La nouvelle charte de l'état de siège

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Neue Rheinische Zeitung n°299, 16 mai 1849[modifier le wikicode]

Cologne, le 15 mai.

Il nous reste encore à prendre acte des plus récentes intentions souveraines et paternelles du souskniaz de Potsdam concernant les sujets dont il a « hérité » par le brigandage et le maquignonnage. Nous voulons parler de la charte de l'état de siège nouvellement octroyée, la seule de toutes les promesses des Hohenzollern qui aient été tenues, et où la magnificence prussienne se soit révélée enfin, même aux yeux des stupides serins qui lui faisaient confiance, dans sa nudité la plus naturelle, et dépouillée de ses derniers et hypocrites oripeaux de comédien.

La dispersion des inoffensives Chambres de Berlin qui devaient « réviser » la Constitution octroyée du 5 décembre, n'était, on le sait, que l'indispensable préparatif à la pénétration des Russes sur le sol allemand. Mais l'entente du Bachkirat de Potsdam avec les Cosaques aux naseaux retrousses du pravoslavniï[1] tzar avec qui ils sont apparentés, avait encore un autre but que la célèbre campagne de la Trinité[2] contre la Hongrie où la Prusse, conformément à sa nature lâche et perfide et, tel un sbire, se tenait à la porte avec des lettres de cachet, tandis qu'à l'intérieur les bourreaux autrichiens et russes devaient organiser la chasse meurtrière. Le véritable but de cette alliance conclue par Hohenzollern c'était, grâce à l'entrée des Russes, d'insuffler au héros de Potsdam le courage nécessaire pour se venger sur la révolution, de l'aveu de LÂCHETÉ que celle-ci lui avait arraché en mars de l'année dernière.

Pour prouver la lâcheté naturelle qui fut de tout temps propre aux Hohenzollern nous n'avons pas besoin de faire des incursions historiques ni peut-être même de remonter aux ancêtres de cette noble lignée qui, derrière haies et buissons, guettaient des voyageurs sans défense et, brigands de grands chemins, posaient la première pierre de « l'éclat de leur maison ». Nous n'avons pas besoin de rappeler la fameuse campagne de Frédéric-Guillaume II contre la République française où le grand Hohenzollern prit d'abord la poudre d'escampette et trahit les « troupes impériales » allemandes pour se livrer avec la Russie à un nouveau brigandage en Pologne; il est encore moins nécessaire de parler du rôle lamentable que son successeur Frédéric-Guillaume III joua dans les guerres impériales avant d'entraîner « Son peuple » dans la lutte au moyen de promesses fallacieuses. L'histoire des « conquêtes de mars » n'était que la suite de la vieille lâcheté et de la vieille perfidie « héréditaires ». L'Assemblée ententiste fut la première concession faite par lâcheté à la révolution; elle remplaça les célèbres vantardises du « chiffon de papier », elle fut dispersée lorsque la chute de Vienne redonna à Hohenzollern, une fois ses forces retrouvées, le courage nécessaire. La Constitution octroyée aux Chambres « chargées de la réviser » fut la seconde et lâche hypocrisie, puisque à cette époque, la « couronne inébranlée » estimait toujours nécessaires quelques concessions libérales. La Chambre fut renvoyée dans ses foyers lorsque la conspiration avec l'empereur et maître russe fut parvenue à la conclusion souhaitée. Mais seule la véritable pénétration des Russes sur le sol allemand, la proximité certaine des Cosaques protecteurs, a donné « garanties constitutionnelles » par la dictature du sabre la plus absolue et la plus arbitraire, suspension des anciennes lois et des anciens tribunaux, même de ceux d'avant mars, vengeance « par la poudre et par le plomb » exercée contre la révolution par Hohenzollern, dont la lâcheté se révéla dans les concessions de mars.

Telle est la genèse historique de la Constitution de l'état de siège récemment octroyée. Examinons maintenant son contenu.

Selon les articles 1 et 2 « pour le cas d'une émeute », non seulement chaque commandant de forteresse peut déclarer sa forteresse en état de siège, mais le « général commandant » peut déclarer en état de siège tout le district qui relève du corps d'armée.

« Pour le cas d'une émeute », c'est-à-dire quand le commandant ou le général jugent bon de prévoir le « cas d'émeute ». Ou bien les ministres de Hohenzollern dont les exercices de style se caractérisent habituellement par l'excès extrêmement curieux de lacunes en matière grammaticale, auraient-ils voulu dire : « En cas d'émeute » ? L'interprétation sera laissée à l'intelligence éprouvée des généraux et des commandants.

« Pour le cas d'une émeute » le commandant peut donc déclarer sa forteresse en état de siège et le général commandant peut en faire autant pour toute une province. Les limites de ce « cas » ne sont pas fixées. Il sera laissé au seul « tact » des généraux et des commandants d'apprécier s'il faut que le « cas d'émeute » apparaisse justement à l'intérieur de la forteresse ou de la province, ou s'il suffit que la forteresse ou la province soient menacées à plus ou moins grande distance. Et suivant la forte parole du général Tietzen, le « tact » est la première qualité exigée d'un officier prussien.

Le pouvoir du général « pour le cas d'une émeute » a pourtant été très remarquablement réduit à nouveau dans l'intérêt de tous les fervents du terrain juridique. Ce n'est que « pour le cas d'une guerre » que généraux et commandants peuvent, de leur propre chef, déclarer la province et les forteresses en état de siège. Mais « pour le cas d'une émeute » déclare l'article 2 de la nouvelle charte, la proclamation de l'état de siège émane du ministère; « pour ce cas » c'est provisoirement seulement et sous réserve de confirmation ou (!) d'annulation par le ministère que le commandant peut déclarer en état de siège sa forteresse, comme le général sa province. Agréable sécurité des sujets menacés d'émeute ! N'avons-nous pas des ministres « responsables » ? Le « terrain juridique » n'est-il pas sauvegardé par le simple « caractère provisoire » de la dictature des commandants et des généraux, par l'instance suprême des ministres « responsables » ? Le « caractère provisoire » du commandant ou du général donne certes à ceux-ci, selon les articles 7 et 13, le droit de suspendre provisoirement les tribunaux réguliers, d'instituer provisoirement des Conseils de guerre qui prononceront, provisoirement aussi, des condamnations à mort (article 8) et feront exécuter provisoirement les condamnés à mort dans un délai de vingt-quatre heures (article 13, paragraphe 7). Mais le « terrain juridique » continue à être sauvegardé par la confirmation qu'en ont faite en dernier ressort les ministres « responsables », et vive le terrain juridique ! Notre seul vœu secret, c'est que les premières exécutions provisoires qui auront lieu au nom de Dieu et de sa majesté chrétienne germanique, le « sous-kniaz », soient expérimentées sur les hommes du terrain juridique.

Neue Rheinische Zeitung n°300, 17 mai 1849[modifier le wikicode]

Cologne, le 16 mai.

Cervantès raconte quelque part l'histoire d'un brave alguacil et de son secrétaire qui, pour protéger la moralité publique entretenaient deux femmes d'une réputation plus que douteuse[3] . Les jours de grandes foires annuelles ou à l'occasion d'autres réjouissances, ces aimables nymphes sortaient dans un accoutrement qui, de loin déjà, permettait de reconnaître l'oiseau à son plumage. Avaient-elles pris un étranger dans leurs filets qu'elles savaient aussitôt avertir leurs amants de l'hôtel où ils étaient descendus; l'alguacil et son secrétaire s'y précipitaient alors, au plus grand effroi des femmes, jouaient les jaloux et ne laissaient partir l'étranger qu'après de longues supplications et le dépôt d'un dédommagement approprié. Ils avaient ainsi concilié leurs propres avantages et les intérêts de la moralité publique, car ceux qui avaient été plumés ne recommençaient pas de si tôt à suivre leurs penchants impurs.

Comme ces gardiens de la moralité, les héros prussiens de l'ordre ont un procédé simplifié pour veiller à la tranquillité normale, conférée par l'état de siège. L'envoi stimulant de quelques piliers avinés de la justice, quelques coups de sabre pour séduire le peuple, et les envies d'insurrection provoquées de ce fait dans quelques villes ou villages éloignés donnent l'occasion, en décrétant l'état de siège, de préserver toute la province de tout autre élan impur et de la frustrer de ce qui reste encore de son pouvoir constitutionnel.

Suivant l'article 5 de la nouvelle charte de l'état de siège, le « commandant militaire », en proclamant l'état de siège par districts, peut annuler les articles 5 à 7 et 24 à 28 des dernières « conquêtes » octroyées en décembre.

Voyons ce qu'il reste encore, si nous soustrayons des promesses de mars, ces articles dont la charte de l'état de siège a rendu l'octroi caduc. « Pour le cas d'une émeute », suivant la volonté d'un « commandant militaire » on supprime donc les articles suivants :

Article 5 de la Constitution de décembre : « La liberté de la personne est garantie. »

Article 6 : « Le domicile est inviolable. »

Article 7 : « Personne ne peut être soustrait à son juge légal. »

Article 24 : « Tout Prussien a le droit, etc. d'exprimer librement ses idées. »

Article 25 : « Les délits commis par parole, par écrit, etc. devront être punis conformément aux lois correctionnelles générales. »

Article 26 : « Si l'auteur d'un écrit est connu et du ressort du pouvoir judiciaire, l'imprimeur, l'éditeur et le diffuseur ne doivent pas être punis. »

Article 27 : « Tous les Prussiens sont autorisés à se réunir pacifiquement et sans armes dans des endroits clos. »

Article 28 : « Tous les Prussiens ont le droit de se réunir en associations dans des buts qui ne contreviennent pas aux lois pénales. »

À partir du moment où « pour le cas d'une émeute », le commandant militaire proclame l'état de siège, la « liberté de la personne » n' est plus garantie, le domicile n' est plus déclaré inviolable, les tribunaux « légaux », la liberté de la presse, la protection des imprimeurs et le droit de réunion cessent, et même les « associations » des philistins : casinos et bals dont le « but ne contrevient pas aux lois pénales » ne peuvent subsister que par grâce de M. le Commandant , mais nullement « de droit ».

Simultanément l'article 4 de la nouvelle charte de l'état de siège stipule que

« lors de la proclamation de la loi martiale » (pure et simple) « le pouvoir exécutif doit passer au commandant militaire et les autorités administratives civiles et les autorités communales ont à suivre les ordonnances et les ordres du commandant militaire ».

Cet article a donc l'heureux résultat de supprimer les formules communales et administratives habituelles et de placer dans la situation de « laquais aux ordres » sous le joug de la dictature militaire souveraine, l'arrogante bureaucratie avec ses bovins aux naseaux camus.

Les articles 8 et 9 édictent les peines avec lesquelles l'énergique Hohenzollern pense encore protéger, par des baïonnettes et des canons, sa sécurité et son ordre. En tout cas, cette nouvelle loi criminelle a sur toutes les ennuyeuses théories juridiques ententistes l'avantage de la brièveté.

Article 8 : « Quiconque, dans une localité ou une circonscription où la loi martiale est proclamée se rend coupable de mettre intentionnellement le feu, de provoquer intentionnellement une inondation » (quelle prévoyance !) « ou d'attaquer ou de résister, ouvertement et avec des armes dangereuses, à la force armée ou à des délégués des autorités civiles et militaires sera PUNI DE MORT. »

« Résistance à la force armée ou à des délégués des autorités » ! On connaît les hauts faits de « Ma splendide armée de guerre », on sait comment les braves Poméraniens, Prussiens et Wasserpolaques qui, dans l'intérêt de l'unité ont été implantés avec tant de zèle dans les provinces occidentales, puisent leur courage dans les circonstances, suivant en cela l'exemple de leur souverain, et comment, après le désarmement des citoyens, ils parachèvent la loi martiale à Dusseldorf, Breslau, Posen, Berlin et Dresde en assassinat des êtres sans défense, des femmes et des enfants. Les sujets « héréditaires » du kniaz bachkir de Potsdam ont de ce fait la liberté hautement louable, une fois la loi martiale proclamée, de se laisser assassiner « règlementairement » par les courageux exécuteurs de la paternelle bienveillance du souverain ou de se faire fusiller « pour résistance » conformément à la loi martiale.

Faut-il parler plus longuement des dispositions de l'article 9 ? Selon cet article, diffuser des nouvelles « induisant en erreur » les autorités, « enfreindre » une interdiction prise dans l'intérêt de la sécurité publique », etc. est passible d'une peine pouvant aller jusqu'à un an de prison; avec l'état de siège, le même article porte à la perfection les fonctions les plus courantes de la police et de la gendarmerie.

Que dire des dispositions suivant lesquelles les décisions des juges des tribunaux d'exception sont sans recours; tonjours selon ces dispositions, les condamnations à mort sont purement et simplement confirmées par le « commandant militaire » et exécutées dans un délai de vingt-quatre heures, enfin même après la suppression de l'état de siège, dans le cas de jugements d'exception non encore exécutés, les « tribunaux ordinaires » ne peuvent que transformer la peine d'exception en peine légale; ils doivent « accepter le fait comme prouvé » et n'ont pas à décider du bien-fondé ou de la nullité de l'accusation.

Faut-il accepter cette lâche perfidie avec laquelle Hohenzollern, le père du peuple, et ses acolytes décrètent que les tribunaux militaires d'exception seront formés de trois « officiers supérieurs » et de deux juges civils à nommer par le commandant militaire, afin de garder pour les bourgeois stupides l'apparence d'une procédure « chevaleresque », tout en étant assurés de la condamnation, grâce à la supériorité numérique de leurs assassins militaires ? Faut-il prendre acte des différentes dispositions de l'article 13 sur la « procédure en cours martiales », alors qu'il n'y est jamais question d'une preuve par témoins, mais que dans l'esprit de Windischgrætz, ce chien sanguinaire, on peut manifestement juger « suivant la concordance des faits ».

Faut-il pour finir nous étendre sur le dernier et meilleur article de cette nouvelle Constitution, renforcée par les Cosaques, selon lequel « également hors de l'état de siège », donc, « PAS pour le cas d'une émeute », les articles 5, 6, 24 à 28 de la conquête de décembre, la « liberté personnelle », l'« inviolabilité du domicile », la « liberté de la presse » et le « droit d'association » peuvent être suspendus par districts.

Après toutes ces splendeurs, nous n'avons plus besoin de souhaiter de tout cœur à tous les Prussiens bien pensants bonne chance pour les nouvelles promesses, les seules vraies, la véritable explosion finale de la bienveillance paternelle du souverain, due à la présence des Cosaques. Nous nous réjouissons sincèrement de ce châtiment sanglant infligé aux âmes des bourgeois frénétiques d'ordre et aux pauvres lourdauds du terrain juridique.

Mais très vite cette nouvelle conquête amènera le peuple à trouver pleine la coupe de sa vengeance contre une engeance menteuse et lâche qui est une plaie pour le pays, et surtout la Rhénanie ne laissera pas s'écouler l'heure, si longtemps espérée, où nous crierons : « Ca ira ![4] »

Les maigres chevaliers
Partiront d'ici
Et la boisson d'adieu leur sera servie
Dans de longs hanaps de fer[5] .

  1. Orthodoxe.
  2. Engels désigne par là les trois monarchies réactionnaires de Prusse, d'Autriche et de Russie qui agissaient de concert.
  3. Cf. CERVANTÈS : Nouvelles exemplaires , Dialogue entre Scipion et son chien Berganza.
  4. Allusion à La Carmagnole , chant datant de la grande Révolution française.
  5. Extrait de HEINE : Deutschland, Ein Winterrnärchen (L'Allemagne, un conte d'hiver), chapitre VIII.