Lénine dans l’action quotidienne

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Eugénie Bosch[1]

Il était étonnamment simple et facile de travailler avec Vladimir Ilitch. En 1918 on devait s’adresser à lui pour les moindres choses : pour obtenir, par exemple, un camion nécessaire à un envoi de pain à la gare. Je ne connais pas d’exemple d’une demande adressée à Vladimir Ilitch et restée sans réponse. Le formalisme, les méthodes bureaucratiques de travail n’étaient pas seulement étrangers à Vladimir Ilitch ; ils faisaient naître chez lui une profonde indignation.

Exigeant l’application rigoureuse des directives et des décisions il était loin de blâmer qu’on tournât « la lettre de la loi » si les circonstances l’exigeaient ; mais son indignation était grande lorsqu’on se refusait, pour des raisons formelles, à faire ce qui était évidemment nécessaire.

Je me souviens d’une conversation que j’eus avec lui à propos du refus du Commissaire de la région militaire de l’Ouest de livrer les fusils de ses dépôts aux ouvriers mobilisés par les syndicats. Le Commissaire invoquait la lettre de la loi.

Vladimir Ilitch n’y voulut même pas croire. Mais quand je lui ai exposé les détails des pourparlers avec le Commissaire, jusqu’au moment où nous lui proposâmes d’appeler son supérieur au téléphone,

Vladimir Ilitch dit avec amertume :

– Un fonctionnaire zélé…

Et il écrivit sur le champ au chef d’État-major de la République, le priant d’ordonner « si possible » la livraison immédiate des fusils.

Vladimir Ilitch exigeait qu’on ne s’adressât pas à lui dans les seuls cas de nécessité. Il tenait à être informé avec précision et minutie sur ce qui se passait en province. Il lavait la tête d’importance à ceux qui négligeaient de le tenir au courant.

Je n’oublierai pas la verte semonce qu’il m’administra, pour ne pas l’avoir informé aussitôt d’une série de malentendus provoqués par les ordres donnés par un militant dirigeant du Conseil révolutionnaire du front[2] aux comités locaux du Parti et du Soviet et par l’arrestation sur les ordres du même camarade, des présidents de l’Exécutif provincial et de la Tchéka[3] ainsi que d’un Commissaire militaire[4], leur tort ayant été de ne pas céder dans les 24 heures les locaux de la Tchéka provinciale au Conseil révolutionnaire de l’Armée.

À mes explications, que je me bornais à mentionner les frottements se produisant entre les organisations militaires, celles du parti et les Soviets, que ne je ne voulais pas parler des personnes car en fin de compte tous ces malentendus et ces différends se réglaient sur place, Vladimir Ilitch fit la sourde oreille :

– Des malentendus ! Disait-il, qui s’arrangeraient ! Au lieu d’en finir une fois pour toutes !… Avez-vous pensé à ce que les masses diront de nous ?

Trouvant injuste le reproche de Vladimir je répliquai que le coupable dans toutes ces histoires était un militant responsable désigné par le Comité Central du Parti et qu’en somme, il faudrait être plus prudent dans les désignations…

Vladimir Ilitch maintint son point de vue :

– Nommé par le Comité Central !… Nommé par le Comité Central !… Mais comment le Comité Central peut-il savoir ce qu’on fait de ses directives, si vous qui êtes sur place, vous ne croyez pas devoir l’informer ?… Et si vous ne vouliez pas écrire, pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? J’exposai à Vladimir Ilitch qu’à mon sens il s’agissait beaucoup moins des personnes que d’une nouvelle méthode de travail, naissant péniblement (cette conversation se situe au début de 1919) que je l’avais observé en maint endroit, qu’il arrivait souvent aux militaires de l’Armée Rouge de procéder vis-à-vis des organisations du Parti et des Soviets non par la persuasion mais militairement, à coups d’ordres et que c’était le résultat inévitable d’une activité militaire particulièrement intense.

Toute la question se posait pour moi en ces termes : Cette méthode était-elle nécessaire ? Dans l’affirmative, les organisations dirigeantes devaient donner des instructions correspondantes aux militants de l’Armée et du Parti. En attendant, la gravité des conflits dépendait du plus ou moins de tact et de maturité politique des militants de l’Armée. Un camarade habile et fort saurait imposer ses ordres de telle façon que le Soviet et le Parti les considéreraient comme les leurs propres ; un maladroit, dépourvu de moyens, serait réduit à procéder par ordres brefs et prescriptions impératives.

Vladimir Ilitch m’écouta attentivement et reprenant le ton amical qui lui était coutumier me fit citer des exemples, insistant minutieusement, pour connaître comment réagissaient les masses à l’égard des ordres de nos services de l’Armée.

J’observai que la nouvelle méthode d’autorité, surtout si elle était appliquée sans tact, menaçait de nous éloigner des masses, risquant de provoquer le mécontentement de celles-ci contre les organes dirigeants et aussi des conflits sérieux entre membres du Parti. Vladimir Ilitch répondit après une pause :

– Oui, il faut y réfléchir.

L’inflexion de sa voix et la proposition qui suivit : – Ne vous chargeriez-vous pas d’organiser le contrôle et l’instruction des services locaux ? me montrèrent que j’avais touché juste, que Vladimir Ilitch éprouvait ces inquiétudes et cherchait une solution.

Vladimir Ilitch manifestait l’attention la plus intuitive pour tout ce qui se passait sur place, dans la réalité quotidienne ; il écoutait toujours les suggestions des camarades ; nulle observation utile n’échappait à son attention.

  1. Bosch, Evguénia Bogdanovna (1879-1925) Membre du POSDR depuis 1900, bolchevique en 1903, plusieurs fois arrêtée et déportée en Sibérie. S’évade et émigre aux États-Unis en 1915, puis en Suisse où elle fait partie du « Groupe de Baugy » avec Boukharine, Radek et Piatakov et fonde la revue « Le Communiste » avec Zinoviev. De retour en Russie après la Révolution de Février 1917, elle est membre du CC en août et affectée ensuite en Ukraine où elle organise la résistance à l’invasion allemande. Communiste de gauche, elle s’oppose à la paix de Brest-Litovsk. Pendant la guerre civile, elle est présidente du Comité du parti du Gouvernement de Penza où elle réprime les révoltes paysannes, puis est désignée à la tête du Département politique du Front du Caucase de l’Armée rouge. Présidente de la Commission d’Histoire militaire (1920-1923), membre de l’Opposition « trotskyste » en 1923, épuisée et malade, elle se suicide en 1925.
  2. Conseil militaire révolutionnaire du front (ou de l'armée) : Organe dirigeant suprême constitué d'un représentant du Comité central, du Parti de la région concernée et du commissaire militaire du front ou de l'armée en question
  3. Tchéka : Commission extraordinaire pan-russe pour la répression de la contre-révolution et du sabotage, constituée par décret du Conseil des commissaires du peuple le 7 (20) décembre 1917, avec à sa tête Félix Dzerjhinsky
  4. Commissaires militaires ; constitués au printemps 1918, ils étaient les représentant directs du pouvoir soviétique (puis du Parti communiste) au sein des unités de l'Armée rouge au niveau des fronts, des armées, puis des divisions et régiments. Ils étaient notamment chargés d'assurer la loyauté politique des officiers issus de l'ancienne armée tsariste, les ordres opérationnels de ces derniers n'étant valables qu'avec la contre-signature du commissaire militaire.