L’Europe sous le talon de fer

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Cet article se propose avant tout de donner des informations pour le lecteur non-européen sur la situation existant maintenant sur le continent qui fut pendant des siècles le guide de l’humanité. Nous réservons pour un autre article l’examen des perspectives et de nos tâches politiques. Les informations utilisées ici proviennent de bulletins et de revues spéciales, de conversations de l’auteur avec des personnes venant d’Europe et finalement de communications privées reçues d’Europe par des canaux clandestins.

Laissons pour l’instant l’URSS de côté. L’Europe a environ 380 millions d’habitants, l’Allemagne avec l’Autriche 77. Ses alliés (Italie, Hongrie, Finlande, Bulgarie) en ont 60 millions. Les pays neutres (Suède, Suisse, Espagne, Portugal) en ont 42 millions et les Iles britanniques 51 millions. Il reste 150 millions d’êtres humains opprimés par l’Allemagne. Ces pays sont la Norvège, le Danemark, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, l’Albanie, la Grèce. La partie la plus importante de la France est occupée — et le reste directement contrôlé. Quant à la Roumanie, mi-conquête, mi-alliée, elle est de par sa situation interne dans la situation d’un pays occupé.

Pendant la Première Guerre impérialiste de 1914-18, l’Allemagne occupait aussi des territoires en Europe (Belgique, Nord de la France, pays du centre de l’Europe). La différence quantitative entre les deux guerres est évidente. Mais il existe une autre différence : pendant la Première Guerre mondiale, les territoires occupés étaient presque complètement dépourvus d’hommes d’âge militaire. Il restait les vieillards, les femmes et les enfants. De plus, les fronts de l’ouest et de l’Europe centrale ne cessaient de bouger et la production industrielle et agricole avait pratiquement cessé. L’occupation actuelle n’est pas seulement beaucoup plus étendue, mais elle comporte aussi la masse de la population (sauf pour les prisonniers de guerre en Allemagne) et il n’y a pas de front de l’ouest et du centre. Mais ces avantages pour les nazis ont aussi provoqué une résistance des populations dans les territoires conquis, bien au-delà de ce qui s’était passé pendant la Première Guerre.

Toutes les forces de résistance que nous voyons maintenant existaient avant la guerre (particulièrement en Belgique), mais elles ont pris maintenant des proportions bien plus grandes. Un journal belge publié illégalement à Bruxelles, La Libre Belgique, indiqua en août dernier que plus de Belges avaient été emprisonnés en une année d’occupation par les Allemands que durant les quatre ans de 1914-1918.

Violence et exécutions[modifier le wikicode]

Pour donner une idée de la situation en France occupée, nous reproduisons d’après France Speaks, certains passages d’une lettre datée de novembre 1941 :

« Les assassinats et les sabotages commis maintenant en zone occupée et la répression qui a suivi, ont créé en France, dans toute la France, une grande tension. Cette large publicité officielle est entièrement nouvelle. Les assassinats et les sabotages sont une vieille histoire à coté. Quiconque a vécu à Paris et en zone occupée en 1940 et 1941 sait que, dans la capitale, les relations avec les forces d’occupation étaient pacifiques et on peut dire la même chose pour la province. C’est à partir de la banlieue parisienne qu’il est apparu des signes de relations en train de se gâter. Beaucoup de soldats allemands ont été poussés dans le canal près de Saint-Denis. Plus on s’éloignait de Paris, plus les rapports manquaient de cette fameuse “correction” tant vantée dans la presse officielle. Des dizaines de villes grandes ou petites, des villages et des hameaux ont vu leurs murs couverts d’affiches rouges annonçant des exécutions de Français pour “assassinats” et “attaques” perpétrées contre les forces d’occupation. Presque toutes les villes de la zone occupée ont eu à payer des amendes allant jusqu’à plusieurs millions de francs, ont eu à passer par toute la gamme des punitions, depuis l’avance du couvre-feu jusqu’à la fermeture des cafés, les interdictions de circuler le dimanche, etc. Les actes pour lesquels elles ont été punies vont des attentats individuels à la destruction des lignes téléphoniques — qui arrive souvent. Camps et prisons sont bondés. Ceux qui reçoivent des peines légères de deux à trois mois ont eu à “attendre leur tour”. Ils vont dans un camp ou à la prison où on les envoie quand il y a de la place. Une fois enfermés, ils courent le danger de se voir infliger une “sentence supplémentaire” sous divers prétextes. Le plus fréquent, c’est d’avoir proféré “une insulte à Hitler”, un crime dont les geôliers sont les seuls juges. »

Ce n’est qu‘après juillet-août 1941, quelques semaines après l’ouverture des hostilités entre la Russie et l’Allemagne et surtout depuis qu’a été démontrée la résistance russe, que les attentats et actes de sabotage ont reçu une grosse publicité et que les mesures de répression se sont aggravées jusqu’à leur sommet, les exécutions de masse de Nantes et de Bordeaux qui ont bénéficié d’une grande publicité dans le monde entier. Pourquoi ? Sabotage et attentats ont-ils été plus nombreux et plus graves qu’auparavant ? Ils ont certainement été plus spectaculaires — il y a parmi les victimes deux officiers supérieurs allemands l’un d’entre eux, Hotz, à Nantes, était particulièrement odieux à la population). Elles ont ainsi une signification politique large et publique. Les actes de sabotage se sont également multipliés. Nombre d’entre eux ont été détaillés par la presse et la radio, mais la majorité d’entre eux et les plus importants n’ont pas fait l’objet de publicité.

« Il apparaît que la violence de la répression a eu comme premier objectif d’empêcher la généralisation et l’aggravation des actes d’hostilité contre les forces d’occupation. Plus, et peut-être surtout, Paris et Vichy se sont inquiétés de la diffusion de l’état d’esprit qui leur a donné naissance et les a nourris. Le premier coup de feu et le premier déraillement de train ont mis devant le public une hostilité qui était dissimulée auparavant. L’opinion a commencé à se diviser après la prise d’otages et les premières exécutions de masse. Mais on entend rarement une condamnation de principe des saboteurs. On croit encore moins la thèse suivant laquelle “le sabotage n’est pas français”, avancée dans certains communiqués et quelques grandes affiches qui montrent, derrière le tireur, l’ombre sinistre de Staline — la dernière édition de l’homme au couteau entre les dents. En dépit de toutes les récompenses offertes aux informateurs, personne n’est venu donner des informations sur les diverses attaques. Si ceux qui ont abattu un officier allemand dans le métro de Paris ont pu “s’évanouir” dans la foule[1], c’est que la foule voulait qu’il en soit ainsi ».

Ce qui caractérise ces attaques dont il est rendu compte dans les grands journaux, c’est avant tout l’extrême audace dans leur exécution, le plus souvent en plein jour dans la rue. Il faut aussi relever qu’elles sont très souvent couronnées de succès. Finalement, leurs auteurs demeurent impunis. Pour toutes les attaques « sérieuses » qui ont atteint en France des officiers supérieurs de l’armée allemande, aucun coupable n’a été pris. De nombreux otages ont été arrêtés et fusillés mais les autorités ont été incapables de mettre les mains sur un prétendu « malfaiteur ». Pourtant les efforts en ce sens n’ont pas manqué : Pucheu [2], le ministre de l’intérieur de Pétain, est venu en personne à Paris diriger les enquêtes. Un tel état de choses ne peut s’expliquer que par l’attitude de la population, la tiédeur de l’enthousiasme dans les rangs de la police française et les difficultés de la Gestapo à opérer en milieu étranger.

Les attaques sont en général l’œuvre non d’un individu mais d’un groupe. L’attentat au revolver contre Laval et Déat [3] est à cet égard une exception. Qui sont ces groupes ? Au moins en France, il faut placer au premier rang les staliniens. Dans leur presse et leurs tracts, ils défendent les actes terroristes. Une preuve supplémentaire de leur participation organisée est le meurtre de Marcel Gitton et l’attentat qui a grièvement blessé Henri Soupé[4], d’anciens dirigeants staliniens qui ont rompu avec le fascisme au temps du pacte Hitler-Staline et qui sont passés plus tard au fascisme. Outre les staliniens, il y a dans les pays d’Europe divers groupes patriotiques secrets, issus de la petite bourgeoisie, qui pratiquent systématiquement le terrorisme.

Comme l’indique la lettre citée ci-dessus, les attaques ne se limitent pas aux cas, cités dans la presse, qui se produisent dans les grandes villes. Dès qu’ils quittent les quartiers du centre des grandes villes, les Allemands se sentent moins en sécurité. Une haine élémentaire leur vomit dessus à la première occasion. Dans le Nord de la France et en Belgique, des querelles opposent souvent dans les cafés des soldats allemands et les habitants, généralement d’origine ouvrière. Si un Allemand est tué, la répression suit ; dix jeunes gens, pris dans la rue au moment de l’affaire, paient de leur vie.

Dans les pays d’Europe occidentale, pour ne pas parler de pays comme la Pologne ou la Yougoslavie, les victimes des pelotons d’exécution se comptent déjà en milliers. Les divers totaux publiés dans la presse — le New York Times par exemple parlait récemment de deux cents en France — sont les chiffres officiels, d’origine allemande, sans aucun rapport avec la réalité.

Le sabotage est l’une des formes les plus répandues de la résistance. Il revêt les aspects les plus divers et il n’est pas toujours facile de dire où il commence et où il finit.

Il n’y a pas de statistiques générales de production. D’après les divers chiffres rendus publics, il est difficile de mesurer l’étendue du sabotage, puisqu’il faut tenir compte de la pénurie de matières premières, des ersatz et surtout de l’affaiblissement des ouvriers dû à la sous-alimentation. Mais les condamnations publiées dans la presse des Allemands ou des collaborationnistes de chaque pays occupé prouvent qu’on découvre tous les jours des actes de sabotage. Ses formes les plus violentes, coupure des fils téléphoniques, déraillement des trains, ont peut-être tendance à diminuer, ou tout au moins à ne pas augmenter à cause du prix aussitôt payé par les otages. En Belgique, par exemple, les nazis mettent dans le train même des otages responsables du succès du déplacement. Les Allemands s’appuient aussi sur la population locale pour monter la garde auprès des dépôts ou des voies, naturellement sous peine de mort en cas d’accident. Les incendies de récoltes et de stocks de grains ont été fréquents à la fin de l’été et, dans leurs tentatives pour y mettre fin, les Allemands ont souvent interdit aux paysans de quitter leur maison la nuit. Dans les deux ou trois derniers mois, on note d’assez nombreuses explosions dans des stations électriques et des conflagrations dans des usines, surtout en Belgique. Les centres les plus actifs de sabotage sont le Nord de la France, la Belgique, la Norvège, la Tchécoslovaquie.

Diverses formes de sabotage[modifier le wikicode]

Dans les usines, le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y a aucun zèle pour le travail. Comme forme primaire de résistance, les ouvriers font les imbéciles. Tout absolument est utilisé pour retarder la production sans enfreindre apparemment la discipline. Cet état d’esprit s’est répandu dans tous les pays occupés, indépendamment de la propagande de quelque parti que ce soit. Les ouvriers tchèques font circuler ce mot d’ordre : « Notre production doit être la plus pauvre au monde ». Leur emblème — qu’ils collent sur les murs, sur leurs produits, etc. — est une tortue avec un P., initiale du mot « Pomalu » (lentement).

Qui organise le sabotage et sous quelles formes ? C’est naturellement assez difficile à déterminer exactement, surtout du dehors. Si on laisse de côté les actions strictement individuelles, les explosions spontanées de colère et de haine, il est probable qu’une grande partie du sabotage est exécutée par des groupes régionaux ou locaux de dimension plutôt réduites. Il ne semble pas qu’il y ait actuellement des organisations bourgeoises nationales réellement organisées pour entreprendre et diriger le sabotage sur une échelle nationale dans chaque pays. Les seules organisations travaillant à grande échelle sont les partis staliniens et même là, les initiatives locales peuvent être extrêmement importantes.

Qui sont les saboteurs ? On peut dire que de larges couches de la population sont représentées chez eux. Voici par exemple les professions de onze Norvégiens récemment fusillés comme saboteurs dans la petite ville de Stavanger : un médecin, un comptable, un fonctionnaire des douanes, un surveillant, un employé, un vendeur, un administrateur, un forgeron. Dans les usines ce sont naturellement les ouvriers eux-mêmes. Mais ils participent aussi à des actes de sabotage comme des vols, des déraillements, etc., surtout en Belgique et dans le Nord de la France.

Dans quelle mesure ces ouvriers agissent-ils de leur propre initiative ou sous l’influence du parti stalinien ? C’est difficile à déterminer. Mais il n’y a pas de doute qu’une partie des actes de sabotage, violents, à l’extérieur des usines, sont organisés par des groupes indépendants d’ouvriers, sans aucune influence directe d’un quelconque parti.

Avec la suppression des droits démocratiques les plus élémentaires sont apparues toutes les formes de l’expression clandestine. On se répète l’un à l’autre, de bouche à oreille, les innombrables et virulentes anecdotes contre les Allemands. Les lettres « en chaîne » sont aussi très répandues, mais naturellement c’est la presse illégale qui compte le plus. Dans chaque pays d’Europe circulent maintenant quantité de petits journaux illégaux. Même en Hongrie, alliée à Hitler, un journal illégal paraît maintenant régulièrement. Ces journaux sont fabriqués par les méthodes les plus invraisemblables, mais leur technique s’améliore avec le temps. A présent, beaucoup sont imprimés et certains même très bien. Les pays où il y en a le plus sont la France, la Belgique, la Norvège et la Pologne.

La presse illégale[modifier le wikicode]

En France, l’organe stalinien, l’Humanité, paraît toutes les semaines imprimé et reproduit localement miméographié si nécessaire. La Vérité, éditée par les trotskystes, paraît à Paris, imprimée, toutes les deux semaines. Ce sont là les deux seuls journaux ouvriers connus ; il n’existe pas de journal socialiste ou syndicaliste. Tous les autres ont un caractère national-bourgeois. Voici des titres : La Voix de Paris, Le Feu, Pantagruel, Liberté, Le Peuple de France, Les Petites Ailes, La France continue, Valmy. Il semble que ce dernier soit édité par des syndicalistes de droite de l’ancienne CGT, mais il se dit purement national. Il s’intitule « organe de résistance à l’oppression » et déclare : « notre refrain : un seul ennemi - l’envahisseur ».

L’attitude générale des journaux nationaux-bourgeois est de se déclarer audessus des anciennes divisions politiques et de vouloir unir tous les hommes de bonne volonté venant des anciens partis. Ils sont extrêmement réticents à parler de ce qui suivra la « libération ». Tous publient des faits abondants sur le pillage des Allemands, attaquent violemment Darlan et les collaborationnistes de Paris. En ce qui concerne Pétain, leur opinion est quelque peu divisée. La majorité l’attaquent tout en conservant pour lui, semble-t-il, une certaine sympathie. Certains articles ne manquent pas de perspicacité politique comme on peut en juger d’après cette citation de La France continue de juin 1941 : « De même que le régime de Blum devait tôt ou tard engendrer une dictature, de même celui de Vichy engendrera une révolution ». Ce journal s’oppose à Pétain précisément parce qu’il nourrit une révolution.

Certains journaux, comme Liberté par exemple, posent à l’organe d’un groupe organisé. Ils parlent de leurs « cellules » et appellent leurs membres à être prêts pour le jour où leurs « dirigeants » donneront le signal de « l’action ». Pendant les premiers mois de l’invasion, c’est-à-dire bien avant l’attaque contre l’URSS, l’organe stalinien l’Humanité maintint l’attitude la plus ambiguë à l’égard des Allemands, se déclarant contre Vichy et dénonçant les démocrates de la veille — les Daladier, Blum, etc. — comme les agents de l’impérialisme anglais. Naturellement tout est changé aujourd’hui. L’Humanité annonçait récemment qu’une conférence illégale s’était tenue en France occupée, de « Françaises et de Français de différentes idées et croyances, unis par la volonté de lutter implacablement et sans pitié pour la libération de la France du joug hitlérien ».

Cette conférence s’est déclarée assemblée constituante du « Front national pour l’Indépendance de la France » et s’est adressé à toutes les organisations pour qu’elles y adhèrent.

Une vive polémique se mène dans la presse bourgeoise-nationale sur la collaboration avec les staliniens. A cet égard nous citons quelques lignes du journal national intitulé Vérités :

« Chez nous, il n’y a pas de sectaires politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite. Quand il s’agissait de défendre notre sol, Thorez1 a déserté et sa propagande était liée à celle de Goebbels dans une tentative pour démoraliser la France. Nous ne l’oublions pas. Aujourd’hui ils exploitent le plus pur patriotisme pour le plus grand bien des Soviets. Bien entendu, nous admirons la magnifique résistance des soldats russes, mais seulement dans la mesure où il tue le Boche. Il défend son pays contre l’étranger. Il nous revient de défendre notre pays, contre l’étranger, qu’il soit allemand ou russe.

Que tous les Français anti-allemands veillent ! Ils sont en danger d’être odieusement abusés. Ne rejoignons jamais le “Front national pour l’indépendance de la France !”

Français nous sommes, Français nous resterons ».

D’autres groupes nationaux se déclarent partisans de la collaboration avec les staliniens afin d’utiliser leur grande expérience dans l’illégalité. Un journal écrit : « L’organisation communiste apporte aujourd’hui l’aide d’une expérience unique d’action illégale ».

En Belgique, on note plus de quarante journaux illégaux paraissant régulièrement. Le plus connu est La Libre Belgique qui a paru également pendant la Première Guerre mondiale. Il a maintenant plusieurs éditions locales. Il y a aussi plusieurs journaux socialistes et pas moins de cinq publications staliniennes régulières.

Voici les titres qui paraissent régulièrement en Norvège : Nous Voulons Notre Propre Pays, Le Courrier Royal, le Courrier de V., Le Signe des Temps. Paraissant miméographié, ce dernier (Tidens Tegn) est la continuation du plus ancien des journaux d’Oslo, qui, après avoir paru plus d’un an sous l’occupation allemande, cessa volontairement sa publication en 1941, ses éditeurs refusant de se plier à la censure allemande de plus en plus rigoureuse. Tous les journaux publient souvent des listes noires d’individus associés avec le parti de Quisling.

En Pologne, la presse illégale fleurit. La lutte pour l’indépendance polonaise est menée surtout par le mouvement ouvrier et il y a de nombreux journaux publiés par des socialistes de gauche, les Bundistes juifs, etc., souvent anti-staliniens. Il y a pas mal de brochures et de manifestes publiés.

La sympathie pour l’Angleterre et tout ce qui est anglais est très répandue et elle est la réaction immédiate à l’oppression. Des aviateurs anglais obligés de quitter leur avion en parachute sont souvent cachés par la population locale. Leur avion et leurs parachutes sont aussitôt brûlés, et, par petites étapes, ils parviennent après de longs mois à se trouver en sécurité. La peine de mort est de règle pour quiconque est mêlé à ces affaires, mais la fréquence des exécutions pour ce motif montre que le risque est volontiers accepté.

Les funérailles des aviateurs anglais tués dans l’action sont souvent l’occasion de longues processions et quelquefois, comme en Belgique, se tranforment en manifestations anti-allemandes.

Le grand nombre de condamnations pour espionnage — la plupart du temps suivies d’exécutions — montrent que l’espionnage au profit de l’Angleterre est répandu dans toutes les couches de la population. Naturellement les nazis justifient bien des exécutions sous le prétexte d’espionnage, il est néanmoins clair que les agents anglais reçoivent une aide très importante.

Les Eglises[modifier le wikicode]

En Belgique et en Hollande, les cardinaux catholiques ont refusé la collaboration et pris une attitude d’opposition. En France, l’Eglise catholique est divisée. Il semble que l’opposition est plus vigoureuse là où l’Eglise a quelque base dans les masses. C’est le cas en Belgique. C’est aussi le cas dans le Nord de la France et en Bretagne et nous avons là des exemples de curés fusillés par les nazis. A Paris, où il y a une longue tradition d’athéisme dans la population, l’Eglise et surtout ses têtes sont « collaborationnistes ». En Norvège, la grande majorité de l’Eglise protestante est passée dans l’opposition. Elle se manifeste dans des lettres pastorales, des sermons, le refus des sacrements aux fascistes locaux et, par exemple en Belgique, par le chant de l’hymne national et le déploiement du drapeau national dans l’église. Le caractère général de la haine contre les Allemands se traduit dans l’attitude des enfants : on voit dans toute l’Europe des manifestations d’enfants contre les oppresseurs, en Tchécoslovaquie, Norvège, Hollande, Belgique, Luxembourg. Ils rossent les enfants des fascistes et se moquent des officiers allemands dans les rues, refusent de participer aux collectes, etc.

Les groupes fascistes du pays[modifier le wikicode]

Hitler a trouvé dans tous les pays envahis, à son arrivée, des partis fascistes dont le programme était la subordination à l’Allemagne. L’histoire de ces groupes depuis lors est celle de leur stagnation et désintégration. La population les entoure de haine et de mépris, parfois plus forts encore que leurs sentiments à l’égard des Allemands. En fait, les fascistes sont traités comme des lépreux : le peuple évite tout contact avec eux, boycotte leurs magasins s’ils sont dans le commerce, fait circuler des listes noires avec leurs noms, et leurs parents et amis rompent avec eux.

Les journaux des groupes fascistes se plaignent de façon aussi ridicule que puérile de ces persécutions. De nombreuses manifestations de la population contre eux sont rapportées par des canaux clandestins. Partant pour le front russe, un détachement de fascistes belges a paradé à Bruxelles il y a quelques semaines. Ils marchaient entre deux rangs de soldats allemands derrière lesquels la population huait et insultait les fascistes pâles et silencieux. En Belgique aussi un groupe de fascistes flamands a été attaqué dans une banlieue ouvrière ; on leur a jeté bouteilles, chaises, objets de verre et il a fallu en hospitaliser plusieurs. De tels incidents ne sont pas rares, non seulement en Belgique mais aussi en Hollande et en Norvège.

De façon générale, les nazis ont peu de confiance dans ces groupes, surtout du fait de leur division et de leurs conflits internes très violents. Les Allemands préfèrent les utiliser pour de petites tâches de police comme la fouille des voitures à la recherche de ravitaillement.

Avec la guerre contre l’URSS, les nazis ont fait de gros efforts pour envoyer sur le front russe des contingents norvégiens, danois, hollandais, belges et français recrutés parmi les fascistes de ces pays. Ce n’a pas été un grand succès : quelques milliers d’hommes au total, malgré une paie très élevée. Dès leur arrivée sur le front russe, il y a eu des difficultés entre le commandement allemand et eux.

En général, pour les tâches administratives, les Allemands préfèrent employer de vieux fonctionnaires qui acceptent de remplir leurs fonctions « techniques » pour le maintien de l’ordre. Ainsi ils utilisent des secrétaires de ministres, des juges, des policiers, des maires, etc. qui forment une grosse partie de l’appareil d’Etat des « démocraties ». Sans leur collaboration, les Allemands se heurteraient à d’énormes difficultés dans les pays occupés et c’est plus dans ce milieu que dans les groupes fascistes qu’ils trouvent leur appui principal.

Les troupes d’occupation[modifier le wikicode]

La principale préoccupation de l’Etat Major général allemand est d’éviter un contact trop étroit entre les soldats allemands et les populations locales. Naturellement les officiers sont logés chez l’habitant. Mais les simples soldats vivent collectivement dans des casernes, des camps, etc.

Les personnes qui ont été en contact avec l’armée allemande rapportent le manque d’enthousiasme des soldats allemands, après la dissipation de l’excitation due aux victoires de mai-juin 1940. Les soldats manifestent généralement un vif désir de retourner à la vie civile, de revoir leurs femmes et leurs enfants. Ils manifestent une grande peur des bombardements britanniques sur ceux qui leur sont chers. Depuis le début de la guerre avec l’URSS, les troupes d’occupation ont été fortement réduites en nombre et leur composition a profondément changé. Les Allemands utilisent maintenant les soldats les plus âgés et même des blessés.

On a rapporté des actes d’insubordination mais il est très difficile de vérifier l’authenticité de tels rapports. Les incidents sont généralement du type suivant : un soldat allemand qui rentre de permission décrit à ses camarades les conditions de l’arrière. Les officiers interviennent pour arrêter la discussion, les soldats protestent et expriment leur lassitude de la guerre. On en fusille un ou deux. Récemment est arrivée une information très détaillée sur une mutinerie en France où une centaine de soldats ont été fusillés ainsi que quatre officiers de la garnison de Paris. Mais il faut accueillir avec beaucoup de prudence de tels rapports.

Ceux qui ont vu en France ou en Belgique des soldats allemands de retour du front de Russie rapportent qu’ils sont revenus totalement terrorisés par la sauvagerie et le caractère sanglant des combats. Ils décrivent ce front comme un enfer.

La situation économique[modifier le wikicode]

Nous n’indiquerons ici que les aspects les plus évidents de la situation. Les Allemands sont guidés par une règle unique : tirer le plus possible des pays occupés pour continuer la guerre. Ce facteur détermine la vie économique des pays envahis et lui donne un caractère extrêmement inégal. Les industries qui peuvent répondre aux besoins de la machine de guerre allemande travaillent au maximum. Celles qui doivent subvenir aux besoins de la population locale sont en complète décadence. Cette division correspond en gros à celle entre l’industrie lourde et l’industrie des biens de consommation. Ce fait est particulièrement apparent en France et en Belgique où les dirigeants de l’industrie lourde sont partisans de la collaboration. En France au moins, deux ministres de Pétain sont des représentants du grand capital : Pucheu, ancien PDG des grandes usines de métallurgie Japy et Lehideux [5], gendre du grand industriel de l’auto Renault.

A l’arrivée des Allemands, le taux d’échange entre le mark et les différentes monnaies nationales a provoqué une sorte d’inflation : les soldats allemands se sentaient riches avec les marks et achetaient tout ce qu’ils pouvaient envoyer en Allemagne, chaussures, parfums, etc. Pendant un certain temps une sorte de prospérité a animé certaines professions. Mais elle rapidement pris fin. Quand leurs stocks ont été épuisés, il n’a pas été possible de les renouveler et l’ère des profits a pris fin.

En dépit de la désorganisation de l’économie, le chômage, bien qu’il existe, demeure limité. L’Allemagne garde encore de nombreux prisonniers de guerre, les adultes les plus solides : il y a encore 1400 000 prisonniers de guerre français récents dans les camps allemands. De nombreux ouvriers sont allés travailler en Allemagne, plus de deux millions. Parmi eux se trouvent 250 000 ouvriers belges, soit un cinquième des travailleurs belges en période ordinaire ; 150 000 ouvriers hollandais, etc. Le recrutement de ces travailleurs revêt toutes les formes, de la pure violence au « libre » contrat. En Pologne, les Allemands ont recours à la chasse à l’homme pour trouver des ouvriers qu’on envoie en Allemagne où ils vivent dans des casernes. En Europe occidentale, les chômeurs sont menacés de perdre leur allocation s’ils refusent de signer des contrats de travail pour l’Allemagne. Si un ouvrier est réellement hautement qualifié, il peut obtenir un niveau de vie semblable à celui de l’ouvrier allemand. Mais pour la grande masse, le niveau est nettement inférieur et peut tomber à celui du travail forcé. Une raison supplémentaire de la faiblesse apparente du chômage est la fuite des ouvriers vers les campagnes. Un chômeur ne peut pas vivre en ville au bout de quelques mois. Il part alors pour un village où il a des parents ou des amis. Pétain favorise cette décomposition de la société et l’appelle « le retour à la terre ».

Dans la condition primitive de l’Europe actuelle, la vie à la campagne est relativement plus facile que dans les villes. La famille du paysan peut toujours cacher quelque nourriture au contrôle administratif. Il peut utiliser le bois quand le charbon manque. Il peut toujours vendre une partie de ses produits au marché noir. Bien entendu cette situation a aussi son aspect négatif. Avec l’argent qu’il gagne, il ne peut acheter des cordes ou des clous en ville. Les réquisitions sont fréquentes. Les Allemands prennent son cheval et lui donnent en échange des marks fraîchement imprimés qu’il conserve parce qu’il ne peut rien acheter avec. Dans certains cas, le paysan résiste aux réquisitions et la fusillade commence. On rapporte des faits semblables en Belgique et en Hollande. Finalement les profits du marché noir vont essentiellement aux gros paysans qui peuvent traiter directement avec les profiteurs. Le petit paysan n’y gagne guère.

Le marché noir qui règne sur l’Europe est maintenant une institution reconnue. Les autorités allemandes connaissent bien entendu tous les détails de son fonctionnement mais le tolèrent et même l’utilisent beaucoup. Dans la plupart des pays, les rations alimentaires légales sont insuffisantes et, pour la masse de la population, ne représentent guère que le quart ou le tiers de la nourriture dont elles ont besoin. Chacun doit donc avoir recours au marché illégal, le marché noir. C’est une entreprise très centralisée aux mains de grands profiteurs. Une nouvelle caste de nouveaux riches monte. Contrebande du beurre, stockage de l’huile comestible pour la revendre, fabrication de faux tickets rapportent beaucoup d’argent. Citons ici une lettre de Paris qui date de juillet 1941 :

« Du grossiste au détaillant il y a toute une série de vendeurs clandestins. Jour après jour les journaux parlent de la lutte contre leurs activités, la montée en flèche des prix. Mais rien à faire, collusion et favoritisme continuent. “Le règne de l’or est fini”, assurent les nazis. Mais l’argent coule à flots. Quelques-uns ont beaucoup de bon temps. Jamais auparavant il n’y avait eu à Paris autant de night clubs, de bars, de bars clandestins, de tavernes et autres lieux où l’on dépense pour s’amuser. Beaucoup, qui avaient été mis en liquidation, sont rouverts et décorés de façon plus luxueuse que jamais. Et il en apparaît sans cesse dans toute la ville. Le menu maximum de 50 francs n’est pas obligatoire et les tickets de rationnement sont inconnus. Des orchestres, tsiganes ou russes, des chanteurs et des acteurs internationaux contribuent à l’excitation dans une atmosphère qui ne rappelle pas aux Français leur malheur national ou aux nazis leur esprit spartiate, tant exalté par Hitler. Bien après minuit, quand le reste de Paris est endormi, le nouveau Paris, fait d’Allemands et de ceux des Français des deux sexes qui fréquentent les Allemands commence à vivre et à “prendre du bon temps”. En quittant les night clubs, les noceurs voient les premières queues se former devant les boutiques, où la vente des pommes de terre a commencé depuis plusieurs heures ».

Dans la plupart des grandes villes comme Bruxelles, Amsterdam, Anvers et Oslo, les Allemands ont insisté pour l’ouverture de nouveaux cabarets et night clubs. Partout la prostitution a considérablement augmenté. La petite minorité de la population nationale qui a de l’argent peut trouver partout en Europe tout ce qu’elle veut et des plats délicieux.

Pour la grande masse de la population, la situation est tout à fait différente : en France, qui n’est pas le pire de ces pays, on ne cesse jamais d’avoir faim. Les queues pour le public rationné commencent au petit matin et durent jusqu’à 23 heures. Beaucoup de femmes s’évanouissent. Quelquefois on baisse les rideaux avant la fin parce que les stocks ont été épuisés. La recherche de nourriture est une tension permanente et prend une grande partie du temps de chacun.

Les prix au marché noir sont en moyenne quatre, cinq ou six fois plus élevés que ceux des produits rationnés. En France une oie se vend 1200 francs. Le salaire hebdomadaire d’un ouvrier bien payé est de 300 francs et l’allocation d’un chômeur de 12 francs. Cela signifie qu’un ouvrier bien payé aura besoin de son salaire du mois pour acheter une oie, et le chômeur devra y consacrer toute son allocation pour cent jours. Les œufs sont vendus 9 francs pièce. Cela signifie qu’un ouvrier peut en acheter environ cinq avec sa paie du jour. Le sucre est à 50 francs et le beurre à 1120 francs le kilo. Un paquet de 20 cigarettes, si médiocres qu’un Américain ne voudrait pas les fumer, peut être acheté aux vendeurs de rue pour 120 francs. Et n’oublions pas que la France est l’endroit le plus privilégié dans tout le territoire occupé. On a beaucoup parlé d’émeutes de la faim, généralement commencées par des femmes dans les grandes villes de Belgique comme Anvers et Liège. Partout la tuberculose fait de fantastiques progrès. Récemment, des autorités médicales suisses ont pu examiner des prisonniers de guerre français. Ils ont rapporté que les quatre cinquièmes de ces hommes, la fraction la plus forte de la population, étaient tuberculeux.

Dans le sud de la France, une partie relativement privilégiée, le taux de mortalité infantile a triplé depuis l’avant-guerre. Le nombre de naissances prématurées a doublé. Plus de la moitié des mères sont incapables de nourrir elles-mêmes leurs bébés. 40 % des enfants en moyenne ne peuvent fréquenter l’école à cause de la maladie, de la faiblesse ou du manque de vêtements.

Les courants récents[modifier le wikicode]

Les nouvelles qui permettent de se faire une idée générale prennent un certain temps pour atteindre New York. Mais toutes les indications venues d’Europe dans les dernières semaines, c’est-à-dire depuis le 15 décembre, montrent une aggravation de la situation. Les raisons en sont claires : continuation de la guerre, victoires russes et aussi l’hiver, toujours plus dur pour les masses que l‘été. Le journal des fascistes norvégiens écrivait à la mi-janvier qu’il y avait en Norvège une véritable « guerre civile ». Presque partout, les exécutions pour sabotage sont en forte augmentation. En janvier on a parlé d’émeutes de la faim dans plusieurs villes de France. Selon des rumeurs, les Allemands envisageraient de trouver de nouvelles méthodes pour administrer les pays occupés. On peut être certains que les nouvelles méthodes n’auront pas plus de succès que les précédentes pour créer l’« Ordre Nouveau ».

  1. L’homme qui abattit l’aspirant de marine allemande Moser au métro Barbès le 21 août 1941, était un ancien dirigeant des JC et combattant d’Espagne, Pierre Georges (1919-1944), dit Fredo, plus tard colonel Fabien, des FTP.
  2. Pierre Pucheu (1899-1944), PDG de Japy, ancien doriotiste, fut appelé par Darlan au ministère de l’Intérieur et prit la responsabilité de désigner des otages qui furent fusillés par l’armée allemande. Plus tard il rejoignit Alger avec des assurances du général Giraud, mais y fut fusillé avec l’approbation du général de Gaulle.
  3. L’ancien socialiste Marcel Déat (1894-1955) dirigeait sous l’occupation le parti de collaboration RNP. Il fut grièvement blessé au côté de Pierre Laval, lors de l’attentat du 27 août 1942.
  4. Marcel Giroux dit Marcel Gitton (1903-1941), stalinien bon teint, avait été secrétaire d’organisation du PCF et avait désavoué le pacte Hitler-Staline. Il fut abattu par le groupe Valmy, une formation FTP contrôlée par le PCF. Fernand (et non Henri) Soupé (1889-1976), maire de Montreuil, déclara lors de son arrestation qu’il avait approuvé le pacte mais désapprouvé l’entrée de l’armée russe en Pologne. Il rejoignit le PPF à sa sortie de prison et échappa de peu à un attentat en décembre1942.
  5. François Lehideux ne connut pas le même sort que Pucheu.