La situation réelle en France

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Correspondant (George Breitman)[1]

Bien que les groupes bourgeois et particulièrement les staliniens aient réussi à canaliser l’insurrection à Paris du 19 au 24 août sur des lignes nationalistes et à en faire une insurrection « nationale », les lignes de classe, bien que superficiellement camouflées, ont tout de même exercé leur influence. Le mot d’ordre général était purement nationaliste « Dehors les Boches », et l’idée générale était, dans l’esprit des insurgés qui combattaient et mouraient sur les barricades, que le seul objectif de l’insurrection était de chasser les Allemands de la capitale.

En fait, le Parti communiste français (PCF) ayant sans aucun doute une influence prépondérante dans le Mouvement de Résistance (à Paris les FTP, Francs-Tireurs et Partisans contrôlés par les staliniens formaient le gros des FFI) a délibérément nourri ce sentiment. L’Humanité a paru sous le titre « A chacun son Boche ». Cependant, alors que les questions de classe demeuraient pour l’instant confuses dans l’esprit des masses, le caractère du mouvement a révélé les questions de classe sous-jacentes.

Les vrais combats de rue ont été menés essentiellement par les FFI (FTP et autres) dans la ville même avec l’aide, sur les barricades, de commerçants, de fonctionnaires, de ménagères du quartier, et d’ouvriers dans les arrondissements prolétariens, le XIe, le XIVe, etc.

Les travailleurs de banlieue, ceux des grandes usines, Renault, Citroën, SNAC, Gnome-Rhône, etc. ne sont généralement pas descendus sur Paris. Ils sont intervenus de façon très différente. Ils ont occupé les usines, arrêté ou obligé à arrêter les « collabos» du personnel dirigeant de l’usine, et, presque toujours, ont préparé l’usine en question à démarrer la production sous leur contrôle.

Dans la plupart des usines, l’initiative est revenue aux militants du Parti communiste dans l’usine, et aux trotskystes. Par exemple, dans une usine de 1 000 ouvriers, 15 environ se sont réunis à l’usine. Parmi eux il y avait 10 membres du PC ou sympathisants et deux ou trois trotskystes. Les quinze occupèrent l’usine désertée et convoquèrent les ouvriers à une assemblée d’usine pour élire un Comité ouvrier. Une Commission d’épuration fut créée pour « juger » les « collabos » du personnel administratif, directeurs, administrateurs, etc. Des comités de ravitaillement furent également élus pour s’occuper de la cantine de l’usine.

La situation alimentaire devenant aiguë, les cantines d’usine avaient commencé à jouer un rôle important. Elles ne nourrissaient pas seulement les ouvriers mais leurs familles aussi. Une grande partie des conflits et des grèves des semaines précédant la prise de Paris avaient eu trait au ravitaillement et aux arrangements pour la cantine, la quantité et la qualité des produits alimentaires, les prix, etc. Ainsi, pendant l’insurrection, la cantine et le contrôle de la cantine devinrent une question vitale. Pour obtenir des aliments, les ouvriers avaient recours à la réquisition directe. Les stocks du marché noir furent réquisitionnés par des détachements organisés envoyés par les usines pour être remises aux cantines. Dans les arrondissements, des comités de ménagères surgirent pour combattre le marché noir et assurer la distribution des stocks alimentaires pris aux Allemands.

Milices d’usine[modifier le wikicode]

Dans nombre d’usines des noyaux de milices ouvrières avaient déjà été organisés clandestinement sous l’occupation allemande. Le PC avait appelé à former dans les usines des Milices ouvrières patriotiques, mais leur construction avait été entravée de deux façons. Premièrement, toutes les armes disponibles étaient distribuées essentiellement aux éléments réactionnaires, Organisation civile et militaire (OCM), Armée secrète (AS), etc.

Les FTP et les ouvriers devaient s’armer eux-mêmes essentiellement avec des armes prises ou volées aux Allemands. Deuxièmement, les staliniens pressaient les ouvriers de quitter les usines et passer au maquis où ils étaient inévitablement intégrés sous la direction et le contrôle de cadres anciens officiers. Par ailleurs, les trotskystes pressaient les travailleurs de rester à l’usine, qui était leur bastion, et de ne pas permettre qu’on les disperse et leur fasse ainsi perdre leur cohérence de classe.

Dans certains cas, les ouvriers qui venaient occuper leurs usines les trouvèrent déjà gardées par des formations FFI, y compris celle des patrons réactionnaires, l’OCM.

Dans de nombreuses usines de la région parisienne, des conditions identiques à celles de l’Italie en 1919 et de l’Espagne en 1936 existaient, où l’ensemble du personnel de l’administration et des techniciens étaient en fuite ou arrêtés. Les comités ouvriers nommèrent de nouveaux directeurs, contremaîtres, techniciens, etc. pour travailler sous leur contrôle et préparer la reprise de la production ; ils envoyèrent des délégués aux ministres de la Production industrielle, du Travail, etc. de de Gaulle, demandant la permission de reprendre la production et envoyant des plans détaillés. Il leur fut répondu qu’il n’était pas possible de reprendre la production parce qu’il n’y avait pas d’énergie pour faire marcher les machines. On leur dit aussi que le gouvernement allait nommer des administrateurs-délégués pour les usines dont les directeurs avaient été chassés.

Entretemps, on n’avait rien fait.

Même dans le métro, les cadres, de leur propre initiative, établirent plan et calendrier pour les trains, firent les réparations nécessaires et dirent aux autorités : « Laissez-nous diriger le métro ».

La production sous contrôle ouvrier[modifier le wikicode]

En même temps, les ouvriers dans les usines établissaient des Cahiers de revendications qui variaient d’une usine à l’autre, mais incluaient des demandes en commun d’augmentations de salaires, de contrôle ouvrier, d’inspection des livres de compte, de contrôle ouvrier sur l’emploi, le contrôle de la cantine, etc. Dans quelques banlieues, diverses usines se réunirent et appelèrent à des assemblées de délégués inter-usines représentant plusieurs usines, démocratiquement élus au scrutin secret.

La CGT illégale et les responsables syndicaux de retour d’Alger essayèrent d’enrayer ces créations spontanées de comités d’usine. Un exemple illustrera l’esprit de l’accueil qui leur fut fait. A une réunion de délégués d’usine d’une banlieue parisienne, un responsable de la CGT intervint et déclara que la réunion n’avait aucune autorité, qu’elle n’était pas régulièrement constituée et ne représentait rien. Et ainsi de suite. Sur quoi un délégué, un sans-parti, bondit et s’exclama :

« Et qui diable représentes-tu, toi ? Moi, je représente l’usine. J’ai été élu par tant d’ouvriers. Qui t’a élu, toi ? J’ai payé pendant quinze ans ma cotisation syndicale et la CGT n’a rien fait pour moi »…

Il fut bruyamment applaudi par les autres présents. Le délégué de la CGT dût se retirer.

Ainsi, bien que l’insurrection de Paris se fût faite sous des mots d’ordre nationalistes et « sans classe », et bien que toutes les tendances dans le Mouvement de Résistance, des royalistes ultra-réactionnaires au Parti communiste, essayaient de lui donner un caractère nationaliste et « sans classe », depuis le début, la classe ouvrière, prenant appui sur les usines, bâtit « spontanément » ses propres organes de classe — comités d’usine, milices d’usine, etc. — et commença à avancer des revendications de classe, créant ainsi des éléments de dualité de pouvoir.

Dans les arrondissements de Paris, une forme de dualité de pouvoir existe, comme entre les forces de la Résistance principalement les FTP staliniens et les autorités de de Gaulle. Au cours du combat, des détachements de FFI, FTP etc. ont pris d’assaut les mairies et, une fois les Allemands chassés, les ont gardées et assurent les services municipaux. En même temps les comités de ménagères s’empressent pour contrôler le rationnement alimentaire.

Les réactionnaires essaient déjà de liquider cette dualité de pouvoir qui existe entre eux et les staliniens qui contrôlent les FTP et les mairies. Le QG des FTP a été l’objet d’une descente de police et d’une perquisition ! Les formations FFI sont ou bien intégrée dans l’armée régulière ou dissoutes. Dans son discours au Palais de Chaillot, c’est certainement aux FFI et aux FTP que de Gaulle faisait allusion en disant : « La France doit avoir une armée unie qui appartienne à la France seule ».

Sans aucun doute, le PCF avait une influence décisive sur Paris et le cours de l’insurrection — dans les usines, les FFI — par les FTP et dans les arrondissements. S’il avait continué une politique de « Les soviets partout », poussé activement les comités ouvriers, et appelé les travailleurs à construire leurs comités comme base du pouvoir ouvrier, alternative au Gouvernement provisoire, l’insurrection se serait rapidement développée en une révolution ouvrière.

En fait, il existait toutes les conditions d’une situation révolutionnaire, sauf la présence d’un parti révolutionnaire assez fort. Le PC, par sa nature même et du fait des intérêts de la bureaucratie soviétique, ne pouvait que jouer un rôle différent, contre-révolutionnaire. En poursuivant une politique d’unité nationale « front populaire » et en appelant à une insurrection purement « nationale », en excitant le plus possible les sentiments nationalistes et chauvins des masses, il a obscurci les questions de classe dans l’esprit des travailleurs.

Il est aujourd’hui devant un dilemme : il est confronté à une offensive de la la réaction pour liquider légalement et pacifiquement la dualité de pouvoir et il a tout aussi peur de s’appuyer sur les masses. L’organisation trotskyste, d’autre part, appelle au renforcement des comités ouvriers dans les usines et leur coordination au niveau d’abord local puis régional et national. Elle souligne que la seule voie pour légaliser le pouvoir des conseils municipaux est de les faire reposer sur la base des comités d’arrondissement, des comités de ménagères et des comités d’usine, au moyen d’élections démocratiques, les confirmant ainsi en tant qu’expressions réelles de la volonté des masses.

C’est parce que ces revendications correspondent aux besoins de la situation et aux intérêts réels des masses qu’elle sont reprises même par des membres de base du PC dans les usines. Dans quelques grandes usines de la région parisienne, l’initiative d’occuper les usines et de former les comités ouvriers a été prise par les trotskystes avec le soutien de militants du PC. Dans les conditions de fluidité qui existent à Paris, l’expérience des trotskystes français a montré qu’un petit groupe avec une orientation juste, peut contribuer de façon décisive au développement de la situation.

Conclusions[modifier le wikicode]

Le problème qui se pose en France, c’est : qui va l’emporter ?

Les ouvriers et les paysans, à travers le développement de leurs organes de classe, comités ouvriers, comités paysans, etc. – en un gouvernement soviétique ? La réaction bourgeoise sous la forme d’une dictature militaire bonapartiste ? Il n’y a pas de voie moyenne.

On peut élire une Assemblée constituante, mais les contradictions et antagonismes internes en France sont trop graves pour lui permettre de traverser une période plus ou moins longue de démocratie parlementaire. Il est possible que, même avant la tenue des élections, les contradictions en soient arrivées à un niveau qui rende impossible la tenue d’élections « libres ». Cependant, la lutte pour toutes les libertés démocratiques — liberté d’organisation, liberté de presse et de parole, droit de grève, etc. — ont aujourd’hui en France une immense importance et il faut se battre pour les défendre contre toutes les attaques. A long terme, ces libertés démocratiques ne peuvent être garanties que par l’organisation de classe de la classe ouvrière alliée aux couches inférieures de la petite bourgeoisie ?

Bien entendu, les développements en France ne sont pas séparés mais partie intégrante des développements dans l’Europe elle-même. La classe dirigeante française, s’exprimant à travers de Gaulle, veut sa part dans l’accord de paix, le partage de l’Allemagne et l’apaisement en Europe, comme une grande puissance. En fait cependant, elle n’a plus la force de jouer semblable rôle, compte tenu de sa faiblesse économique, politique et militaire, et de la prépondérance économique et militaire des EU.

Pourtant, dans une tentative pour emporter l’enjeu, de Gaulle prévoit, comme le montre son discours au Palais de Chaillot, de reconstruire l’armée française et de lancer dans l’effort de guerre toute la vie économique de la France. Un tel fardeau se révélera trop lourd. La France sera comme l’âne de Balaam. Imposer pareil fardeau à des masses déjà épuisées par quatre ans d’occupation et d’exploitation allemande ne peut être réalisé que par des méthodes dictatoriales. Peut-être de Gaulle nourrit-il des espoirs de devenir un nouveau Napoléon.

Le destin de la France ne saurait être séparé de celui de l’Europe. Ou bien elle deviendra un Etat bonapartiste dans une Europe balkanisée, ou sa révolution sociale, portant au pouvoir le gouvernement soviétique, ne sera qu’une partie de la révolution européenne pour les Etats-Unis d’Europe.

P.S. Quand Jacques Duclos[2], dans un discours à un grand meeting au Vél d’Hiv, a dit : « Nous savons tous que deux communistes au gouvernement, cela ne représente pas le vrai rapport de forces dans ce pays », il a été follement acclamé. Si, pour la période qui vient, la question en Grande-Bretagne, c’est

« Le Labour au pouvoir ! », alors, en France, on pourrait dire pareillement :

« Thorez au pouvoir ! » et laisser, dans chaque cas, les masses apprendre de leur expérience.

  1. George Breitman (1916-1986), cadre du SWP, était alors mobilisé et se trouvait à Paris.
  2. Jacques Duclos (1896-1975), secrétaire du parti et bras droit de Maurice Thorez, était resté en France pendant la guerre. Homme de Moscou, c’était un grand orateur.