Lénine au début de la Guerre mondiale

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Au cours de l’été 1914, nous habitions dans le village de Poronine, à sept kilomètres de Zakopane, cure d’altitude de Galicie. Les hautes cimes neigeuses, les vallées et les lacs étaient d’une rare beauté. Mais à Zakopane même, la vie était coûteuse et remuante, de sorte que, dès le deuxième été, nous habitâmes à Poronine, à 700 mètres d’altitude.

À Poronine, la vie était plus simple, mais en échange nous avions des montagnes et des forêts magnifiques. Poronine s’étend des deux côtés de la route nationale, sur quelques kilomètres de longueur. La population montagnarde est absolument inculte au point de vue politique et il n’y a pas de vie publique. La puissance de l’Église et des prêtres est illimitée. Avec nous habitaient à Poronine les Zinoviev et les camarades polonais Bagotski et Ganetski. Nous logions près de la forêt, dans une maisonnette de deux chambres, et nous avions encore, en haut, une chambre pour les invités. Nous fûmes visités à Poronine par des députés de la Douma, des camarades de Russie. Les conditions policières à Poronine étaient favorables.

Bien que la guerre fut dans l’air depuis longtemps, la nouvelle de la déclaration de guerre nous prit assez au dépourvu. Il nous fallait quitter Poronine, mais on ne savait pas encore où aller. La femme de Zinoviev était à ce moment gravement malade et Zinoviev se trouvait provisoirement avec elle à Zakopane, où il y avait des médecins. Aussi longtemps que sa femme serait malade, Zinoviev ne pourrait bouger. Nous décidâmes aussi, de notre côté, de rester provisoirement à Poronine.

Ilitch écrivit à Copenhague au camarade Kobietski qui s’y trouvait, en le priant de se mettre en liaison avec nos camarades de Stockholm lesquels, de leur côté, étaient en relations étroites avec la Russie. Il lui demanda des informations régulières, etc.

Lorsque la mobilisation commença, la population locale fut complètement atterrée. Personne ne savait pourquoi la guerre avait éclaté, il n’y avait pas trace d’enthousiasme, on allait comme à l’abattoir. La propriétaire de notre maisonnette, une paysanne, était complètement pliée par le chagrin : son mari devait partir. Le prêtre s’efforçait d’éveiller du haut de sa chaire des sentiments patriotiques. Les rumeurs les plus diverses se mirent à circuler et le jeune garçon d’une misérable famille paysanne voisine, âgé de 16 ans, me raconta mystérieusement ce que le prêtre leur avait dit, à savoir que les Russes empoisonnaient les fontaines.

Le 7 août, un inspecteur de la gendarmerie de Poronine fit son apparition chez nous, accompagné d’un témoin, un paysan de l’endroit armé d’un fusil, pour procéder à une perquisition. Il ne savait même pas ce qu’il devait chercher : il fouilla un peu dans l’armoire, y trouva un revolver non chargé, emporta quelques cahiers sur la question agraire, contenant beaucoup de matériel statistique, et posa quelques questions sans importance. Le témoin restait assis d’un air gauche et regardait la scène sans comprendre. Mais le gendarme s’égaya à ses dépens : il lui montra la marmite et lui assura que c’était une bombe. Ensuite, il raconta qu’une dénonciation était parvenue contre Vladimir Ilitch, l’accusant d’être un espion. C’est pourquoi il devait être arrêté; mais comme il devait de toute façon aller le lendemain à Nowy Targ (bourg voisin où il y avait des autorités militaires), le mieux était qu’il aille lui-même au train de six heures le lendemain matin.

Il était clair que l’arrestation menaçait, mais en temps de guerre, durant les premiers jours de la guerre, cela pouvait facilement finir mal. Vladimir Ilitch alla voir le camarade Ganetski qui habitait également Poronine et lui raconta ce qui s’était passé. Ganetski envoya immédiatement un télégramme au député social-démocrate Marek, Vladimir Ilitch télégraphia à la police de Cracovie, où il était connu comme émigré. Ilitch s’inquiétait de la façon dont nous deux, maman et moi, nous resterions toutes seules à Poronine dans la grande maison et il se mit d’accord avec le camarade Tikhomirnov pour qu’il habite pendant ce temps la chambre du haut. Tikhomirnov était récemment de retour de l’exil, du gouvernement d’Olonetz, et la rédaction de la « Pravda » l’avait envoyé à Poronine pour se rétablir, remettre ses nerfs en ordre et aider Ilitch dans l’élaboration du matériel publiépar la « Pravda » sur les campagnes menées à cette époque en Russie pour la journée de huit heures et la presse ouvrière.

Nous restâmes toute la nuit avec Ilitch ; il ne pouvait être question de dormir. Au matin, j’accompagnai Ilitch jusqu’au train. Le même jour, Ganetski loua une charrette paysanne et fit avec elle le voyage de Nowy Targ. Il se présenta au capitaine du district, fit grand bruit, raconta qu’Ilitch était membre du Bureau international, qu’il était un homme pour lequel on risquait beaucoup et de la vie duquel on était responsable. Il rendit également visite au juge d’instruction, lui expliqua de même qui était Ilitch et obtint pour moi l’autorisation de visite pour le lendemain. Lorsque Ganetski revint de Nowy Targ, nous écrivîmes ensemble une lettre à Vienne, au député social-démocrate autrichien Victor Adler, membre du Bureau international. Le lendemain matin, je pris le train avec Ganetski pour Nowy Targ. Sans le camarade Ganetski, nous n’aurions peut-être pas réussi à arracher Ilitch aux mains des autorités militaires.

À Nowy Targ je devais voir Ilitch. On nous laissa seuls, mais, dès le début, l’entretien ne marcha pas : la situation manquait tout à fait de clarté. La police de Cracovie envoya un télégramme expliquant qu’il n’y avait aucune raison de soupçonner Oulianov d’espionnage. Un autre télégramme dans le même sens fut également envoyé par Marek. Je pus voir Ilitch chaque jour. De grand matin, par le train de six heures, j’allais à Nowy Targ (une heure de trajet), je flânais jusqu’à onze heures à la gare, à la poste, au marché, puis je passais une heure auprès d’Ilitch. Il me parlait de ses codétenus. C’était pour la plupart des paysans des régions environnantes : les uns étaient emprisonnés pour non renouvellement du passeport, d’autres pour retard dans le paiement des impôts, d’autres encore pour « différends » avec les autorités locales. Il y avait là, également, un Français, un fonctionnaire polonais qui avait traversé à cheval une prairie étrangère, un tzigane qui s’entretenait avec sa femme par-dessus les murs de la cour de la prison. Ilitch se rappela son activité juridique parmi les paysans, lors de son exil sibérien, activité qui tira d’affaires de nombreux paysans. Là aussi, en prison, il eut bientôt une espèce de consultation juridique, rédigeant des requêtes, etc. Les détenus l’appelaient « Byczi Khlop », c’est-à-dire le « gars malin ».

Le « gars malin » s’acclimatait peu à peu à la prison de Nowy Targ et je le trouvais de plus en plus calme et vigoureux. Dans cette prison, il songeait la nuit, lorsque ses codétenus dormaient déjà, à ce que devait entreprendre le parti, aux actions qu’il fallait mener pour transformer la guerre mondiale qui venait d’éclater en une guerre mondiale entre le prolétariat et la bourgeoisie. Je communiquais à Ilitch tout ce que j’apprenais sur la guerre. Mais il est une chose que je ne lui communiquais pas. Revenant une fois de la gare à la maison, j’entendis comment un groupe de paysannes sortant de l’Église déclarèrent à haute voix, manifestement pour que je l’entende, qu’elles en finiraient elles-mêmes, avec les espions. Mêmes si les autorités laissaient en liberté un tel espion, elles lui crèveraient les yeux, lui couperaient la langue, etc. J’étais édifiée : Quand Ilitch sortirait de prison, nous ne pourrions plus rester à Poronine.

Je commençai à faire les paquets et à faire le tri de ce qui devait rester et de ce qu’on emporterait. Le ménage fut sens dessus-dessous. La servante que nous avions dû prendre en été, à cause de la maladie de ma mère, racontait aux paysans les fariboles les plus incroyables sur nous et sur nos liaisons avec la Russie, de sorte que je me dépêchai de l’envoyer à Cracovie avec l’argent du voyage et un mois de traitement. La fillette d’un voisin faisait le feu et m’aidait. Ma mère, déjà âgée de 72 ans, se sentait très mal à l’aise ; elle voyait que quelque chose était arrivé, mais ne se rendait pas parfaitement compte de ce qui s’était passé au juste. Bien que je lui eusse dit que Vladimir était arrêté, elle pensait souvent qu’il avait été mobilisé et s’inquiétait beaucoup lorsque je partais de la maison, pensant que je pourrais disparaître comme avait disparu Ilitch. Notre locataire, Tikhomirnov, fumait la pipe d’un air songeur, fouillait dans les livres et faisait les paquets. Une fois, j’eus besoin d’un quelconque certificat du paysan, ce fameux témoin dont le gendarme s’était tellement moqué lors de la perquisition. J’allai le voir dans sa cabane, une typique cabane de paysan pauvre, et nous nous entretînmes pendant longtemps sur ce qu’était réellement cette guerre, sur les raisons pour lesquelles elle se faisait, sur ceux qui avaient intérêt à la guerre, etc. Et nous nous quittâmes grands amis.

Finalement, la pression du député de Vienne, Victor Adler, et du député de Lemberg, Diamand, qui s’étaient portés garants de Vladimir Ilitch, fit son effet et, le 19 août, Vladimir Ilitch était mis en liberté. Comme d’habitude, je pris le train du matin pour Nowy Targ. J’entrai même dans la prison pour aider au transport des affaires. Nous louâmes une charrette paysanne et partîmes pour Poronine. Nous dûmes y rester toute une semaine encore avant de recevoir l’autorisation de partir pour Cracovie. Arrivés là, nous nous rendîmes chez l’hôtesse où avaient vécus auparavant Kamenev et Inès [Armand]. La moitié de la maison était occupée par une colonie sanitaire, l’hôtesse nous donna pourtant asile. Mais sa tête était tout à fait troublée : la nouvelle de la première bataille près de Krasnik venait d’arriver et ses deux fils, partis comme volontaires, y avaient participé ; elle ignorait tout de leur sort.

Le lendemain, nous observâmes de la fenêtre de l’hôtel où nous étions installés un tableau émouvant. Un train venait d’amener de Krasnik les morts et les blessés : une foule formidable emplissait les rues. Les morts et les blessés étaient transportés dans la rue sur des civières ; les parents des participants à la bataille de Krasnik erraient de-ci de-là, craignant de reconnaître les leurs dans les morts et les agonisants. Les blessés légers, des pansements sur la tête ou aux bras, marchaient lentement de la gare vers la ville. On les aidait à porter leurs paquets, on leur apportait de la bière et de la nourriture. « Voilà la guerre ! » fut ma pensée – et ce n’était pourtant que la première bataille.

De Cracovie à la frontière suisse, le voyage dura une semaine entière. Pendant des heures, notre train devait attendre aux stations pour laisser passer des trains militaires. Aux gares, nous observions l’agitation chauviniste des sœurs et des femmes groupées autour d’elles. Elles distribuaient aux soldats des images pieuses, des prières imprimées, etc. Des officiers tirés à quatre épingles se promenaient autour de la gare, faisant grand bruit avec leurs éperons et leurs sabres. Les wagons étaient couverts d’inscriptions les plus diverses et d’indications sur le traitement à infliger aux Français, Anglais et Russes. « Pour chaque Russe, un coup de feu ! » disait une de ces inscriptions.

Nous nous arrêtâmes une journée à Vienne pour présenter les documents exigés et pour télégraphier en Suisse afin que quelqu’un se porte garant pour nous – sinon nous ne pourrions entrer dans le pays. Greulich, le vétéran de la social-démocratie suisse, accepta cette mission. À Vienne, nous fûmes accueillis de la façon la plus chaleureuse par des camarades, particulièrement par Riazanov. Riazanov alla avec Vladimir Ilitch chez Victor Adler, qui avait contribué à faire remettre Ilitch en liberté. Adler raconta sa conversation avec le ministre. Celui-ci lui avait demandé : « Êtes-vous certain qu’Oulianov est un ennemi du tsar ? ». « Oh ! Certes, répondit Adler, un ennemi plus acharné que Votre Excellence ».

Le 5 septembre, nous partîmes pour la Suisse, à destination de Berne. Nous n’étions pas encore définitivement décidés sur le lieu de notre séjour ; nous hésitions sur Genève ou Berne. Ilitch se sentait attiré par les lieux si longtemps habités par lui, par Genève où il était si agréable de travailler à la « Société de lecture », où il existait une bonne bibliothèque russe, etc. Mais les camarades de Berne affirmaient qu’à Genève beaucoup de transformations s’étaient opérées, que beaucoup d’émigrants d’autres villes et de France s’y étaient concentrés, qu’il y régnait une véritable confusion d’émigrés. Sans trancher définitivement la question, nous louâmes provisoirement une chambre à Berne.

Le lendemain de notre arrivée, tous les bolcheviks présents à Berne – Chklovski, Safarof, le député de la Douma Samoïlov, Mokhov, etc. – se rassemblèrent et organisèrent une conférence dans la forêt pour savoir où Ilitch devrait se fixer, en raison du développement des événements. Une résolution fut adoptée, appréciant la guerre comme une guerre de brigandage impérialiste et qualifiant de trahison de la cause prolétarienne l’attitude des chefs de la IIe Internationale.

Dans la résolution, il était dit que « du point de vue de la classe ouvrière et des masses laborieuses de tous les peuples de la Russie, la défaite de la monarchie tsariste et de ses troupes, opprimant la Pologne, l’Ukraine et toute une série de nations de la Russie, serait le moindre mal ». La résolution lançait le mot d’ordre de la propagande en faveur de la révolution socialiste, de la guerre civile, de la lutte implacable contre le chauvinisme et le « patriotisme » pour tous les pays et élaborait en même temps un projet de programme d’action pour la Russie : Lutte contre la monarchie, propagande pour la Révolution, lutte pour la République, pour la libération des peuples opprimés par les Grands-Russiens, pour la confiscation de la grande propriété foncière et pour la journée de 8 heures.

La résolution de Berne était un défi au monde capitaliste. Avant tout, elle fut envoyée à toutes les sections bolchévistes à l’étranger. Samoïlov emporta les thèses pour en discuter avec la partie russe du C.C. [le Comité central de la fraction bolchevique du POSDR en Russie] et avec la fraction de la Douma. À partir du moment où la guerre fut déclarée, les problèmes de la lutte internationale du prolétariat passèrent au centre de l’attention de Lénine. Il fut un participant actif de cette lutte. Il commença à considérer l’activité des partis ouvriers de tous les pays d’une façon différente, beaucoup plus activement, beaucoup plus profondément. De chef du prolétariat de Russie, il devenait le chef du prolétariat mondial. Cette évolution a imprimé son cachet sur tout son travail ultérieur.