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Special pages :
L’année 1793
Auteur·e(s) | Rosa Luxemburg |
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Écriture | 1893 |
L’année 1793
Aujourd'hui et il y a cent ans
L’année 1793 ! Cent ans sont passés depuis cette époque à laquelle les ennemis du peuple travailleur, les tsars, les rois, la noblesse, les princes, les patrons d’usine et tous les autres riches (les capitalistes) ne peuvent songer encore aujourd’hui sans éprouver de la terreur. Leurs âmes tremblent dès que l’on prononce ce mot : l’année 1793 !
Pourquoi cela ? Parce que, dans ces années-là, le peuple travailleur de France, et particulièrement de sa capitale, Paris, s’est débarrassé pour la première fois d’un joug multi-séculaire et a entrepris de tenter d’en finir une fois pour toute avec l’exploitation et de commencer une vie nouvelle et libre.
Voyons comment et pourquoi les travailleurs de Paris se sont attelés à cette tâche et pourquoi ils ont échoué.
La grande révolution française a commencé en 1789.
Et dès le début, le peuple de Paris a lutté héroïquement contre les ennemis de la liberté - le roi, la noblesse et le clergé, qui gouvernaient la France de manière autocratique, comme le font aujourd’hui dans notre pays le tsar et sa cour.
Ce gouvernement autoproclamé a été renversé et remplacé par un gouvernement constitutionnel, en grande partie grâce aux efforts héroïques du peuple de Paris.
Mais qui a bénéficié de la liberté acquise ? Surtout, une nouvelle classe de riches urbains, la bourgeoisie.
Au lieu du précédent règne et de la domination des magnats et des nobles héréditaires, commence le règne de l’aristocratie de l’argent, le règne de la bourse.
Les paysans ont également bénéficié de la liberté acquise grâce à la révolution : dès le début de la révolution, le servage a été aboli et de manière générale la dépendance des paysans vis-à-vis du propriétaire, de tous les impôts et de la servitude a été abolie.
En outre, lorsque l’Assemblée nationale a retiré au clergé toutes ses immenses propriétés, les paysans les plus riches ont pu agrandir leurs terres.
Les travailleurs urbains, et surtout la classe ouvrière qui ne possédait rien, le prolétariat, n’ont reçu aucun soulagement de leur misère.
Tous les sacrifices que le prolétariat a faits dans la lutte contre l’absolutisme royal et contre la noblesse ont été vains. Il restait une bête de somme, obligée de marcher sous le joug de l’aube au crépuscule pour un morceau de pain sec et remplissant toujours les poches des maîtres. Encore pire. Pendant la révolution, les gens ne pouvaient souvent même pas obtenir du pain sec.
Comme il est d’usage dans les périodes de bouleversements nationaux, l’industrie et le commerce sont paralysés en France, les fabriques et les ateliers sont fermés, les ouvriers sont jetés en masse dans la rue. On voyait dans les yeux du peuple de Paris une faim terrible.
« Pour quelle raison ai-je combattu ? Pourquoi ai-je versé mon sang ? » s’interroge le peuple français trompé dans ses espérances.
Pourquoi ai-je offert ma poitrine aux balles des soldats du roi ? Seulement pour remplacer un oppresseur par un autre ?
Pour arracher le pouvoir et les honneurs à la noblesse et le transmettre à la bourgeoisie ?
Et le peuple de Paris engagea un nouveau combat. Ce fut la deuxième révolution - la révolution populaire -, le 10 août 1792. Ce jour-là, le peuple prit d’assaut le Palais royal et l’Hôtel de ville. La bourgeoisie était du côté du roi, qui, doté d’un pouvoir affaibli, défendait ses intérêts contre ceux du peuple. Cela n’empêcha pas le peuple de renverser le trône. La bourgeoisie tenait l’Hôtel de ville et l’administration municipale d’une main ferme et voulut dominer le peuple avec sa police et la Garde nationale. Cela n’empêcha pas le peuple de prendre d’assaut l’Hôtel de ville, d’en expulser la bourgeoisie et de tenir dans ses mains calleuses l’administration municipale de Paris. En ce temps-là, l’administration de la Commune de Paris était totalement indépendante de l’administration de l’État. La Commune , s’appuyant sur le peuple révolutionnaire victorieux, obligea la Convention (la nouvelle Assemblée nationale) — qui se réunit en septembre 1792 et proclama aussitôt la République — à faire des concessions très importantes en faveur des travailleurs.
Sans la puissance menaçante de ce peuple, la Convention aurait probablement fait aussi peu de choses que les Assemblées précédentes pour les masses populaires. La grande majorité des membres de la Convention étaient hostiles aux changements imposés par la révolution du 10 août. Une partie de la Convention - le parti de la Gironde (ainsi nommé, car ses principaux dirigeants provenaient de ce département) - mena une lutte ouverte contre la souveraineté de la Commune révolutionnaire de Paris. Les Girondins, représentants de la moyenne bourgeoisie républicaine, étaient d’ardents partisans de la République et des adversaires acharnés de toute réforme économique d’ampleur au profit du peuple travailleur. Seule la minorité de la Convention, la Montagne (ainsi nommée parce que ses membres occupaient les bancs les plus hauts dans la salle de la Convention), défendait fidèlement la cause du peuple travailleur. Aussi longtemps que les gGrondins siégèrent à la Convention, ceux de la Montagne ne purent la plupart du temps pratiquement rien faire, car les girondins avaient évidemment toujours la majorité de leur côté.
Cette majorité lâche (appelée avec mépris "la plaine", "le marais" ou "le ventre"), craignant le peuple, mais ne souhaitant pas de changement radical en sa faveur, se cachait toujours derrière le dos des Girondins et votait avec eux contre le parti de la Montagne. Le peuple français a alors compris que, comme avant le roi et la noblesse, et plus tard la grande bourgeoisie monarchiste, les Girondins, représentants de la république de la moyenne bourgeoisie, étaient un obstacle à ses aspirations. Ce dernier obstacle est levé par les soulèvements populaires des 31 mai et 2 juin 1793. Le peuple armé, dirigé par la Commune, obligea la majorité de la Convention à expulser de son sein et à arrêter tous les chefs de la Gironde. Alors, le peuple de Paris à lui seul avait un contrôle total sur la Convention, et donc sur toute la France. Ensuite, la majorité de la Convention, craignant le sort des Girondins, suivit docilement le parti du peuple - le parti de la Montagne.
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Examinons ce que le peuple travailleur obtint au cours de la brève période de son règne.
Les dirigeants du peuple, comme les membres de l’administration municipale et les montagnards souhaitaient ardemment la complète libération économique du peuple. Ils aspiraient sincèrement à la réalisation de l’égalité formelle de tous devant la loi, mais aussi à une réelle égalité économique. Tous leurs discours et tous leurs actes étaient basés sur une idée : dans la république populaire, il ne devrait y avoir ni riches ni pauvres ; la république populaire, cela veut dire que l’État libre bâti sur la souveraineté populaire ne pourrait rester longtemps en place si le peuple, souverain politiquement, se trouvait dépendant des riches et dominé économiquement.
Mais comment réaliser l’égalité économique pour tous ? À notre époque, les partis ouvriers sociaux-démocrates de tous les pays ont inscrit sur leur bannière comme aboutissement de leur combat l’égalité économique pour tous. Et pour réaliser cet objectif, ils exigent l’abolition de la propriété privée de tous les outils de travail ; la propriété de la terre, des usines, des ateliers, etc., doit être transférée à l’ensemble du peuple travailleur. Le parti de la Montagne chercha à résoudre ce problème tout autrement.
Très peu parmi eux, et aussi parmi les membres de la Commune, partageaient le point de vue de la social-démocratie d’aujourd’hui. Seules quelques voix isolées, qui disparurent dans la masse des autres. Elles ne trouvèrent même pas une écoute favorable auprès de la partie la plus progressiste du peuple de Paris : le prolétariat. Au contraire, ni le prolétariat ni les montagnards ne pensaient à l’abolition de la propriété privée des moyens de production. Ils voulaient réaliser l’égalité économique de tous en donnant à tous les citoyens français qui ne possédaient rien une parcelle de propriété privée. En un mot, ni le prolétariat parisien d’alors ni les montagnards n’étaient socialistes. Ils ne savaient pas ce que tout travailleur conscient sait aujourd’hui, à savoir que la propriété privée des moyens de production conduit inévitablement à l’inégalité économique, à la division de la société en deux classes : les riches capitalistes et les pauvres prolétaires.
Mais pourquoi le prolétariat français de l’époque n’a-t-il pas écouté la voix des quelques socialistes qui s’exprimaient déjà ? Il ne suffit pas d’exprimer une idée, il ne suffit pas de prouver sa vérité, même avec le plus grand enthousiasme et la plus grande persévérance. Si cette idée n’est pas l’expression des besoins réels de la société ou d’une classe forte, en un mot, si elle est impossible à réaliser, elle ne trouvera aucun débouché et les masses populaires resteront aveugles à cette idée. Telle était la situation des quelques socialistes de l’époque de la grande Révolution française. À cette époque, il était impossible de mettre en œuvre le socialisme, c’est-à-dire la propriété collective de tous les moyens de production.
Les moyens de production ne peuvent devenir des biens communs que si le travail au moyen de ces outils peut et doit être effectué en commun par de nombreuses personnes. Nos machines sont justement de tels moyens de production, et telles sont les conditions dans lesquelles se trouve le travail humain aujourd’hui.
Tant que la production par des machines ne prévaut pas, tant que le travail manuel dans de petits ateliers et avec de petits outils prédomine dans la société, - tant que la mise en commun des moyens de production n’est pas possible. Tant que la majorité des ouvriers ont leurs propres ateliers ou leurs propres terres et sont des artisans indépendants ou des propriétaires, — tant qu’il n’est pas au moins dans leur intérêt de faire de ces outils, de ces ateliers, de ces terres, etc. une propriété commune.
Aujourd’hui, alors que l’industrie des grosses machines règne en maître, les choses sont bien différentes.
Aujourd’hui, la division du travail dans la société est si grande que la société entière contribue à la production et la livraison au consommateur de chaque article.
Les habitants des coins les plus reculés de la planète échangent le produit de leur travail et ne peuvent se passer les uns des autres.
Puisque, par conséquent, la société humaine lie étroitement les unes aux autres dans une grande exploitation, il est possible que les moyens de production - les outils et la terre, ainsi que les fruits du travail - soient en copropriété.
Ce n’est qu’aujourd’hui que la grande industrie, avec sa concentration de capital et sa production de toutes les marchandises beaucoup moins chères que le travail manuel, ruine de plus en plus l’artisanat, chasse de plus en plus de travailleurs de leurs moyens de travail et les oblige, en tant que prolétaires, à vendre leur force de travail aux propriétaires d’usines du grand capital et à leurs outils.
De même, la concurrence avec les grands propriétaires terriens, les impôts, les divisions familiales poussent de plus en plus de paysans à quitter la terre. Ce n’est donc qu’aujourd’hui que nous avons une classe énorme et toujours plus nombreuse de prolétaires qui ne possèdent rien. Et ce n’est qu’aujourd’hui que ce prolétariat est de plus en plus concerné par la prise de conscience que le socialisme est le seul moyen de sortir de tous les problèmes du système actuel.
Tout autre était la situation il y a cent ans. En France, comme dans d’autres États, le prolétariat représentait à peine une petite partie de la masse du peuple travailleur. La paysannerie, qui constitue la plus grande part du peuple français, était satisfaite de ce qu’elle avait obtenu pendant la Révolution. En effet, comme nous l’avons signalé, seuls les cultivateurs les plus riches pouvaient acheter des terres. La partie la plus pauvre de la paysannerie française ne souhaitait pas la propriété collective socialiste, mais une augmentation de sa part de propriété.
Les montagnards avaient justement l’intention de remettre aux paysans toutes les terres de la noblesse et du clergé qui n’avaient pas encore été vendues. La distance entre les montagnards et le socialisme est démontrée par le fait que, en accord avec les autres conventionnels, ces derniers ont donné en partage à quelques paysans ce qu’il restait des anciens biens communaux (prairies, champs, terrains en friches).
En outre, la majorité de la population urbaine, et donc aussi de Paris, était constituée d’artisans, de commerçants et autres, en un mot, de petits propriétaires privés, de la petite bourgeoisie. Le prolétariat, qui, de par sa position sociale, doit lutter pour l’introduction du socialisme, ne s’était pas encore constitué en classe distincte.
Les prolétaires individuels de cette époque se considéraient comme des victimes particulières du destin, comme des victimes d’échecs accidentels et ils rêvaient que leur sort était tout à fait naturel dans une société capitaliste et qu’il deviendrait en un siècle le sort de millions de personnes de toute la classe.
A cette époque, ces prolétaires individuels se fondaient dans la masse de la petite bourgeoisie en ayant pour idéal la propriété et la vie petite bourgeoise, ils suivaient la masse, reprenaient ses slogans et ses aspirations. Ils considéraient les représentants petits-bourgeois et paysans du parti de la Montagne comme les leurs et ne s’émurent pas le moins du monde lorsque le chef de la Montagne, Robespierre, envoya à la guillotine les véritables représentants du prolétariat, les socialistes (Jacques Roux, Chaumette et autres en mars 1794).
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Après tout cela, il est clair que les montagnards, malgré toute leur bonne volonté, étaient incapables de réaliser leur désir ardent : l’égalité économique de tous. Cette aspiration n’était pas réalisable en ce temps-là. En outre, les moyens dont on se servait n’eurent comme effet que de retarder pour une brève période le développement de la constitution du capitalisme, c’est-à-dire la plus grande inégalité économique.
Tant que la Montagne eut le pouvoir entre ses mains , elle dut trouver leur salut dans des moyens économiques coercitifs, notamment pour empêcher le peuple de Paris de mourir de faim. Ces moyens étaient les suivants : la fixation d’un prix maximal pour le pain et pour d’autres denrées alimentaires, des emprunts obligatoires auprès des riches et, tout particulièrement à Paris, l’achat de pain de la part de la commune afin de le distribuer au peuple au prix le plus bas possible. Tout cela n’était que des interventions purement et simplement superficielles dans la vie économique française. Tout cela ne pouvait que mener à la paupérisation de gens riches et ne fournir qu’une aide momentanée au peuple affamé - rien de plus. Et même si les intentions du parti des montagnards de donner des terres à tous ceux qui désiraient travailler avaient été atteintes, l’égalité économique n’aurait pourtant pas été acquise pour longtemps. À la fin du siècle dernier, la France occupait dans le système capitaliste la même position que les autres pays d’Europe de l’Ouest. Elle devait rechercher inéluctablement la transformation des petits propriétaires en prolétaires et la concentration de l’ensemble des biens - y compris de la propriété foncière - dans les mains de quelques riches .
En outre, le parti de la Montagne est mort avant d’avoir pu entamer les réformes économiques fondamentales qui, selon lui, étaient censées supprimer les inégalités économiques.
Le violent soulèvement du peuple de Paris l’a portée au sommet du pouvoir d’État, mais elle n’a pu s’y maintenir longtemps. La base de son pouvoir était la force insuffisante du peuple de Paris, et toutes ses réformes politiques et économiques étaient en contradiction profonde avec les besoins de la France à cette époque, et en particulier avec les besoins de la Bourgeoisie au début de son règne. Le règne à court terme du parti de la Montagne était une dictature (omnipotence) du peuple de Paris sur l’ensemble de la France.
Et cette dictature devait être d’autant plus violente et sanglante que ses fondements et ses représentants étaient faibles et que les forces sociales hostiles étaient puissantes. En fin de compte, la domination des Montagnards a lassé même le peuple de Paris.
Le prolétariat, leur base la plus solide, perd de plus en plus l’espoir mis en eux. En mars 1794, il regarde avec indifférence le malheur des socialistes de la commune, et en juillet de la même année, il ne fait rien pour sauver de la guillotine les derniers membres de la commune et les principaux chefs de la Montagne : Robespierre, Saint-Just, Couthon et autres. L’époque de la conscience politique du prolétariat n’était pas encore venue.
Après la chute de la Commune et de la Montagne, le prolétariat parisien pris par la faim se souleva encore quelques fois contre la Convention , en criant : « Du pain et la Constitution de 1793. » Ce n’étaient toutefois plus que des faibles sursauts d’une flamme révolutionnaire en voie d’extinction. Les forces du prolétariat étaient épuisées ; quant à la conjuration organisée en 1796 par le socialiste Babeuf contre le gouvernement d’alors, dans le but d’introduire une constitution socialiste, il fut tout aussi infructueux. Babeuf avait bien compris que l’égalité économique n’était pas compatible avec la propriété privée des moyens de production, qu’il voulait socialiser. Il se trompait toutefois lorsqu’il supposait pouvoir l’appliquer dans la France d’alors avec l’aide d’une poignée de conjurés. Babeuf et ses amis pouvaient encore moins compter sur un succès que les montagnards. Ses projets socialistes ont été étouffés dans l’oeuf.
La conjuration de Babeuf n’a pu troubler qu’un instant le calme de la bourgeoisie française repue qui s’enrichissait. Elle avait déjà oublié les « frayeurs de l’an 1793 ». C’est bien elle et non le prolétariat qui a récolté tous les fruits de la Révolution française. L’ampleur de la violence que la Montagne a déployée contre la noblesse et ses biens n’a pas servi au prolétariat mais à la bourgeoisie. La majeure partie des biens du clergé réquisitionnés - « les biens nationaux » - ont été achetés et sont tombés dans les mains de la bourgeoisie aisée. La paupérisation du clergé et de la noblesse n’a fait que renforcer les pouvoirs économiques, sociaux et politiques de la bourgeoisie française.
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Tels sont les effets sociaux immédiats de la Révolution française. Actuellement, un siècle plus tard, nous voyons clairement les conséquences ultérieures de la Grande Révolution. Elle a certes installé la bourgeoisie sur le trône, mais le règne de la bourgeoisie est indissociable du développement du prolétariat.
Et c’est maintenant particulièrement que nous voyons de nos propres yeux à quel point son succès conquis sur la noblesse mène la bourgeoisie à sa ruine.
S’approchant à grands pas, le cortège du prolétariat, son compagnon historique, héritier et fossoyeur, résonne haut et fort.
La tentative bien trop précoce du prolétariat français d’enterrer dès 1793 la bourgeoisie fraîchement éclose devait avoir une issue fatale. Mais après cent ans de règne, la bourgeoisie s’affaiblit sous le poids des ans. Enterrer cette vieille pécheresse est aujourd’hui une bagatelle pour le prolétariat débordant d’énergie.
À la fin du siècle dernier, le prolétariat - peu nombreux et sans aucune forme de conscience de classe - a disparu en se fondant dans la masse des petits-bourgeois. À la fin de notre siècle, le prolétariat se trouve à la tête de l’ensemble du peuple travailleur des pays les plus importants et gagne à sa cause la masse de la petite-bourgeoisie des villes ainsi que, plus récemment, la paysannerie.
À l’époque de la grande Révolution française, les meilleures personnalités étaient du côté de la bourgeoisie. De nos jours, les personnalités les plus nobles issues de la bourgeoisie (de la « couche intellectuelle ») sont passées du côté du prolétariat.
À la fin du siècle dernier, la victoire de la bourgeoisie sur la noblesse était une nécessité historique. Aujourd’hui, la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est au même titre une nécessité historique.
Mais la victoire du prolétariat signifie le triomphe du socialisme, le triomphe de l’égalité et de la liberté de tous. Cette égalité économique, qui était il y a un siècle le grand rêve de quelques idéalistes, prend aujourd’hui forme dans le mouvement ouvrier et dans le mouvement social-démocrate.
La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’était à l’époque de la grande Révolution française qu’un slogan de parade dans la bouche de la bourgeoisie, et un faible soupir dans la bouche du peuple - ce mot d’ordre est aujourd’hui le cri de guerre menaçant d’une armée de plusieurs millions de travailleurs.
Le jour approche où il prendra corps et deviendra réalité.
En l’an 1793, le peuple de Paris a réussi à détenir le pouvoir entre ses mains pour une courte durée ; mais il a été incapable d’utiliser ce pouvoir pour se libérer économiquement. De nos jours, le prolétariat de tous les pays mène résolument et inlassablement un combat à la fois politique et économique.
Le jour où le prolétariat détiendra le pouvoir politique sera aussi le jour de sa libération économique.
K.
(pseudonyme de Rosa Luxemburg)