La domination britannique aux Indes

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L’Hindoustan, c’est une Italie de dimensions asiatiques, où l’Himalaya tient la place des Alpes, les plaines du Bengale celle de la Lombardie, la chaîne du Deccan celle des Apennins, et Ceylan celle de Sicile. La même richesse et la même variété des produits de la terre, et le même démembrement dans la structure politique. De même qu’en Italie, à diverses périodes, le glaive du conquérant ressoudait différentes masses nationales, de même l’Hindoustan, quand il n’était pas sous le joug des mahométans, ou des Mogols, ou des Britanniques, fut divisé en autant d’Etats ennemis et indépendants qu’il possédait de villes ou même de villages. Pourtant, du point de vue social, l’Hindoustan n’est pas l’Italie, mais plutôt l’Irlande de l’Orient. Et cette combinaison étrange d’Italie et d’Irlande, du monde de la volupté et de celui du chagrin, était déjà anticipée dans les antiques traditions de la religion de l’Hindoustan. Cette religion est en même temps une religion de l’exubérance sensuelle et une religion de l’ascétisme allant jusqu’au masochisme ; la religion du lingam[1] et celle de Jagannatha[2] ; la religion des moines et celle des bayadères.

Je ne partage pas l’opinion de ceux qui croient à un âge d’or de l'Hindoustan, quoique je ne me réfère pas, à l’instar de sir Charles Wood, à l’exemple de Kouli khan pour confirmer mon point de vue. Mais prenez le temps d’Aurangzeb ; ou l’époque où les Mogols apparurent dans le Nord et les Portugais dans le Sud ; ou la période de l’invasion des mahométans et de l’heptarchie[3] dans l’Inde méridionale ; ou, si vous voulez remonter encore plus loin dans l’Antiquité, prenez la chronologie mythologique des brahman es eux-mêmes; qui reportent le commencement de la misère en Inde à une époque encore plus reculée que la création du monde dans la conception chrétienne.

Aucun doute n’est possible pourtant : les maux que les Anglais ont causés à l’Hindoustan sont d’un genre essentiellement différent et beaucoup plus profonds que tout ce que l’Hindoustan avait eu à souffrir auparavant. Je ne fais pas allusion au despotisme européen qui, ajouté par la Compagnie britannique des Indes orientales[4] au despotisme asiatique, forme une combinaison plus monstrueuse que les monstres sacrés qui nous épouvantent au temple de Salsette[5]. Cela ne constitue pas un trait distinctif de la domination coloniale britannique et n’est qu’une imitation du système hollandais à tel point que pour caractériser l’activité de la Compagnie britannique des Indes orientales il suffit de répéter littéralement ce que sir Stamford Raffles, le gouverneur anglais de Java, avait dit à propos de la vieille Compagnie néerlandaise des Indes orientales :

« La Compagnie néerlandaise, mue uniquement par l’amour du gain et ayant pour ses sujets moins d’égards et de considération qu’un planteur des Indes occidentales n’en avait autrefois pour les esclaves qui travaillaient dans son domaine parce que celui-ci avait payé avec de l’argent son instrument humain, tandis que celle-là, n’en avait rien fait -, cette Compagnie fit marcher tous les ressorts existants du despotisme pour tirer du peuple ses derniers sous au moyen de contributions et tout le travail dont il était capable. Elle aggravait ainsi les maux causés par un gouvernement capricieux et semi-barbare, allant à ses buts avec l’habileté de politiciens éprouvés et l'avidité sans bornes de marchands. »

Toutes les guerres civiles, invasions, révolutions, conquêtes, famines, aussi complexe, rapide et destructive que leur action successive sur l’Hindoustan puisse paraître, ne l’avaient atteint que superficiellement. L’Angleterre a détruit les fondements du régime social de l’Inde, sans manifester jusqu’à présent la moindre velléité de construire quoi que ce soit. Cette perte de leur vieux monde, qui n’a pas été suivie de l’acquisition d’un monde nouveau, confère à la misère actuelle des Hindous un caractère particulièrement désespéré, et sépare l’Hindoustan, gouverné par les Anglais, de toutes ses traditions anciennes, de son histoire passée dans son ensemble.

Depuis des temps immémoriaux, il n’existait en Asie que trois départements administratifs : celui des Finances, ou pillage de l'intérieur ; celui de la Guerre, ou pillage de l'extérieur ; et, enfin, le département des Travaux Publics. Le climat et les conditions géographiques, surtout la présence de vastes espaces désertiques, qui s'étendent du Sahara, à travers l'Arabie, la Perse, l'Inde et la Tatarie, aux plateaux les plus élevés de l'Asie, ont fait de l'irrigation artificielle à l' aide de canaux et d'autres ouvrages hydrauliques la base de l'agriculture orientale. En Egypte et en Inde, comme en Mésopotamie et en Perse, les inondations servent à fertiliser le sol ; on profite du haut niveau de l'eau pour alimenter les canaux d'irrigation. Cette nécessité première d'utiliser l'eau avec économie et en commun, qui, en Occident, entraîna les entrepreneurs privés à s'unir en associations bénévoles, comme en Flandre et en Italie, imposa en Orient, où le niveau de civilisation était trop bas et les territoires trop vastes pour que puissent apparaître des associations de ce genre, l'intervention centralisatrice du gouvernement. De là une fonction économique incombant à tous les gouvernements asiatiques, la fonction d'assurer les travaux publics. Cette fertilisation artificielle du sol, dépendant d’un gouvernement central et tombant en décadence dès que l’irrigation ou le drainage sont négligés, explique le fait suivant qui autrement aurait paru étrange : des territoires entiers qui, autrefois, furent admirablement cultivés, comme Palmyre, Petra, les ruines du Yémen, de vastes provinces de l’Egypte, de la Perse et de l’Hindoustan, sont actuellement stériles et déserts. Elle explique aussi pourquoi une seule guerre dévastatrice a pu dépeupler le pays pour des siècles et le priver de toute sa civilisation.

Or les Anglais dans les Indes orientales ont accepté de leurs prédécesseurs les départements des Finances et de la Guerre, mais ils ont entièrement négligé celui des Travaux Publics. De là la détérioration d’une agriculture incapable de se développer selon le principe britannique de libre concurrence, de laissez faire, laissez aller[6]. Mais nous sommes accoutumés de voir dans les empires asiatiques l’agriculture tomber en décadence sous un gouvernement et revivre sous un autre. Les récoltes y correspondent aux gouvernements bons ou mauvais, comme elles changent en Europe selon le beau et le mauvais temps. Ainsi, l’oppression et l'abandon de l’agriculture, tout néfastes qu’ils fussent, ne sauraient être envisagés comme le coup de grâce porté à la société indienne par les envahisseurs anglais, s’ils n’étaient accompagnés d’une circonstance autrement importante et tout à fait nouvelle dans les annales du monde asiatique dans son ensemble. Quelque changeant que fût l’aspect politique de l’Inde dans le passé, ses conditions sociales sont restées invariables depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à la première décennie du XIXe siècle. Le métier à tisser à bras et le rouet qui produisaient des myriades de tisserands et de fileurs, étaient le pivot de la structure de cette société. Depuis des temps immémoriaux, l’Europe recevait les admirables tissus de fabrication indienne, envoyant en échange ses métaux précieux et fournissant ainsi la matière première aux orfèvres, ces membres indispensables de la société indienne, dont l’amour de la bijouterie est si grand que même les représentants des classes inférieures qui vont presque nus ont habituellement une paire de boucles d’oreille en or et quelque ornement d’or autour du cou. Les anneaux qu’on portait aux doigts ou aux orteils étaient aussi très répandus. Les femmes et les enfants avaient souvent aux bras et aux jambes de massifs bracelets d’or ou d’ argent, il y avait des statuettes de divinités en or et en argent dans les maisons. Les envahisseurs anglais ont brisé les métiers à tisser des Indiens et détruit leurs rouets. L’Angleterre commença par évincer les cotonnades indiennes du marché européen, puis elle se mit à exporter en Hindoustan le filé et enfin inonda de cotonnades la patrie des cotonnades. De 1818 à 1836, les exportations de filé de Grande-Bretagne en Inde augmentèrent dans la proportion de 1 à 5 200. En 1 824, les exportations de mousselines anglaises en Inde atteignaient à peine 1 000 000 de yards, alors qu’en 1 837 elles dépassaient 64 000 000 de yards. Mais dans la même période, la population de Dacca passa de 1 50 000 habitants à 20 000. Cette décadence des villes indiennes, célèbres pour leurs produits, n’était pas, il s’en faut, la pire conséquence de la domination britannique. La science britannique et l’utilisation de la machine à vapeur par les Anglais avaient détruit, sur tout le territoire de l’Hindoustan, le lien entre l’agriculture et l’industrie artisanale.

Ces deux circonstances - d’une part, le fait que les Indiens, comme tous les peuples orientaux, aient laissé au gouvernement central le soin des grands travaux publics, condition première de leur agriculture et de leur commerce, et de l’autre, qu’ils soient dispersés sur tout le territoire du pays et rassemblés en de petits centres par des communautés semi-agricoles, semi-artisanales de caractère familial -, ces deux circonstances-là, disions-nous, ont engendré, depuis les temps les plus reculés, un système social très particulier, le soi-disant système de village, qui donnait à chacune de ces petites communautés une organisation indépendante et une vie distincte. La description suivante, tirée d’un vieux compte rendu officiel sur les affaires indiennes de la Chambre des Communes anglaise, peut donner une idée du caractère particulier de ce système :

« Du point de vue géographique, un village est un espace de terres arables et incultes, comprenant quelques centaines ou quelques milliers d’acres ; du point de vue politique, il ressemble à une corporation ou à une· paroisse. On y trouve habituellement les fonctionnaires et les employés suivants : le potail ou syndic, qui, en règle générale, veille aux affaires du village, règle les litiges entre ses habitants, assure la police et perçoit les impôts, fonctions que son influence personnelle et la connaissance minutieuse de la situation et des affaires de villageois le rendent le plus qualifié à remplir. Le kurnum établit le bilan des travaux agricoles et enregistre tout ce qui se rapporte à la culture du sol. Viennent ensuite le tallier et le totie ; le devoir du premier consiste à rassembler les informations concernant les crimes et les délits, à accompagner et à protéger les personnes voyageant d’un village à un autre ; la tâche du second semble être rattachée plus directement au village et consiste, entre autres, à veiller sur la récolte et à contribuer à son évaluation. Le garde-frontière est préposé à la garde des limites du village et fait la déposition en cas de litige. Le préposé aux réservoirs et cours d’eau distribue l’eau pour les besoins de l’agriculture. Un brahmane célèbre le culte. Le maître d’ école enseigne aux enfants du village à lire et à écrire sur le sable. On distingue encore le brahmane préposé au calendrier ou astrologue, etc. Ces fonctionnaires et ces employés constituent généralement l’administration du village ; mais dans certaines parties du pays, ils sont moins nombreux, car plusieurs devoirs et fonctions décrits plus haut sont remplis par une seule personne ; dans d’autres, leur nombre est plus grand. Depuis des temps immémoriaux, les habitants de village avaient vécu sous cette simple forme de gouvernement municipal. On ne changeait que rarement les limites des villages ; et bien que ceux-ci aient été parfois endommagés et même dévastés par la guerre, la famine et les maladies, les mêmes noms, les mêmes limites, les mêmes intérêts et jusqu’aux mêmes familles y restaient pendant des siècles. Les habitants ne se laissaient pas troubler par les chutes et les démembrements de royaumes ; tant que le village reste entier peu leur importe sous quel pouvoir il est transféré ou de quel souverain il dépend ; son économie intérieure ne subit aucun changement. Le potail est toujours syndic du village, et il continue son activité de juge de paix ou magistrat ; l’Etat lui confie directement ou lui affirme la perception des impôts. »

Ces petites formes stéréotypées d’organisme social ont été dissoutes, pour la plupart, et sont en train de disparaître, non pas tant à cause de l’ intervention brutale des percepteurs et des soldats britanniques que sous l’influence de la machine à vapeur et du libre-échange anglais. Ces communautés familiales se basaient sur l’industrie artisanale, alliant d’une façon specifique le tissage, la filature et la culture du sol exécutés à la main, ce qui leur assurait l’indépendance. L’intervention anglaise, en plaçant le fileur au Lancashire et le tisserand au Bengale, ou même en faisant disparaître aussi bien le fileur que le tisserand indiens, détruisit ces petites communautés semi-barbares, semi-civilisées en sapant leurs fondements économiques, et produisit ainsi la plus grande et, à vrai dire, la seule révolution sociale qui ait jamais eu lieu en Asie.

Or, aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre, se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse, et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu'elles renfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave des règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique. Nous ne devons pas oublier l’exemple des barbares qui, accrochés égoïstement à leur misérable lopin de terre, observaient avec calme la ruine des empires, les cruautés sans nom, le massacre de la population des grandes villes, n’y prêtant pas plus d’attention qu’aux phénomènes naturels, eux-mêmes victimes de tout agresseur qui daignait les remarquer. Nous ne devons pas oublier que cette vie végétative, stagnante, indigne, que ce genre d’existence passif déchaînait, par contre-coup, d’autre part, des forces de destruction aveugles et sauvages, et faisait du meurtre lui-même un rite religieux en Hindoustan. Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles soumettaient l’homme aux circonstances extérieures au lieu d'en faire le roi des circonstances, qu'elles faisaient d'un état social en développement spontané une fatalité toute-puissante, origine d'un culte grossier de la nature, dont le caractère dégradant se traduisait dans le fait que l'homme, maître de la nature, tombait là genoux et adorait Hanumân, le singe, et Sabbala, la vache.

Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindoustan, était guidée par les intérêts les plus abjects et agissait d’une façon stupide pour atteindre ses buts. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie. Sinon, quels que fussent les crimes de l’Angleterre, elle fut un instrument inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution. Dans ce cas, quelque tristesse que nous puissions ressentir au spectacle de l’effondrement d'un monde ancien, nous avons le droit de nous exclamer avec Goethe :

« Sollte diese Qual uns quälen,

Da sie unsre Lust vermehrt,

Hat nicht Myriaden Seelen

Timur’s Herrschaft aufgezehrt ? »[7]

  1. La religion du lingam, culte de la divinité Çiva, particulièrement répandu en Inde du Sud dans la secte des lingaites. (N.R.)
  2. Jagannatha, une des représentations du dieu Vichnou, dont le temple se trouve dans la ville de Puri (Inde orientale). (N.R.)
  3. L’heptarchie, terme par lequel on désigne dans l’histoire anglaise les sept royaumes saxons (Vle-VIIIe siècles). Marx emploie ici ce mot par analogie à propos du morcellement féodal du Deccan avant la conquête de celui-ci par les musulmans. (N.R.)
  4. La Compagnie britannique des Indes orientales, créée en 1600, jouissait du monopole du commerce avec l’Inde. Sous couvert d’opérations « commerciales », les capitalistes anglais firent la conquête de l’Inde, qu’ils gouvernèrent plusieurs dizaines d’années. Lors de 1Ia révolte des Cipayes (1857-1859), la Compagnie fut supprimée, et le Gouvernement anglais assuma la direction des affaires de l’Inde. (N.R.)
  5. Le temple souterrain de Salsette est situé sur l‘île du même nom, dans la présidence de Bombay. Entièrement creusé dans le roc, il contient un grand nombre de statues sculptées, elles aussi, à même le roc. (N.R.)
  6. « Laissez faire, laissez aller », formule appartenant aux économistes bourgeois qui préconisaient la liberté de commerce et la non-immixtion de l'Etat dans les rapports économiques. (N.R.)
  7. « Cette peine doit-elle nous tourmenter

    Puisqu'elle augmente notre joie,

    Le joug de Timour n'a-t-il pas écrasé

    Des myriades de vies humaines ? »

    (Goethe, Westöstlicher Diwan. An Suleika. (N.R.))