Le Gouvernement soviétique applique-t-il toujours les principes définis il y a vingt ans ?

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Pour répondre correctement à la question posée dans le titre de cet article, il est nécessaire d’établir dès le départ la distinction entre l’acquis fondamental de la Révolution d’Octobre, la nationalisation de la propriété privée, et la politique du gouvernement actuel. La forme révolutionnaire de la propriété et la politique thermidorienne, c’est-à-dire réactionnaire, sont totalement contradictoires. Mais cette politique n’a, jusqu’à présent, pas encore su, osé ou pu, renverser les formes révolutionnaires de la propriété. Les tendances du gouvernement actuel sont diamétralement opposées au programme du bolchevisme. Mais, comme les organisations mises en place par la révolution existent toujours, la bureaucratie est amenée à adapter, de manière superficielle, ses tendances aux vieux principes bolcheviques : elle continue à ne jurer que par les préceptes d’Octobre et par les intérêts du prolétariat, et elle ne qualifie pas autrement la structure soviétique que de socialiste. On peut dire, sans risque de se tromper, que n’avait encore jamais existé dans l’histoire de l’humanité de gouvernement aussi faux et hypocrite que celui de la bureaucratie soviétique actuelle.

Le maintien de la propriété étatique des moyens de production a, en soi, une grande signification progressiste, car elle permet, par la planification de l’économie, d’atteindre un développement rapide des forces productives. Il est vrai que les statistiques économiques publiées par la bureaucratie ne sont pas dignes de confiance : elles grossissent systématiquement les succès et dissimulent les échecs. Il n’en serait pas moins inadmissible de nier le fait que les forces productives se développent en Union soviétique aujourd’hui encore à un rythme jamais atteint dans aucun pays du monde.

Celui qui refuse de considérer cet aspect des choses, identifiant le régime soviétique au fascisme comme, par exemple, Max Eastman, celui-là jette l'enfant avec l'eau du bain, pour employer une expression allemande. Le développement des forces productives est le facteur essentiel de la culture humaine. Sans accroissement de la domination de l'homme sur la nature, l’abolition de la domination de l’homme sur l’homme est impensable. Le socialisme ne peut pas être édifié sur l’arriération et la pénurie. Ces vingt dernières années, les prémisses techniques du socialisme ont fait un immense pas en avant en Union soviétique.

Cependant le mérite n’en revient nullement à la bureaucratie. Au contraire, la caste dirigeante est devenue le plus grand des freins au développement des forces productives. L’économie socialiste doit avoir pour guide les intérêts des producteurs et les besoins des consommateurs. Dans ce cas, la démocratie n’est pas un principe abstrait. C’est le seul moyen qui permette de préparer et de réaliser la structure socialiste de l’économie.

La clique dirigeante actuelle a transformé la démocratie dans les soviets, le parti, les organisations professionnelles et coopératives, par la domination des bureaucrates. Mais la bureaucratie, quand bien même serait-elle composée uniquement de génies, ne peut, de l’intérieur de ses services, assurer le maintien des justes proportions nécessaires entre toutes les branches de l’économie, c’est-à-dire assurer la concordance entre la production et la consommation. Ce qui, dans la phraséologie stalinienne de la justice, est qualifié de « sabotage » est, en fait, la triste conséquence des méthodes bureaucratiques de commandement. L’existence de disproportions, de gaspillages, d’une confusion toujours plus grande, menace de détruire les bases même de l’économie planifiée. La bureaucratie cherche constamment des « coupables ». Tel est, dans la majorité des cas, le sens caché de la plupart des procès soviétiques contre les saboteurs.

Expliquer le régime soviétique actuel par « l’ambition personnelle » de Staline serait une analyse beaucoup trop superficielle. Staline n’est pas un individu, mais le symbole d’une caste. Le pouvoir n’est pas quelque chose d’incorporel. Le pouvoir donne la possibilité de disposer des biens matériels et de se les approprier. Sans doute, l’égalité totale ne peut-elle être atteinte du premier coup. Une certaine différenciation dans la rémunération du travail est dictée, à un stade donné, par la nécessité d’élever le niveau de la productivité du travail. Cependant la question essentielle pour déterminer la nature d’une société est de savoir si elle évolue vers l’égalité ou au contraire vers le renforcement des privilèges. La réponse à cette question ne laisse subsister aucun doute. La différenciation de la société soviétique est depuis longtemps sortie des limites dictées par les nécessités économiques. Les privilèges matériels de la bureaucratie grossissent comme une avalanche. Effrayée de se voir isolée des masses, la bureaucratie tente de créer une nouvelle aristocratie ouvrière et kolkhozienne sous le drapeau du stakhanovisme.

A son tour, la répartition du revenu national détermine le régime politique. La caste dirigeante ne peut tolérer la démocratie des producteurs et des consommateurs pour cette simple raison qu’elle dévalise impitoyablement les uns et les autres. Il est prouvé que la bureaucratie n’engloutit pas moins de la moitié du fonds national de consommation en incluant bien entendu le logement, la nourriture, l’habillement, les moyens de transports et de communications, mais aussi les écoles, la presse, la littérature, le sport, le cinéma, la radio, le théâtre, les musées, etc. Nous avons donc pleinement le droit de dire que, bien que la bureaucratie soit obligée de s’accommoder des institutions et des principes de la Révolution d’Octobre, sa politique, qui reflète ses intérêts propres, est en contradiction directe avec les intérêts du peuple et du socialisme.

Cette contradiction fondamentale peut être vérifiée dans tous les autres domaines de la vie sociale comme l’État, l’armée, la famille, l’école, la culture, la science, l’art, etc.

Du point de vue du marxisme, l’État est l’appareil de la domination d’une classe sur une autre. La dictature du prolétariat n’est qu’une institution provisoire, indispensable aux travailleurs pour venir à bout de la résistance des exploiteurs et supprimer l’exploitation. Dans la société sans classes, l’État, en tant qu’appareil de domination, doit disparaître progressivement et se transformer en un autogouvernement des producteurs et des consommateurs. Mais qu’en est-il en réalité ? Vingt ans après la révolution, l’État soviétique est devenu l’appareil le plus centralisé, despotique et sanguinaire, appareil de violence et de coercition.

Il évolue donc d’une manière totalement contradictoire avec les principes du programme bolchevique. La raison de cette évolution est que, comme nous l’avons déjà montré, la société ne se développe pas dans la direction du socialisme mais vers une renaissance des antagonismes sociaux. Si le processus se maintient dans cette voie, il conduira inévitablement à la connaissance des classes, à la liquidation de l’économie planifiée et ni rétablissement de la propriété capitaliste. Dans ce cas, le régime de l’État deviendra inévitablement fasciste.

La Révolution d’Octobre avait posé la dissolution de l’armée dans le peuple comme l’une de ses tâches. Il était admis que les forces armées seraient organisées sur le principe des milices. Seule une telle organisation qui fait du peuple l’artisan armé de on destin est conforme à la nature socialiste de la société. Le passage d’une armée de casernes à une milice a été systématiquement préparé au cours de la première décennie. Mais lorsque la bureaucratie eut définitivement écrasé toutes les manifestations d’autonomie de la classe ouvrière, elle transforma ouvertement l'armée en instrument de sa domination. Le système des milices lut complètement supprimé. L’armée de deux millions d’hommes a clairement aujourd’hui un caractère d’armée de caserne. Une caste d’officiers a été recréée avec ses généraux et ses maréchaux. D'instrument de la défense du socialisme, l’armée est devenue le garant des privilèges de la bureaucratie. Cependant, les choses n'en sont pas restées là. La lutte contre la clique restreinte de Staline et les chefs de l’armée les plus compétents et les plus doués, véritablement dévoués aux intérêts de la défense, s’est terminée par la décapitation de l’Armée Rouge.

La situation de la femme est l’indice le plus clair et le plus probant qui permette d’évaluer le régime social et la politique sociale du gouvernement. La Révolution d’Octobre avait fait sienne la cause de l’émancipation de la femme et créé la législation la plus progressiste sur le mariage et la famille qui ait jamais existé dans l’histoire. Cela ne veut bien entendu pas dire que le « bonheur » se soit soudain installé dans la vie de la femme soviétique. La libération effective de la femme est impossible sans élévation générale du niveau économique et culturel, sans destruction de l’économie familiale petite-bourgeoise, ni sans création d’un système de cantines et d’éducation collective. Cependant, guidée par ses instincts conservateurs, la bureaucratie craignait la « destruction » de la famille. Elle commença à chanter les louanges du repas familial, de même que de la lessive familiale, c’est-à-dire de l’esclavage de la femme dans la famille. Pour finir, elle rétablit la qualification de l’avortement comme un crime, rabaissant la femme à la situation d’une bête de somme. Ainsi, en contradiction flagrante avec l’A.B.C. du communisme, la caste dirigeante rétablissait la cellule la plus réactionnaire et la plus lugubre du régime de classes, la famille petite-bourgeoise.

Les choses ne vont pas mieux dans le domaine de la culture. La croissance des forces productives a créé les conditions qui permettaient une culture nouvelle. Mais le développement de la culture est impossible sans critique, sans erreurs et tâtonnements, sans création autonome, bref, sans éveil de la personnalité. Mais la bureaucratie ne peut tolérer de pensée indépendante dans aucun domaine de la création. Et, de son point de vue, elle a raison : si la critique se réveille dans la sphère artistique ou pédagogique, elle se tournera inévitablement contre la bureaucratie, contre ses privilèges, son ignorance et son arbitraire. C’est ce qui explique le fait que les « épurations » commencées dans le parti aient ensuite gagné toutes les sphères de la vie sociale, sans exception. Le G.P.U. « épure » des poètes, des astronomes, des pédagogues et des musiciens accusés de « trotskysme » et c’est ainsi que les meilleures têtes tombent sous le feu des Mausers. Est-il possible, dans ces conditions, de parler de culture « socialiste » ?

Dans le domaine de l’instruction élémentaire, les succès sont indubitables. Des dizaines de millions de personnes ont appris à lire et à écrire. Mais ils ont en même temps perdu le droit d’exprimer à l’aide du mot imprimé leurs opinions et leurs intérêts. L’imprimerie est au service de la seule bureaucratie. Ainsi, les poètes soi-disant « socialistes » n’ont pas le droit d’écrire autre chose que des hymnes à la gloire de Staline, comme les écrivains, il en est de même pour la radio, le cinéma, le théâtre, etc. Il y a peu de temps, un manuel d’histoire russe fut distribué en prix dans les écoles. On peut dire sans exagération que ce manuel est uniquement composé de mensonges dont le but est de justifier le despotisme de la bureaucratie et le pouvoir personnel de Staline. Même les manuels d’histoire de l’Église catholique, édités avec l’approbation du Vatican, sont des modèles de scrupules scientifiques, comparés aux manuels stalinisés d’U.R.S.S. Des dizaines de millions de têtes enfantines sont contaminées et intoxiquées par cette littérature malhonnête.

La Révolution d’Octobre a proclamé le droit des nations non seulement à l’autonomie du développement culturel, mais aussi à la séparation politique. En réalité, la bureaucratie soviétique a transformé l’Union Soviétique en une nouvelle prison des peuples. Il est vrai que les langues et les écoles nationales existent toujours : dans ce domaine, le despotisme le plus puissant ne peut faire tourner à l’envers la roue de l’évolution. Mais la langue des différentes nationalités n’est pas un instrument de développement autonome, c’est l’organe de la domination bureaucratique. Bien entendu, les gouvernements des Républiques nationales ont désignés par Moscou et, plus précisément, par Staline. Mais, chose stupéfiante, une trentaine de ces gouvernements se sont subitement trouvés être composés d’ « ennemis du peuple » et d'agents de l’étranger. Derrière cette accusation, qui sonne trop bruutale et ridicule même sur les lèvres de Staline et de Vychinsky, se dissimule le fait que ces bureaucrates, bien que nommés par le Kremlin, sont soumis aux conditions matérielles et morales des Républiques nationales et sont progressivement contaminés par l'esprit d’opposition contre le centralisme asphyxiant de Moscou. Ils commencent à rêver ou même discuter du remplacement du « chef bien-aimé » et du relâchement de l’étau. Telle est la cause réelle de la récente décapitation de toutes les Républiques nationales de l’U.R.S.S.

Il serait difficile de trouver dans l’histoire un exemple de réaction qui n’ait pas été teinté d’antisémitisme. Cette loi historique originale est pleinement vérifiée aujourd’hui en Union Soviétique. Dans son livre intéressant, bien que superficiel, Assignment in Utopia, Eugène Lyons, qui a passé de longues années à Moscou, montre comment la bureaucratie a systématiquement, bien que sous une forme voilée, exploité les préjugés antisémites pour renforcer sa domination. Et pourrait-il en être autrement? Le centralisme bureaucratique est impossible sans chauvinisme et l’antisémitisme a toujours été le point de moindre résistance pour le chauvinisme.

En politique extérieure, les changements opérés depuis vingt ans n’ont pas été moins radicaux qu’en politique intérieure. C’est seulement par la force de l’inertie ou avec quelque arrière-pensée que la réaction bourgeoise continue de considérer Staline comme I'animateur de la révolution mondiale. En fait, le Kremlin est devenu un des fondements de l’ordre conservateur.

La période où le gouvernement de Moscou liait le sort des Républiques soviétiques à celui du prolétariat mondial et des peuples opprimés, cette période est loin derrière. La politique des « fronts populaires » bonne ou mauvaise, c’est la politique traditionnelle des mencheviks contre laquelle Lénine a lutté toute sa vie. Elle marque le rejet de la révolution prolétarienne au profit de la démocratie bourgeoise conservatrice. Aujourd’hui la caste dirigeante de Moscou ne désire qu’une seule chose : vivre en paix avec toutes les classes dirigeantes.

La contradiction entre la Révolution d’Octobre et la bureaucratie thermidorienne a trouvé sa plus dramatique expression dans l’extermination de la vieille génération de bolcheviks. Vychinsky, Ejov, Troianovsky, Maisky, les agents du Comintern et du G.P.U., les journalistes du type de Duranty et Louis Fischer, les avocats du type de Pritt, n’abuseront pas l’opinion publique mondiale. Pas un homme responsable ne peut croire encore que des centaines de vieux révolutionnaires, chefs du parti bolchevique clandestin, dirigeants de la guerre civile, diplomates soviétiques révolutionnaires, commandants de l’Armée rouge, chefs des trente Républiques nationales soviétiques, soient devenus subitement, comme sur commandement, des agents du fascisme. La commission d’enquête new-yorkaise, composée de gens irréprochables et impartiaux, a jugé, après neuf mois de travail, que les procès de Moscou étaient la plus grandiose falsification de l’histoire de l’humanité. Actuellement, le problème n’est pas de démontrer que Zinoviev, Kamenev, Smirnov, Piatakov, Sérébriakov, Sokolnikov, Radek, Rakovsky, Toukhatchevsky et des centaines d’autres ont été victimes d’un coup monté.

Cela a déjà été fait. Mais la question est de savoir comment et pourquoi la clique de Moscou a pu se décider à une unification aussi monstrueuse. La réponse découle de tout ce qui l'récède. Dans sa lutte pour le pouvoir et les avantages matériels qu'il apporte avec lui, la bureaucratie a été amenée à décapiter et démanteler les groupes liés au passé qui connaissaient et comprenaient le programme de la Révolution d’Octobre, qui étaient sincèrement dévoués aux objectifs du socialisme. L’extermination des vieux-bolcheviks et des éléments socialistes de la jeune ou de la moins jeune génération apparaît comme un maillon indispensable dans la chaîne de la réaction anti-Octobre. C’est pourquoi l’ancien garde blanc Vychinsky est le procureur général du procès. C’est pourquoi l’U.R.S.S. est représenté à Washington par l’ancien garde blanc Troianovsky et à Londres par l'ancien ministre de Koltchak Maisky, etc. Les hommes de confiance se retrouvent aux postes importants.

Il est peu probable que quiconque admette de se laisser tromper par la comédie des dernières élections à Moscou. Hitler et Goebbels ont déjà pratiqué plus d’une fois ces mêmes méthodes. Il suffit de lire ce que la presse soviétique elle-même écrivait sur le plébiscite de Hitler pour comprendre le secret du succès » de Staline. Les expériences parlementaires totalitaires montrent qu’il n’est possible d’obtenir des élections « unanimes » que si on écrase tous les partis, y compris son propre parti, si on étouffe les syndicats, si l’on soumet la presse, la radio et le cinéma à la Gestapo ou au G.P.U., si on donne du travail et du pain à ceux seulement qui sont dociles ou silencieux et si un revolver est appuyé sur la tempe de chaque électeur.

Mais cette unanimité n’est ni stable ni éternelle. Les traditions de la Révolution d’Octobre ont disparu de la scène officielle mais elles vivent toujours dans la mémoire du peuple. Sous le voile des mystifications judiciaires et électorales, la contradiction continue de s’approfondir et ne peut pas ne pas aller jusqu’à l’explosion. La bureaucratie réactionnaire doit être et sera renversée. La révolution politique en U.R.S.S. est inévitable. Elle signifiera la libération des éléments de la nouvelle société des griffes de la bureaucratie usurpatrice. C’est seulement dans ces conditions que l'U.R.S.S. pourra progresser dans la direction du socialisme.