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XII. Appendices
- Préfaces
- I. L'acquis
- II. Le développement économique et les zigzags de la direction
- III. Le socialisme et l'Etat
- IV. La lutte pour le rendement du travail
- V. Le Thermidor soviétique
- VI. L'accroissement de l'inégalité et des antagonismes sociaux
- VII. La famille, la jeunesse, la culture
- VIII. La politique étrangère et l'armée
- IX. Qu'est-ce que l'URSS?
- X. L'URSS dans le miroir de la nouvelle constitution
- XI. Où va l'URSS?
- XII. Appendices
I. Le "socialisme dans un seul pays"[modifier le wikicode]
Les tendances réactionnaires à l'autarcie constituent un réflexe défensif du capitalisme sénile en présence de ce problème posé par l'histoire: libérer l'économie des chaînes de la propriété privée et de l'Etat national et l'organiser, suivant un plan d'ensemble, sur toute la surface du globe.
La "déclaration des droits du peuple travailleur et exploité" rédigée par Lénine et soumise par le Conseil des commissaires du peuple à la sanction de l'Assemblée constituante, dans les courtes heures que vécut celle-ci, définit en ces termes "l'objectif essentiel" du nouveau régime: "l'établissement d'une organisation socialiste de la société et la victoire du socialisme dans tous les pays." L'internationalisme de la révolution est donc proclamé dans un document essentiel du nouveau régime. Personne n'eût osé, à ce moment-là, poser le problème de quelque autre façon. En avril 1924, trois mois après la mort de Lénine, Staline écrivait encore dans sa compilation sur les Bases du léninisme: "Il suffit des efforts d'un pays pour renverser la bourgeoisie, l'histoire de notre révolution l'enseigne. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l'organisation de la production socialiste, les efforts d'un seul pays, surtout paysan comme le nôtre, sont déjà insuffisants; il y faut les efforts réunis des prolétaires de plusieurs pays avancés." Ces lignes n'ont pas besoin d'être commentées. Mais l'édition dans laquelle elles figurent a été retirée de la circulation. Les grandes défaites du prolétariat européen et les premiers succès, fort modestes pourtant, de l'économie Soviétique, suggérèrent à Staline, au cours de l'automne 1924, que la mission historique de la bureaucratie était de bâtir le socialisme dans un seul pays. Une discussion s'ouvrit autour de cette question, qui parut académique ou scolastique à beaucoup d'esprits superficiels, mais qui, en réalité, exprimait le début de la dégénérescence de la IIIe Internationale et préparait la naissance de la IVe.
L'ex-communiste Petrov, que nous connaissons déjà, émigré blanc aujourd'hui, relate d'après ses propres souvenirs combien fut vive la résistance des jeunes administrateurs à la doctrine qui faisait dépendre l'U.R.S.S. de la révolution internationale. "Comment! Nous n'arriverions pas nous-mêmes à faire le bonheur de notre pays? S'il en est autrement d'après Marx, eh bien, nous ne sommes pas marxistes, nous sommes des bolcheviks de Russie, voilà tout." A ces souvenirs sur les discussions de 1923-1926, Petrov ajoute: "Je ne puis m'empêcher de penser à présent que la théorie du socialisme dans un seul pays est plus qu'une simple invention stalinienne." Très juste! Elle traduisait fort exactement le sentiment de la bureaucratie qui, parlant de la victoire du socialisme, entendait par là sa propre victoire.
Pour justifier sa rupture avec la tradition de l'internationalisme marxiste, Staline eut l'impudence de soutenir que Marx et Engels avaient ignoré... la loi de l'inégalité de développement du capitalisme, découverte par Lénine. Cette affirmation pourrait à juste titre prendre la première place dans notre catalogue des curiosités idéologiques. L'inégalité de développement marque toute l'histoire de l'humanité et plus particulièrement celle du capitalisme. Le jeune historien et économiste Solntsev, militant extraordinairement doué et d'une rare qualité morale, mort dans les prisons soviétiques du fait de son adhésion à l'opposition de gauche, donna en 1926 une note excellente sur la loi de l'inégalité du développement telle qu'on la trouve dans l'oeuvre de Marx. Ce travail ne peut naturellement pas être publié en U.R.S.S. Pour des raisons opposées on a interdit l'ouvrage d'un social-démocrate allemand, enterré et oublié depuis longtemps, nommé Volmar, qui, en 1878, soutenait qu'un "Etat socialiste isolé" était possible — ayant en vue l'Allemagne et non la Russie — en invoquant "la loi de l'inégalité du développement" que l'on nous dit être demeurée inconnue jusqu'à Lénine.
Georg Volmar écrivait: "Le socialisme suppose absolument une économie développée et, s'il ne s'agissait que d'elle, il devrait être surtout puissant là où le développement économique est le plus élevé. La question se pose tout autrement en réalité. L'Angleterre est incontestablement le pays le plus avancé au point de vue économique et le socialisme y joue, nous le voyons, un rôle fort secondaire, alors qu'il est devenu en Allemagne, pays moins développé, une force telle que la vieille société ne se sent plus en sécurité..." Volmar continuait, après avoir indiqué la puissance des facteurs historiques qui déterminent les événements: "Il est évident que les réactions réciproques d'un nombre aussi grand de facteurs rendent impossible, sous les rapports du temps et de la forme, une évolution semblable, ne serait-ce que dans deux pays, pour ne point parler de tous... Le socialisme obéit à la même loi... L'hypothèse d'une victoire simultanée du socialisme dans tous les pays civilisés est tout à fait exclue, de même que celle de l'imitation par les autres pays civilisés de l'exemple de l'Etat qui se sera donné une organisation socialiste... Nous arriverons ainsi à conclure à l'Etat socialiste isolé dont j'espère avoir prouvé qu'il est, sinon la seule possibilité, du moins la plus probable." Cet ouvrage, écrit au moment où Lénine avait huit ans, donne de la loi de l'inégalité du développement une interprétation beaucoup plus juste que celles des épigones soviétiques à partir de l'automne de 1924. Notons ici que Volmar, théoricien de second plan, ne faisait en l'occurrence que commenter les idées d'Engels, que nous avons pourtant vu accuser d'ignorance sur ce point.
"L'Etat socialiste isolé" est depuis longtemps passé du domaine des hypothèses historiques à celui de la réalité, non en Allemagne, mais en Russie. Le fait de son isolement exprime la puissance relative du capitalisme, la faiblesse relative du socialisme. Il reste à franchir entre l'Etat "socialiste" isolé et la société socialiste à jamais débarrassée de l'Etat une grande distance qui correspond précisément au chemin de la révolution internationale.
Béatrice et Sidney Webb nous assurent de leur côté que Marx et Engels n'ont pas cru à la possibilité d'une société socialiste isolée pour la seule raison qu'ils "n'ont jamais rêvé" (neither Marx nor Engels had ever dreamt) d'un instrument aussi puissant que le monopole du commerce extérieur. On ne peut lire ces lignes sans éprouver une certaine gêne pour des auteurs d'un si grand âge. La nationalisation des banques et des sociétés commerciales, des chemins de fer et de la flotte marchande est pour la révolution socialiste tout aussi indispensable que la nationalisation des moyens de production, y compris ceux des industries d'exportation. Le monopole du commerce extérieur ne fait que concentrer entre les mains de l'Etat les moyens matériels de l'importation et de l'exportation. Dire que Marx et Engels n'en ont point rêvé c'est dire qu'ils n'ont point rêvé de révolution socialiste. Comble de malheur, Volmar fait à bon droit du monopole du commerce extérieur l'une des ressources les plus importantes de l'"Etat socialiste isolé". Marx et Engels auraient dû en apprendre le secret chez cet auteur s'il ne l'avait lui-même appris chez eux.
La "théorie" du socialisme dans un seul pays, que Staline n'exposa et ne justifia d'ailleurs nulle part, se réduit à la conception, étrangère à l'histoire et plutôt stérile, selon laquelle ses richesses naturelles permettent à l'U.R.S.S. de construire le socialisme dans ses frontières géographiques. On pourrait affirmer avec autant de succès que le socialisme vaincrait si la population du globe était douze fois moins nombreuse qu'elle ne l'est. En réalité, la nouvelle théorie cherchait à imposer à la conscience sociale un système d'idées plus concret: la révolution est définitivement achevée; les contradictions sociales ne feront plus que s'atténuer progressivement; le paysan riche sera peu à peu assimilé par le socialisme; l'évolution, dans son ensemble, indépendamment des événements extérieurs, demeurera régulière et pacifique. Boukharine, qui tenta de fonder la nouvelle théorie, proclama, comme étant irréfutablement prouvé: "Les différences de classes dans notre pays ou notre technique arriérée ne nous mèneront pas à notre perte; nous pouvons bâtir le socialisme sur cette base de misère technique elle-même; la croissance de ce socialisme sera très lente, nous avancerons à pas de tortue, mais nous construirons le socialisme et nous en achèverons la construction..." Ecartons l'idée du "socialisme à construire même sur une base de misère technique" et rappelons une fois de plus la géniale divination de Marx qui nous apprend qu'avec une faible base technique "on ne socialise que le besoin, la pénurie devant entraîner des compétitions pour les articles nécessaires et ramener tout l'ancien fatras..."
L'opposition de gauche proposa en avril 1926, à une assemblée plénière du comité central, l'amendement suivant à la théorie du pas de tortue: "Il serait radicalement erroné de croire qu'on peut s'acheminer vers le socialisme à une allure arbitrairement décidée quand on se trouve entouré par le capitalisme. La progression vers le socialisme ne sera assurée que si la distance séparant notre industrie de l'industrie capitaliste avancée... diminue manifestement et concrètement au lieu de grandir." Staline vit à bon droit dans cet amendement une attaque "masquée" contre la théorie du socialisme dans un seul pays et refusa catégoriquement de rattacher l'allure de l'édification à l'intérieur aux conditions internationales. Le compte rendu sténographique des débats donne sa réponse en ces termes: "Quiconque fait intervenir ici le facteur international ne comprend pas même comment se pose la question et brouille toutes les notions, soit par incompréhension, soit par désir conscient d'y semer la confusion." L'amendement de l'opposition fut repoussé.
L'illusion du socialisme se construisant tout doucement — à pas de tortue — sur une base de misère, entouré de puissants ennemis, ne résista pas longtemps aux coups de la critique. En novembre de la même année la XVe conférence du parti, sans la moindre préparation dans la presse, reconnut nécessaire de "rattraper dans un délai historique représentant un minimum relatif [?] et ensuite de dépasser le niveau industriel des pays capitalistes avancés". C'était "dépasser" en tout cas l'opposition de gauche. Mais tout en donnant le mot d'ordre de "rattraper et dépasser" le monde entier "dans un délai minimum relatif", les théoriciens qui préconisaient la veille la lenteur de la tortue devenaient les prisonniers du "facteur international" dont la bureaucratie prouve une crainte si superstitieuse. Et la première version, la plus nette, de la théorie stalinienne se trouva liquidée en huit mois.
Le socialisme devra inéluctablement "dépasser" le capitalisme dans tous les domaines, écrivait l'opposition de gauche dans un document illégalement répandu en mars 1927, "mais il s'agit en ce moment, non des rapports du socialisme avec le capitalisme en général, mais du développement économique de l'U.R.S.S. par rapport à celui de l'Allemagne, de l'Angleterre et des Etats-Unis. Que faut-il entendre par un délai historique minimum? Nous resterons loin du niveau des pays avancés d'Occident au cours des prochaines périodes quinquennales. Que se passera-t-il pendant ce temps dans le monde capitaliste? Si l'on admet qu'il puisse encore connaître une nouvelle période de prospérité appelée à durer des dizaines d'années, parler de socialisme dans notre pays arriéré sera d'une triste platitude; il faudra reconnaître alors que nous nous sommes trompés du tout au tout en jugeant notre époque comme étant celle du pourrissement du capitalisme; la République des Soviets serait en ce cas la deuxième expérience de la dictature du prolétariat, plus large et plus féconde que celle de la Commune de Paris mais rien qu'une expérience... Avons-nous cependant des raisons sérieuses de réviser aussi résolument les valeurs de notre époque et le sens de la révolution d'Octobre conçue comme un chaînon de la révolution internationale? Non. Achevant, dans une mesure plus ou moins large, leur période de reconstruction (après la guerre), les pays capitalistes se retrouvent en présence de toutes leurs anciennes contradictions intérieures et internationales mais élargies et de beaucoup aggravées. Et telle est la base de la révolution prolétarienne. C'est un fait que nous bâtissons le socialisme. Le tout étant plus grand que la partie, c'est un fait encore plus certain que la révolution se prépare en Europe et dans le monde. La partie ne pourra vaincre qu'avec le tout... Le prolétariat européen a besoin de beaucoup de moins de temps pour monter à l'assaut du pouvoir qu'il ne nous en faut pour l'emporter au point de vue technique sur l'Europe et l'Amérique... Nous devons dans l'intervalle amoindrir systématiquement l'écart entre le rendement du travail chez nous et ailleurs. Plus nous progresserons et moins nous serons menacés par l'intervention possible des bas prix et par conséquent par l'intervention armée... Plus nous améliorerons les conditions d'existence des ouvriers et des paysans et plus sûrement nous hâterons la révolution prolétarienne en Europe, et plus vite cette révolution nous enrichira de la technique mondiale et plus assurée, plus complète sera notre édification socialiste, élément de celle de l'Europe et du monde". Ce document, comme bien d'autres, resta sans réponse, à moins qu'il ne faille considérer comme des réponses les exclusions du parti et les arrestations.
Après avoir renoncé à la lenteur de la tortue, il fallut renoncer à l'idée connexe de l'assimilation du koulak par le socialisme. La défaite infligée aux paysans riches par des mesures administratives devait cependant donner un nouvel aliment à la théorie du socialisme dans un seul pays: du moment que les classes étaient "au fond" anéanties, le socialisme était "au fond" réalisé (1931). C'était la restauration de l'idée d'une société socialiste "à base de misère". Nous nous souvenons qu'un journaliste officieux nous expliqua alors que le manque de lait pour les enfants était dû au manque de vaches et non aux défauts du système socialiste.
Le souci du rendement du travail ne permit pas de s'attarder aux formules rassurantes de 1931 destinées à fournir une compensation morale aux ravages de la collectivisation totale. "Certains pensent — déclara soudainement Staline, à l'occasion du mouvement Stakhanov — que le socialisme peut être affermi par une certaine égalité dans la pauvreté. C'est faux... Le socialisme ne peut vaincre en vérité que sur la base d'un rendement du travail plus élevé qu'en régime capitaliste." Tout à fait juste. Mais le nouveau programme des Jeunesses communistes adopté en avril 1935, au congrès qui les priva des derniers vestiges de leurs droits politiques, définît catégoriquement le régime soviétique: "L'économie nationale est devenue socialiste." Nul ne se soucie d'accorder ces conceptions contradictoires. Elles sont mises en circulation selon les besoins du moment. Personne n'osera émettre la moindre critique, quoi qu'il arrive.
La nécessité même du nouveau programme des Jeunesses communistes fut justifiée en ces termes par le rapporteur: "L'ancien programme renferme une affirmation erronée, profondément antiléniniste, selon laquelle "la Russie ne peut arriver au socialisme que par la révolution mondiale". Ce point du programme est radicalement faux; des idées trotskystes s'y reflètent"; les idées mêmes que Staline défendait encore en avril 1924! Il resterait à expliquer comment un programme écrit en 1921 par Boukharine, attentivement revu par le bureau politique avec la collaboration de Lénine, se révèle "trotskyste" au bout de quinze ans et nécessite une révision dans un sens diamétralement opposé. Mais les arguments logiques sont impuissants là où il s'agit d'intérêts. S'étant émancipée par rapport au prolétariat dans son propre pays, la bureaucratie ne peut pas reconnaître que l'U.R.S.S. dépend du prolétariat mondial.
La loi de l'inégalité de développement a eu ce résultat que la contradiction entre la technique et les rapports de propriété du capitalisme a provoqué la rupture de la chaîne mondiale à son point le plus faible. Le capitalisme russe arriéré a payé le premier pour les insuffisances du capitalisme mondial. La loi du développement inégal se joint tout au long de l'histoire à celle du développement combiné. L'écroulement de la bourgeoisie en Russie a amené la dictature du prolétariat, c'est-à-dire un bond en avant, par rapport aux pays avancés, fait par un pays arriéré. L'établissement des formes socialistes de propriété dans un pays arriéré s'est heurté à une technique et à une culture trop faibles. Née elle-même de la contradiction entre les forces productives du monde, hautement développées, et la propriété capitaliste, la révolution d'Octobre a engendré à son tour des contradictions entre les forces productives nationales trop insuffisantes et la propriété socialiste.
L'isolement de l'U.R.S.S. n'a pas eu immédiatement, il est vrai, les graves conséquences que l'on pouvait redouter: le monde capitaliste était trop désorganisé et paralysé pour manifester toute sa puissance potentielle. La "trêve" a été plus longue que l'optimisme critique ne permettait de l'espérer. Mais l'isolement et l'impossibilité de mettre à profit les ressources du marché mondial, fût-ce sur des bases capitalistes (le commerce extérieur étant tombé au quart ou au cinquième de ce qu'il était en 1913) entraînaient, outre d'énormes dépenses de défense nationale, une répartition des plus désavantageuses des forces productives et la lenteur du relèvement de la condition matérielle des masses. Le fléau bureaucratique fut cependant le produit le plus néfaste de l'isolement.
Les normes politiques et juridiques établies par la révolution d'une part exercent une influence favorable sur l'économie arriérée et, de l'autre, souffrent de l'action paralysante d'un milieu arriéré. Plus longtemps l'U.R.S.S. demeurera dans un entourage capitaliste et plus profonde sera la dégénérescence de ses tissus sociaux. Un isolement indéfini devrait infailliblement amener, non l'établissement d'un communisme national, mais la restauration du capitalisme.
Si la bourgeoisie ne peut pas se laisser assimiler paisiblement par la démocratie socialiste, l'Etat socialiste ne peut pas non plus s'assimiler au système capitaliste mondial. Le développement socialiste pacifique "d'un seul pays" n'est pas à l'ordre du jour de l'histoire; une longue série de bouleversements mondiaux s'annonce: guerres et révolutions. Des tempêtes sont aussi inévitables dans la vie intérieure de l'U.R.S.S. La bureaucratie a dû, dans sa lutte pour l'économie planifiée, exproprier le koulak; la classe ouvrière aura, dans sa lutte pour le socialisme, à exproprier la bureaucratie, sur la tombe de laquelle elle pourra mettre cette épitaphe: "Ici repose la théorie du socialisme dans un seul pays."
II. Les "amis" de l'URSS[modifier le wikicode]
Pour la première fois, un gouvernement puissant "arrose" à l'étranger, non la presse bien-pensante de droite, mais celle de gauche et même d'extrême-gauche. Les sympathies des masses pour la plus grande des révolutions sont très habilement canalisées dans le sens de la bureaucratie. La presse "sympathisante" perd insensiblement le droit de publier ce qui pourrait faire la moindre peine aux dirigeants de l'U.R.S.S. Les livres désagréables au Kremlin sont accueillis par un silence résolu. Des apologies criardes et dénuées de tout talent sont traduites en plusieurs langues. Nous avons évité de citer dans ce travail les oeuvres typiques des "amis" de l'U.R.S.S., préférant des originaux grossiers aux transcriptions étrangères. La littérature des "amis", y compris celle de l'internationale communiste qui en est la partie la plus plate et la plus vulgaire, présente cependant, au mètre cube, un volume fort imposant et ne joue pas en politique un rôle négligeable. Il faut bien lui consacrer, pour conclure, quelques pages.
Le livre des Webb, le Communisme soviétique, vient d'être qualifié d'apport considérable au patrimoine de la pensée. Au lieu de dire ce qui a été fait et dans quel sens évolue la réalité, ces auteurs emploient 1 500 pages à exposer ce qui est projeté dans les bureaux ou promulgué dans les lois. Leur conclusion est que le communisme sera réalisé en U.R.S.S. quand les plans et les intentions seront passés dans le domaine des faits. Tel est le contenu d'un livre assommant, qui transcrit les rapports des chancelleries moscovites et les articles de presse publiés à l'occasion de jubilés...
L'amitié qu'on porte à la bureaucratie soviétique ne va pas à la révolution prolétarienne; c'est même plutôt une assurance contre celle-ci. Les Webb sont prêts, sans doute, à reconnaître que le système soviétique se répandra un jour dans le reste du monde. Mais "quand, où, avec quelles modifications, par une révolution violente, par une pénétration pacifique, par une imitation consciente, nous ne pouvons répondre à ces questions." ("But how, when, with what modifications, and whether through violent revolution or by peaceful penetration, or even by conscious imitation, are questions we cannot answer"). Ce refus diplomatique, qui constitue en réalité une réponse sans équivoque et qui caractérise bien des "amis", donne la mesure de leur amitié. Si tout le monde avait répondu ainsi à la question de la révolution, avant 1917 par exemple, il n'y aurait pas d'Etat soviétique à ce jour et ces "amis" britanniques voueraient leur sympathie à d'autres objets...
Les Webb déclarent, comme allant de soi, qu'il est vain d'espérer des révolutions en Europe dans un avenir rapproché; ils voient dans cet argument une preuve rassurante du bien-fondé de la théorie du socialisme dans un seul pays. Avec toute l'autorité de gens pour qui la révolution d'Octobre fut une surprise, d'ailleurs désagréable, ils nous enseignent la nécessité de bâtir le socialisme dans les frontières de l'U.R.S.S., faute d'autres perspectives. On se garde, avec peine, par politesse, de hausser les épaules. Nous ne pourrions discuter avec les Webb que de la nécessité et de la façon de préparer une révolution en Grande-Bretagne et non de la construction des usines ou de l'emploi d'engrais minéraux en U.R.S.S. Mais sur ce point précis, nos savants sociologues se déclarent incompétents. Et la question même leur paraît en contradiction avec la "science".
Lénine détestait les bourgeois conservateurs qui s'imaginent être socialistes, et plus particulièrement les fabiens anglais. L'index alphabétique des auteurs cités dans ses oeuvres montre l'hostilité qu'il voua toute sa vie aux Webb. Il les traita une première fois, en 1907, de "stupides laudateurs de la médiocrité petite-bourgeoise britannique" qui "tentent de présenter le chartisme, époque révolutionnaire du mouvement ouvrier anglais, comme un simple enfantillage". Or, sans le chartisme, la Commune de Paris eût été impossible; sans l'un et l'autre, il n'y aurait jamais en Octobre. Les Webb n'ont trouvé en U.R.S.S. que des mécanismes administratifs et des plans bureaucratiques; ils n'ont aperçu ni le chartisme, ni la Commune, ni la révolution d'Octobre. La révolution leur demeure étrangère à moins qu'elle ne leur paraisse un "enfantillage dénué de sens".
Lénine ne s'embarrassait pas, comme on sait, de civilité puérile et honnête dans la polémique avec les opportunistes. Mais ses épithètes injurieuses ("laquais de la bourgeoisie", "traîtres", "âmes serviles", etc.) ont exprimé pendant des années un jugement bien réfléchi sur les Webb, propagandistes du fabianisme, c'est-à-dire de la respectabilité traditionnelle et de la soumission au fait. Il ne saurait être question d'un changement profond dans la pensée des Webb au cours des dernières années. Le couple fabien, qui pendant la guerre soutint sa bourgeoisie et accepta plus tard des mains du roi le titre de lord Passfield, est venu, sans renoncer à rien, sans se démentir le moins du monde, au communisme dans un seul pays, et d'ailleurs dans un pays étranger. Sidney Webb était ministre des colonies, ce qui veut dire geôlier-chef de l'impérialisme anglais, au moment où il se rapprocha de la bureaucratie soviétique et en reçut les matériaux pour sa massive compilation.
Dès 1923, les Webb ne voyaient pas grande différence entre le bolchevisme et le tsarisme (voir The Decay of Capitalist Civilisation, 1923). En revanche, ils reconnaissent sans réserves la "démocratie" stalinienne. Ne cherchons pas là de contradiction. Les fabiens s'indignaient de voir le peuple révolutionnaire priver les "gens instruits" de liberté, mais ils trouvent naturel que la bureaucratie prive le prolétariat de liberté. Telle ne fut-elle pas toujours la fonction de la bureaucratie travailliste? Les Webb affirment que la critique est tout à fait libre en U.R.S.S. C'est manquer du sens de l'humour. Ils citent avec le plus grand sérieux l'"autocritique" qu'on exerce comme on accomplit une corvée et dont il est toujours aisé de déterminer à l'avance l'objet et les limites.
Candeur? Ni Engels ni Lénine n'ont considéré Sidney Webb comme un naïf. Plutôt respectabilité. Les Webb parlent d'un régime établi et d'hôtes agréables. Ils désapprouvent profondément la critique marxiste de ce qui est. Ils se tiennent même pour appelés à défendre l'héritage de la révolution d'Octobre contre l'opposition de gauche. Indiquons, pour être plus complet, que le gouvernement travailliste auquel appartenait lord Passfield (Sidney Webb), refusa en son temps à l'auteur de ce livre le visa d'entrée en Angleterre.
M. Sidney Webb, qui travaillait à ce moment-là à son livre, défendait de la sorte l'U.R.S.S. dans le domaine de la théorie et l'empire de S. M. britannique dans celui de la pratique. Et, ce qui est tout à son honneur, il restait fidèle à lui-même dans les deux cas.
Pour bien des petits bourgeois ne disposant ni d'une plume ni d'un pinceau, l'"amitié" officiellement scellée avec l'U.R.S.S. témoigne en quelque sorte qu'ils partagent des intérêts moraux supérieurs... L'adhésion à la franc-maçonnerie ou aux clubs pacifistes est assez analogue à l'affiliation aux sociétés d'Amis de l'U.R.S.S., car elle permet elle aussi de mener à la fois deux existences: l'une banale, dans le cercle des intérêts quotidiens, l'autre plus élevée. Les "amis" visitent de temps à autre Moscou. Ils prennent note des tracteurs, des crèches, des parades, des pionniers, des parachutistes, de tout, en un mot, sauf de l'existence d'une nouvelle aristocratie. Les meilleurs d'entre eux ferment les yeux par aversion pour la société capitaliste. André Gide l'avoue avec franchise: "C'est aussi, c'est beaucoup la bêtise et la malhonnêteté des attaques contre l'U.R.S.S. qui font qu'aujourd'hui nous mettons quelque obstination à la défendre." La bêtise et la malhonnêteté des adversaires ne sauraient pourtant justifier notre propre aveuglement. Les masses, en tout cas, ont besoin d'amis qui voient clair.
La sympathie de la plupart des bourgeois radicaux et radicaux-socialistes pour les dirigeants de l'U.R.S.S. a des causes non dénuées d'importance. En dépit de différences de programmes, les tenants d'un "progrès" acquis ou facile à réaliser prédominent parmi les politiciens de métier. Il y a beaucoup plus de réformistes que de révolutionnaires sur la planète. Beaucoup plus d'adaptés que d'irréductibles. Il faut des époques exceptionnelles de l'histoire pour que les révolutionnaires sortent de leur isolement et que les réformistes fassent figure de poissons tirés hors de l'eau.
Il n'y a pas dans la bureaucratie soviétique actuelle un seul homme qui n'ait considéré en avril 1917, et même sensiblement plus tard, l'idée de la dictature du prolétariat en Russie comme fantaisiste (cette fantaisie était alors qualifiée... "trotskysme"). Les "amis" étrangers de l'U.R.S.S. appartenant à la génération des aînés ont, des dizaines d'années durant, considéré comme des politiques "réalistes" des mencheviks russes, partisans du "front populaire" avec les libéraux et qui repoussaient la dictature comme une évidente folie. Autre chose est de reconnaître la dictature du prolétariat quand elle est réalisée et même défigurée par la bureaucratie; ici, les "amis" sont justement à la hauteur des circonstances. Ils ne se bornent plus à rendre justice à l'Etat soviétique, ils prétendent le défendre contre ses ennemis; moins, il est vrai, contre ceux qui le tirent en arrière que contre ceux qui lui préparent un avenir. Ces "amis" sont-ils des patriotes actifs, comme les réformistes anglais, français, belges et autres? Il leur est alors commode de justifier leur alliance avec la bourgeoisie en invoquant la défense de l'U.R.S.S. Sont-ils au contraire des défaitistes malgré eux, comme les social-patriotes allemands et autrichiens d'hier? Ils espèrent, en ce cas, que la coalition de la France et de l'U.R.S.S. les aidera à venir à bout des Hitler et des Schuschnig. Léon Blum, qui fut l'adversaire du bolchevisme de la période héroïque et ouvrît les pages du Populaire aux campagnes contre l'U.R.S.S., n'imprime plus une ligne sur les crimes de la bureaucratie soviétique. De même que le Moïse de la Bible, dévoré du désir de voir la face divine, ne put que se prosterner devant le postérieur de la divine anatomie, les réformistes, idolâtres du fait accompli, ne sont capables de connaître et de reconnaître que l'épais arrière-train bureaucratique de la révolution.
Les chefs communistes d'à présent appartiennent en réalité au même type d'hommes. Après bien des pirouettes et des acrobaties, ils ont tout à coup découvert les avantages de l'opportunisme et s'y sont convertis avec la fraîcheur de l'ignorance qui les caractérisa en tout temps. Leur servilité, pas toujours désintéressée, en présence des dirigeants du Kremlin suffirait à les rendre absolument incapables d'initiative révolutionnaire. Aux arguments de la critique, ils ne répondent que par des aboiements et des mugissements; sous le fouet du maître, en revanche, on les voit donner des signes de satisfaction. Ces peu attrayantes gens qui, au premier danger, se disperseront vers tous les horizons, nous tiennent pour de "fieffés contre-révolutionnaires". Qu'y faire? L'histoire ne se passe pas de farces, malgré sa sévérité.
Les plus clairvoyants des "amis" consentent à admettre, tout au moins dans le tête-à-tête, qu'il y a des taches sur le soleil soviétique, mais, substituant à la dialectique une analyse fataliste, ils se consolent en disant qu'une certaine dégénérescence bureaucratique était inévitable. Soit! La résistance au mal ne l'est pas moins. La nécessité a deux bouts: celui de la réaction et celui du progrès. L'histoire nous apprend que les hommes et les partis qui la sollicitent en des sens contraires finissent par se trouver des deux côtés de la barricade.
Le denier argument des "amis", c'est que les réactionnaires s'emparent des critiques adressées au régime soviétique. C'est indéniable. Ils tenteront même, vraisemblablement, de mettre cet ouvrage à profit. En fut-il jamais autrement? Le Manifeste communiste rappelait dédaigneusement que la réaction féodale tenta d'exploiter contre le libéralisme la critique socialiste. Le socialisme révolutionnaire n'en a pas moins fait son chemin. Nous ferons le nôtre. La presse communiste en arrive sans doute à dire que notre critique prépare... l'intervention armée contre l'U.R.S.S.! Il faudrait évidemment entendre par là que les gouvernements capitalistes, apprenant grâce à nos travaux ce qu'est devenue la bureaucratie soviétique, vont sans désemparer la châtier pour avoir foulé aux pieds les principes d'Octobre? Les polémistes de la IIIe Internationale ne manient pas l'épée mais la trique, ou des armes encore moins acérées. La vérité est que la critique marxiste, appelant les choses par leur nom, ne peut qu'affermir le crédit conservateur de la diplomatie soviétique aux yeux de la bourgeoisie.
Il en est autrement en ce qui concerne la classe ouvrière et les partisans sincères qu'elle compte parmi les intellectuels. Ici, notre travail peut en effet faire naître des doutes et susciter la défiance, non envers la révolution, mais envers ceux qui l'étranglent. Et tel est bien le but que nous nous sommes proposé. Car c'est la vérité, et non le mensonge, qui est le moteur du progrès.