Lénine préside la séance

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Sémachko, Nikolaï Alexandrovitch (1874-1949), médecin, adhère au mouvement social-démocrate dès 1893. Arrêté pour sa participation à la révolution à Nijni-Novgorod en 1905, émigre en 1906 à Genève, puis à Paris, où il se lie à Lénine. Secrétaire et trésorier du bureau du CC du parti bolchevique à l’étranger. Après la révolution d’Octobre, dirige les services de santé du Soviet de Moscou, puis Commissaire du peuple à la Santé publique (1918-1930), spécialiste de l’hygiène sociale. En 1924, après la mort de Lénine, il lance dans les « Isvestias » un appel à tous ceux qui connurent Lénine pour qu’ils communiquent leurs souvenirs. Membre du présidium du Comité exécutif de l’URSS (1931). Membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences pédagogiques de l’URSS. Directeur de plusieurs instituts médicaux de recherche scientifique (1945-1949).

Le déroulement habituel d’une séance du Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) était le suivant. On arrivait à la séance exactement à l’heure fixée, sans le moindre retard. Vladimir Ilitch était la ponctualité même et il exigeait de nous d’être aussi exacts que lui. C’est sur sa proposition qu’on avait décidé d’enregistrer toutes les absences et les retards des membres du Sovnarkom et de les communiquer au Comité exécutif central afin que des sanctions soient prises contre les indisciplinés.

À l’heure fixée, Vladimir Ilitch sortait dans la salle des séances de son cabinet qui était situé à côté. Quelle que fût son humeur, il ne manquait jamais de nous saluer aimablement avant d’aller occuper sa place. Cette amabilité a toujours attiré mon attention en tant que médecin-psychologue. Parfois, je voyais que Vladimir Ilitch était très agité et même furieux. Mais, par un extraordinaire effort de volonté, il dominait son humeur et retrouvait son calme…

A pas rapides, il venait s’asseoir à sa table, perpendiculairement à laquelle on en avait placé une autre, beaucoup plus longue, à notre intention. La séance commençait. J’ai déjà parlé du soin que prenait

Lénine à créer une atmosphère propice : il exigeait que la salle soit bien aérée (vasistas ouvert ou ventilateur), que le silence absolu et l’ordre président aux travaux. Il était rigoureusement interdit de fumer.

Les séances du Sovnarkom présidées par Vladimir Ilitch étaient toujours un véritable cours d’enseignement politique supérieur. Comme je m’indignais toujours contre les commissaires du peuple et les membres des collèges qui manquaient les séances ou s’en allaient avant l’heure sous prétexte que « leurs questions » n’étaient pas examinées ! Il est vrai que les gens de cette sorte étaient peu nombreux et que les séances du Sovnarkom étaient toujours si bien fréquentées que la salle, pourtant assez spacieuse, suffisait à peine à loger tout le monde.

Ces séances étaient pleines d’enseignements, en premier lieu parce qu’à cette époque nous en étions encore à « apprendre à marcher », nous étions des novices dans la gestion de l’économie, la direction de l’État, son édification.

Nous étions inexpérimentés et parfois même impuissants. Quant à Lénine, quoiqu’il lui arrivât aussi de se tromper, il le faisait beaucoup plus rarement que nous tous. Bien que manquant lui aussi d’expérience, il savait trouver la solution des problèmes et le faisait beaucoup mieux que nous. Aussi ces séances étaient-elles pour nous une étude collective.

D’autre part, ce qu’il y avait de précieux chez Lénine, c’est sa façon, en tant que président du Sovnarkom, d’élever des questions à première vue mineures et de peu d’importance à la hauteur de questions de principe.

Je me souviens d’un cas de ce genre. On parlait, au cours d’une séance, du Service du travail [1]. Le camarade Krassine [2], orateur spirituel, se mit à plaisanter sur les « dactylos à hauts talons » s’en allant dans la neige et la boue accomplir leurs obligations dans le cadre du service du travail. Comme Vladimir Ilitch s’emporta à cette occasion ! Il s’indignait de cette façon de ravaler cette campagne économique et politique si importante alors au niveau de bavardages de concierges ; et, sur-le-champ, il lança quelques idées qu’il développa par la suite si brillamment dans son livre La grande initiative (il voyait dans les samedis communistes le prototype du travail communiste, de l’actuelle émulation socialiste et du mouvement des travailleurs de choc). Je pense que nous profiterons toute notre vie de l’enseignement reçu alors auprès de Lénine au Conseil des commissaires du peuple.

Pendant les débats, Vladimir Ilitch aimait bien prêter l’oreille là « ce que diraient les autres ». Fermant à demi un œil, il fixait l’autre sur l’orateur, attentif à son discours, coupant inexorablement la parole aux trop bavards. Parfois, il arrivait que personne ne veuille prendre la parole ; Vladimir llitch aimait alors à « faire venir quelqu’un au tableau ».

Le plus souvent, bien sûr, il faisait lui-même la proposition nécessaire et prenait la parole le premier (surtout lorsqu’il s’agissait de placer les débats au niveau voulu). Puis, en tant que président, il faisait le résumé des débats.

Il y avait également dans ce résumé quelque chose d’extrêmement caractéristique et de remarquable. Souvent, les présidents de séances « dépouillent » les orateurs : recueillant des bribes de discours, ils énoncent une proposition tendant à rallier le plus grand nombre possible de suffrages. Lénine n’agissait pas de la sorte : il tirait des conclusions qui, loin d’être un compromis, reposaient sur des principes bien tranchés et établis. Les interventions lui fournissaient la matière d’où il tirait ses arguments. Il se trouvait d’habitude dans ces occasions nombre de partisans d’« escamoter les divergences », proposant des formules visant à concilier les avis contraires, à adoucir les arêtes trop vives. Lénine s’élevait toujours de la façon la plus catégorique contre un tel camouflage. Je l’ai toujours connu ainsi dans ses discussions avec nos adversaires politiques.

Et bien qu’au Sovnarkom on discutât entre camarades, là aussi Lénine demeura toujours un adversaire irréductible de tout compromis nuisible, un homme qui n’a jamais failli à ses principes.

La puissance de sa logique est bien connue. Ses amis et même ses ennemis ont souvent dit et écrit dans quel étau serré il emprisonnait ses auditeurs par la logique de son raisonnement. Cette logique parvenait d’habitude à convaincre une bonne moitié de ceux qui, à l’origine, s’opposaient à l’idée qu’il défendait : souvent on pouvait entendre leurs remarques comiques et désemparées : Bien sûr, puisqu’il en est ainsi, il faut agir ainsi.

L’un des problèmes essentiels de l’époque était celui du ravitaillement. Et, ma foi, c’était sans doute là une illustration sans pareille des méthodes tactiques de Lénine. Voici, par exemple, qu’on examine la question brûlante des rations de vivres à délivrer aux fonctionnaires. Qui n’était pas intéressé par cette question ? Bien sûr, chacun de nous se battait comme un tigre pour défendre les intérêts de son « département ». Lénine demeurait inflexible : chacun recevra son dû et pas une graine de plus ! Nous tentions de former des collusions sur un pied de réciprocité (« Je voterai pour toi si tu votes pour moi »), mais Lénine déjouait toutes nos manœuvres.

La question du ravitaillement ne fut-elle pas pour nous une occasion de constater comment Lénine, faisant preuve d’une fermeté extraordinaire, luttait et nous apprenait à lutter contre les déviations ? Il repoussait formellement les propositions opportunistes sur l’adoucissement du régime des livraisons obligatoires de produits agricoles par les paysans (or, de telles propositions furent émises plus d’une fois par certains camarades) [3] : seule une discipline de fer pouvait sauver (et a sauvé en effet) la situation. Mais il luttait aussi avec la même énergie contre les « initiatives de gauchistes », surtout contre l’activité gauchiste de certains « détachements de barrage » [4].

En matière de santé publique également, Lénine eut à combattre des erreurs venant « de droite » et « de gauche ». En 1919, le Conseil des commissaires du peuple envisagea la nationalisation des entreprises pharmaceutiques. Cette mesure était tout à fait indispensable : les médicaments manquaient, le blocus de notre pays par les capitalistes avait arrêté les importations ; on ne pouvait certes pas livrer le ravitaillement de la population en médicaments à la merci des intérêts privés, poursuivant parfois des buts de spéculation. L’étatisation de cette branche de l’économie s’imposait. Mais une autre pratique extrême se faisait jour alors : les « nationalisations » se faisaient sans préparation suffisante, on « confisquait » tout ce qu’on pouvait, il s’ensuivit que certaines entreprises nationalisées se développaient sans véritable gestion.

Il est clair qu’une telle désorganisation était dangereuse. Je me souviens à quel « interrogatoire serré » nous soumit pendant longtemps Lénine au Sovnarkom, moi et le camarade Rappoport, qui était alors responsable des fournitures de produits pharmaceutiques au Commissariat du peuple à la Santé, pour savoir comment nous avions préparé la nationalisation et si nous saurions la mener à bien. C’est seulement lorsqu’il se fut convaincu de l’utilité réelle de cette mesure qu’il autorisa la nationalisation.

Ainsi Lénine, occupé quotidiennement à résoudre des questions à première vue mineures, sans importance, de notre œuvre d’édification, nous enseignait à appliquer la ligne du parti et à lutter contre les déviations.

  1. Le Service du travail, ou « Samedis communistes » (Kommunistícheski subbotniki) est apparu en 1919. Les ouvriers communistes ou sympathisants travaillaient gratuitement ces jours-là afin de montrer l’exemple en contribuant à relever la production et l’effort de reconstruction d’un pays ruiné par la guerre mondiale et la guerre civile. D’abord spontanée et localisée, l’initiative sera ensuite généralisée et institutionnalisés et elle existe encore de nos jours en Russie sous forme d’un travail communautaire volontaire. Lénine en a fait l’éloge dans sa brochure « La Grande Initiative » parue le 28 juin 1919.
  2. Krassine, Léonid Borissovitch (1870-1926), ingénieur et diplomate soviétique. Bolchevique depuis 1903. Dirigeant bolchevique à Saint-Pétersbourg en 1905, spécialisé dans l’activité clandestine (imprimeries, achat d’armes et d’explosifs, expropriation de fonds). Conciliateur avec les mencheviques, il rompt avec Lénine en 1909. Adhère à nouveau au Parti bolchevique après la Révolution d’Octobre, est au CC en 1924. Commissaire du peuple au Commerce extérieur (1920-1925). Représentant commercial en Grande Bretagne (1920-1923), il négocie le premier traité commercial avec ce pays (1921). Membre des délégations soviétiques aux conférences internationales de Gênes et La Haye (1922). Ambassadeur en France (1924-1925) et en Grande-Bretagne (1925-1926).
  3. Le « Communisme de guerre » (1918-1920) fut provoqué par les conditions de guerre et se caractérisait par une centralisation extrême de la production et de la répartition des vivres, par l’interdiction du libre échange des marchandises et par le système de réquisitions des surplus de denrées agricoles.
  4. Détachements d’ouvriers armés envoyés à la campagne pour réquisitionner les surplus de blé aux paysans riches et moyens afin d’alimenter la population des villes.