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Lénine théoricien
Auteur·e(s) | August Thalheimer |
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Écriture | 14 mars 1924 |
I.
L’œuvre de Lénine est d’une étendue, d’une profondeur, d’une portée telles qu’il faut un travail assidu et approfondi pour en mesurer toute la grandeur.
L’œuvre de Karl Marx est encore aujourd’hui, 41 ans après la mort du maître, loin d’être épuisée. Comme le montra Rosa Luxembourg, cette œuvre se rattache étroitement aux besoins qui se manifestent successivement aux diverses phases de la lutte de classe prolétarienne.
La classe ouvrière ne puise dans la théorie que ce dont elle a besoin, dans la phase actuelle de la lutte de classe. Elle ne peut se permettre le luxe de cultiver la théorie pour la théorie. La théorie marxiste aplanit cependant assez loin à l’avance les voies à la pratique de la lutte de classes et plus la théorie est profonde et logique plus elle devance la pratique.
Les relations entre la théorie et la pratique révolutionnaires sont naturellement loin d’être invariables ; leur caractère est dialectique. La pratique de la lutte de classes fécondée par la théorie, devient à son tour un terrain propice au développement de nouvelles conceptions théoriques.
On peut comparer les relations existant entre la théorie et la pratique révolutionnaires à celles qui s’établissent entre les sciences naturelles pures et les sciences appliquées.
Le génie mathématique d’un Gauss ou d’un Riemann, par exemple, avaient développéil y a longtemps les méthodes dont fit plus tard usage la théorie de la relativité. L’inépuisable arsenal théorique de Karl Marx a d’abord donné à la classe ouvrière les moyens de se créer une idéologie politique propre en se séparant de la bourgeoisie encore révolutionnaire à cette époque.
La classe ouvrière a ainsi pu se constituer consciemment en classe indépendante. La doctrine marxiste fournit plus tard les idées qui guidèrent la classe ouvrière dans une longue période de luttes parlementaires, de luttes économiques, de vaste organisation politique et syndicale. La théorie marxiste nous trace enfin – à grands traits généraux – les chemins et l’action révolutionnaire finale qui préparera l’avènement d’une société soviétiste dont les constructeurs s’inspireront, eux aussi, des idées de Marx.
Rien ne prouve mieux l’incomparable génie de Marx que ces faits. À l’époque où la ligne de démarcation entre les révolutions bourgeoise et prolétarienne commençait à peine à se distinguer, au seuil de la période d’expansion de l’économie capitaliste et du pouvoir bourgeois, aux timides débuts de la lutte de classe prolétarienne, Marx sut esquisser à grands traits les directives essentielles de la lutte révolutionnaire finale et de l’édification qui suivra. Il devança de loin son époque, non point en édifiant un système philosophique basé sur la spéculation abstraite, mais en faisant l’analyse profondément réaliste de l’économie et de la politique capitaliste et des phénomènes de la lutte des classes.
Les théoriciens socialistes qui reprirent la succession de Marx dans la période parlementaire et syndicale du développement socialiste, versèrent abondamment de l’eau dans le vin de la théorie marxiste. Ils puisèrent dans cette théorie ce qui leur semblait immédiatement utile ; ils perdirent de vue l’enseignement de Marx sur la révolution prolétarienne et ses formes concrètes. La théorie révolutionnaire de Marx devint entre leurs mains un instrument d’investigation historique, et non une arme destinée à être employée dans l’action révolutionnaire.
C’est alors que commence l’œuvre de Lénine. Et ce n’est pas par hasard. Sur le terrain fertile de la révolution russe en préparation, Lénine ressuscite la théorie marxiste enterrée par les épigones. Lénine l’enrichit des expériences de la lutte de classe prolétarienne de son époque.
L’idée de la dictature du prolétariat que les Kautsky avaient « oubliée » est pour ainsi dire redécouverte par lui. Pendant des dizaines d’années Lénine défend, dans d’incessantes controverses, la doctrine marxiste contre les interprétations fausses et plates des réformistes et des anarchistes. Son plus grand mérite sera cependant d avoir donné des formes concrètes à la dictature prolétarienne sur la base des expériences et de l’œuvre créatrice du prolétariat russe, en apercevant le rôle véritable des soviets et en faisant en même temps le procès de la démocratie bourgeoise qu’il parvient par sa critique concrète à éliminer de l’idéologie ouvrière.
En ce sens, Lénine est vraiment un pionnier et un esprit créateur. Son œuvre est d’une portée universelle et sert d’exemple à la classe ouvrière de tous les pays où la révolution prolétarienne est à l’ordre du jour.
Un autre mérite de Lénine c’est d’avoir organisé la révolution dans les conditions pratiques de la Russie et, récemment encore, d’avoir formuléles principes de la politique du premier État prolétarien. L’œuvre de Lénine a, même dans ce domaine, des traits d’une universalité qui lui confèrent la plus grande valeur internationale. Mais ici incombe à ceux qui veulent suivre les traces de Lénine le devoir de distinguer ce qui, de l’expérience russe, s’applique au mouvement ouvrier international et ce qui ne saurait s’y appliquer.
Personne n’a souligné avec plus d’insistance que Lénine la nécessité de distinguer entre les aspects internationaux et spécifiquement russes de la révolution d’octobre. Traduire Lénine du russe dans les langues de l’Europe occidentale n’est pas qu’un devoir littéraire et scientifique et ne peut être le devoir de particuliers. La révolution prolétarienne doit se charger de traduire Lénine, de manière à appliquer son enseignement aux situations de l’Europe occidentale et de l’Amérique, et plus tard à celles de l’Asie et de l’Afrique.
Il s’agit de développer et de déterminer avec précision ce que nous avons hérité de Lénine, vu les conditions de la révolution prolétarienne et les expériences de l’action des masses en Europe occidentale. C’est là le devoir de toute une génération. Pour l’accomplir jusqu’au bout, il ne suffit pas d’adopter à la lettre la doctrine de Lénine : il faut la développer, il faut en faire de nouvelles œuvres créatrices.
II.
Chez Lénine comme chez Marx, le révolutionnaire agissant, le praticien de la révolution est inséparable du théoricien. L’idée dominante de Marx fut, pendant toute sa vie, « de ne pas seulement comprendre le monde, mais de le changer ». Ce fut aussi la grande pensée de Lénine.
Née de la volonté révolutionnaire et de la profonde analyse dialectique des réalités sociales, la théorie marxiste est devenue la plus grande force vivante que l’histoire ait jamais connue ; « La théorie devient force si elle réussit à faire la conquête des masses. » Marx fut sur ce point un disciple authentique de Hegel, le dernier et le plus grand des philosophes allemands.
Hegel bien qu’idéaliste, ne fut point ce rêveur marchant dans les nuées qu’on aime souvent à représenter. Sa philosophie idéaliste cherchait le contact. Marx, lui, devait forger du matérialisme dialectique une puissante arme révolutionnaire. Cette philosophie a pu mieux que toute autre conquérir les masses, car elle est née de l’étude de leur vie même.
L’ascendant incomparable de Lénine sur les masses s’explique par la force élémentaire de la théorie révolutionnaire marxiste. Le secret de l’autorité puissante de Lénine, réside, comme chez Marx, dans l’identification complète du penseur et de l’homme d’action avec la révolution prolétarienne. Les moyens dont disposait Lénine a titre personnel étaient bien inférieurs à ceux qui sont À ln disposition de n’importe quel chef d’État bourgeois.
III.
Le succès peut-être le plus remarquable de Lénine fut de jeter un pont théorique entre la révolution paysanne et bourgeoise, d’une part, et la révolution prolétarienne socialiste d’autre part. Pour la Russie, Lénine a résolu ce problème avec la plus grande précision.
La solution qu’il lui a donnée en Russie a également une grande importance pour les autres pays d’Europe et pour l’Amérique. bien que le problème ne s’y présente nulle part sous la même forme qu’en Russie. Car la révolution paysanne en Russie n’a été en elle-même qu’un épilogue retardé des grandes révolutions paysannes de 1789 en France et 1818 dans le reste de l’Europe.
Ce qui est caractéristique pour la révolution paysanne en Russie, c’est sa coïncidence avec la révolution prolétarienne socialiste et, en général, avec le début de l’ère de la révolution mondiale. Cette circonstance lui donne une toute autre orientation que celle des révolutions paysannes qui se sont produites en corrélation avec les révolutions de la grande bourgeoisie. D’autre part, elle impose des limites d’un caractère historique, c’est-à-dire passager, à la révolution prolétarienne socialiste en Russie.
En Europe occidentale, l’existence de la propriété petite-bourgeoise est déjà une condition préalable de la révolution prolétarienne ; en Russie elle en est la création. La définition du rôle de la révolution paysanne relativement à la révolution prolétarienne a surtout une importance colossale en ce qui concerne les peuples coloniaux qui se composent en majorité de paysans. Le contact établi entre les révolutions prolétariennes en Europe et les révolutions nationales des peuples coloniaux compte parmi les œuvres les plus importantes de Lénine.
IV.
La grandeur de Lénine, théoricien, a été d’unir la témérité révolutionnaire au réalisme le plus prudent. L’opportuniste et le socialiste « éclectique » perdent dans le tourbillon des événements l’orientation révolutionnaire et deviennent des renégats. L’anarchiste et le syndicaliste ne sentent que trop souvent le sol de la réalité se dérober sous leurs pas. Le réaliste révolutionnaire que fut Lénine sut toucher, à la faveur des événements, le but. Lénine n’a laissé obscurcir sa voie ni par ses propres formules ni par celles d’autrui. Il est resté également réfractaire à toute conception fausse de la réalité, à toute phraséologie bourgeoise, à tout dogmatiste. Il a combattu aussi impitoyablement l’opportunisme que les déviations à gauche.
V.
Lénine se réclamait du marxisme orthodoxe comme nous nous réclamons du léninisme. C’est dans l’esprit de la théorie révolutionnaire vivante et non dans sa lettre morte que nous sommes léninistes. Le léninisme est devenu un mot d’ordre et un cri de guerre dans notre parti frère russe. Et, comme le parti russe, toute l’internationale se groupe autour du drapeau du léninisme. Puisse-t-elle ne jamais oublier que le léninisme, comme le marxisme, est avant tout une méthode vivante et créatrice unissant la plus grande témérité révolutionnaire à la plus profonde analyse des réalités.
VI.
Le style de Lénine, écrivain, « c’est l’homme », c’est Lénine même. Ce style est d’une grande simplicité et d’une clarté absolue. Ce style est énergique, intentionnel, toujours adapté aux exigences du moment. Pas d’artifices oratoires, mais une logique impeccable au service d’une ardente passion révolutionnaire.
Le style de Lénine écrivain et orateur, parait au premier moment, avoir quelque chose d’étrange. I.e lecteur ou l’auditeur étranger – c’est-à-dire d’Europe occidentale – est surpris. C’est le style d’un homme puissamment intuitif, qui à force de clarté, et par la répétition vigoureuse de ses idées centrales impose sa pensée à notre esprit, sans avoir recours aux habituels développements oratoires ou stylistiques.