Le Défaitiste totalitaire du Kremlin

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[La princesse Catherine Radzivill considère Staline comme « l’homme le mieux informé en Europe » (Liberty du 3 septembre 1938). On ne peut en aucun cas être d’accord avec cela. Staline, qui ne sait lire aucune langue étrangère, ne connaît du monde extérieur que ce que ses agents lui communiquent en langue russe. Chacun d’eux craint par-dessus tout d’apparaître au Kremlin pessimiste ou — Dieu me garde — défaitiste. La conséquence en est que ces agents ne réunissent que les documents qui confirment les derniers mots de Staline lui-même. Ainsi, plus que n’importe quel dirigeant européen, Staline vit dans un monde qu’il s’est lui-même fabriqué. C’est la seule raison qui ait rendu possible, entre autres, les fantastiques et monstrueux procès de Moscou, qui devaient prouver au monde la puissance de Staline et n’ont dévoilé en réalité que sa faiblesse.] A partir de l’année 1933, l’importance internationale de l’U.R.S.S. a commencé à croître rapidement. Il nous est arrivé plus d’une fois d’entendre, venant de journalistes étrangers, les jugements que la princesse Radzivill répète avec retard : « Le Kremlin tient entre ses mains les destinées de l’Europe », ou « Staline est devenu l’arbitre international », etc. Aussi exagérées qu’aient pu être ces appréciations, même à l’époque, elles provenaient cependant de deux facteurs indiscutables : l’exacerbation des antagonismes mondiaux et la puissance grandissante de l’Armée rouge. Le succès relatif du premier plan quinquennal, l’appréciation optimiste du deuxième plan qui en découlait, les succès, sensibles pour tous, de l’industrialisation, qui a créé une base technique pour l’armée et pour la flotte, la réduction progressive de la paralysie des transports ferroviaires, les premières récoltes favorables sur la base des kolkhozes, l’accroissement du nombre de têtes de bétail, la diminution de la famine et du besoin — telles furent les prémices intérieures des succès de la diplomatie soviétique. C’est à cette période que se rapportent les paroles de Staline : « La vie est devenue plus facile, la vie est devenue plus gaie. » En effet, la vie est devenue un peu plus facile pour les masses laborieuses. Et elle est devenue beaucoup plus gaie pour la bureaucratie.

Pendant ce temps, une part considérable du revenu national allait à la défense. L’effectif de l’armée, de 800000 hommes en temps de paix, a été porté à un million et demi. La flotte renaissait. Au cours des années de régime soviétique, de nouveaux cadres militaires ont pu être formés, depuis les lieutenants jusqu'aux maréchaux. A cela, il faut ajouter le facteur politique : l’opposition de gauche, comme de droite, ont été détruites. Il semblait que la victoire sur l’opposition trouvait sa justification objective dans les succès économiques. Le pouvoir de Staline paraissait inébranlable. Tout concourait à transformer le gouvernement soviétique, sinon en arbitre de l’Europe, du moins, en tout cas, en important facteur international.

Les deux dernières années n’ont pas laissé debout une seule pierre de cette construction. Le poids spécifique de la diplomatie soviétique est à l’heure actuelle inférieur à ce qu’il était au cours des mois les plus critiques du premier plan quinquennal. Londres ne s’est pas seulement tourné vers Rome et Berlin, mais exige aussi que Paris tourne le dos à Moscou. Hitler a ainsi actuellement le moyen de mener sa politique d’isolement de PU.R.S.S. par l’intermédiaire de Chamberlain. Si la France n’a pas dénoncé le pacte avec l’U.R.S.S,, elle l’a réduit au rôle de réserve de deuxième ligne. Ayant perdu confiance dans le soutien de Moscou, la IIIe République suit pas à pas les traces de l’Angleterre. Les patriotes conservateurs français se plaignent, non sans amertume, que la France soit « le dernier dominion » britannique. Avec l’accord du même Chamberlain, l'Italie et l’Allemagne s’apprêtent à s’installer durablement en Espagne où, très récemment encore, Staline semblait — et pas seulement à ses propres yeux — être l’arbitre des destinées. En Extrême-Orient, où le Japon s’est heurté à des difficultés grandioses qu’il n’attendait pas, Moscou s’est révélée impuissante à faire plus que répondre à des escarmouches qui étaient d’ailleurs engagées par le Japon.

Il ne faut pas chercher la cause du catastrophique déclin du rôle international des Soviétiques dans ces deux dernières années dans la réduction ou l’atténuation des contradictions internationales. Quelles que soient les fluctuations épisodiques ou conjoncturelles, les pays impérialistes courent inévitablement à la guerre mondiale. La conclusion est claire : la faillite de Staline sur l’arène mondiale est avant tout le résultat du développement intérieur de l’U.R.S.S. Que s’est-il donc réellement passé en Union soviétique même, au cours des deux dernières années, pour transformer la puissance en impuissance? L’économie semble continuer de croître, malgré le prétendu « sabotage », l’industrie peut toujours se flatter de ses succès, les récoltes augmentent, les réserves de guerre s’accumulent. Staline liquide ses ennemis intérieurs. Que se passe-t-il donc ?

Il n’y a pas si longtemps, le monde jugeait l’Union soviétique presque exclusivement d’après les chiffres, des statistiques soviétiques. Ces chiffres, quoique tendancieusement exagérés, témoignaient malgré tout de succès indiscutables. On supposait que, derrière le rideau de papier des chiffres se cachait le bien-être grandissant du peuple et du pouvoir. Il s’est avéré que ce n’était pas du tout le cas. Les processus de l’économie, de la politique et de la culture se traduisent en dernière analyse par les rapports entre les êtres vivants, les groupes, les classes. Les tragédies des procès de Moscou ont révélé que ces rapports sont désespérément mauvais, ou pour être plus juste, insupportables.

L’armée est la quintessence du régime, non dans ce sens qu’elle n’exprime que ses « meilleurs » côtés, mais en ce qu’elle donne une expression plus concentrée aux tendances positives aussi bien que négatives de la société. Quand les contradictions et les antagonismes d’un régime atteignent une acuité déterminée, ils commencent à ronger l’armée de l’intérieur. Conclusion inverse : si l’armée, qui est l’organisme le plus discipliné de la classe dominante, commence à être déchirée par des contradictions internes, c’est le signe infaillible d’une crise intolérable dans la société elle-même.

Les succès économiques de l’Union soviétique, qui ont renforcé son armée et sa diplomatie, ont avant tout rehaussé et raffermi la couche bureaucratique dominante. Aucune classe, à aucun moment de l’histoire, n’a concentré dans ses mains, en un laps de temps aussi court, autant de richesse et de puissance que la bureaucratie pendant les deux plans quinquennaux. Mais c’est en cela, précisément, qu’elle est mise en contradiction grandissante avec le peuple, qui a vécu trois révolutions et renversé la monarchie tsariste, la noblesse et la bourgeoisie. En un certain sens, la bureaucratie soviétique réunit en elle, à présent, les traits de toutes les classes renversées, mais sans avoir ni leurs racines sociales ni leurs traditions. Elle ne peut défendre ses monstrueux privilèges que par la terreur organisée, de même qu’elle ne peut justifier sa terreur que par des accusations mensongères et par des faux. Née des succès économiques, la toute-puissance de la bureaucratie est devenue le principal obstacle sur le chemin des réussites futures. Le développement du pays est inconcevable sans la croissance générale de la culture, c’est-à-dire, sans l’indépendance de chacun et de tous, sans la liberté de critique et. de recherche. Ces conditions élémentaires du progrès sont indispensables à l’armée, plus encore qu’à l’économie, car, dans l’armée, la réalité ou la fiction des données statistiques se vérifie par le sang. En attendant, le régime politique de l’U.R.S.S. s’est définitivement rapproché du régime d’un bataillon disciplinaire. Tous les éléments progressistes et actifs qui sont réellement dévoués aux intérêts de l’économie, à l’instruction publique ou à la défense nationale, entrent inévitablement en contradiction avec l’oligarchie dominante. Il en était ainsi à l’époque du tsarisme ; il en est ainsi, mais à un rythme incomparablement plus rapide, à l’heure actuelle, sous le régime de Staline. A l’économie, à la culture, à l’armée, il faut des initiateurs, des constructeurs, des créateurs. Au Kremlin, il faut des exécuteurs fidèles, des agents sûrs et impitoyables. Ces types humains — agents et créateurs — sont l’un pour l’autre des ennemis irréductibles.

Au cours des quinze derniers mois, l’Armée rouge a été privée de presque tous ses cadres de commandement qui avaient d’abord été recrutés pendant les années de la guerre civile (1918- 1920), et instruits, perfectionnés et complétés au cours des quinze années suivantes. Le corps des officiers, entièrement renouvelé et continuellement renouvelable, a été mis par Staline sous une surveillance policière ouverte. Toukhatchevsky, et, avec lui, la fleur des cadres militaires, ont péri dans la lutte contre la dictature policière sur les officiers de l’Armée rouge. Dans la flotte, où la force et les faiblesses se manifestent de façon plus concentrée, l'extermination du corps des officiers a eu un caractère plus large que dans l’armée de terre. Il est impossible de ne pas répéter encore une fois que les forces armées d’U.R.S.S. ont été décapitées. La bureaucratie et le corps des officiers s’affrontent dans un lent duel où seul le Kremlin a le droit de tirer. Ce duel tragique n’est pas le fait du hasard ; il a une cause organique. La bureaucratie totalitaire concentre dans ses mains deux fonctions — le pouvoir ou l’administration. Ces deux fonctions sont justement arrivées aujourd’hui à une contradiction aiguë. Pour assurer une bonne administration, il faut liquider le pouvoir totalitaire ; pour garder le pouvoir, Staline doit anéantir les administrateurs indépendants, civils aussi bien que militaires.

L’institution des commissaires, introduite d’abord à l’époque où l’Armée rouge fut créée à partir de rien, signifiait nécessairement un régime de dualité de commandement. Les inconvénients et les dangers d’un tel système étaient absolument évidents, même alors, mais étaient considérés comme un moindre mal et, qui plus est, temporaire. La nécessité même du double commandement dans l’armée résultait de la décomposition de l’armée tsariste et des conditions de la guerre civile. Que signifie la nouvelle dualité de commandement? La première étape de l’effondrement de l’Armée rouge et le commencement d’une nouvelle guerre civile dans le pays ?

Les commissaires de la première promotion exprimaient le contrôle de la classe ouvrière sur des spécialistes militaires indifférents et en majorité hostiles. Les commissaires de la dernière promotion signifient le contrôle de la clique bonapartiste sur l’administration civile et militaire et, à travers elles, sur le peuple. Les commissaires de la première époque se recrutaient parmi les révolutionnaires honnêtes et sérieux, réellement dévoués à la cause du socialisme. Les commandants, sortis en majorité des rangs de l’ancien corps des officiers et sous-officiers, se débrouillaient mal dans les conditions nouvelles et les meilleurs d’entre eux recherchaient eux-mêmes le soutien et les conseils des commissaires. Pendant cette période, la dualité du commandement a abouti, non sans frictions ni conflits, à une amicale collaboration.

Les choses se présentent tout différemment aujourd’hui. Les commandants actuels sont issus de l’Armée rouge. Ils sont indissolublement liés à elle et jouissent d’une autorité conquise à travers de nombreuses années. Au contraire, les commissaires sont recrutés dans la progéniture des bureaucrates, qui n’a ni expérience révolutionnaire, ni connaissances militaires, ni acquis moral. C’est un type achevé des carriéristes de la nouvelle école. Ils n’ont reçu de commandements que parce qu’ils incarnent « la vigilance », c’est-à-dire la surveillance policière de Staline sur l’armée. Les commandants leur vouent une haine bien méritée. Le régime de la dualité du commandement se transforme en lutte entre la police politique et l’armée, dans laquelle le pouvoir central est du côté de la police.

Le film de l’histoire se déroule à l’envers et ce qui était une mesure progressiste de la révolution est ressuscité sous la forme d’une caricature thermidorienne répugnante. La nouvelle dualité de commandement traverse tout l’appareil d’État, du haut en bas. A la tête de l’armée se trouve nominalement Vorochilov, commissaire du peuple, maréchal, chevalier de nombreux ordres, etc. Mais le pouvoir réel est concentré entre les mains de Mekhlis, un homme nul, mais qui, sur les directives personnelles de Staline, bouleverse de fond en comble l’armée. C’est la même chose dans chaque district militaire, dans chaque division, dans chaque régiment, aussi bien que dans la flotte et l’armée de l’air. Il y a partout un Mekhlis, agent de Staline et d’Ejov, et qui instaure la « vigilance » au lieu de la connaissance, de l’ordre et de la discipline. Tous les rapports dans l’armée ont pris un caractère mouvant, chancelant, flottant. Personne ne sait où finit le patriotisme, où commence la trahison. Personne ne sait avec certitude ce qui est permis et ce qui est interdit. En cas de contradiction entre les ordres du commandant et ceux du commissaire, chacun doit deviner, entre les deux chemins, celui qui mène à la récompense et celui qui mène en prison. Tous attendent et scrutent avec inquiétude les alentours. Les travailleurs honnêtes, en laissent tomber les bras. Les filous, les voleurs et les carriéristes font leurs petites affaires sous le couvert des dénonciations patriotiques. La résistance de l’armée est ébranlée. Le laisser-aller s’installe partout. Les fusils ne sont ni nettoyés ni entretenus. Les casernes ont l’air sales et inhabitées. Les toits laissent passer la pluie, on manque de douches, les soldats rouges n’ont pas de linge. La nourriture est de plus en plus mauvaise et n’est pas distribuée aux heures fixées. En réponse aux plaintes, le commandant renvoie au commissaire, et le commissaire accuse le commandant. Les vrais coupables se couvrent en dénonçant les « saboteurs ». L’ivrognerie augmente parmi les officiers et, sous ce rapport également, les commissaires rivalisent avec eux. Couvert par le despotisme policier, le régime de l’anarchie est actuellement en train de saper tous les domaines de la vie soviétique, mais il est particulièrement néfaste dans l’armée, car celle-ci ne peut vivre que dans les conditions d’un régime normal, avec une entière clarté dans tous les rapports. C’est entre autres la raison pour laquelle les grandes manœuvres de l’armée ont été annulées cette année.

Le diagnostic est clair. Le développement du pays, et en particulier la croissance de ses nouveaux besoins, est incompatible avec l’abomination totalitaire ; c’est pourquoi il se manifeste des tendances à repousser, à chasser, à bouter la bureaucratie hors de tous les domaines de la vie.

[Ce processus n’a pas encore trouvé une expression politique déclarée, mais il en est d’autant plus profond et inéluctable. Dans les domaines de la technique, de l’économie, de l’enseignement, de la culture, de la défense, les gens d’expérience, de science, d’autorité, repoussent automatiquement les agents de la dictature stalinienne, qui sont, dans leur majorité, des canailles incultes et cyniques du genre de Mekhlis et d’Ejov.] Lorsque Staline accuse l’une ou l’autre section de l’appareil de manquer de « vigilance », il veut dire par là : vous vous occupez des intérêts de l’économie, de l’enseignement ou de l’armée, mais vous ne vous occupez pas de mes intérêts !

Tout agent de Staline, dans toutes les régions du pays et à tous les étages de l’édifice bureaucratique, se trouve dans la même situation. La bureaucratie ne peut continuer à se maintenir au pouvoir qu’en sapant tous les fondements du progrès économique et culturel. [Sur une nouvelle base historique renaît ainsi d’une manière inattendue l’immémorial antagonisme russe entre l'Opritchina et la paysannerie.] La lutte pour le pouvoir totalitaire s’est transformée en extermination des meilleurs hommes du pays par ses déchets les plus pervertis.

[La défaite, le sabotage et la trahison pullulent dans l’Opritchina de Staline. Le « père des peuples » apparaît comme le super-défaitiste. C’est qu’il est leur bourreau. On ne peut assurer la défense du pays autrement qu’en détruisant la clique autocratique des saboteurs et des défaitistes. Le mot d’ordre du patriotisme soviétique retentit ainsi : « A bas les défaitistes totalitaires ! A bas Staline et son Opritchina ! »]

Heureusement pour l’U.R.S.S., la position intérieure de ses ennemis potentiels, déjà extrêmement tendue, va devenir, dans la période qui vient, de plus en plus critique. Mais cela ne modifie pas l’analyse de la situation en U.R.S.S. : le système totalitaire de Staline est devenu le foyer réel du sabotage culturel et du défaitisme militaire.

Le dire bien haut est un devoir élémentaire à l’égard des peuples de l’U.R.S.S. et de l’opinion internationale. La politique, surtout militaire, ne se satisfait pas de fictions. Les ennemis savent parfaitement ce qui se fabrique sous le règne de Staline. Il y a la catégorie des « amis », qui préfèrent croire sur parole les agents du Kremlin. Ce n’est pas pour eux que nous écrivons, mais pour ceux qui, dans cette époque menaçante qui s’avance, préfèrent regarder la vérité droit dans les yeux.