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Special pages :
La Jeunesse pensante et le Peuple
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 14 juillet 1889 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 60-63).
Qu’est-ce qui manque le plus au peuple, dans l’ordre intellectuel et moral d’où tout le reste dépend ? C’est le sentiment continu, ininterrompu de sa valeur. Le peuple a, par intermittence, par éclair, le sentiment de sa valeur, de son rôle dans le mouvement des idées, des droits que ce rôle lui confère ; mais il ne l’a pas toujours. Il s’est mêlé à toutes les grandes révolutions morales de l’âme humaine, et, par conséquent, des sociétés ; il y a eu sa part, mais il n’a pas su en garder la direction. Sans le peuple, qu’aurait été le christianisme naissant ? Le travail de la conscience et de l’esprit antiques l’avait préparé ; mais ce sont les multitudes souffrantes et douces qui l’ont fait en y versant leur besoin d’espérer et d’aimer. Or, à peine né, le christianisme échappait au peuple et le peuple laissait faire.
Au bout de quelques siècles, une hiérarchie fanatique, oppressive de l’esprit et du peuple même, s’était substituée à la douceur de l’Évangile. Pourquoi ? parce que l’âme du peuple, après l’explosion du mystère qui était en elle, était rentrée dans le sommeil. De même pour la Révolution française : si les idées des penseurs du dix-huitième siècle n’avaient pas pénétré jusqu’au fond du peuple, si elles n’avaient pas mis en mouvement le ressort populaire, la Révolution n’aurait pas été accomplie. Et le peuple, un moment, vit plus clair que la bourgeoisie pensante elle-même, car. tandis que celle-ci s’épuisait à fonder sur une démocratie soulevée la monarchie constitutionnelle, le peuple, avec sa sûre logique, poussait droit à la République ; c’est-à-dire que sa pensée allait d’emblée jusqu’au fond même de la Révolution. Mais, parce qu’il avait les passagères exaltations et non la fermeté de la pensée continue, il n’a su garder la Révolution ni des violences et des excès où elle a été entraînée par une minorité, ni du despotisme où elle a été précipitée par une défaillance presque universelle de la conscience et de la raison. C’est ainsi encore que le peuple a laissé la Révolution de 1830, faite par lui, lui échapper.
Aujourd’hui même, dans ce phénomène étrange et double qu’on appelle le boulangisme, que voyons-nous ? D’une part, dans le peuple, une aspiration juste, sincère, énergique, vers un ordre politique et social meilleur ; d’autre part, dans ce même peuple, une insuffisance et comme une chute dépensée qui lui fait livrer à ses pires ennemis, les démagogues viveurs effrontés et césariens, ses plus chères espérances.
Ainsi, partout et toujours, je constate dans la conscience populaire la générosité première et la droiture de l’instinct, la hauteur des pensées, des sentiments, (les espérances soulevées par les grands événements, mais aussi les affaissements subits et les longues inerties intellectuelles et morales. L’idéal, alors, dort dans le peuple d’un lourd sommeil qui ressemble à la mort : les plus belles créations de la pensée et de la conscience humaine passent bien haut au-dessus de lui, connue des nuées d’or passant sur la terre aride sans la rafraîchir et la féconder.
Quel est donc, à l’heure actuelle, le devoir de la jeunesse pensante ? C’est d’assurer dans le peuple cette continuité de pensée, qui est en même temps une continuité de dignité et de force. Le premier moyen, c’est de mêler pour le peuple l’exercice de la pensée à l’exercice du travail quotidien. Il ne faut pas que le métier, qui prend presque toute la vie, soit une routine ; il faut que le travailleur ait l’intelligence constante de la machine qu’il dirige, de l’œuvre d’ensemble à laquelle il concourt, des procédés qu’il emploie. Il faut que, dans les industries innombrables où le métier touche de très près à l’art, pour les étoffes, pour les mobiliers, pour le bâtiment, le peuple soit habitué, par une éducation professionnelle très haute, à comprendre, à goûter, à créer la beauté artistique mêlée au travail de ses mains. Quelle grande tâche pour tous ces jeunes gens, ingénieurs, industriels, architectes, dessinateurs, chimistes, que de développer pour les tisserands, pour les menuisiers, les charpentiers, les ébénistes, les maçons, cette éducation professionnelle qui fera du travail des mains un éveil presque constant et une joie de l’esprit !
Et croyez bien que, lorsque l’homme a acquis dans la vie quotidienne le sentiment de sa valeur propre, de la valeur de l’intelligence et de l’esprit, il porte ce sentiment en toutes choses : dans la conduite de la société, qu’il dirige pour sa part en citoyen libre, dans la conception du monde, où il cherche et retrouve sans efforts le meilleur de lui-même, c’est-à-dire la pensée. Lorsqu’un homme, si humble qu’il soit, sait jusque dans l’intimité de sa vie et dans la familiarité de son travail ce que vaut l’esprit, il est apte à tout comprendre. Car, qu’est-ce que l’art, sinon la manifestation multiple et symbolique de l’esprit ? Qu’est-ce que la philosophie, sinon le sens, la perception de ce qui est l’esprit dans le monde ? Alors, la jeunesse pensante pourra communiquer au peuple tout ce qu’elle porte en elle, et elle aura cette joie sublime d’amener tous les hommes à la plénitude de l’humanité.