Lénine : L’homme et le révolutionnaire

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Chers Camarades, chers Amis,

Je voudrais célébrer avec vous, parmi vous, la mémoire de notre grand leader, de notre chef prolétarien. Je voudrais vous raconter ce que Lénine a été pour l’ouvrier russe et ce qu’il y eut d’immortel dans sa vie et dans ses œuvres… Malheureusement, il m’est impossible de passer au milieu de vous cette journée de deuil international prolétarien. C’est pourquoi je m’efforcerai d’esquisser à grands traits l’image de celui qui restera éternellement comme un signe conducteur, comme une étoile devant l’humanité militante, devant tous ceux qui dans le monde souffrent oppression et exploitation. J’ai vu pour la première fois Lénine en décembre 1905 à la conférence bolchevique illégale de Tamerfors (en Finlande) où se posa pratiquement la question de l’insurrection armée, Le soulèvement se produisit à Moscou pendant la conférence. Il fut écrasé, la contre-révolution l’emporta. Lénine se rend alors à Pétrograd et y poursuit le travail clandestin de la Révolution.

Je le rencontrai plusieurs fois dans les logements où se tenaient les réunions secrètes : il ne s’intéressait qu’à l’œuvre révolutionnaire. Il s’occupait des moindres détails ; il pouvait dire exactement à quel endroit, dans quelle usine se trouvait un groupement d’action illégale ; il ne vivait que de la Révolution et de ses intérêts…

La contre-révolution fut cependant alors la plus forte et, en 1907, Lénine fut contraint d’émigrer. Vers cette époque, je réussis à m’évader de Sibérie et je rencontrai enfin Vladimir Ilitch à Genève, en octobre 1908. Il se trouvait à la tête de l’organe bolcheviste « Le Prolétaire », et progressivement, avec la plus grande persévérance, constituait et définissait l’idéologie du bolcheviste, formait la fraction bolchevique.

En janvier 1909, il va s’établir à Paris où je pus observer son activité pendant quatre ans. Souvent nous nous réunissions à la rédaction du « Prolétaire » (110, avenue d’Orléans). Je vis aussi plus d’une fois Lénine dans son logement du 4 de la rue Marie-Rose. Ensuite nouveau déplacement : Vladimir Ilitch se rapproche de la frontière russe et de là jusqu’au début de la guerre, dirige la « Pravda », qui se publiait ouvertement à Pétrograd. Il passe les trois premières années de la guerre en Suisse, s’occupant d’organiser l’aile gauche des conférences de Zimmerwald et de Kienthal. [1]

En 1917, c’est le retour en Russie, et dès lors son activité est connue de millions d’hommes.

C’est ainsi que j’ai pu observer de près le travail et l’activité de Lénine pendant 18 ans ; et, du premier jour au dernier, de plus en plus clairs se dégageaient les traits moraux et politiques de sa physionomie. Les particularités de Lénine peuvent être définies de la façon suivante :

1. Lénine fut le marxiste le plus instruit de l’époque ;

2. Il vivait par la révolution et pour la révolution ;

3. Il fut un homme doué d’une faculté exceptionnelle de travail et de dévouement ;

4. Dans la lutte d’ordre idéologique, l’élément personnel chez lui ne joua aucun rôle ;

5. Il était implacable pour ses ennemis, attentif et tendre envers ses partisans et amis ;

6. Il avait, d’une manière tout exceptionnelle, l’art de diriger les masses et de réunir autour de lui des collaborateurs dévoués ;

7. Il était doué d’une volonté inébranlable et d’une énergie de fer ;

8. Il jouissait d’un sens exceptionnel de l’orientation pratique ;

9. Il savait, comme personne, faire passer dans la pratique la théorie marxiste.

10. Lénine fut ou passionnément aimé ou passionnément haï. Personne ne saurait être indifférent à son égard.

En ajoutant même à ce que j’ai dit sa simplicité extrême, son talent d’observation, l’intérêt qu’il portait aux préoccupations théoriques et aux questions pratiques de la vie quotidienne, sa faculté d’orientation rapide dans les questions les plus compliquées, sa perspicacité remarquable, sa facilité à reconnaître ses erreurs et à les corriger, tout cela est insuffisant à vous donner une image exacte de notre maître et de notre chef.

Mais ce n’est pas tout, je passerai aux raisons qui ont fait de Lénine un Maître Immortel pour les générations futures.

Lénine a été le très grand stratège de la lutte de classes, unissant de la façon la plus heureuse l’esprit du théoricien et l’art du praticien dans cette stratégie.

Qu’est-ce en effet que le « léninisme » ? C’est le marxisme en action. Personne mieux que Lénine n’a su appliquer l’analyse marxiste la plus acérée, la plus déliée aux événements de la vie politique. Ses articles, ses livres et surtout son action pendant et après la Révolution d’octobre sont d’inépuisables sources d’enseignement pour quiconque veut comprendre le mécanisme de la lutte de classe et les éléments essentiels de la tactique, de la stratégie révolutionnaires. L’histoire cite un bon nombre de tacticiens et de stratèges remarquables, mais il ne s’agit dans l’histoire que de militaires, dont l’art s’employait sur des fronts extérieurs, contre l’étranger.

Le front social présente beaucoup plus de difficultés qu’un front extérieur et la tâche du stratège dans la lutte de classe consiste avant tout à déterminer la ligne du front social, à la préciser, à séparer nettement les classes par un tracé de frontières et à engager ensuite l’armée dans la bataille. De tout ce que Lénine a écrit et fait, nous pouvons tirer les règles suivantes qui représenteront assez exactement la stratégie de la lutte prolétarienne :

1° Le point de départ de la lutte de classe est dans la création d’un parti prolétarien fortement uni, discipliné et homogène par son idéologie.

2° Afin de constituer l’unité indispensable, basée sur les idées, il est nécessaire de mener une lutte infatigable, implacable, contre tous les genres d’opportunisme, en épurant constamment les rangs de tout ce qui peut s’y mêler d’éléments hétérogènes.

3° La politique consiste à savoir marquer les positions qui s’imposent rationnellement de classe à classe et à savoir jeter dans la bataille des millions d’hommes.

4° Il ne faut jamais surestimer ses propres forces. Sachons juger exactement nos ressources et n’oublions jamais que la préparation technique, organisée, de la lutte a une importance de premier ordre.

5° Il ne faut jamais sous-estimer les forces de l’adversaire (de la bourgeoisie, de la socialdémocratie, etc.). Il faut soigneusement se rendre compte des forces dont dispose l’adversaire et aussi, et particulièrement, de ses points faibles.

6° La tactique d’un parti révolutionnaire doit être établie non d’après la statique, mais d’après la dynamique des forces sociales.

7° Le prolétariat ne sera capable de remporter la victoire que s’il réussit à intéresser à la révolution la classe paysanne, ou du moins à la neutraliser.

8° Il faut soigneusement se rendre compte des victoires partielles que peut remporter le prolétariat et encore plus des défaites qu’il subit. Toute défaite subie dans la lutte de classe (que ce soit la Commune de Paris, que ce soit 1905 en Russie, etc.) fournit une expérience dont on ne saurait se passer dans la suite.

9° Il est inutile de lancer des mots d’ordre d’une teneur longue et compliquée. Plus un mot d’ordre est court et simple, mieux cela vaut. Il faut changer de mot d’ordre dès que celui dont on se servait est entré dans la conscience des multitudes prolétariennes.

10° Il faut toujours apprécier le pour et le contre avant d’engager l’action ; mais alors il faut mener cette action avec le maximum d’intensité. Toute hésitation, toute incertitude au moment d’agir équivaut à une trahison.

11° Il faut rassembler, concentrer les forces indispensables sur un point unique pour avoir du premier coup une supériorité décisive sur l’adversaire. Il faut tâcher d’obtenir le plus souvent possible des succès, au moins partiels, afin de relever le moral des partisans révolutionnaires et de démoraliser l’ennemi.

12° Il ne faut jamais lâcher l’initiative. Abandonner l’initiative de l’action, c’est déjà subir une défaite.

13° Soyons impitoyables pour la classe ennemie : la mollesse, les concessions dans une révolution mènent nécessairement à la défaite.

14° Luttons avec une égale énergie, avec la même résolution contre la bourgeoisie et contre ses agents dans les milieux ouvriers, c’est-à-dire contre les réformistes. Les ennemis que nous avons parmi nous, dans notre classe, sont encore plus dangereux que ceux du dehors.

15° Il faut observer soigneusement les rapports, les proportions des forces opposées et s’efforcer de saisir l’état d’esprit des masses. Il faut savoir, aux moments opportuns, s’apercevoir de tout phénomène favorable, de tout ce qui montre de saines dispositions dans la masse ouvrière, il faut en profiter, et en même temps combattre énergiquement toute faiblesse, toute erreur, toute hésitation.

16° Il faut savoir tourner court au moment voulu, sans lâcher le volant. La tactique du brusque détour est basée sur l’étude méticuleuse des rapports qui existent entre les forces sociales, elle est la base de la stratégie de classe.

17° Il ne faut pas se décourager dans la défaite, il ne faut pas tirailler inutilement les masses ; il faut avoir le courage et la patience de recommencer cent fois la même chose jusqu’à ce qu’on ait obtenu un bon résultat. Il ne faut pas s’énerver : les nerfs sont mauvais conseillers dans la lutte de classe.

18° Les nationalités et les peuples opprimés sont les seuls alliés du prolétariat luttant pour son émancipation. La classe ouvrière ne remportera la victoire que lorsqu’elle se mettra à la tête de tous les opprimés et malheureux et lorsqu’elle saura soulever des multitudes d’esclaves coloniaux ou non-coloniaux contre leurs oppresseurs.

19° La révolution sociale doit sortir des cadres nationaux, autrement elle sera étouffée. La condition de la victoire pour le prolétariat international réside dans la création d’un parti international fortement uni et centralisé, de l’Internationale communiste.

20° Il faut suivre sa voie, quoi qu’en disent les ennemis et les faux amis. Il ne faut pas accorder d’attention à la calomnie, à la persécution, au mensonge, il ne faut rien attendre de nos ennemis de classe. On doit puiser ses forces, son énergie dans la haine de l’ennemi. Du moment que la bourgeoisie nous hait, c’est que nous marchons dans la bonne voie.

Voilà, camarades, à peu près ce que nous a enseigné par l’exemple notre immortel leader, notre maître Lénine.

J’ai essayé de vous donner seulement une notion faible sur le grand stratège de la lutte de classe, mais pourra comprendre la méthode de Lénine celui qui a étudié tout ce qu’il a écrit et fait. Un journal bourgeois français disait que Lénine n’a laissé après sa mort aucun héritage. S’il s’agit de l’argent ou d’autre propriété, cela est vrai. Lénine fut toute sa vie pauvre, comme un rat d’église, et il est mort en pauvreté. Mais toute la richesse matérielle du monde n’est rien en comparaison avec cet héritage spirituel qu’a légué au prolétariat international le combattant et le penseur Lénine.

Les grands hommes sont comme les hautes montagnes, pour apprécier leur hauteur il faut s’éloigner à une certaine distance. Nous, ses contemporains, ses camarades, élèves et collaborateurs, nous ne pouvons encore apprécier toute la grandeur de la personnalité de Lénine, forgée d’acier.

En ce moment déjà des millions, des multitudes d’hommes de l’Australie lointaine, des Indes, de la Chine à l’Amérique et à l’Europe, s’inclinent devant le tombeau encore frais de notre grand chef et maître. Le peuple russe est orphelin, mais il ne tremblera pas, il ne reculera pas, il sait que des millions et des millions de cœurs prolétariens battent à l’unisson avec lui et que le communisme international fortifié poursuivra sans arrêt sa marche vers l’avenir.

Et lorsque le régime de l’exploitation sanglante sera renversé, lorsque les travailleurs de tous les pays s’assembleront pour sceller leur alliance fraternelle, l’alliance mondiale des républiques communistes, alors seulement on pourra apprécier selon son mérite ce que le chef prolétarien a accompli pour l’humanité souffrante, ce que l’on doit au grand militant et penseur révolutionnaire, Vladimir Ilitch Lénine.

A. LOZOVSKY.

Paris, le 23 janvier 1924.

  1. Zimmerwald et Kienthal sont les noms des villages suisses où eurent lieux des conférences socialistes internationales contre la guerre, respectivement les 5-8 septembre 1915 et les 24-25 avril 1916. L’objectif de ces conférences était de regrouper les courants socialistes internationalistes et pacifistes européens à la suite du naufrage de la IIe Internationale au début de la Première guerre mondiale, majoritairement dominée par les courants « social-patriotes ». Lénine anima l'« aile gauche » de l’Union Zimmerwald, dont les membres formeront pour la plupart les cadres de la future IIIe Internationale.