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Special pages :
L’alliance russe et la réaction
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 24 juillet 1897 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 511-521).
Un problème nouveau, un problème poignant se pose aux démocrates, aux socialistes. Il semblait que depuis le manifeste du duc de Brunswick, ou tout au moins depuis 1815, nous n’avions plus à tenir compte, dans notre politique intérieure, de l’intervention étrangère. En fait, ces temps sont revenus. La France ne s’appartient plus à elle-même. Car l’étranger s’habitue peu à peu à compter sur la complicité réactionnaire de nos gouvernements, et s’il en surgissait un qui fût vraiment populaire, réformateur et démocrate, ce serait pour l’Europe un scandale intolérable : accoutumée à notre servitude, elle verrait un défi dans le réveil de notre liberté. Et contre un mouvement socialiste s’organiserait sans aucun doute la contre-révolution européenne. Oui, terrible perspective, à laquelle il faut que les travailleurs soient préparés. S’ils parviennent à renverser l’oligarchie capitaliste qui détient le pouvoir et la propriété, s’ils font de la République une vérité, s’ils installent la République sociale au fond des mines et dans les ateliers et dans les grandes plaines, s’ils s’affranchissent par la mise en commun de la propriété, ce ne sera pas seulement contre les conspirations et les intrigues du dedans, ce sera contre la violence du dehors qu’ils auront à défendre leur droit nouveau. Dans l’état présent de l’Europe, et selon la marche visible des événements, il n’est plus permis d’espérer sans aveuglement et d’annoncer sans trahison l’installation pacifique du socialisme chez les nations d’avant-garde. Le peuple qui le premier entrera dans le socialisme verra d’emblée se ruer contre lui tous les pouvoirs réactionnaires affolés : il serait perdu s’il n’était pas prêt lui-même à saisir le fer, à répondre aux obus par les obus, pour donner le temps à la classe ouvrière des autres pays de s’organiser et de se soulever à son tour.
« La Petite République » du samedi 21 août 1897
La presse française, si prodigue de détails souvent puérils sur les fêtes franco-russes, néglige de renseigner le pays sur les faits les plus importants du séjour de Guillaume II à Pétersbourg. La France saura comment est ciselé le rameau d’or que M. Félix Faure déposera sur le tombeau d’Alexandre III ; elle ne saura pas quel accueil a été fait par le tsar Nicolas à l’empereur d’Allemagne, et s’il y a un lien sérieux entre Saint-Pétersbourg et Berlin. Un seul journal de France, la Dépêche, de Toulouse, a envoyé son correspondant à Saint-Pétersbourg pour le séjour de Guillaume ; les autres envoyés des journaux ne partent qu’avec M. Félix Faure : ils verront le côté français des fêtes russes et de la politique russe ; ils n’en auront pas vu le côté allemand ; et, même sans parti pris, ils auront une notion fausse des choses et la communiqueront au pays.
Deux faits sont maintenant hors de doute. Le premier, c’est qu’il a été fait très grand accueil à Guillaume II. La foule n’a été ni enthousiaste ni peut-être même très sympathique ; mais les fêtes de la cour ont été splendides.
Le second fait certain, c’est qu’une entente entre la Russie et l’Allemagne contre l’Angleterre a été au moins ébauchée. Sans doute le toast de Nicolas II a été plus réservé que celui de Guillaume ; mais Guillaume ne se serait certainement pas permis les libres et ardentes paroles qu’il a prononcées s’il avait pensé qu’elles choqueraient son hôte : il est allé à Saint-Pétersbourg pour le gagner, non pour le blesser ; et c’est assurément avec l’assentiment du tsar qu’il a tourné la pointe de ses paroles, aiguës comme un glaive, contre l’adversaire commun, contre l’Anglais. Tous les témoignages de sympathie populaire et officielle qui seront sans doute prodigués à M. Félix Faure n’effaceront point cela ; bien mieux, on peut affirmer sans paradoxe que c’est surtout Guillaume II qui se réjouira des marques d’amitié données à notre président par le tsar. Avant tout, Guillaume II voudrait désarmer les souvenirs et les revendications de la France ; il voudrait l’annexer à sa politique intérieure et extérieure : lutte contre le socialisme, lutte contre l’Angleterre ; il ne peut pas négocier directement avec la France : il a besoin, pour l’attirer à lui sans scandale, de l’intermédiaire de la Russie ; et plus la Russie prodiguera à la France les témoignages d’amitié, plus la France badaude permettra à ses gouvernants de l’engager à fond dans la politique russo-allemande. De plus, le tsar et Guillaume espèrent que les rivalités de la France et de l’Angleterre, au Siam, à Madagascar, en Égypte, précipiteront la France dans une politique anti-anglaise ; et alors, la Russie, l’Allemagne, la France formeront une ligue continentale ayant pour but de restreindre la puissance économique et coloniale de l’Angleterre, et d’organiser partout la résistance contre la Révolution.
Certes, s’il ne s’agissait que du capitalisme anglais, si envahissant et si peu scrupuleux, s’il ne s’agissait que des aventuriers à la Cecil Rhodes et à la Jameson, ou des méthodistes, leurs complices, nous n’aurions qu’un médiocre souci. Mais au profit de qui et de quoi veut-on partir en guerre contre l’Angleterre ? Est-ce pour arracher l’Inde à la meurtrière exploitation étrangère et pour la rendre à elle-même ? Est-ce pour appeler à la liberté et à la vie la population égyptienne et pour organiser en Égypte un système de garanties internationales ? Non. Ce qu’on veut arracher aux Anglais, c’est pour le livrer au caporalisme prussien et au tsarisme russe.
L’Angleterre est détestée à Saint-Pétersbourg et à Berlin non seulement parce qu’elle occupe une large part du monde et ferme toutes les routes aux autres peuples, mais parce qu’elle est condamnée, même sous les ministères conservateurs, à rester un foyer de libéralisme, un asile pour les proscrits. La France, la France d’Hanotaux et de Méline, Nicolas et Guillaume savent qu’on en fait ce qu’on veut : elle baise la main sanglante d’Abd-ul-Hamid ; elle paralyse la résistance de la Grèce ; elle livre les finances grecques aux banquiers berlinois ; elle expulse les libéraux espagnols coupables de dénoncer les tortures de Montjuich ; elle proscrit à nouveau les proscrits cubains ; elle livrera demain au Sultan, s’il insiste, la jeune Turquie ; elle a, sous prétexte d’anarchisme, toléré la loi la plus tyrannique qui soit au monde ; elle est prête, contre les socialistes et le peuple, à toutes les violences de police : oui, la France gouvernementale n’est plus qu’une nation d’antichambre, et les empereurs sont contents d’elle. Mais il y a eu, dans l’attitude de l’Angleterre en Arménie, en Grèce, en Crète, quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant ; et il est temps de mettre les Anglais à la raison. Voilà le plan qui s’ébauche sous nos yeux, et avec la complicité de nos gouvernants.
Quand donc la Révolution sociale permettra-t-elle à la France trahie de n’être ni anglaise ni prussienne ni russe, mais française et humaine ?
« La Petite République » du 4 septembre 1897
De parti pris, on a réduit l’alliance franco-russe à une combinaison gouvernementale en vue d’intérêts réactionnaires. En Russie, c’est le caractère dominant des fêtes de Saint-Pétersbourg, et, pour qu’on ne m’accuse pas de déformer la réalité, je veux citer les paroles par lesquelles l’envoyé spécial du Télégramme, journal de M. Rességuier et organe gouvernemental du Sud-Ouest, résume son impression, dans le numéro du mardi 31 août : « On ne peut s’empêcher de remarquer que le président de la République a été trop rarement mis en contact avec la foule, dans sa visite à Saint-Pétersbourg. Cette visite n’a duré qu’une demi-journée. Il n’y a pas eu de cérémonie à laquelle la foule ait pu assister. La pose de la première pierre du pont de Troïtski a donné lieu à une fête d’un caractère fastueux et très pittoresque ; mais les tribunes très hautes séparaient la foule du monde officiel, seul autorisé à assister à cette cérémonie. Le tsar ne s’est pas montré une seule fois à Saint-Pétersbourg aux côtés de M. Félix Faure ; il a seulement traversé la Neva en canot, lorsqu’ils se sont rendus de la maison de Pierre le Grand au pont de Troïtski. Dans les courts instants où M. Félix Faure a pu être aperçu par la foule, sa calèche filait au grand trot, entre deux pelotons très serrés de cosaques de l’Oural. Les fêtes de Péterhof ont été splendides, sans doute ; mais ce ne sont que fêtes officielles et privées ; le public n’en a rien vu et à peine rien su. Tandis que nous avions, nous autres, beaucoup prodigué notre hôte à Paris et l’avions sans cesse offert aux acclamations de la foule, il est incontestable qu’on a un peu trop chambré notre président, ici… Le Président s’est trouvé une seule fois frappé en face par les acclamations de la foule immense… À en juger par cette manifestation, la foule s’apprêtait aux démonstrations les plus éclatantes. Il n’est pas douteux qu’on s’est efforcé en haut lieu de les empêcher ou tout au moins de les gêner. La fête offerte par la municipalité, dont le palais est au centre de la perspective Newsky, aurait sans doute permis cette rencontre du président de la République et du peuple russe ; au dernier moment, cette fête a été décommandée. Il y a, à la cour et dans l’administration, des influences dont j’aurai à vous parler longuement ; elles se sont exercées avec un singulier entêtement et un regrettable succès à propos de la visite du Président. » — Ces lignes sont signées de M. Latapie, un de nos plus violents adversaires, un des plus fougueux amis du ministère, et, quand il n’est pas animé d’un parti pris personnel ou d’une haine locale, observateur pénétrant. Elles sont caractéristiques.
En France, avec des apparences différentes, même politique, même sournoiserie : ici on fait appel à la rue, on montre le tsar, et on montre Félix Faure ; les ministres, portant au front l’auréole de l’alliance et protégés par le saint nom de la Russie, se dressent en apothéose sur la badauderie des foules ; mais quand on leur demande ce qu’est l’alliance, où elle tend, à quoi elle engage, silence et nuit ; les feux d’artifice s’éteignent, et M. Hanotaux tout seul sait ce qu’a signé M. Félix Faure. Et c’est une merveille, j’en conviens, de donner à toute cette politique un air populaire en jetant à la foule des mots, des sons de cloches, des lueurs de lampions et des frissons de drapeaux, et en lui cachant toute la vérité, toute la réalité, toute la substance des choses. C’est ainsi que nos dirigeants peuvent traverser en triomphe les multitudes badaudes après avoir proclamé que la mutilation définitive de la France, le servage éternel des provinces conquises, la consécration du traité de Francfort, l’égorgement de l’Arménie, l’insolence du Sultan assassin, la diminution et la domestication de la Grèce livrée à la soldatesque turque et aux banquiers berlinois, l’annexion de la République française à la réaction européenne, que tout cela c’était la civilisation, l’équité, le droit, l’idéal. Ô Paris déchu, à quand le réveil ?
« La Petite République » du samedi 23 octobre 1897
Plus on écoute les orateurs radicaux, plus on est convaincu que seule la doctrine socialiste en son intégrité peut arracher notre pays à la réaction. Certes, il y a des constatations utiles dans le discours récent de M. Bourgeois, et il y a intérêt, pour la propagande même de notre parti, à les fixer. Il reconnaît qu’aujourd’hui, sous le nom d’intérêt social, c’est le syndicat des grands intérêts capitalistes qui veut s’imposer au pays ; il reconnaît que c’est contre une coalition de l’Église et de la Finance que se heurte aujourd’hui la démocratie ; et même — c’est l’aveu dont il faut lui savoir le plus de gré — il a proclamé, lui, ancien ministre des affaires étrangères, que, dans toute la question d’Orient, la vraie diplomatie, la seule vraiment agissante, la seule souveraine, était la diplomatie des hommes d’argent : « Pendant que sur le théâtre se promenaient solennellement les diplomates, c’étaient les porteurs de valeurs ottomanes qui dans les coulisses faisaient la loi. » — Soit, et voilà des affirmations d’une exceptionnelle gravité. Mais quelles conclusions tire M. Bourgeois ? Il n’ose ni remonter aux principes, ni aller aux dernières conséquences.
S’il est vrai que la politique européenne est livrée à la seule puissance de l’Argent, s’il est vrai que l’autonomie de la Crète, la vie de deux cent mille Arméniens, les réformes réclamées par la partie saine du monde musulman, s’il est vrai que tout cela n’a pas pesé une once dans la balance des intérêts financiers, comment M. Bourgeois peut-il se féliciter de la situation extérieure ? Comment peut-il se réjouir pour la France de l’alliance franco-russe, puisque cette alliance n’a fait que consacrer la domestication de la France en attachant celle-ci à la Russie domestiquée elle-même par les banquiers européens ? Dénoncer la prédominance de l’Argent dans la question orientale et exalter une alliance qui sert avant tout les intérêts des hommes d’argent, c’est une singulière contradiction ; et c’est par ces contradictions que le radicalisme gouvernemental périra.
De même, d’où vient cette puissance des hommes d’argent ? D’où vient qu’ils peuvent disposer pour leurs opérations et spéculations de capitaux énormes ? Ces capitaux mêmes, d’où viennent-ils ? Est-ce qu’ils n’ont pas été prélevés, jour par jour, heure par heure, sur le travail du prolétariat ouvrier et paysan ? Si la propriété et le travail étaient confondus, la Haute Finance n’existerait même pas ; et dénoncer la spéculation financière tout en maintenant le système de la propriété capitaliste, c’est protester contre le fruit en respectant la racine. Nouvelle et décisive contradiction.