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Special pages :
La classe ouvrière française et l'élection présidentielle (1849)
Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
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Écriture | décembre 1848 |
Note de l'éditeur : Les deux articles : « La classe ouvrière française et l'élection présidentielle » et « Proudhon » qu'Engels destinait à la Nouvelle Gazette rhénane furent écrits en décembre 1848 pendant le séjour d'Engels en Suisse. Ces articles étaient restés inédits.
Paris.
Raspail ou Ledru-Rollin ? Socialiste ou Montagnard ? Voilà la question qui partage actuellement le parti de la république rouge en deux camps ennemis.
Quel est le fond de cette querelle ?
Interrogez les journaux montagnards, La Réforme, La Révolution, et ils vous diront qu'ils n'arrivent même pas eux-mêmes à le découvrir; que les socialistes présentent littéralement le même programme de révolution permanente, d'impôts progressifs et de droits de succession, d'organisation du travail que la Montagne a aussi présenté, qu'il n'y a pas de divergences sur les principes, et que tout ce scandale intempestif a été provoqué par quelques envieux et ambitieux qui trompent la « religion et la bonne foi du peuple » et soupçonnent par égoïsme les hommes du parti du peuple.
Interrogez le journal des socialistes, Le Peuple [1] et il vous répondra par d'amères expectorations sur l'ignorance et le vide intellectuel des Montagnards, par d'interminables traités juridico-moralo-économiques, et finalement par un signe plein de sous-entendus signifiant qu'il s'agit au fond de la nouvelle panacée du citoyen Proudhon en train de disputer la place à la vieille phraséologie socialiste de l'école de Louis Blanc.
Interrogez finalement les travailleurs socialistes et ils vous répondront brièvement : « Ce sont des bourgeois, les Montagnards. »
Les seuls qui mettent dans le mille, ce sont, encore une fois, les travailleurs. Ils ne veulent rien savoir de la Montagne parce que la Montagne ne se compose que de bourgeois.
Avant février déjà, le parti socialiste démocrate comprenait deux fractions différentes; l'une formée de porte-parole, députés, écrivains, avocats, etc. avec son cortège non dénué d'importance de petits bourgeois constituant le véritable parti de La Réforme ; l'autre formée de la masse des ouvriers de Paris qui, en aucun cas, ne suivaient purement et simplement les premiers, mais étaient au contraire des alliés très méfiants qui tantôt se rapprochaient d'eux de très près, tantôt s'éloignaient très loin d'eux, suivant que les gens de La Réforme avaient une attitude résolue ou hésitante. Au cours des derniers mois de la monarchie La Réforme, par suite de sa polémique avec Le National, avait pris des positions résolues, et ses rapports avec les ouvriers étaient très intimes.
Les gens de La Réforme entrèrent donc au gouvernement provisoire aussi comme représentants du prolétariat.
Les faits sont encore trop frais à la mémoire. Il n'est donc pas nécessaire d'exposer ici plus en détail comment, étant en minorité au gouvernement provisoire, ils se trouvaient de ce fait, incapables d'imposer les intérêts des ouvriers et ne servaient aux « purs » républicains[2] qu'à lanterner les ouvriers jusqu'à ce que les « purs » républicains aient réorganisé les pouvoirs publics qui maintenant représentaient leur pouvoir vis-à-vis des ouvriers, comment Ledru-Rollin, le chef du parti de La Réforme se laissa enjôler par les belles phrases lamartiniennes exaltant le sacrifice et par l'attrait du pouvoir jusqu'à entrer à la Commission exécutive; comment ainsi il divisa le parti révolutionnaire, l'affaiblit, le mit en partie à la disposition du gouvernement et, par là, fit échouer les insurrections de mai et de juin et même les combattit en personne.
Bref, après l'insurrection de juin, après la chute de la Commission exécutive et après que les « purs » républicains aient été portés exclusivement au pouvoir en la personne de Cavaignac, le parti de La Réforme, de la petite bourgeoisie démocrate et socialiste avait perdu toutes ses illusions sur le développement de la République. Il était rejeté dans l'opposition, il était à nouveau libre; il entra à nouveau dans l'opposition et renoua ses anciens liens avec les ouvriers.
Tant qu'aucune question importante ne se posa, tant qu'il s'agit de dénoncer Cavaignac et sa politique réactionnaire de lâcheté et de trahison, les ouvriers pouvaient accepter d'être représentés dans la presse par La Réforme et La Révolution démocratique et sociale . D'ailleurs, La Vraie République [3] et les feuilles proprement ouvrières avaient été supprimées par l'état de siège, les procès de tendance et les cautions. Ils pouvaient aussi accepter de se faire représenter à l'Assemblée nationale par la Montagne. Raspail, Barbès, Albert étaient arrêtés, Louis Blanc et Caussidière contraints à prendre la fuite. Les clubs étaient les uns fermés, les autres soumis à une étroite surveillance et les anciennes lois contre la liberté de parole subsistaient et subsistent toujours. Les journaux nous donnent quotidiennement assez d'exemples de la façon dont on entend les utiliser contre les ouvriers. Ceux-ci, dans l'impossibilité où ils étaient de faire parler leurs propres représentants durent se contenter à nouveau d'être représentes par ceux qui les représentaient déjà avant février, - par les petits bourgeois radicaux et leurs porte-parole.
Et voilà que surgit la question présidentielle. Il y a trois candidats. Cavaignac, Louis-Napoléon, Ledru-Rollin. Pour les ouvriers il ne pouvait être question de Cavaignac. L'homme qui, en juin, les avait arrosés de mitraille et de fusées incendiaires ne pouvait compter que sur leur haine. Louis-Bonaparte ? Ils ne pouvaient voter pour lui que par ironie, pour l'élever aujourd'hui par leur vote et l'abattre demain par les armes, lui et l'honette (sic) et « pure » république bourgeoise. Et finalement Ledru-Rollin qui se recommandait aux ouvriers comme le seul candidat rouge, socialiste et démocratique.
Par conséquent, après les expériences du gouvernement provisoire, celles du 15 mai et du 24 juin, on demandait encore une fois aux ouvriers un vote de confiance à la petite bourgeoisie radicale et à Ledru-Rollin. Aux mêmes gens qui, le 25 février, lorsque le prolétariat en armes était maître de Paris, et qu'on pouvait remporter une victoire complète, n'avaient, au lieu d'actions révolutionnaires, que de sublimes paroles d'apaisement, au lieu de mesures rapides et décisives, que des promesses et des consolations, au lieu de l'énergie de 1793, que l'étendard, le style et les étiquettes de 1793 ? Aux mêmes gens qui s'écriaient avec Lamartine et Marrast : il faut avant tout rassurer les bourgeois et qui en oublièrent de poursuivre la révolution ? Aux mêmes gens qui n'agirent pas le 15 mai mais qui, le 23 juin, firent venir de l'artillerie de Vincennes et des bataillons d'Orléans et de Bourges ?
Et pourtant, pour ne pas diviser les voix, le peuple aurait peut-être voté pour Ledru-Rollin. Mais c'est alors qu'il prononça son discours contre Cavaignac où il se mettait, une fois encore, aux côtés des vainqueurs, où il reprochait à Cavaignac de ne pas avoir réprimé la révolution avec assez d'énergie, de n'avoir pas eu en réserve davantage de bataillons à lancer contre les travailleurs.
Ce discours a retiré complètement à Ledru-Rollin tout crédit auprès des travailleurs. Aujourd'hui encore, cinq mois plus tard, après qu'il ait dû subir, pour ainsi dire, à ses dépens toutes les conséquences de la bataille de juin, même maintenant, il est encore avec les vainqueurs contre les vaincus, il est fier d'avoir réclamé contre les insurgés plus de bataillons que Cavaignac ne pouvait en mettre en ligne.
Et c'est l'homme pour qui les combattants de juin n'ont pas été vaincus avec assez de promptitude, qui veut devenir le chef du parti qui a reçu l'héritage des victimes de juin ?
Après ce discours, la candidature de Ledru-Rollin était vouée à l'échec auprès des travailleurs parisiens. La contre-candidature de Raspail, posée bien avant, entourée bien avant des sympathies des travailleurs avait triomphé à Paris. Si les bulletins de vote de Paris en avaient décidé, Raspail serait maintenant président de la République.
Les travailleurs savent très bien que Ledru-Rollin n'a pas joué sa dernière carte, qu'il peut encore rendre de grands services au parti radical, et qu'il les lui rendra. Mais il a perdu inconsidérément la confiance des travailleurs. Ce sont eux, les travailleurs, qui ont dû expier sa faiblesse, sa petite vanité, sa façon d'être esclave des discours pompeux ce qui permettait même à Lamartine de le dominer. On ne l'oubliera pas, quelque service qu'il puisse rendre. Les travailleurs sauront toujours que si Ledru-Rollin retrouve de l'énergie, ce sera seulement celle des travailleurs en armes qui le pousseront en avant.
En votant la méfiance à Ledru-Rollin, les travailleurs ont voté en même temps la méfiance à toute la petite bourgeoisie radicale. L'irrésolution, l'étroite dépendance des phrases traditionnelles sur le dévouement, etc., le fait que les réminiscences révolutionnaires fassent oublier les actes révolutionnaires; tous ces caractères, Ledru-Rollin les partage après tout avec la classe qu'il représente.
Les petits bourgeois radicaux sont socialistes parce qu'ils ont clairement devant les yeux leur ruine, leur transformation en prolétariat; ce n'est pas en tant que petits bourgeois, en tant que possesseurs d'un petit capital, mais en tant que futurs prolétaires qu'ils s'enthousiasment pour l'organisation du travail, pour le bouleversement des rapports entre le capital et le travail. Donnez-leur le pouvoir politique, ils oublieront bientôt l'organisation du travail. Le pouvoir politique leur donne en effet, tout au moins dans l'ivresse du premier moment, la perspective d'acquérir des capitaux, d'échapper à la ruine menaçante. C'est seulement lorsque les prolétaires armés les talonnent, baïonnettes en avant, qu'ils se souviennent des alliés d'hier. C'est ainsi qu'ils ont fait en février et en mars, et Ledru-Rollin, leur chef, fut le premier à agir ainsi. Si maintenant ils sont déçus, cela modifie-t-il la position des travailleurs à leur égard ? S'ils reviennent repentants, ont-ils le droit de réclamer que dans des circonstances toutes différentes, les travailleurs retombent une fois encore dans le piège ?
En votant non pour Ledru-Rollin, mais pour Raspail, les travailleurs donnent à entendre aux petits bourgeois radicaux qu'ils n'agiront pas ainsi, qu'ils savent quelle est leur attitude vis-à-vis d'eux.
Mais Raspail - en quoi Raspail a-t-il tant mérité des travailleurs ? Comment peut-on l'opposer lui, comme socialiste par excellence à Ledru-Rollin ?
Le peuple sait très bien que Raspail n'est pas un socialiste officiel, qu'il n'est pas un théoricien professionnel. Le peuple ne veut pas des socialistes officiels et des théoriciens, il en a assez, sinon le citoyen Proudhon serait son candidat et non le bouillant Raspail.
Mais le peuple a bonne mémoire et il est loin d'être aussi ingrat que veulent bien le dire, dans leur modestie, des personnalités réactionnaires méconnues. Le peuple se souvient encore très bien que Raspail fut le premier à reprocher au gouvernement provisoire d'être inactif, de s'occuper uniquement de simples bavardages républicains. Le peuple n'a pas encore oublié l'Ami du Peuple [4] par le citoyen Raspail et c'est parce que Raspail a été le premier à avoir le courage - et il fallait vraiment du courage - d'agir en révolutionnaire contre le gouvernement provisoire et parce que Raspail ne représentait pas de couleur socialiste précise mais seulement la révolution sociale - c'est pour cela que le peuple de Paris vote pour Raspail.
Il ne s'agit pas du tout des quelques mesures mesquines annoncées avec une très grande solennité dans le manifeste de la Montagne comme devant sauver le monde. Il s'agit bien d'autres choses que ces phrases décousues et déjà stéréotypées. Il s'agit d'avoir l'énergie de faire triompher cette révolution. Il s'agit de savoir si, après s'être avérée impuissante une fois déjà, la petite bourgeoisie aura cette énergie. Et en votant pour Raspail le prolétariat de Paris répond : Non !
Voilà ce qui provoque l'étonnement de La Réforme et de La Révolution : que l'on accepte leur phraséologie et que l'on ne puisse pas voter pour Ledru-Rollin qui représente cette phraséologie. Ces braves journaux qui se prennent pour des feuilles ouvrières et qui maintenant plus que jamais sont des feuilles de petits bourgeois ne peuvent naturellement pas comprendre que la même revendication soit révolutionnaire dans la bouche des ouvriers et une simple phrase dans leur bouche. Autrement, il faudrait en effet qu'ils n'aient plus leurs propres illusions !
Et le citoyen Proudhon et son Peuple ? Nous en parlerons demain.
Écrit au début de décembre 1848.
D'après le manuscrit.
- ↑ Le Peuple était un journal politique publié par Proudhon, du 2 décembre 1848 au 13 octobre 1850. Il prit la place du Représentant du Peuple lancé par Ch. Fauvety, le 27 février 1848 et qui, après une existence coupée par les saisies et les suspensions, disparut au début de septembre. Le Peuple, hebdomadaire, fut saisi dès le 3 septembre et suspendu, faute de cautionnement; il reprit le 1er novembre, devint quotidien le 23. Il prit le 1er octobre le titre de La Voix du Peuple, se fit saisir et condamner. Sous le nouveau titre de Le Peuple de 1850, il eut la collaboration de Michel de Bourges, d'Eugène Sue, etc., fut supprimé le 26 septembre 1850, mais survécut jusqu'au 13 octobre.
- ↑ On appelait républicains « purs » ou « tricolores » les adeptes du parti qui étaient groupés autour du journal Le National. Pendant la révolution de 1848, les dirigeants de ce parti appartenaient au gouvernement provisoire.
- ↑ La Vraie République était un quotidien français, politique et littéraire, organe des républicains petits-bourgeois. Elle parut à Paris à partir du 26 mars 1848 et fut interdite le 21 août 1848. Du 29 mars au 13 juin 1849, elle parut sous le titre Journal de la Vraie République. Barbès, Pierre Leroux, Thoré et George Sand collaboraient à la rédaction.
- ↑ L'Ami du Peuple en 1848 : journal révolutionnaire qui parut à Paris du 27 février au 14 mai 1848, sous la direction de Raspail.