La presse anglaise et la chute de la Nouvelle-Orléans

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Lorsque coururent les premières rumeurs sur la chute de La Nouvelle-Orléans, le Times, le Herald, le Standard, le Morning Post, le Daily Telegraph et d'autres journaux anglais, sympathisant avec les écorcheurs d'esclaves du Sud démontrèrent par des arguments d'ordre stratégique, tactique, philologique, exégétique, politique et moral lourdement assenés que ce bruit n'était que l'un des nombreux canards que Reuter, Havas, Wolff et leurs officines secondaires ont coutume de lâcher périodique­ment. Ils affirmèrent que les moyens naturels de défense de La Nouvelle-Orléans venaient d'être renforcés non seulement par de nouvelles fortifications, mais encore par toutes sortes d'infernaux engins sous-marins et de canonnières blindées. En passant, ils soulignèrent l'esprit spartiate de la population de La Nouvelle-Orléans et sa haine farouche des mercenaires à la solde de Lincoln. Enfin, l'Angleterre n'avait-elle pas subi devant La Nouvelle-Orléans la défaite qui mit une fin lamentable à sa deuxième guerre contre les États-Unis en 1812-1814 ? Rien ne laissait donc prévoir que La Nouvelle-Orléans ne renouvellerait pas dans l'histoire l'épopée de Saragosse ou de Moscou[1]. En outre, elle renfermait quinze mille balles de coton, grâce auxquel­les il serait facile d'allumer un inextinguible feu autodestructeur, abstraction faite de ce qu'en 1814 les balles de coton dûment humectées se sont révélées plus résistantes au feu de l'artillerie que les travaux fortifiés de Sébastopol. Bref, la prise de La Nouvelle-Orléans est un bel exemple de fanfaronnade yankee !

Lorsque les premiers bruits furent confirmés par les vapeurs arrivés deux jours plus tard à New York, le gros de la presse pro-esclavagiste anglaise continua d'être sceptique. L'Evening Standard, notamment, était si sûr de ce qu'il avançait que, dans le même numéro, il publiait un premier éditorial où il démontrait noir sur blanc que La Nouvelle-Orléans était imprenable, tandis qu'il annonçait en gros titres la chute de l'imprenable cité en demi-lune.

Pour sa part, le Times qui tient la discrétion pour la meilleure partie du courage, effectua un tournant. Il doutait encore de la nouvelle, mais se disait prêt à toute éventualité, étant donné que la cité de la demi-lune était une ville de voyous plutôt que de héros. Cette fois, le Times avait raison. La Nouvelle-Orléans est le dépôt de la lie de la bohème française, au sens propre du terme : c'est une colonie pénitentiaire française, et jamais, dans le cours du temps, elle n'a renié ses origines. C'est le Times qui a mis un certain temps à s'apercevoir de ce fait assez généralement connu.

Enfin, le fait accompli s'imposa au Thomas le plus buté. Que faire ? La presse pro-esclavagiste anglaise démontre à présent que la chute de La Nouvelle-Orléans est un avantage pour les confédérés du Sud et une défaite pour les fédérés.

La chute de La Nouvelle-Orléans a permis au général Lovell et à ses troupes de renforcer l'armée de Beauregard, qui avait d'autant plus besoin de ce renfort qu'il avait en face de lui une concentration forte de cent soixante mille hommes (on exagère un peu !) sous le commandement de Halleck et que, par ailleurs, le général Mitchel avait coupé les liaisons de Beauregard avec l'est, en interrompant les commu­nications ferroviaires de Memphis à Chattanooga, c'est-à-dire la ligne en direction de Richmond, Charleston et Savannah[2]. Après cette coupure des communications (dont nous avons fait état, bien avant la bataille de Corinth comme mouvement stratégique prévisible), Beauregard ne disposait plus d'aucune communication ferroviaire avec Corinth, en dehors de celle qui mène à Mobile et La Nouvelle-Orléans.

Après la chute de La Nouvelle-Orléans, il ne disposait plus que de la ligne de Mobile, si bien qu'il ne pouvait plus approvisionner convenablement ses troupes. Il dut donc se replier sur Memphis : selon la presse pro-esclavagiste anglaise, sa capacité d'approvisionnement se trouve améliorée du fait de sa jonction avec les troupes de Lovell ! D'autre part, ces oracles remarquent que la fièvre jaune chassera les fédérés de La Nouvelle-Orléans, et, enfin, que si la ville n'est pas Moscou, son maire pourrait bien être Brutus. Il suffit de lire (cf. le New York Herald) son épître mélo­dramatiquement courageuse au commandant Farragut. “ De nobles paroles, monsieur, de belles paroles ! ”[3]. Mais, les mots, si durs soient-ils, ne brisent pas d'os !

Cependant, la presse des esclavagistes du Sud n'est pas aussi optimiste que leurs consolateurs anglais, en ce qui concerne la chute de La Nouvelle-Orléans.

Ainsi le Richmond Dispatch écrit : “ Que sont devenus nos canonnières blindées, le Mississippi et la Louisiane, dont nous attendions le salut de la cité en demi-lune ? C'est comme s'ils avaient été faits de verre, pour ce qui est de leur effet sur l'adver­saire. Il est vain de nier que la prise de La Nouvelle-Orléans est pour nous un coup très dur. De ce fait, le gouvernement confédéré est coupé de la Louisiane occidentale, du Texas, du Missouri et de l'Arkansas. ”

Le Norfolk Day Book remarque : “ C'est la défaite la plus sérieuse depuis le début de la guerre. Elle laisse augurer des privations et des restrictions pour toutes les classes de la société, pis encore : elle menace l'approvisionnement de notre armée. ”

L'Atlantic Intelligentzer se lamente : “ Nous nous attendions à un autre résultat. L'avance ennemie n'était pas une attaque surprise; elle était prévue depuis longtemps. On nous avait promis que si l'adversaire passait devant Fort Jackson, une artillerie redoutable le contraindrait à la retraite ou assurerait sa destruction. Dans tout cela, nous nous sommes trompés, comme toutes les fois que des fortifications devaient garantir la sécurité d'une place ou d'une ville. Il semble que les inventions modernes aient ruiné la capacité défensive des fortifications. Les canonnières blindées les détruisent ou passent sans plus de façons devant elles. Nous craignons que Memphis ne partage le sort de La Nouvelle-Orléans. Ne serait-il pas insensé de nous bercer d'illusions ? ”

Enfin, le Petersburg Express écrit : “ La prise de La Nouvelle-Orléans par les fédérés est l'événement le plus extraordinaire et le plus fatal de toute la guerre. ”

  1. Marx fait allusion aux luttes de libération du peuple espagnol contre les armées napoléoniennes : Saragosse fut assiégée deux fois (juin-août et décembre 1808) par des forces françaises numériquement supérieures, la ville ne capitula qu'en février 1809.
    En ce qui concerne Moscou, Marx fait allusion à l'incendie de la capitale russe en septembre 1812.
  2. Début avril, le général Mitchell occupa Huntsville, située à mi-chemin entre Chattanooga et Corinth.
  3. Citation de Shakespeare, Le Roi Henry IV.