Le Tsarisme sur le sol républicain

De Marxists-fr
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La guerre a mis sur le même plan tous les gouvernements européens. On peut considérer chaque nation comme un gigantesque entrepôt servant aux besoins du Front : il faut tant de tonnes de blé, tant de chair à canon, tant de viande de… porc. Mais cet animal est, comme on le sait, réfractaire à la discipline militaire et n’éprouve aucun penchant pour les sacrifices d’inspiration patriotique : il lui faut sa ration en temps de guerre comme en temps de paix. L’être humain, c’est autre chose : on lui raconte qu’il est le roi de la création et que des intérêts supérieurs exigent son immolation sur l’autel de la divinité capitaliste qui a pour nom : Patrie; ensuite, on le fait descendre dans une fosse sale (le jargon militaire appelle ça tranchée), et le roi de la création s’y couvre de poux et de crasse. Quand son tour est venu, on creuse une autre fosse dans la fosse, et on y ensevelit le nouveau cadavre.

Dans les époques révolues, l’homme avait, à force de penser et de lutter, établi des normes politiques et des institutions qui, dans de certaines limites, garantissaient des droits publics et une immunité personnelle. Mais ces lois et ces droits ne valent plus rien à l’intérieur de l’entrepôt qui fournit la chair humaine et aussi d’autres viandes à la Grande Guerre « libératrice ». Le régime républicain, la France par exemple, dit au soldat : « Tu es appelé maintenant à défendre l’héritage de tes pères, fruit de la Grande Révolution, de la République et de la Démocratie, et afin que Tu puisses remplir Ta mission avec succès, il faut Te priver de Tes droits et libertés personnelles, en un mot, effacer de la surface de la terre l’héritage démocratique de Tes pères. »

Le premier pas sur cette voie fut l’établissement de la Censure. Officiellement, elle doit interdire la diffusion des secrets militaires et diplomatiques. Mais elle s’est révélée aussitôt comme l’instrument des cliques dirigeantes et sert à garantir leur tranquillité. Je me souviens – dans les Balkans, à Belgrade et à Sofia, – comment de jeunes oisifs travestis en militaires découpaient ce qu’il ne leur plaisait pas dans les dépêches et les commentaires politiques, sous le prétexte que cela aurait « pu nuire à la guerre de la Civilisation contre la Barbarie ». C’est ainsi que l’on expliquait alors la désinvolture avec laquelle les cliques militaristes au pouvoir traitaient les droits publics et individuels, par le retard social des Pays balkaniques où le parlementarisme s’appuie sur la paysannerie. « Non, non, disait-on, en Europe, les gouvernements n’auraient pas cette facilité pour mettre les pieds sur la table, même s’ils sont chaussés de bottes de guerre. » Nous nous trompions cruellement. Par ses mensonges officiels, par sa stupidité patriotique patentée comme par son régime politique intérieur, la guerre actuelle ne se différencie de celle des Balkans que par ses dimensions gigantesques. Comme la guerre, dans tous les domaines – économique, politique et culturel, – est un retour à la barbarie, il n’y a rien d’étonnant à ce que sa direction idéologique soit tombée aux mains du Tsarisme.

L’histoire du journal internationaliste russe Naché Slovo fournit des exemples typiques pour caractériser le régime actuel républicain et ses mœurs politiques. J’en voudrais citer quelques traits, car il y a des faits plus éloquents que toutes les conclusions que l’on peut en tirer.

Notre premier conflit sérieux avec la Censure date des succès russes en Galicie : on avait biffé totalement notre article nécrologique sur le comte Witte, et le titre par-dessus le marché, bien qu’il se composât seulement de cinq lettres : « Witte.» J’allai m’expliquer avec le Censeur. Il faut dire, qu’à cette époque, ce dernier n’était pas très fier de son travail.

– Je n’y suis personnellement pour rien, me dit l’officier « chargé » de notre journal; toutes les directives concernant votre organe émanent du ministère des Affaires étrangères. Ne voulez-vous pas parler avec un de nos diplomates ?

Une demi-heure plus tard, dans une pièce du ministère de la Guerre, je voyais apparaître un diplomate aux cheveux blancs, et à l’aspect impeccable ; tous savent que l’aspect impeccable est indispensable aussi bien aux diplomates qu’aux escrocs.

– Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez biffé un article concernant un fonctionnaire russe à la retraite, et de plus décédé, et en quoi cette mesure affecte les opérations militaires ?

– Savez-vous que de semblables articles leur sont désagréables, me dit le diplomate en inclinant la tête dans la direction de l’Ambassade russe.

– Mais, nous, justement, nous écrivons pour leur être désagréables…

(Le diplomate sourit avec condescendance comme s’il s’agissait d’une fine plaisanterie.)

– Nous sommes en guerre… Nous dépendons de nos Alliés.

– Vous voulez dire que le régime intérieur de la France est sous le contrôle de la diplomatie russe ? Vos ancêtres n’ont-ils pas commis une erreur en décapitant Louis Capet ?

– Oh ! Vous allez fort ! N’oubliez pas que nous sommes en guerre.

J’ai entendu cette réponse classique plus de cent fois. Quand des délégations allaient trouver les ministres socialistes au sujet des abus de la Censure, des répressions policières ou des exécutions de volontaires russes, ceux-ci agitaient les mains, tout comme mon diplomate, et s’exclamaient : « Nous sommes en guerre ! » Cette formule expliquait et absolvait tout.

Il faut dire, cependant, que pendant la première année de la guerre – le dialogue ci-dessus en est le témoignage, – on pouvait encore observer chez les dirigeants français quelques restes de conscience et de pudeur républicaines. L’Ambassade russe aida les républicains à se débarrasser de ces sentiments gênants – tout particulièrement à l’égard des réfugiés politiques. Des bruits se répandirent qui prétendaient que les émigrés russes n’étaient que des Juifs germanophiles travaillant pour Guillaume II. Non seulement le gouvernement, mais aussi les députés, se montrèrent très perméables à ces rumeurs. Quand le terrain fut suffisamment préparé, l’Ambassade russe organisa un attentat provocateur dont les conséquences directes furent la fermeture de Naché Slovo et mon expulsion

De loin, de New York, l’Internationalisme et le Social-patriotisme peuvent paraître « deux nuances » du Socialisme. Mais, de fait, en Europe, ce sont deux ennemis mortels.

Le Social-patriotisme incarne la réconciliation du Socialisme avec le Pouvoir qui dirige ce qu’on appelle la « Défense nationale ». Mais le gouvernement n’est pas un principe qu’on peut rejeter, c’est Poincaré, Briand, la police, les prisons, les perquisitions et les agents provocateurs. Il faut alors ou rejeter tout ceci en bloc, ou l’accepter. Les sociaux-patriotes acceptent.

Quand la socialiste Louise Saumoneau se livra à la propagande ouverte contre la guerre, le ministère la fit arrêter après quelques hésitations. Cette décision fut prise avec la participation de Guesde et de Sembat, et quand un proche de Guesde vint intercéder en faveur de Saumoneau, le ministre socialiste prit l’infortuné par les épaules et le… flanqua à la porte. Ce petit épisode en dit plus long sur le ministérialisme socialiste que maintes considérations de principe.

Il est tout naturel que les répressions policières soient dirigées avant tout contre les émigrés russes : c’est la ligne de moindre résistance. Dans ce sens, les sociaux-patriotes russes (pour la plupart des émigrés) ouvrent la voie à la police. Dans l’hebdomadaire parisien Prisiv, dirigé par Plékhanov, on avait l’habitude d’imprimer que Naché Slovo se réjouissait des victoires allemandes, défendait les intérêts pangermanistes et n’était en réalité qu’un journal de déserteurs russes à la solde de l’État-Major allemand. Il ne restait plus à l’Ambassade russe qu’à faire parvenir ces dénonciations aux autorités françaises. Elle le faisait avec tous les moyens à sa disposition. Dans la rubrique des annonces du journal Neprimirimy figurait la remarque suivante : « Quel est ce journal Naché Slovo qui nuit aux finances françaises en critiquant méchamment nos Emprunts de guerre ? » L’Ambassade russe avait payé pour cette insertion, inspirée par les articles de Prisiv. Le ministère des Affaires étrangères recevait, chaque jour, par les soins de l’Ambassade russe, des traductions des articles de Naché Slovo.

On ne pouvait étayer ces accusations de germanophilie du fait que notre journal était soumis à la Censure. On s’aperçut alors que l’officier qui exerçait quotidiennement sa perspicacité aux dépens de nos articles était un collaborateur d’Hindenburg. L’Ambassade russe téléphonait au Ministère, celui-ci appelait le Censeur et M. Chasles répondait invariablement : « Je fais tous mes efforts. » Et le journal continuait de paraître bien qu’arborant souvent de belles pages blanches !

Mais en septembre, 1916, on supprima le journal et on me signifia mon expulsion. Quel était le motif direct de ces mesures ? Les autorités françaises n’en dirent mot, et ce n’est que plus tard qu’il se révéla que ce motif avait été fourni par une gigantesque provocation organisée en France par les autorités russes.

Quand le député Jean Longuet se rendit chez Briand (de sa propre initiative) pour protester contre mon expulsion, le Premier Ministre lui répondit : « Savez-vous que Naché Slovo a été trouvé chez les soldats russes qui, à Marseille, ont tué leur colonel ? » Longuet ne s’y attendait pas. Il connaissait l’orientation « zimmerwaldienne » du journal et mon travail chez les Internationalistes français, mais le meurtre d’un colonel frappa son patriotisme respectueux de la hiérarchie. Longuet voulut se renseigner auprès des Zimmerwaldiens – et auprès de moi aussi, mais je n’en savais pas plus que lui.

Les correspondants de la presse bourgeoise russe se mêlèrent de l’affaire – ces patriotes acharnés, ennemis de principe de Naché Slovo – , et expliquèrent les circonstances de l’affaire de Marseille. Celle-ci mérite d’avoir le plus grand retentissement.

Dès que débarquèrent en France des détachements russes, baptisés « symboliques » à cause de leurs maigres effectifs, l’Ambassade russe mobilisa tous les espions disponibles. Nombre de ces derniers sont étiquetés officiellement « interprètes », mais de nombreux officiers russes se sont plaints devant les journalistes que ces interprètes leur rendent la vie impossible.

Quel grade pouvait bien avoir un certain Vining, détaché près de l’armée russe en France ? Je l’ignore, mais ce que je sais, par contre, c’est qu’il ne peut pas être interprète, car il ignore le français. Mais le fait demeure qu’il a été envoyé par le consul russe de Londres à son collègue de Paris avec une lettre de recommandation, dont voici les termes : « Le porteur de cette lettre, M. Vining, fut jadis mêlé à des affaires politiques [lisez : révolutionnaires]. Mais depuis, il s’est entièrement réhabilité à nos yeux. Aidez-le à se trouver une situation auprès des troupes russes en France. Il connaît X… »

A peine arrivé sur le terrain de ses futures activités – provocations parmi les soldats russes envoyés pour mourir pour la République – , Vining tenta de mettre dans son jeu les correspondants de la presse libérale. Il rendit visite au correspondant du journal moscovite Rousskoe Slovo, Mr Werner, journaliste très éloigné des idées révolutionnaires et, avec la balourdise du mouchard de troisième classe, lui dévoila son plan : entrer dans l’armée russe pour s’y livrer à la « propagande révolutionnaire ». Ne soulevant guère d’enthousiasme chez son interlocuteur, Vining se mit à se vanter de ses relations officielles et tira de sa poche la lettre de recommandation écrite par le consul londonien (écrite en français). L’imbécile ne comprenait pas qu’il se démasquait ainsi complètement. Rebuté par les journalistes, Vining se rendit à Toulon, où il obtint un certain succès parmi les matelots russes qui avaient moins de facilités pour reconnaître sa « gu…le » de mouchard. « Ici, le terrain est très favorable; envoyez-moi des brochures et des journaux révolutionnaires », écrivit Vining aux journalistes; mais il ne reçut aucune réponse. Une révolte d’inspiration révolutionnaire éclata à bord du croiseur « Askold » ; elle fut réprimée au prix de nombreuses victimes. Vining jugea bon de se rendre à Marseille. Le terrain y était on ne peut plus favorable, car les troupes russes étaient soumises au « régime patriotique » (régime en usage en Russie) et encouraient des punitions corporelles (verges) – rien d’étonnant à ce qu’elles se montrassent réceptives à la propagande et aux manœuvres de provocation. Une émeute éclata, au cours de laquelle un groupe de soldats lapida le colonel Krause. La fouille amena la découverte d’un exemplaire de Naché Slovo sur chaque soldat incriminé.

Aux journalistes russes venus à Marseille aux fins d’information, plusieurs officiers russes posèrent cette question :

– Quelles sont vos relations avec Naché Slovo ?

– Nous n’en avons aucune. Pourquoi ?

– Parce qu’un certain Vining distribue ce journal : « en veux-tu, en voilà ! »

Ainsi Vining « préparait le terrain », se livrant à une activité provocatrice chez les soldats amenés au paroxysme de l’exaspération par le régime disciplinaire et la perspective de périr sur une terre étrangère, puis il distribuait notre journal, une fois que le drame avait éclaté.

Dans ma « Lettre ouverte à Jules Guesde », j’émettais la supposition que Naché Slovo était donné aux soldats au moment opportun par l’agent provocateur. Cette supposition reçut confirmation plus vite que je ne le pensais.

Est-il besoin de dire que Vining n’agissait pas de sa propre initiative : il avait reçu ses consignes des consuls de Londres et de Paris. Il est aisé de saisir le but de cette tactique : les agents de la diplomatie tsariste devaient démontrer au gouvernement Poincaré-Briand que, si la France désirait avoir l’aide des troupes russes, elle devait en terminer au plus vite avec le nid des révolutionnaires russes. Il fallut, il est vrai, sacrifier un colonel !… Mais cela ne fait-il pas partie des sacrifices indispensables à toute entreprise ? En tout cas, le but fut atteint. Le gouvernement français, qui hésitait jusqu’alors, interdit Naché Slovo, et le ministre de l’Intérieur, Malvy, l’un des chefs du Parti radical, signa mon décret d’expulsion (préparé déjà depuis longtemps par le Préfet de Police).

Grâce à la prévoyance et au savoir-faire de Vining et de ses patrons, Briand était en possession d’arguments péremptoires contre toute intervention parlementaire. Briand ne répondait que par cette question : « Ne savez-vous donc pas que chaque soldat assassin avait sur lui un numéro de Naché Slovo ? » C’est ce que Briand répondait aux députés socialistes Longuet et Moutet et au président de la commission parlementaire des Affaires étrangères, l’ancien ministre Leygues. Cet argument produisait un effet magique, bien que Naché Slovo fût un journal autorisé par la loi, soumis à la Censure et en vente dans tous les kiosques. Mais bientôt les détails de l’affaire furent connus des cercles parlementaires. Certains députés de gauche s’émurent. Le ministre de l’Éducation nationale, le savant bien connu Painlevé, s’exclama : « C’est une honte… on ne peut pas laisser l’affaire ainsi… » Mais personne ne se résolut à porter le cas devant le grand public. Il était « anti-patriotique » de dévoiler au grand jour la vraie nature du « libérateur » Vining.

Il est fort possible, du reste, que quelqu’un, au cours d’une séance secrète du Parlement, ait parlé de mon expulsion. Je n’ai aucune information à ce sujet.

J’étais alors enfermé dans la prison de Madrid où m’avait expédié la police d’Alphonse XIII, sur des directives envoyées par les polices de Nicolas II et de Poincaré.