La question sociale pendant la révolution française

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Mesdames, Messieurs,

La question sociale est de tous les temps, car dans tous les temps il y a eu des riches et des pauvres, des mécontents et des satisfaits, mais elle se pose différemment suivant les époques. Aujourd’hui que le prolétariat est adulte, qu’il a pris une conscience nette de ses intérêts et de ses droits, qu’il est armé dans l’ordre politique du suffrage universel, dans l’ordre économique et social du droit de grève, cadeau de Napoléon III et de la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats, aujourd’hui que les ouvriers ont dans les bourses du travail des asiles et des citadelles, la question sociale est avant tout une question ouvrière. Elle comprend la recherche, l’étude, la mise en pratique de toutes les mesures propres à améliorer les conditions des travailleurs. Quand le Parlement interdit le travail de nuit des enfants et des femmes, quand il limite la durée du travail pour les adultes, quand il protège la santé des ouvriers en prohibant l’emploi de certaines substances nocives, quand il organise l’assurance obligatoire en cas d’accident ou de maladie, quand il prépare les retraites aux vieux ouvriers, il essaie de résoudre chaque fois une partie de la question sociale, telle que nous la comprenons aujourd’hui. Et, pour le dire en passant, c’est un signe bien éclatant de la force grandissante du prolétariat que de voir tous les partis indistinctement se vanter à l’envi d’un égal amour des travailleurs, d’une égale sollicitude pour leurs besoins et pour leurs intérêts.

La question sociale ne se posait pas de même en 1789, et nous avons parcouru un chemin immense, depuis que Louis XVI, acculé à la faillite, déchaîna la Révolution en convoquant les Etats généraux pour payer ses dettes. A ce moment-là, à cette minute décisive où le peuple français fut appelé à se prononcer sur ses propres destinées, la question sociale n’était pas encore une question ouvrière ou paysanne, mais une question bourgeoise. Il s’agissait de savoir si le tiers état, et sous ce nom on comprenait tous ceux qui n’étaient pas privilégiés, aussi bien les manœuvres des villes et des campagnes que les puissants armateurs des ports de commerce et que les opulents banquiers des grandes villes, il s’agissait de savoir si le tiers-état qui n’était rien dans l’Etat, selon le mot de Siéyès, allait être enfin quelque chose. Il s’agissait de savoir si l’infime minorité des privilégiés, des nobles et des prêtres resterait en possession de leurs privilèges que rien ne justifiait plus, s’ils continueraient être exempts de la plupart des impôts, s’ils garderaient leurs justices spéciales, s’ils resteraient en possession du monopole de tous les hauts emplois, s’ils mettraient comme devant le trésor au pillage par les pensions, si le clergé conserverait ses dîmes, la noblesse ses droits féodaux, ou bien si toutes les survivances de la féodalité seraient supprimées, et si les Français, sans distinction de naissance, seraient égaux entre eux devant la loi et devant l’impôt. La question sociale ne se posait pas alors comme aujourd’hui entre des ouvriers et des paysans, des salariés d’une part et des bourgeois, des industriels, des capitalistes de l’autre, mais entre des privilégiés et des non privilégiés, quelle que fût sa condition sociale, était par cela même l’adversaire des nobles.

Les paysans, les ouvriers n’avaient pas encore appris à séparer leurs intérêts de ceux des bourgeois ; ils n’avaient pas une conscience de classe distincte ; les uns et les autres se sentaient solidaires, ils formaient bloc contre l’ennemi commun. Mais comme les bourgeois étaient à tous les égards infiniment mieux préparés que les prolétaires pour mener le combat, comme ils avaient plus d’intérêts à vaincre, se promettant de la victoire un plus large butin, ce furent surtout les bourgeois qui firent et qui conduisirent la Révolution, du consentement même - du moins pendant longtemps – des ouvriers et des paysans. Aussi peut-on dire, à n’examiner les choses en gros, qu’en raison du rôle prépondérant de la bourgeoisie, la question sociale était en 1789 une question bourgeoise.

Et comment, Mesdames et Messieurs, en aurait-il été autrement ? Comment les ouvriers et les paysans auraient-ils pu se passer en 1789 du concours des bourgeois et faire eux-mêmes pour leur propre compte la Révolution ? Les uns et les autres étaient trop ignorants, trop illettrés pour s’occuper des affaires publiques, trop misérables pour y intervenir avec efficacité. Avant 1789, on était presque un savant quand on savait lire et écrire, et les savants de ce genre étaient bien peu nombreux au village et à l’atelier ! Mais, aurait-elle été plus instruite dans l’ensemble que la classe ouvrière aurait été incapable d’une action politique et sociale particulière. Les ouvriers, on disait les artisans, avaient l’habitude de considérer leurs patrons comme leurs représentants, je dirais presque comme leurs protecteurs naturels. La grande industrie, venue d’Angleterre avec le machinisme, existait à peine. Les ouvriers, moins nombreux qu’aujourd’hui, travaillaient d’ordinaire à domicile ou dans de petits ateliers sous les yeux de leurs patrons. Il n’y avait pas de fossé profond entre l’employeur et l’employé. Tout petit patron avait d’abord été compagnon avant de devenir maître, et tout ouvrier savait qu’il pourrait devenir patron un jour ou l’autre. Maîtres et artisans se considéraient comme solidaires. Il y avait souvent entre eux des rapports de camaraderie, de reconnaissance, presque d’affection.

Mais, les ouvriers auraient-ils eu pour leurs patrons de la défiance et de l’hostilité qu’ils n’auraient pas pu engager contre eux la lutte, faute d’organisation. Les uns et les autres étaient rangés côte à côte dans les corporations ou métiers, qui par cela même diffèrent profondément de nos syndicats. Dans la corporation les patrons étaient les maîtres, ils formaient à eux seuls le bureau. C’était le bureau, autrement dit les gardes-jurés, qui élaborait les statuts obligatoires pour tous, et qui était chargé de les faire respecter. La loi ne reconnaissait aucun droit à l’ouvrier, et la grève était punie comme une rébellion.

Sans doute, il y avait bien dans certains milieux, les charpentiers par exemple, à côté de la corporation, des sociétés secrètes, les compagnonnages dont faisaient partie les seuls ouvriers. On y entrait après des épreuves mystérieuses imitées de la maçonnerie, on s’y reconnaissait par des signes et des rites réservés aux seuls initiés. Mais les compagnonnages, sévèrement surveillés et toujours prohibés, ne groupaient qu’une infime partie des travailleurs. Chose plus grave, les compagnons se faisaient la guerre entre eux, au lieu de s’unir contre les patrons. Si les gavots rencontraient les dévorants, c’étaient des rixes sanglantes qui ne se terminaient pas d’ordinaire sans mort d’homme, comme il arriva à Nantes, à la veille de la Révolution.

La classe ouvrière, divisée contre elle-même, dépourvue d’une conscience suffisante de ses droits et de ses intérêts, généralement ignorante et misérable, était donc impuissante à diriger par ses seules forces les événements. Là même où les ouvriers étaient nombreux, dans les grandes manufactures du Nord et de la Normandie, qui commençaient à employer les machines, ils n’avaient pas l’idée que leurs intérêts pouvaient être distincts de ceux de leurs patrons, à plus forte raison qu’ils pussent leur être opposés. Dans l’importante fabrique de draps de Van Robais à Amiens, ouvriers et ouvrières étaient logés dans la maison même et soumis à une discipline toute militaire qu’ils acceptaient docilement. Les ouvriers marcheront donc longtemps avec la bourgeoisie qui les emploie, qui « leur donne du travail ». En 1789, ils n’ont pas de programme particulier. Quand les corporations se réunissent pour rédiger les cahiers de doléances, on ne voit pas que les artisans soient entrés en conflit avec les maîtres pour leur rédaction. Ils laissèrent ces derniers tenir la plume. Bien mieux, les industriels confondaient naturellement leur cause avec celle de leurs ouvriers et du consentement de ceux-ci. Les fabricants parisiens, n’ayant pas été élus aux Etats généraux, protestèrent et se plaignirent en disant que la classe ouvrière n’était pas représentée.

Pas plus que les ouvriers, les paysans ne pouvaient se passer du concours des bourgeois et faire la Révolution à eux tout seuls…Ils étaient trop malheureux pour penser à s’affranchir d’eux-mêmes. Dans certaines régions, les cinq sixièmes de leur revenu, a-t-on calculé, étaient absorbés par les impôts divers payés aux nobles, à l’église, au roi. Dans plus d’un endroit, comme dans le Dauphiné, ils ne pouvaient s’acquitter qu’en se livrant à la contrebande.

Ils avaient pourtant une conscience de classe plus développée que les ouvriers, et ils s’émanciperont beaucoup plus vite de la tutelle et de la direction des bourgeois. D’abord le bourgeois pour eux n’est qu’un acheteur et non un patron. Ils n’entrent en contact avec lui que les jours de marché ou les jours d’audience. Leur vie isolée les porte à l’indépendance. Ils ne rédigeront pas leurs cahiers de doléances à la ville, sous la dictée et par la plume des bourgeois, mais dans leurs propres paroisses, avec l’aide du curé ou du maître d’école qui vivent de leur vie et partagent leurs sentiments. Aussi ces cahiers sont-ils très instructifs. S’ils sont identiques pour une grande part aux cahiers bourgeois, pour tout ce qui touche à la lutte contre les privilégiés, ils ont cependant un accent particulier, un accent de reproche, de défiance parfois et même d’hostilité contre une partie de la bourgeoisie. Pendant tout le cours du XVIIIe siècle, beaucoup de bourgeois enrichis avaient achetés des terres nobles, étaient devenus, comme M. de Voltaire, seigneurs de villages et avaient anobli leurs noms roturiers en les échangeant contre celui de leurs terres. Le paysan déteste ces nouveaux nobles autant et plus que les anciens. Il ne déteste guère moins les bourgeois qui, sans prendre de titres de noblesse, spéculent sur la terre, et les cahiers paysans font trois griefs à ces capitalistes agricoles, dont le nombre s’étaient multiplié dans certaines régions à la fin du siècle : 1° ils leur reprochent de réunir en une seule les petites fermes, afin de réduire les frais d’exploitation, ce qui met les fermiers anciens sur la paille ; 2° ils les accusent de s’entendre avec les nobles pour partager les communaux, ce qui enlève aux habitants pauvres une partie de ressources sur lesquelles ils étaient habitués de compter depuis un temps immémorial ; 3° ils dénoncent enfin leurs tentatives pour supprimer ou réduire le droit de vaine pâture, auquel tenaient d’autant plus les petites gens que c’était pour eux à peu près le seul moyen d’entretenir une chèvre ou une vache après la fenaison et les récoltes. Tandis que le cahier de Pont-l’Evêque, rédigé par des paysans ou sous leur influence, demande le maintien et même l’extension de la vaine pâture, le cahier de Caen, rédigé par des bourgeois, réclame au contraire le partage des communaux.

Il y avait donc entre la bourgeoisie et les paysans dès 1789 des semences de discorde. Plusieurs cahiers paysans dénoncent avec amertume le bourgeois « inutile et oisif ». On comprend que la classe paysanne ne suivra pas avec la même docilité que la classe ouvrière l’impulsion de la bourgeoisie. Mais ces symptômes de divisions futures n’empêchent pas que, pour l’instant, bourgeois et paysans sont unis et le seront longtemps. Que ferait le paysan tout seul contre le noble ? Comment parviendrait-il sans le concours du bourgeois à supprimer les dîmes et les droits féodaux et la taille et l’odieuse gabelle et le droit de chasse, etc. etc. ?

Les bourgeois, d’un commun accord, prennent donc la direction du mouvement. Ouvriers et paysans leur remettent leurs intérêts, soit dans les Etats généraux, où ne siège pas un seul représentant des classes inférieures, soit dans les municipalités qui se formeront bientôt et qui ne comprendront longtemps que l’élite de la population. Ouvriers et paysans n’ont pas tort, car dans l’ensemble les bourgeois sont trop directement intéressés au triomphe de la Révolution pour la trahir, et seuls ils ont la force nécessaire pour la diriger et la faire aboutir. D’abord la bourgeoisie est en possession de la richesse. Alors que les nobles restaient oisifs et se ruinaient à la Cour, au jeu et aux fêtes, les bourgeois amassaient sans cesse. Les offices de finance et de judicature, la banque, l’industrie, le commerce, le commerce colonial surtout, qui pris un grand développement sous Louis XV et Louis XVI, la fructueuse traite des nègres avaient transformé la bourgeoisie en une formidable puissance d’argent. Il y avait déjà dans les grandes places de commerce des maisons disposant de plusieurs millions de capital, par exemple à Lyon les Fulchiron. Ces bourgeois opulents avaient leur dignité et leur orgueil. Ils se croyaient pour le moins les égaux des nobles et plus d’un avait marié sa fille à quelques gentilhomme ruiné qui avait besoin de fumer ses terres, de redorer son blason, selon les formules consacrées. Les riches industriels, commerçants ou banquiers tenaient des salons, où fréquentaient les écrivains et les littérateurs, qui étaient ainsi soustraits à la dépendance ou à la domesticité des nobles. Tous les auteurs en renom du XVIIIe siècle furent des bourgeois, qui demandèrent des réformes bourgeoises.

Industriels et commerçants voulaient la suppression des corporations, qui gênaient leur liberté de fabrication, la suppression des règlements colbertiens, qui paralysaient leurs affaires. Ils voulaient être représentés dans les conseils du roi, afin de pouvoir y défendre directement leurs intérêts, de plus en plus considérables, afin d’obtenir par exemple des traités de commerce avantageux avec l’étranger. Comme ils se savaient la classe productive, nécessaire à la prospérité de l’Etat, ils entendaient être placés sur un pied d’égalité avec les nobles et les prêtres, les classes improductives.

Enfin et surtout, beaucoup d’entre eux étaient porteurs des titres de la dette publique. L’augmentation du déficit, la montée continuelle des dépenses et des pensions leur faisaient craindre la banqueroute. Les rentiers, qui émargent pour plus de 200 millions au Trésor chaque année (sur un budget d’un peu plus de 400 millions), entendent être régulièrement payés de leurs intérêts. Or ils n’avaient plus confiance dans l’administration royale telle qu’elle fonctionnait. « Le rentier n’était pas alors pour l’artisan, pour l’ouvrier, ce qu’il est aujourd’hui pour le prolétaire socialiste : le symbole du parasitisme capitaliste. Il était un « opposant ».Il avait porté son épargne au roi dans les grandes nécessités publiques, et les rois, les nobles, les prêtres, par prodigalité folle ou par incurie, menaçaient de ne pas le rembourser. Le rentier était donc d’instinct l’ennemi de l’arbitraire, et le peuple des faubourgs, soulevé contre l’ancien régime, trouvait un allié et un chef en ces bourgeois, créanciers du roi, qui avaient besoin d’un ordre nouveau pour assurer leur propre existence [1]. » On vit en effet des rentiers diriger les émeutes, et ce sont les rentiers qui demanderont avec le plus d’acharnement et qui obtiendront la grande mesure révolutionnaire de la confiscation des biens du clergé, seul moyen d’éteindre la dette et d’empêcher la banqueroute.

Vous comprenez maintenant, Mesdames et Messieurs, pourquoi la Révolution fut l’œuvre de la bourgeoisie et pourquoi la bourgeoisie en tira surtout profit. Il devait cependant arriver fatalement, et il arriva en effet assez vite, que l’alliance des bourgeois, des ouvriers et des paysans se rompit et que les uns et les autres commencèrent à prendre une conscience de classe distincte. Au cours même de la Révolution, la question sociale changea de face : elle cessa d’être à certains moments une question bourgeoise pour devenir une question paysanne et ouvrière.

Au fur et à mesure que les privilégiés étaient expulsés de leurs privilèges et que la bourgeoisie lui succédait dans le rôle de classe dirigeante, ouvriers et paysans comprenaient qu’ils s’étaient donnés de nouveaux maîtres, et, entre les alliés de la veille, les dissentiments, les conflits même surgissaient de plus en plus fréquents, de plus en plus graves.

Ce furent les paysans, comme on devait s’y attendre, qui commencèrent les premiers à se séparer des bourgeois pour faire leurs affaires eux-mêmes. Dans leur impatience de détruire les droits féodaux, ils n’attendirent pas que l’Assemblée bourgeoise, la Constituante, eût réalisé les promesses des cahiers et pris une mesure légale. Dès qu’ils connurent les événements du 14 juillet, la capitulation de la Cour et du roi, ils s’armèrent de toutes parts et coururent sus aux châteaux, leurs bastilles, brûlant les chartriers où étaient inscrites les redevances féodales, brûlant quelquefois aussi les châteaux avec les chartriers. Cette levée générale des paysans cette grande peur dura un mois et ne fit pas seulement peur aux nobles, mais aussi aux bourgeois, qui dans bien des endroits possédaient des terres nobles et percevaient des droits seigneuriaux qu’ils se voyaient menacés de perdre. Les bourgeois se joignirent aux nobles pour réprimer la jacquerie du Dauphiné, alors que les ouvriers, au contraire, se montraient sympathiques aux paysans soulevés contre les châteaux [2].

Pour arrêter la fureur de Jacques Bonhomme, la Constituante dut abolir le régime féodal dans la nuit du 4 août, nuit fameuse dans laquelle les privilégiés eurent l’air de se sacrifier eux-mêmes et conquirent une popularité facile à très peu de frais. L’abolition de la féodalité n’était en effet que théorique. Nobles et bourgeois ne faisaient qu’un sacrifice apparent. Ce qui était supprimé de suite et complètement, c’étaient simplement les servitudes personnelles, ce qui restait de l’antique servage, du droit pour le seigneur d’obliger ses vassaux à faire le guet dans son donjon, à se servir moyennant finances de son four banal, etc. Mais ces servitudes personnelles n’étaient que la moindre partie de la féodalité. Le servage avait presque complètement disparu depuis longtemps, et les paysans ne gagnaient pas grand ‘chose à une déclaration théorique destinée plutôt à les désarmer qu’à les satisfaire. La Constituante maintenait en effet les servitudes réelles, c’est-à-dire les dîmes, les rentes, les lods et ventes, les innombrables redevances en argent ou en nature que le paysan payait au seigneur durant toute l’année ou toutes les fois qu’il transmettait sa terre à ses héritiers ou qu’il voulait la vendre. Ces servitudes réelles, très onéreuses, étaient en réalité maintenues indéfiniment. Les paysans obtenaient simplement le droit de les racheter contre une somme d’argent [3]. Mais les conditions mises à ce rachat le rendaient pratiquement impossible. On évalue à 120 millions l’ensemble des redevances féodales maintenues, ce qui représente un capital de 3 milliards 600 millions. Où les paysans auraient-ils pris cette somme ? Et s’ils l’avaient eue par extraordinaire, s’ils avaient pu l’amortir en paiements successifs, qui ne voit que les privilégiés seraient devenus les premiers capitalistes de France et qu’ils auraient disposé contre la Révolution du plus redoutable trésor de guerre ? Et si les paysans avaient dû racheter les droits féodaux, où auraient-ils pris l’argent pour racheter les domaines du clergé [4] ? Aussi comprend-on que partout les paysans aient refusé d’exécuter les décrets qui les obligeaient à indemniser les nobles et qu’ils aient accusé les bourgeois de les avoir trahis.

Les paysans profitèrent des embarras croissants de la bourgeoisie au pouvoir, obligée de faire face à l’émigration, à la guerre religieuse suivie de la guerre étrangère, pour exercer sur elle une pression énergique afin de renverser légalement ce qui restait encore de la féodalité. On peut dire qu’ils arrachèrent de haute lutte à la Législative et à la Convention la suppression graduelle du rachat des droits féodaux. Dans toute la France, comme s’ils obéissaient à un mot d’ordre, ils cessèrent d’acquitter leurs redevances et s’armèrent menaçants. La bourgeoisie céda. A moment où la Révolution déclarait la guerre à l’Europe, la Législative, sur la proposition de Couthon, fit une première concession aux paysans. Par le décret du 18 juin-6 juillet 1792 furent supprimés sans indemnités tous les droits casuels, à l’exception de ceux, très peu nombreux certainement, qui seraient justifiés par les titres primitifs. Restaient les droits annuels les plus lourds, cens, censives, champart, tasque, terrage, etc., sortes de fermages que les vassaux payaient à leurs seigneurs ; leur suppression sans indemnités fut le résultat de l’insurrection du 10 août qui provoqua la chute de la royauté et l’internement de Louis XVI au Temple [5]. La chute de la Gironde balaya enfin les derniers restes de la féodalité. Le décret du 17 juillet 1793 supprima sans indemnité même les redevances fondées sur le titre primitif.

Ainsi chaque pas en avant de la Révolution s’était marqué d’une amélioration du sort des paysans, mais chaque fois les paysans avaient dû exercer une pression vigoureuse sur les bourgeois, et les bourgeois n’avaient cédé que pour maintenir leur union avec les paysans, union nécessaire dans leur lutte à mort contre les nobles et les prêtres.

Les bourgeois d’ailleurs avaient assez mal calculé. Quand ils se furent débarrassés des dîmes ecclésiastiques et seigneuriales, du lourd fardeau de la féodalité, quand ils se furent enrichis des dépouilles des privilégiés en achetant leurs biens confisqués, les paysans se détournèrent peu à peu de la Révolution qui heurtait tous leurs préjugés par sa lutte implacable contre l’Eglise et contre la Royauté. Incapables de comprendre la République, dans laquelle ils ne voyaient qu’une œuvre impie ou qu’une œuvre bourgeoise, qui leur était pour le moins indifférente, ils devinrent rapidement des opposants, des conservateurs et sur certains points ils se soulevèrent, comme en Vendée, à l’appel de leurs prêtres.

C’est cette scission de la bourgeoisie et des paysans qui rendra possible les retours partiels de l’ancien régime, l’Empire et la Restauration. Retours partiels, car jamais le paysan n’admettra que l’œuvre sociale de la Révolution, qui l’a libéré, soit remise en question. Il acceptera le rétablissement des prêtres, la rentrée des émigrés, la restauration de la royauté, mais à cette condition préalable que la vente des biens nationaux et que la suppression de la féodalité restent irrévocables. Toutes les fois qu’il sera question d’un retour complet à l’ancien régime, l’alliance se reformera d’elle-même entre le bourgeois et le paysan. C’est que le paysan a gardé de la Révolution une fierté nouvelle. « Lui si souvent accablé, si longtemps dépouillé, lui qui était obligé de saluer bien bas sur les chemins entretenus par la corvée le carrosse du prélat fastueux et l’équipage du seigneur superbe, il avait maintenant une partie de la terre du prélat, une partie de la terre du seigneur, et cela il le possédait en vertu de la loi [6]. »

Les ouvriers furent plus lents à se mettre en marche que les paysans. Ils ne séparèrent leurs intérêts de ceux des bourgeois qu’assez tard, et ils se montrèrent en somme impuissants à arriver du premier coup à une politique de classe distincte. Longtemps dociles à la voix de leurs maîtres, ils se firent massacrer pour eux aux grandes journées, ils prirent la Bastille, ils allèrent chercher le roi à Versailles les 5 et 6 octobre, ils forcèrent les Tuileries au 10 août sous les balles des Suisses, versant leur sang sans compter pour une cause qui n’était pas uniquement la leur. Les bourgeois récompensaient les vainqueurs de la Bastille et des Tuileries par de bonnes paroles, par des fêtes et des médailles. Ils organisaient de belles cérémonies funèbres en l’honneur de leurs morts, mais l’idée ne leur venait pas de considérer les ouvriers comme leurs égaux et de leur faire partager les droits qu’ils étaient en train de conquérir sur les privilégiés. Ils les excluaient de la garde nationale, qui était réservée à ceux-là seuls qui étaient en état de s’équiper à leurs frais. Ils les excluaient de la vie publique en leur refusant le droit de suffrage. La Constitution de 1791 confiait aux seuls citoyens actifs, c’est-à-dire aux Français qui payaient une imposition égale à deux ou trois journées de travail, selon qu’ils habitaient la ville ou la campagne, le droit de choisir les électeurs, qui nommaient à leur tour les députés. Les électeurs, eux, ne pouvaient être choisis par les citoyens actifs que parmi les Français riches ayant au moins une imposition de 200 à 300 journées de travail. Les ouvriers des villes et des campagnes, la foule des prolétaires formaient les citoyens passifs, qui supportaient en effet passivement, dans le nouveau régime comme dans l’ancien, le gouvernement des classes dirigeantes. Sur son privilège économique la bourgeoisie entait son privilège politique [7].

Sauf dans les grandes villes, comme à Paris, les ouvriers protestèrent à peine ou ne protestèrent pas du tout contre les lois qui leur enlevaient avec le droit de cité de toute possibilité de défendre directement leurs intérêts par la conquête des pouvoirs publics. C’est qu’à cette époque ils ignoraient le premier mot de la politique et qu’ils ne se sentaient pas capables de s’y intéresser. Ce furent des avocats et des médecins, des bourgeois démocrates devenus journalistes, Camille Desmoulins, Marat, qui protestèrent contre la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, mais presque sans trouver d’écho.

Même pour défendre les intérêts plus directs que des droits politiques, qu’ils n’avaient jamais exercés que dans les circonstances exceptionnelles de la convocation des Etats généraux et sous l’œil de leurs maîtres dans les corporations, les ouvriers ne savaient pas ou ne pouvaient pas résister à la volonté de la bourgeoisie.

La Constituante put voter, sans provoquer d’émeute ni même d’agitation sérieuse, la terrible loi Chapelier, qui interdisait aux ouvriers, sous les peines les plus sévères, de se concerter pour faire hausser les salaires et punissait la grève comme un attroupement séditieux. Notez que la loi Chapelier restera en vigueur pendant soixante-quinze ans. Demandez-vous ce qui arriverait aujourd’hui, si un gouvernement enlevait à la classe ouvrière le droit de se syndiquer et de se mettre en grève, et mesurez par là le chemin parcouru ! Chose plus significative que la loi elle-même, qui symbolise pourtant l’égoïsme bourgeois le plus étroit et que Karl Marx a pu appeler un crime contre le prolétariat, ce fut peut-être l’attitude des compagnons charpentiers qui l’avaient provoquée par leurs tentatives pour relever les salaires. Dans la pétition qu’ils présentèrent à la veille du vote, ils invoquèrent sans nul doute les Droits de l’Homme, mais ils n’osèrent pas réclamer ouvertement le droit de se coaliser pour améliorer leur condition économique. Ils se contentent de dire que les patrons les calomnient, leur prêtent des intentions criminelles, quand ils prétendent qu’ils ont prémédité une brusque cessation de travail pour hausser leurs salaires. Ils traitent eux-mêmes de crime la grève systématique et voulue, et dans les statuts qu’ils rédigent, dans le règlement qu’ils proposent aux patrons, ils s’interdisent à eux-mêmes d’interrompre le travail quand il sera pressé, c’est-à-dire qu’ils se retirent le droit de grève juste au moment où ils pourraient l’exercer avec quelque chance de succès.

Si le prolétariat gardait alors une posture si humble devant la bourgeoisie, c’est qu’il sentait son impuissance et c’est aussi qu’il n’était guère capable de se passionner fortement que pour une seule question, celle de la nourriture immédiate et de la vie journalière. Or les premières années de la Révolution, contrairement aux légendes qu’accréditent les écrivains bien pensants, furent pour les ouvriers des années heureuses. La vente des biens de l’Église avait suscité partout une fièvre de grandes entreprises, au moment même où la suppression des règlements corporatifs surexcitait le commerce et l’industrie. Le commerce extérieur de la France augmenta de 600 millions de 1789 à 1792. Les affaires n’avaient nullement été arrêtées par l’émigration. « Habiller la garde nationale, si vaniteuse de ses brillants uniformes, compensait au-delà la fourniture des livrées des laquais des nobles [8]. » Les ouvriers trouvaient facilement de l’embauche, leurs salaires se relevaient, et parallèlement la Constituante, par la suppression des octrois, abaissait le prix des denrées de première nécessité. La suppression des octrois fut aussi populaire chez les ouvriers que l’abolition des dîmes chez les paysans.

Il fallut la misère menaçante, le travail et le pain prêts à manquer pour forcer les ouvriers à sortir de leur indifférence, à revendiquer leur part dans le gouvernement, et à inaugurer une politique de classe. A la fin de 1792 et en 1793, sous l’aiguillon de la faim, le prolétariat prit pour la première fois une pleine conscience de sa force et de ses droits.

L’établissement de la République, l’exécution du roi, la prolongation de la guerre étrangère, qui s’aggrave de la guerre civile, ont apeuré une partie de la bourgeoisie, qui devient conservatrice et se retire de la Révolution. L’argent se cache. Les assignats sont émis en quantités croissantes pour subvenir aux dépenses démesurément accrues. Le papier tombe chaque jour. Il ne vaut bientôt plus que la moitié, que le tiers de son prix nominal. Les denrées renchérissent d’autant, mais les salaires ne suivent pas la même progression. Les ouvriers murmurent. Malgré la loi Chapelier, qui défend de se concerter, ils s’attroupent, ils assiègent les municipalités, la Convention, ils réclament du pain ! Les subsistances devenaient hors de prix, juste au moment où les riches bourgeois, affolés, fermaient leurs manufactures, juste au moment où l’Angleterre, maîtresse des mers, arrêtait tous les convois, juste au moment où la récolte était insuffisante et où les paysans cachaient leurs grains et refusaient de les conduire au marché, juste au moment où il fallait nourrir les quatorze armées levées par Carnot pour repousser l’invasion. En octobre 1792, le prix du blé atteignait 45 francs l’hectolitre en moyenne. Dans le midi la hausse était encore plus forte. On mangeait des herbes cuites comme dans les plus mauvais jours du despotisme. De 3 sous la livre le pain était monté à 5, 6, 7 et même 8 sous. Or beaucoup de journaliers agricoles et de manœuvres des villes ne gagnaient pas plus de 20 à 25 sous par jour ! L’agitation cette fois fut générale et violente.

Dans tous les départements, éclatèrent des troubles qui durèrent plusieurs mois. On arrêtait les convois de blé. Des foules armées s’emparaient des marchés, obligeaient les autorités à taxer toutes les denrées de première nécessité : le pain, le savon, la chandelle, le charbon, le fer, etc. Le mouvement était bien un mouvement de classe. Le peuple s’opposait comme classe non plus à la noblesse, qui avait émigré, au clergé, qui était exproprié, mais à la bourgeoisie elle-même, aux producteurs et aux employeurs. Les émeutiers d’Eure-et-Loir, rapporte le représentant Birotteau, disait que « les bourgeois avaient assez joui, que c’était le tour maintenant des pauvres travailleurs » [9].

Au droit de propriété, on commençait à opposer le droit au travail et le droit à la vie. Momoro et Dufour, envoyés par le Conseil exécutif provisoire dans le Calvados et dans l’Eure pour acheter des subsistances, déclaraient que les productions nécessaires à la vie ne pouvaient être regardées comme des propriétés ordinaires, mais que la société a sur elles un droit imminent, qu’elle peut s’en saisir et les réquisitionner. La nation, disaient-ils ne reconnaît comme inviolables que les propriétés industrielles [10].

Il se formait presque spontanément toute une école de théoriciens socialistes, dont la plupart étaient des prêtres nourris du communisme biblique et évangélique. L’abbé de Cournand, professeur du Collège de France, le célèbre et éloquent abbé Fauchet dès 1790 et 1791, un peu plus tard Pierre Dolivier, curé de Mauchamp en Eure-et-Loir, Jacques Roux, prêtre des Gravilliers à Paris [11], Petit-Jean, curé d’une paroisse du Cher [12], et bien d’autres dénonçaient sans relâche le pharisaïsme et l’oisiveté des riches, les manoeuvres des accapareurs, et prêchaient une sorte de socialisme agraire. Parmi les laïques, le lyonnais Lange soutenait que les seuls véritables propriétaires sont les travailleurs, ceux qui produisent réellement : « Le fainéant qui se dit propriétaire peut s’absenter du domaine sans que la fécondité du sol s’arrête. Au contraire, les propriétaires exercent et doivent exercer une occupation permanente… Si l’on conçoit la disparition possible des propriétaires fainéants, on ne conçoit pas une société sans travailleurs…[13] ». Donc la propriété oisive c’est le vol. C’est vers le même temps que le grand Babeuf élaborait le système qui servira longtemps d’évangile au parti socialiste : « En naissant chaque homme doit trouver une partie de terre suffisante, écrivait-il à son ami Coupé, comme il en est de l’air et de l’eau. En mourant, il doit en faire hériter, non ses plus proches dans la société, mais la société entière [14]. »

Cette prédication portait ses fruits. Elle attisait et exaspérait le prolétariat ouvrier et paysan, qui se faisait chaque jour plus pressant, plus menaçant. A Paris s’était formé autour de Varlet et de Roux, un jeune illuminé d’une grande éloquence et un prêtre mystique au puissant magnétisme populaire, au-delà des Montagnards, le parti des Enragés, qui demandait la guillotine pour les accapareurs. Les Enragés entraînaient les sections à la Convention lire les adresses violentes pour demander la taxation des denrées et des salaires, le cours forcé des assignats, la punition des agioteurs, etc. : « Citoyens législateurs, disait l’une de ces adresses, ce n’est pas assez d’avoir déclaré que nous sommes républicains français. Il faut encore que le peuple soit heureux, il faut encore qu’il y ait du pain, car là où il n’y a pas de pain, il n’y a plus de lois, plus de liberté, plus de République… On vous a dit qu’une bonne loi sur les subsistances est impossible ; c’est donc à dire qu’il est impossible de régir les Etats quand les tyrans sont abattus…[15] » - « La Liberté, s’écriait Jacques Roux devant la Convention, le 25 juin 1793, la liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes… [16] ».

Aux paroles succédaient les actes. Les ouvriers pillaient les magasins. Les femmes s’en mêlaient et s’emparaient à Paris des bateaux de savon amarrés sur les quais. On put craindre par instant qu’à la Révolution politique succédât la Révolution sociale. Après les nobles, après les prêtres, après le roi, les riches auraient aussi leur tour.

Montagnards comme Girondins, tous les chefs politiques de la bourgeoisie, s’accordaient à dénoncer le péril et essayaient d’y faire face. Dès la seconde séance de la Convention, Danton proposait de désavouer à la hâte les socialistes et de déclarer « que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles seraient éternellement maintenues ». La Convention applaudissait Danton et décrétait « que les personnes et les propriétés sont sous la sauvegarde de la nation » [17]. La bourgeoisie toute entière répugnait à taxer les denrées, à revenir à la règlementation de l’ancien régime, à décréter le cours forcé, à prendre des mesures restrictives de cette liberté commerciale qu’elle avait obtenue à grand’peine et qu’elle considérait comme la garantie et la source de sa richesse. Elle craignait, en cédant à l’émeute, de ruiner sa propre puissance en portant atteinte au droit sacro-saint de la propriété inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme. La Convention résista au soulèvement du prolétariat aussi longtemps qu’elle put, pendant six mois environ. Marat n’était pas moins catégorique que les hommes du Marais à répudier les socialistes. Il accusait les pétitionnaires ouvriers, Varlet et Roux, les Enragés, de n’être que des aristocrates déguisés ou des « stipendiés du royalisme [18] ! » Pour couper court à la campagne communiste, sur la proposition de Barère et de Levasseur (de la Sarthe), la Convention votait, le 18 mars, la peine de mort contre quiconque proposerait la loi agraire ; c’est ainsi qu’on appelait alors le socialisme [19].

Mais la Convention, était débordée. Le jour même où elle décrétait la peine de mort contre les socialistes, elle leur donnait en partie satisfaction en votant, sur la proposition du même Barère, le principe de l’impôt gradué et progressif sur le luxe et la richesse.

Les Montagnards enverront à la guillotine Varlet et Roux ; mais, par la force des choses, ils exécuteront leur programme. Les mesures sociales se suivront répétées pendant l’an II.

« Le 3 septembre, dit M. Aulard, la Convention décréta que les citoyens feraient la déclaration de leur revenu devant une commission nommée par le conseil général de la commune, qui contrôlerait, rectifierait, prononcerait des peines au besoin. Le revenu fixé, il en sera déduit mille livres pour les célibataires et quinze cents livres pour les gens mariés, plus mille livres pour leur femme et mille livres pour chacun de leurs enfants ou parents à leur charge. Le reste du revenu sera soumis à l’emprunt dans une proportion dont voici deux exemples : de un à mille livres, un dixième ; de huit mille à neuf mille livres, neuf dixièmes. Au-delà de neuf mille livres, la taxe comportera en outre la totalité de l’excédent [20] ». Sans doute, comme le fait remarquer justement M. Aulard, cet impôt progressif n’était présenté que comme une mesure provisoire, révolutionnaire. Il n’en est pas moins vrai qu’on doit conclure avec lui que, par son décret qui imposait les riches, la Convention semblait dénoncer la richesse comme liberticide, qu’elle « faisait, tantôt sans le vouloir, et tantôt comme si elle le voulait, du socialisme ».

Les décrets du 13 ventôse an II rendus sur la proposition de Saint-Just, du 22 floréal, sur la proposition de Barère, organisaient l’assistance publique. Dans chaque département était ouvert le livre de la bienfaisance publique, sur lequel étaient inscrits les vieillards et les infirmes pour un secours annuel de 120 ou de 160 livres, selon qu’ils habitaient la ville ou la campagne.
Le décret du 13 septembre 1793 ordonnait la distribution d’une partie des communaux et des biens des émigrés aux chefs de famille non propriétaires et aux défenseurs de la patrie, à des conditions extrêmement libérale, « de manière que nul ne soit étranger dans la terre qui l’a vu naître et que chacun puisse y avoir une propriété ».

Les ouvriers de Paris reçoivent quarante sous par jour pour assister aux assemblées de section, compensation pour les journées de chômage qu’a entraînées la fermeture des fabriques.

Les représentants en mission frappent durement les riches et mettent en pratique la fameuse devise : « Guerre aux châteaux. Paix aux chaumières ».

Le 22 août 1793, Milhaud et Ruamps écrivent de Wissembourg : « Il faut absolument chasser du sein de la République les riches égoïstes qui ne veulent ni nous fournir de subsistances, ni se battre avec nous contre les despotes, il faut confisquer tous leurs biens au profit de la République [21]. » Laplanche, de Bourges, le 4 octobre : « J’ai partout taxé moi-même révolutionnairement les riches et les aristocrates… N’est-il pas juste que les égoïstes, que les avides spéculateurs, que les avares aristocrates, qui nous ont déclaré la guerre, en paient les frais ? Convient-il, sous le règne de l’égalité, que les nobles, les marchands, les prêtres, les gens à châteaux et à parchemins nagent dans l’opulence, tandis que les patriotes manquent de tout et n’ont point de subsistances parce que les riches les accaparent ? » Collot d’Ilerbois et Fouchet à Lyon arrêtent, le 12 octobre : 1e « Tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins, indigents seront logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leurs cantons respectifs. Les signes de la misère seront anéantis. - 2e La mendicité et l’oisiveté seront également proscrites : tout mendiants ou oisifs sera incarcéré. – 3e Il sera fourni aux citoyens valides du travail les objets nécessaires à l’exercice de leur métier et de leur industrie. – 4e Pour cet effet les autorités constituées, de concert avec les Comités de surveillance, lèveront dans chaque commune, sur les riches, une taxe révolutionnaire proportionnée à leur fortune et à leur incivisme, jusqu’à la concurrence des frais nécessaires pour l’exécution des arrêtés ci-dessus. »

Malgré sa profonde répugnance, la Convention avait dû décréter le maximum non seulement des grains [22], mais de toutes les denrées presque sans exception et des salaires [23]. Le décret du 9 août 1793 organisa dans chaque district un grenier d’abondance alimenté en partie par des achats de la Nation et en partie par le paiement en nature des contributions.

Tout ce que renfermait la France fut réquisitionné pour le service de l’Etat. Les boulangeries devinrent presque partout municipales, il fut défendu de faire du pain de luxe. Il n’y eut plus qu’une seule espèce de pain, le pain de l’Egalité [24]. Auxerre fut divisé en quatre sections, chaque section en six quartiers ; chaque quartier avait son boulanger, qui distribuait le pain tous les deux jours. La municipalité délivrait à chaque famille une carte indiquant son domicile et le nombre de rations auxquelles elle avait droit. Sur la carte le boulanger du quartier inscrivait les livraisons. On ne pouvait se fournir qu’auprès de son boulanger désigné. Les voyageurs de passage se présentaient à la mairie pour avoir des bons de pain [25].

Bref, il semble que la France fit alors une première expérience involontaire, mais forcée, du collectivisme. L’Etat s’était emparé de toutes les sources de la richesse publique ; il achetait et vendait les denrées, il rouvrait par endroits les fabriques fermées et les exploitait à son compte. La pensée communiste se réalisait, et c’étaient des bourgeois qui appliquaient, contraints par les circonstances terribles que le pays traversait, le programme des socialistes.

On pouvait croire que la Révolution était alors la chose du prolétariat, que les bourgeois n’étaient conservés à la direction qu’en qualité de gérants d’une entreprise dont ils n’étaient plus les maîtres. Depuis le 10 août, les prolétaires avaient conquis le suffrage universel, et la Convention, élue d’après le nouveau suffrage, compta déjà quelques représentants authentiques de la classe ouvrière, l’ouvrier armurier Noël Pointe, de Saint-Etienne, l’ouvrier drapier Armonville de Reims, l’ouvrier en soies Cusset, de Lyon. Les artisans sont maintenant représentés dans les municipalités, dans les Comités de surveillance. J’ai sous les yeux une gravure représentant le président d’un Comité se surveillance, cordonnier de son état, en train de tirer le ligneul [26]. Les prolétaires, jusque-là dédaignés, tenus à l’écart, occupent maintenant le haut du pavé. Leurs mœurs, leur langage, leur vêtement sont à la mode. Pour plaire aux sans-culottes, les bourgeois troquent le frac contre la petite veste courte, la carmagnole ; ils sacrifient poudre et perruque et portent les cheveux ras. Plus de Monsieur, mais des citoyens ; plus de vous, mais le tutoiement égalitaire.

Le règne des sans-culottes, vous le savez, fut court. La chute de Robespierre, qui entraîna bientôt la chute de la Terreur, fut marquée par une réaction profonde et violente contre tous ceux qui avaient gouverné la France pendant le grand péril de 1793. Le prolétariat fut écarté de la vie publique par la Constitution de 1795, qui le priva de nouveau de ses droits politiques. Les ouvriers de Paris, qui protestaient contre la suppression du maximum et qui demandaient du pain, furent écrasés aux journées de germinal et de prairial. Les derniers communistes et leur chef Babeuf périrent sous le Directoire, dans une conspiration avortée.

La classe ouvrière retomba pour longtemps dans l’inertie et la somnolence. Il avait fallu, pour l’éveiller à une conscience de classe, la grande secousse de la Terreur, les nécessités de 1793. Mais, profondément ignorante et mal préparée, elle n’avait pu conserver le pouvoir qui lui était dévolu par surprise. Le lendemain la retrouva sans force et sans énergie.

Pourtant, de son règne si court, le prolétariat avait conservé une grande espérance. Il s’était opposé une fois comme classe à la bourgeoisie. Il avait formulé, par la voix ou la plume de hardis penseurs, le programme de ses revendications futures. Des mains défaillantes de Babeuf, le flambeau recueilli par Buonarroti passera à la génération de 1830. Le prolétariat avait vu luire, ne fût-ce qu’un instant, les promesses d’une société meilleure, fondée sur la justice et sur la fraternité. La Révolution avait réformé la société d’avant 1789, mais la réforme était apparue incomplète. « Cette période close et cette réforme accomplie, une autre période s’ouvrait, et la question se posait d’une réforme de la société française, telle que la Révolution l’avait établie [27]. »

La question sociale, qui n’était en 1789 qu’une question bourgeoise, est devenue une question ouvrière. Et n’est-ce pas, Mesdames et Messieurs, une grande leçon de l’histoire qu’au moment même où la bourgeoisie, le tiers état, s’installe au pouvoir, pendant le cours de cette Révolution qui fut sa chose, le prolétariat, le quatrième état, ait pour la première fois formulé ses droits à l’existence et que le droit ouvrier puisse ainsi à la même source et à la même origine que le droit bourgeois ?

LOI DU 14/17 JUIN 1791 INTERDISANT LES ASSEMBLÉES D’OUVRIERS, DITE LOI CHAPELIER

1. – L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte ou quelque forme que ce soit.

2. – Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouvent ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.

3. – Il est interdit à tous corps administratifs ou municipaux, de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d’un état ou profession, d’y faire aucune réponse ; et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière et de veiller soigneusement à ce qu’il ne leur soit donné aucune suite ni exécution.


4. – Si, contre les principes de la liberté et de la constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou n’à accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l’homme, et de nul effet ; les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune et condamnés chacun en cinq cents livres d’amende, et suspendus pendant un an de l’exercice de tous droits de citoyen actif et de l’entrée dans les assemblées primaires.

5. – Il est défendu à tous corps administratifs et municipaux, à peine par leurs membres d’en répondre en leur propre nom, d’employer, admettre ou souffrir qu’on admette aux ouvrages de leurs professions, dans aucuns travaux publics, ceux des entrepreneurs, ouvriers et compagnons qui provoqueraient ou signeraient lesdites délibérations ou conventions, si ce n’est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police, pour se rétracter ou désavouer.

6. - Si lesdites délibérations ou convocations, affiches apposées, lettres circulaires, contenaient quelques menaces contre les entrepreneurs, artisans ouvriers ou journaliers étrangers dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs ou signataires des actes ou écrits, seront punis d’une amende de mille livres chacun, et de trois mois de prison.

7. – Ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordées par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie, seront poursuivis par la loi criminelle, et punis suivant la rigueur des lois, comme perturbateurs du repos public.

8. – Tous les attroupements composés d’artisans ouvriers, compagnons, journaliers ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail, appartenant à toute sorte de personnes, et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l’action de la police et l’exécution des jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises seront tenus pour attroupement séditieux, et comme tels, ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs des dits attroupements, et sur tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence.

  1. J. Jaurès. Histoire socialiste. La Constituante, p. 43.
  2. Voir P. Conard, La peur en Dauphiné, 1904, in-8, p. 105.
  3. « Sous prétexte d’équité, l’Assemblée établissait que les débiteurs ne pourraient rembourser les droits annuels de cens et de champart sans les droits casuels de lods et ventes. Or, pour les héritages des campagnes qui, se transmettant presque toujours de père en fils, n’avaient pas à payer de lods, racheter des droits qui ne s’ouvriraient peut-être jamais, c’était une dérision ». Ph. Sagnac. – La législation civile de la Révolution française, p. 117.
  4. Voir l’argumentation pressante de M. Jaurès. Histoire socialiste. Constituante, p. 290.
  5. Décret du 25-28 août 1792. Le rachat n’était maintenu obligatoirement que pour les droits établis sur les titres primitifs.
  6. Jaurès. Histoire socialiste, Constituante, p. 518
  7. C’est le mot de M. Aulard dans son article sur Les origines historiques du socialisme français. (Etudes et leçons sur la Révolution française, 4e série, p. 25.) Je ferai à cet article d’importants emprunts.
  8. Jaurès, loc. cit.. p. 600
  9. Cité par Jaurès, Convention, T. 1er p. 320
  10. Sur la propagande de Momoro et Dufour, voir Aulard. Les origines historiques du socialisme français. Etudes et leçons, 4e série, p. 37 et suiv.
  11. Sur les débuts de la propagande socialiste, voir l’article cité de M. Aulard.
  12. Voir l’article de M. E. Campagnac : Un prêtre communiste, le curé Petit-Jean, dans la Révolution française du 15 novembre 1903.
  13. D’après Jaurès, Convention, T. 1er p. 336.
  14. Jaurès, Convention, p. 1510
  15. Moniteur, réimp., t. XV, p. 430.
  16. Cité par Jaurès, Convention, p. 1396.
  17. Voir l’article de M. Aulard. Etudes et leçons, 4ème série, p. 40.
  18. Voir son discours à la séance du 12 février 1793, Moniteur, réimp., t. XV, p. 431.
  19. Aulard, loc. cit. p. 45.
  20. Aulard, p. 57-58.
  21. J’emprunte cette citation et les suivantes à l’étude déjà citée de M. Aulard, p. 59 et suiv.
  22. Décret du 4 mai 1793.
  23. Décret du 29 septembre 1793.
  24. Décret du 25 brumaire an II, art. 4 et 5.
  25. Voir Ch. Porée, les Subsistances dans l’Yonne, 1903, in-8, ch. V.
  26. Reproduite dans Jaurès. Convention, p. 1365.
  27. C’est le mot de M. Aulard, art. cité, p. 22.