L’ex-principauté

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Note de l'éditeur :

Cet article et la série d'articles qui suivent ont été écrits par Engels pendant son séjour forcé en Suisse. Le 26 septembre 1848, l'état de siège fut décrété à Cologne et ordre fut donné d'arrêter quelques rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane, parmi lesquels Engels. Engels émigra en Belgique; la police bruxelloise l'arrêta le 4 octobre et l'expulsa de Belgique. Le lendemain Engels arrivait à Paris, et après un très court séjour, passait à pied en Suisse. Arrivé à Berne vers le 9 novembre, il y resta jusqu'en janvier 1849. Pendant cette période il envoya régulièrement des articles et une série d'informations à la Nouvelle Gazette rhénane. Engels y montrait très clairement l'étroitesse du provincialisme et son rôle dans la vie politique de la République fédérale suisse d'alors qui représentait l'idéal des démocrates petits-bourgeois de l'Allemagne du Sud.

République de Neuchâtel, 17 novembre.

Cela vous intéressera d'entendre parler pour une fois d'un petit pays qui a bénéficié jusqu'à une date récente des bénédictions de la domination prussienne, mais qui fut le premier de toutes les provinces assujetties à la couronne de Prusse à planter le drapeau de la révolution et à chasser le paternel gouvernement prussien. Je parle de ce qui fut la « principauté de Neuenbourg et Vallendis » où M. Pfuel, l'actuel président du Conseil, fit, comme gouverneur, ses premières études administratives et fut démis par le peuple en mai de cette année, avant de s'être conquis des lauriers en Posnanie et de pouvoir récolter à Berlin des votes de défiance comme premier ministre. Le petit pays a pris maintenant un nom plus fier : « République et canton de Neuchâtel », et le temps n'est sans doute pas loin où à Berlin le dernier garde neuchâtelois brossera son uniforme vert. Il me faut avouer que je ressentis une satisfaction pleine d'humour de pouvoir fouler un sol encore prussien de jure, sans être soumis à aucune tracasserie, et ce, cinq semaines après ma fuite devant la Sainte-Hermandad[1].

La République et le canton de Neuchâtel se trouvent d'ailleurs visiblement en bien meilleure posture qu'autrefois la principauté de Neuenbourg et Vallendis; car, lors des dernières élections au Conseil national Suisse[2] les candidats républicains ont obtenu plus de 6.000 voix, tandis que les candidats des royalistes, des Bédouins[3] comme on les appelle ici, en comptaient à peine 900. Au Grand Conseil également il n'y a presque que des républicains et seul un petit hameau montagnard, Les Ponts, dominé par des aristocrates, a envoyé à Neuchâtel pour le représenter, Calame, l'ex-conseiller d'État royal, prussien, princier, neuchâtelois. Il y a quelques jours il a dû prêter serment de fidélité à la République. À la Chaux-de-Fonds, la cité la plus grande, la plus industrielle, la plus républicaine du canton, le vieux et royal Constitutionnel neuchâtelois a été remplacé par un Républicain neuchâtelois[4] qui est certes écrit dans le mauvais français du Jura suisse, mais qui par ailleurs n'est pas du tout mal rédigé.

L'industrie horlogère du Jura et la manufacture de dentelles du Val de Travers[5], les principales ressources vitales du pays, commencent aussi à se mieux porter et les Montagnards[6] retrou­vent peu à peu leur ancienne gaieté, malgré le pied de neige qui recouvre déjà le sol. Pendant ce temps, les Bédouins errent bien tristement, arborant sans profit les couleurs prussiennes sur leurs culottes, leurs blouses, leurs casquettes et soupirent en vain après le retour de son Excellence Pfuel et des décrets qui débutaient par : « Nous, Frédéric-Guillaume par la grâce de Dieu ». Les couleurs prussiennes, casquettes noires à bord blanc, tout là-haut dans le Jura, à 3.500 pieds au-dessus du niveau de la mer, sont tout aussi tristes et accueillies par le même sourire ambigu que chez nous sur les bords du Rhin; - si l'on ne voyait pas les drapeaux suisses et les grandes affiches; « République et canton de Neuchâtel », on pourrait se croire chez soi. Je me réjouis d'ailleurs de pouvoir rapporter que lors de la Révolution de Neuchâtel, comme lors de toutes les révolutions de 1848, les ouvriers allemands ont joué un rôle décisif et très honorable. Pour la peine, ils récoltent en abondance la haine des aristocrates.

  1. La Sainte-Hermandad était une fédération de villes espagnoles fondée à la fin du XV° siècle sous l'influence des autorités royales qui s'efforçaient d'utiliser au profit de l'absolutisme la bourgeoisie en lutte contre les grands seigneurs féodaux. Depuis le milieu du XVI° siècle, les forces armées de la Sainte-Hermandad exerçaient des fonctions policières. C'est de ce nom que l'on désigna plus tard ironiquement la police.
  2. Suivant la Constitution du 12 septembre 1848, le Conseil national était formé de députés élus pour trois ans au suffrage universel. Le Conseil d'État se composait de deux députés de chaque canton. Réunis en Assemblée fédérale ces deux Conseils représentaient la plus haute instance de la Communauté suisse, la Diète helvétique.
  3. Ici les Bédouins désignent ceux qui prêchent dans le désert.
  4. Le Constitutionnel neuchâtelois était un journal suisse représentant la tendance de la monarchie constitutionnelle. Il parut à Neuchâtel de 1831 à février 1848.
    Le Républicain neuchâtelois était un journal républicain bourgeois qui parut de mars 1848 à octobre 1849 à la Chaux-de-Fonds et de novembre 1849 à 1856 à Neuchâtel.
  5. Une des vallées les plus pittoresques du Jura dans le canton de Neuchâtel. Le district de Val de Travers dont Môtiers est le chef-lieu compte actuellement 11 communes et 15.500 habitants.
  6. Il s'agit ici des horlogers révolutionnaires du canton de Neuchâtel, par allusion aux Montagnards de la Convention.