernstein » au cours de la polémique qu’ils ont menée contre le livre de ce dernier[10].

Lénine aurait pu, aussi bien, s’en prendre au « spartakiste » F. Mehring, qui fut certainement le meilleur connaisseur et commentateur de Marx. Dans le livre qu’il publia peu de temps avant sa mort – Karl Marx, histoire de sa vie (Leipzig, 1918) – Mehring déclare avec une netteté qui ne laisse place à aucun doute :

« Quelque spirituels que fussent certains raisonnements de Marx (sur la Commune), ils étaient, dans une certaine mesure, en contradiction avec les conceptions que Marx et Engels ont défendues pendant un quart de siècle et qu’ils ont déjà formulées dans le Manifeste Communiste.

« Selon ces conceptions, la décomposition de l’organisation politique dénommée « État » appartient, évidemment, aux réalisations finales de la révolution prolétarienne à venir. Mais ce sera une décomposition progressive. Le but principal de cette organisation a toujours été d’assurer, avec l’aide de la force armée, l’oppression économique de la majorité travailleuse par une minorité privilégiée. La disparition de la minorité privilégiée fera disparaître le besoin de la force armée d’oppression, c’est-à-dire du pouvoir d’État. Mais Marx et Engels ont souligné, en même temps, que, pour aboutir à ce résultat ainsi qu’à d’autres, plus importants, la classe ouvrière devra, d’abord, s’emparer de la puissance politique organisée de l’État et s’en servir pour écraser la résistance de la classe capitaliste et pour recréer la société sur des bases nouvelles. Avec ces conceptions du Manifeste Communiste il est difficile de concilier les éloges multiples par le Conseil Général à l’adresse de la Commune de Paris pour avoir commencé par la destruction de l’État parasite » (P. 460, souligné par nous).

Et Mehring ajoute :

« On comprend aisément que les disciples de Bakounine aient utilisé à leur façon l’adresse du Conseil Général. »

Mehring estime que Marx et Engels voyaient nettement la contradiction entre les thèses émises dans La guerre civile et leur façon antérieure de poser la question de la conquête du pouvoir d’État.

« Par la suite », affirme Mehring, « lorsque, après la mort de Marx, il combattait les tendances anarchistes, Engels a, pour son compte tout au moins, répudié ces réserves et repris intégralement les vielles conceptions du Manifeste. »

Les « vieilles conceptions du Manifeste » consiste justement en ceci : que la classe ouvrière s’empare de la machine d’État forgée par la bourgeoisie, qu’elle la démocratise de haut en bas (voir les revendications immédiates que, selon le Manifeste, le prolétariat réalisera après la prise du pouvoir) et que, par là même, elle la transforme de machine à contraindre la majorité par la minorité en machine à contraindre la minorité par la majorité, en vue d’affranchir cette majorité du joug de l’inégalité sociale. C’est ce qui veut dire, comme l’écrivait Marx en 1852 : ne pas, simplement, « prendre en charge et mettre en marche la machine d’État toute prête » du type militaire, policier et bureaucratique, mais briser cette machine pour en construire une nouvelle sur la base de l’auto-administration du peuple guidé par le prolétariat.

Lénine s’est servi des formules imprécises contenues dans La guerre civile en France et suffisamment motivées par la nécessité immédiate, pour le Conseil Général, de défendre, contre ses ennemis, la cause de la Commune dirigée par les hébertistes et les proudhoniens ; Lénine s’est servi de ces formules qui effaçaient presque complètement la marge qui existe entre « la conquête du pouvoir politique » des marxistes et « la destruction de l’État » des anarchistes ; à la veille de la révolution d’octobre 1917, dans sa lutte contre les tendances et mots d’ordre de républicanisme démocratique pratiqués par les partis socialistes, Lénine s’est servi de ces formules pour accumuler dans les thèses de L’État et la révolution juste autant de contradictions qu’il y a eu dans la tête de tous les membres de la Commune – jacobins, blanquistes, hébertistes, proudhoniens et anarchistes – dans leur ensemble. Objectivement – sans doute en dehors de la conscience de Lénine lui-même – c’était nécessaire pour que l’essai de création d’une machine d’État très ressemblante dans sa structure à celle du type militaire et bureaucratique de naguère et détenu par un parti de peu d’adhérents[11] pût être présenté aux masses, qui se trouvaient en état d’ébullition révolutionnaire, comme la destruction de l’ancien mécanisme étatique, comme la naissance d’une société basée sur le minimum de contrainte et de discipline, d’une société sans État. Au moment où les masses les plus révolutionnaires concrétisaient leur émancipation du joug séculaire de l’ancien État sous forme de « républiques autonomes de Cronstadt », d’expériences de « contrôle ouvrier » d’une conception complètement anarchiste, etc., « la dictature du prolétariat et des paysans les plus pauvres » – incarnée par la dictature effective des « véritables » interprètes de ces derniers, c’est-à-dire des élus du communisme bolcheviste – a pu se consolider seulement après s’être revêtue de cette idéologie anarchiste et anti-étatiste. La formule de « tout le pouvoir aux Soviets » s’est trouvée être le mieux appropriée à exprimer mystiquement la tendance qui animait les éléments révolutionnaires du peuple et qui leur proposait deux buts contradictoires, à savoir : créer une machine qui écraserait, au bénéfice des exploités, les classes exploiteuses et, simultanément, s’affranchir de toute machine d’État qui comportât pour eux la nécessité de subordonner leur volonté d’individus ou de groupements à la volonté d’une entité sociale.

L’origine et la signification du « mysticisme soviétique » ne sont pas différentes dans les pays de l’Europe occidentale au stade actuel de la révolution. Par contre, en Russie même, l’évolution de « l’État soviétique » a déjà amené la création d’une machine d’État nouvelle et très compliquée, basée sur une répartition des fonctions entre « l’administration des individus » et « l’administration des choses », sur une opposition de « l’administration » à « l’auto-administration » et du fonctionnaire au citoyen ; répartitions et oppositions exactement pareilles à celles qui caractérisent l’État de classe capitaliste.

La régression économique qui s’est produite pendant la guerre a simplifié la vie économique dans tous les pays et a éclipsé, dans la conscience des masses, le problème de l’organisation de la production au bénéfice de celui de la répartition et de la consommation. Ce phénomène favorise dans la classe ouvrière la renaissance d’illusions qui font croire à la possibilité de s’emparer de l’économie nationale en remettant les moyens de production directement – c’est-à-dire sans le concours de l’État – à des groupes déterminés d’ouvriers (« contrôle ouvrier », « socialisation directe », etc.)

Sur le terrain de ces illusions économiques renaissantes, on voit grandir de nouveau l’illusion de pouvoir réaliser la liberté des classes travailleuses par la destruction de l’État et non pas sa conquête. Les unes comme les autres de ces illusions rejettent le mouvement ouvrier révolutionnaire en arrière, vers la confusion, l’imprécision et le manque de maturité idéologique qui le caractérisaient à l’époque de la Commune de 1871.

Les minorités extrémistes du prolétariat socialiste se servent, pour une part, de ces illusions, de ce défaut de maturité ; pour une autre part, elles en sont, elles-mêmes, esclaves. C’est sous l’influence de ce double facteur qu’elles agissent lorsqu’elles cherchent le moyen pratique d’éluder les difficultés liées à la réalisation d’une dictature de classe authentique, difficultés d’autant plus grandes, que la classe en question a perdu son unité au cours de la guerre et qu’elle n’est pas capable de livrer un combat immédiat pour des buts révolutionnaires. En dernier lieu l’illusion anarchiste de la destruction de l’État couvre la tendance à concentrer toute la puissance de contrainte de l’État entre les mains d’une minorité prolétarienne qui ne croit ni à la logique objective de la révolution, ni à la conscience de classe de la majorité prolétarienne et, à plus forte raison, à celle de la majorité nationale. L’idée que le « système des soviets » équivaut à une rupture définitive avec toutes les formes antérieures, bourgeoises, de la révolution, sert, par conséquent, de paravent à la remise en vigueur – imposée par des facteurs extérieurs et par la conformation intérieure du prolétariat – des méthodes qui ont caractérisé les révolutions bourgeoises, lesquelles se sont toujours accomplies par le transfert du pouvoir d’une « minorité consciente s’appuyant sur une majorité inconsciente » à une autre minorité se trouvant dans une situation identique.

  1. Rappelons-nous ce que disait Kautsky au sujet du caractère « curial » des élections soviétiques et de ses conséquences inévitables.
  2. La littérature mencheviste, juste avant la guerre (articles de Potréssoff, Martynoff, Tchérévanine et autres dans Nacha Zaria), et, antérieurement, la littérature de l’époque de l’émigration (A. Bogdanoff, A. Lounatcharsky et autres) ont donné une large place à des controverses animées sur la possibilité pour le prolétariat de conquérir son émancipation spirituelle complète dans les cadres mêmes de la société bourgeoise.
  3. La suppression de toute la presse en dehors de l’officielle a ses partisans et a même été partiellement tentée en Europe sous la dénomination harmonieuse de « socialisation de la presse ».
  4. Bien entendu, Engels ne va pas aussi loin que le chef du parti communiste d’Allemagne, Brandler, lequel a déclaré devant le tribunal que la dictature du prolétariat pouvait être réalisée en Allemagne, sans porter atteinte à sa constitution d’aujourd’hui.
  5. En 1903 G. Plékhanoff a déclaré, comme on le sait, qu’après avoir réalisé sa dictature le prolétariat révolutionnaire pourra juger nécessaire de priver la bourgeoisie de tous les droits politiques (y compris du droit de vote). Pourtant, aux yeux de Plékanoff lui-même, c’était là une des éventualités et non une conséquence inéluctable de la dictature du prolétariat. Dans ma brochure Lutte contre l’état de siège au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, j’ai tenté d’interpréter ces paroles de G. Plékhanoff comme un exemple admissible seulement dans l’abstraction logique et utilisé par lui pour illustrer la thèse du « salut de la révolution, loi suprême », laquelle doit passer avant toute autre considération. J’ai émis la pensée que Plékhanoff, lui-même, ne devait pas présumer que, s’étant emparé du pouvoir, le prolétariat des pays économiquement mûrs pour le socialisme pût se trouver dans une telle situation où il ne lui fût possible de s’appuyer sur une acceptation bénévole de sa direction par le peuple et où, au contraire, il dût écarter, par la force, la minorité bourgeoise de l’exercice des droits politiques. Dans un entretien avec moi, Plékhanoff manifesta son mécontentement au sujet d’une pareille interprétation de ses paroles, et je compris alors que, dans sa conception, la dictature du prolétariat n’est dénuée de certaine parenté avec la dictature jacobine d’une minorité révolutionnaire.
  6. « Le 18 mars prit l’aspect d’une rébellion de Paris contre l’oppression provinciale », écrit Paul Louis, l’historien du socialisme français. (Histoire du socialisme français, 2e édition, page 308).
  7. C’est à la Commune d’Hébert et à celle de Lyon, à tendance analogue, que revient l’initiative non seulement des actes extrêmes de la terreur politique (exécutions de septembre, expulsion des girondins de la Convention), mais encore des mesures sociales révolutionnaires d’un « communisme de consommateurs », par lesquelles la ville privée de ressources essayait de contraindre les villages et les lointaines provinces de petite bourgeoisie à lui fournir les aliments nécessaires. C’est d’ici que partaient les expéditions de « l’armée de ravitaillement », que l’on créait les « comités de pauvreté » de l’époque, chargés d’arracher le pain aux « koulaks », que le jargon d’alors appelait « aristocrates » ; c’est d’ici que l’on imposait des contributions aux bourgeois et que l’on « prenait en charge » (surtout à Lyon) les monceaux de marchandises produites par l’industrie de l’époque précédente ; c’est d’ici, toujours, qu’émanaient les réquisitions de locaux d’habitation, les tentatives de loger de force les pauvres dans des maisons considérées comme trop vastes pour leurs occupants et d’autres mesures encore du même ordre égalitaire. Enfin, c’est ici que se concentrait principalement la taxation des prix. Si, dans leurs recherches d’analogies historiques, Lénine, Trotsky et Radek avaient témoigné d’une plus grande connaissance du passé, ils n’auraient pas rattaché la généalogie des Soviets à la Commune de 1871, mais à celle de 1793-94, centre de l’énergie et du pouvoir révolutionnaire des masses populaires le plus apparentées au prolétariat de nos jours.
  8. Dans sa lettre à Marx du 6 juillet 1869 (Correspondance, tome IV, p. 175), Engels parle de la brochure de Tridon (Les Hébertistes), où celui-ci expose les arguments de cette aile du blanquisme : « Il est aussi ridicule de supposer que la dictature de Paris sur la France qui fut l’écueil contre lequel se brisa la première révolution puisse, tout simplement, se reproduire à nouveau pour aboutir à un résultat différent ».
  9. Nous retrouvons chez les bolcheviks, en Russie et en Europe occidentale, exactement la même confusion que celle des communards avec leurs « forme politique » destinée à l’affranchissement social du prolétariat. Chez ceux-là il est également question de remplacer l’organisation territoriale de l’État par des unions de producteurs, où l’on voyait, au début, l’essence même de la république des soviets ; et cette substitution nous est présentée tantôt comme le résultat naturel du fonctionnement d’un régime socialiste accompli, tantôt comme la condition préalable nécessaire à la réalisation même de la révolution sociale. La confusion dépasse les bornes de l’entendement lorsque l’on cherche à y remédier en recourant à une nouvelle notion, celle de « l’État soviétique ». Celui-ci devra incarner la violence organisée du prolétariat et, en cette qualité, préparer le terrain pour « l’atrophie » de toutes les formes de l’État ; mais il sera, en même temps, par son principe opposé à l’État. Ainsi raisonnaient également les communards de Paris, qui s’imaginaient que la Commune-État de 1871 était quelque chose dont le principe même était à l’opposé de toute forme d’État, alors que, en réalité, elle représentait un type simplifié d’État démocratique moderne rappelant le fonctionnement des cantons suisses.
  10. Le plus curieux, c’est que Lénine, lui-même, qui a beaucoup écrit au sujet de ce livre d’Edouard Bernstein, n’a jamais, lui non plus, « relevé cette déformation ».
  11. Souvenons-nous que Lénine a dit que, si 200.000 propriétaires pouvaient administrer un territoire immense dans leurs intérêts, 200.000 bolcheviks feraient la même besogne dans l’intérêt des ouvriers et paysans.