Lénine - Le travail gouvernemental

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Le pouvoir est conquis à Pétersbourg. Il faut former un gouvernement.

– Comment l'appeler ? pense tout haut Lénine. Surtout, pas de ministres ! Le titre est abject, il a traîné partout.

– On pourrait mettre : des commissaires, dis-je alors ; mais il y a beaucoup trop de commissaires à présent... Peut-être des “ hauts commissaires ”... Non, “ haut commissaire ” sonne mal. Et si nous disions “ commissaires du peuple ” ?

– Commissaires du peuple ? Ma foi, il me semble que ça pourrait aller. Et le gouvernement, dans son ensemble ?

– Conseil des Commissaires du Peuple ?

– Conseil des Commissaires du Peuple, reprit Lénine, mais c'est parfait : cela sent la révolution.

De cette dernière phrase je me souviens avec une précision littérale[1].

Dans les coulisses se poursuivaient de pénibles négociations avec le Vikjel (Comité exécutif panrusse des Cheminots), avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, avec d'autres. Sur ce chapitre, je ne puis dire cependant que peu de choses. Je me souviens seulement de la véhémente indignation que provoquèrent chez Lénine les insolentes prétentions du Comité panrusse des Cheminots et de sa non moindre indignation à l'égard de ceux d'entre nous auxquels ces exigences en imposaient. Nous continuions pourtant les négociations puisqu'il fallait compter quelque temps encore avec ce Comité.

Sur l'initiative du camarade Kamenev, la loi promulguée par Kérenski, instituant la peine de mort pour les soldats, fut abrogée. Je ne puis me rappeler exactement à quelle institution Kamenev fit cette proposition ; ce fut probablement au Comité de Guerre révolutionnaire, et, semble-t-il, dès le matin du 25 octobre. Je me souviens que ce fut en ma présence et que je ne fis pas d'objection. Lénine était absent. Cela se passait sans doute avant son arrivée à Smolny. Quand il eut connaissance de ce premier acte législatif, son indignation fut sans bornes.

– Sottises, sottises, répétait-il. Croit-on que l'on puisse faire une révolution sans fusiller ? Pensez-vous vraiment venir à bout de tous les ennemis en vous désarmant ? Quelles autres mesures de répression nous reste-t-il ? L'emprisonnement ? Qui s'en laissera intimider pendant une guerre civile, alors que chacun des adversaires a l'espoir de vaincre ?

Kamenev essayait de démontrer qu'il ne s'agissait que d'abolir la peine de mort dont Kérenski voulait surtout frapper les soldats déserteurs. Mais Lénine fut inflexible. Il était évident pour lui que ce décret manifestait une attitude insuffisamment méditée en face des immenses difficultés au-devant desquelles nous allions.

– C'est une faute, répétait-il, c'est une faiblesse inadmissible, une illusion pacifiste, etc.

Il proposait de rapporter immédiatement ce décret. On lui objecta l'impression extrêmement fâcheuse que ce geste devait provoquer. Quelqu'un dit :

– Mieux vaut recourir aux exécutions quand il deviendra évident qu'il n'y a pas d'autre issue.

Finalement, on admit cette solution.

Les journaux bourgeois, socialistes-révolutionnaires et mencheviks, dans les premiers jours qui suivirent la révolution, formaient un chœur assez bien accordé : chœur de loups, de chacals et de chiens enragés. Seul, le Novoïé Vrémia s'efforçait de prendre le ton du “ loyalisme ”, et adoptait une attitude de chien fouetté.

– Est-ce que nous n'allons pas museler toute cette canaille ?, demandait constamment Vladimir Ilitch. Dieu me pardonne, est-ce donc ça la dictature !

Les journaux s'étaient emparés des mots : “ Pille ce qui fut pillé ”, et les exploitaient de toute façon : dans des articles de fond, dans des chroniques, en vers.

– Ils en tiennent pour le “ pille ce qui fut pillé ”, dit un jour Lénine avec un désespoir comique.

– Mais de qui sont ces mots ? demandai-je ; serait-ce une invention ?

– Mais non ! je l'ai effectivement dit un jour, répondit Lénine ; je l'ai dit pour l'oublier aussitôt ; mais eux, ils en ont fait tout un programme.

Et en bon humoriste, il faisait un geste de découragement.

Tous ceux qui ont la moindre idée de Lénine savent qu'une de ses capacités les plus fortes était celle de toujours distinguer le fond de la forme. Mais il n'est pas inutile de souligner combien il faisait de cas de la forme, connaissant la puissance du formel sur les esprits et par là même transformant le matériel en substantiel. A partir du moment où le Gouvernement provisoire fut déposé, Lénine agit systématiquement, dans les grandes choses comme dans les petites, au titre de gouvernement. Nous n'avions encore aucun mécanisme gouvernemental ; la liaison avec la province n'existait pas ; les fonctionnaires sabotaient ; le Comité panrusse des Cheminots gênait nos pourparlers télégraphiques avec Moscou ; il n'y avait pas d'argent et il n'y avait pas d'armée. Mais Lénine, partout et toujours, procédait par arrêtés, décrets, ordres donnés au nom du gouvernement. Il va sans dire qu'il était plus loin que quiconque de s'incliner superstitieusement devant les formules magiques. Il était trop conscient du fait que notre force résidait dans le nouvel appareil étatique qui se formait par en bas, dans les rayons de Pétrograd. Mais pour mener de pair le travail d'en haut, celui qui venait des chancelleries désertées ou sabotées, avec le travail d'en bas, il fallait ce ton d'opiniâtreté dans les formes, ce ton d'un gouvernement qui s'agite encore aujourd'hui dans le vide, mais qui, demain ou après-demain, deviendra une force, et qui, par conséquent, se manifeste dès aujourd'hui comme la force qu'il doit être. Ce formalisme était également nécessaire pour discipliner notre propre confrérie. Au-dessus de la tourmente des éléments, au-dessus des improvisations révolutionnaires des groupes prolétariens les plus avancés, le mécanisme gouvernemental tendait peu à peu ses fils.

Le cabinet de Lénine et le mien étaient situés aux deux bouts opposés de l'Institut Smolny. Le corridor qui nous unissait, ou plutôt qui nous séparait, était si long que Vladimir Ilitch, par plaisanterie, proposa d'établir la liaison par cyclistes. Nous communiquions par téléphone : des marins accouraient fréquemment chez moi, m'apportant ces remarquables petits billets de Lénine, deux ou trois fortes phrases détachées sur un petit bout de papier, chacune en retrait, les mots les plus importants soulignés de deux ou trois coups de plume, le tout terminé par une question posée également en retrait. Plusieurs fois par jour, je parcourais l'interminable corridor, qui ressemblait à une fourmilière, pour me rendre au cabinet de Vladimir Ilitch, à des conférences. Les questions concernant la lutte révolutionnaire étaient au centre des préoccupations. Pour le ministère des affaires étrangères, je m'en remis entièrement aux camarades Markine et Zalkind. Je me bornai, quant à moi, à rédiger quelques notes dans un but d'agitation et à recevoir un petit nombre de gens.

L'offensive allemande nous plaça devant les tâches les plus difficiles, alors que nous n'avions aucun moyen de résoudre les problèmes, ni même la capacité élémentaire de trouver ces moyens ou de les créer. Nous commençâmes par un appel. Je rédigeai un projet intitulé : “ La patrie socialiste en danger ”, projet qui fut discuté en commun avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Ceux-ci, en leur qualité de nouvelles recrues de l'internationalisme, furent embarrassés par le titre. Lénine, par contre, l'approuva vivement :

– Cela montre du coup notre changement d'attitude à 180°, à l'égard de la défense nationale. C'est précisément ce qu'il faut.

Dans un des derniers paragraphes du projet, il était parlé de l'extermination sur place de quiconque oserait aider l'ennemi. Le socialiste-révolutionnaire de gauche Steinberg, que je ne sais quel vent capricieux avait jeté dans la révolution et même poussé jusqu'au Conseil des Commissaires du Peuple, s'insurgea contre cette farouche menace qui, disait-il, nuisait à “ l'éloquence ” de l'appel.

– Au contraire, s'écria Lénine, c'est justement en cela que réside la véritable éloquence révolutionnaire ! (Et prononçant ce mot d'“ éloquence ”, il en déplaçait l'accent avec ironie.) Vous imaginez-vous que nous sortirons vainqueurs de la lutte sans la plus impitoyable terreur révolutionnaire ?

C'était la période où Lénine profitait de toute occasion pour implanter l'idée de la terreur inévitable. Toutes les manifestations de “ débonnaireté ”, de candeur cordiale, de mollesse – et il y avait de tout cela à revendre – l'indignaient, non pas en elles-mêmes à vrai dire . mais elles lui prouvaient que l'élite même de la classe ouvrière voyait mal quels formidables problèmes devraient être résolus par des actes d'énergie également formidables.

– Ils sont menacés – disait-il de nos ennemis – de tout perdre. Et cependant, ils ont pour eux des centaines de milliers d'hommes qui ont passé par l'école de la guerre, qui sont repus, téméraires, prêts à tout : officiers, junkers, fils de bourgeois et de propriétaires, policiers, paysans profiteurs. Et ces “ révolutionnaires-là ” – passez-moi l'expression – s'imaginent que nous pourrons faire la révolution en bonnes gens, avec des gentillesses. Où donc sont-ils allés à l'école ? Et qu'entendent-ils par dictature ? Et quelle est cette dictature de grands dadais ?

On pouvait entendre de ces tirades dix fois par jour, et elles visaient toujours un des hommes présents, suspect de “ pacifisme ”. Lénine, quand on parlait devant lui de révolution ou de dictature, surtout dans les séances du Conseil des Commissaires du Peuple, ou devant des socialistes-révolutionnaires de gauche, ou des communistes hésitants, ne manquait jamais une occasion de s'écrier :

– Mais, où la voyez-vous, notre dictature ? Mais, montrez-la ! Ça, une dictature ? Mais c'est de la bouillie pour les chats !

Il aimait beaucoup cette expression de “ bouillie ”, qui signifie gâchis.

– Si nous ne sommes pas capables de fusiller un saboteur de la garde blanche, où la voyez-vous, cette grande révolution ? Mais lisez donc ce que ces chenapans de bourgeois écrivent dans leurs journaux ! Où est la dictature là-dedans ? je n'y vois que du verbiage et de la bouillie...

Ces propos exprimaient le véritable état d'âme de Lénine, mais, en même temps, ils étaient profondément calculés : conformément à sa méthode, Lénine implantait dans les têtes la conscience de la nécessité de mesures exceptionnellement rigoureuses pour le salut de la révolution.

L'impuissance du nouvel appareil gouvernemental se révéla au moment où les Allemands déclenchèrent leur offensive.

– Hier, nous étions encore solidement en selle – disait Lénine en tête-à-tête – mais aujourd'hui nous nous cramponnons à la crinière de la bête. Ça nous apprendra ! Cette leçon doit remédier à la maudite nonchalance des vrais Oblomov que nous sommes. Mets de l'ordre dans tes affaires, applique-toi comme il faut à ta besogne si tu ne veux pas rester un esclave ! Ce sera pour nous une grande leçon, si... si seulement les Allemands et les Blancs ne réussissent pas à nous désarçonner.

– Dites donc, – me demanda un jour de but en blanc Vladimir Ilitch –, si les gardes-blancs nous tuent, vous et moi, croyez-vous que Boukharine et Sverdlov pourront se tirer d'affaire ?

– Bah ! Peut-être qu'ils ne nous tueront pas, répondis-je sur un ton de plaisanterie.

– Diable ! On ne sait jamais, dit Lénine, et il éclata de rire. La conversation s'en tint là.

Dans une des salles du Smolny, l'Etat-major tenait séance. De toutes les institutions, c'était la moins ordonnée. On ne pouvait jamais comprendre de qui venaient les décisions, qui avait le commandement et sur quoi. C'est alors que se posa pour la première fois, dans les grandes lignes, la question des techniciens militaires. Nous avions déjà, sur ce point, une certaine expérience, acquise dans la lutte contre le général Krasnov[2] ; nous avions alors donné le commandement de nos forces au colonel Mouraviev[3], qui, à son tour, chargea le colonel Walden de diriger les opérations sous Poulkovo. Mouraviev avait été constamment accompagné par quatre matelots et un soldat qui avaient pour instruction de veiller et de tenir toujours la main sur la crosse du revolver. Tel fut l'embryon du système des commissaires aux armées. Cette expérience eut son utilité relative lorsque l'on créa le Conseil Supérieur de l'Armée.

– Sans militaires sérieux et expérimentés, nous ne sortirons jamais de ce chaos, disais-je à Vladimir Ilitch après chacune de nos visites à l'Etat-major.

– Il semble que ce soit juste. Mais s'ils allaient nous trahir ?

– Nous mettrons un commissaire auprès de chacun.

– Mieux, nous en mettrons deux, s'écria Lénine, et qui aient la poigne solide. Il ne se peut pas que nous manquions de communistes qui soient des hommes à poigne.

C'est ainsi que l'on institua le Conseil Supérieur de l'Armée.

La question du transfert du gouvernement à Moscou provoqua bien des frottements. C'était, disait-on, déserter Pétrograd, qui avait jeté les bases de la Révolution d'Octobre. Les ouvriers ne comprendraient pas. Smolny devenait déjà synonyme du pouvoir des Soviets, et maintenant l'on proposait de liquider Smolny ! Et l'on disait bien d'autres choses. Lénine se mettait littéralement hors de lui en répliquant à ces considérations :

– Peut-on avec de pareilles balivernes sentimentales obscurcir la question du destin de la révolution ! Si, d'un bond, les Allemands s'emparent de Pétrograd, et qu'ils nous y prennent, la révolution est perdue. Si, en revanche, le gouvernement se trouve à Moscou, la chute de Pétrograd ne sera plus qu'un coup pénible, mais non pas décisif, Comment ne voyez-vous pas cela ? Comment ne le comprenez-vous pas ? Et il y a plus : en restant, dans les conditions actuelles, à Pétrograd, nous accroissons le danger, nous semblons appeler les Allemands à s'emparer de la capitale. Mais si le gouvernement se trouve à Moscou, la tentation de prendre Pétrograd doit diminuer de beaucoup : a-t-on grand intérêt à occuper une cité révolutionnaire affamée, si cette occupation ne décide pas du sort de la révolution et de la paix ? Quelles sornettes nous contez-vous sur la signification symbolique de Smolny ? Smolny est Smolny parce que nous y sommes. Et quand nous serons au Kremlin, toute votre symbolique passera avec nous au Kremlin.

Finalement, l'opposition fut brisée. Le gouvernement se transporta à Moscou. Je restai quelque temps encore à Pétrograd, en qualité, je crois, de président du Comité de Guerre révolutionnaire de la capitale. A mon arrivée à Moscou, je trouvai Vladimir Ilitch au Kremlin, dans l'édifice dit du “ corps de cavalerie ”. Il n'y avait pas moins de “ bouillie ”, c'est-à-dire de désordre et de chaos, ici qu'à Smolny. Vladimir Ilitch tançait avec bonhomie les Moscovites tout pénétrés de l'esprit de clocher et, peu à peu, pas à pas, tendait les rênes.

Le gouvernement, qui se renouvelait partiellement assez souvent, déployait alors une fiévreuse activité dans la publication de ses décrets. Chaque séance du Conseil des Commissaires du Peuple, dans cette première période, donnait le spectacle d'une grande improvisation législative. Il fallait tout prendre par le début, tout bâtir à frais nouveaux. Impossible de trouver des “ précédents ” ; l'histoire n'en avait aucune provision. Il était même difficile de rechercher de simples informations, faute de temps. Les questions ne se posaient que selon l'ordre de l'urgence révolutionnaire, c'est-à-dire selon l'ordre du chaos le plus invraisemblable. Les plus grands problèmes se mêlaient fantastiquement aux plus petits. Des questions pratiques de deuxième ordre conduisaient à de complexes questions de principe. Les décrets ne s'accordaient pas tous les uns avec les autres, loin de là, et Lénine ironisa plus d'une fois, même en public, au sujet du manque de coordination de notre œuvre législative. Mais, en fin de compte, ces contradictions, bien que très sérieuses du point de vue des besoins pratiques du moment, se noyaient dans le travail de la pensée révolutionnaire qui, posant les jalons de la loi traçait de nouveaux chemins vers un monde nouveau de relations humaines.

Point n'est besoin de dire que la direction de tout ce travail appartenait à Lénine. Il présidait inlassablement, des cinq et six heures d'affilée, le Conseil des Commissaires du Peuple – dont les séances furent, dans la première période, quotidiennes –, passant d'une question à une autre, dirigeant les débats, limitant strictement le temps de parole, qu'il vérifiait sur une montre de poche, plus tard remplacée par un chronomètre présidentiel.

En règle générale, les questions étaient posées sans examen préalable et toujours, comme nous l'avons dit, elles étaient de première urgence. Très souvent, le fond même de la question était encore ignoré des membres du Conseil et du président, jusqu'au moment où s'ouvraient les débats et ceux-ci étaient toujours très succincts, le rapporteur ne disposant que de cinq ou dix minutes. Néanmoins, le président découvrait, comme à tâtons, la ligne à suivre. Lorsque l'assistance était nombreuse et qu'il s'y trouvait de nombreux techniciens ou des visages inconnus, Vladimir Ilitch avait recours à son geste favori : la main droite portée en visière au front, il observait le rapporteur et l'assistance à travers les doigts ; et il observait d'un œil pénétrant, sagace, découvrant bientôt ce dont il avait besoin.

Sur une étroite bande de papier, d'une écriture minuscule (économie !) il inscrivait les orateurs, surveillant aussi sa montre qui, de temps à autre, apparaissait sur la table pour rappeler à l'orateur qu'il était temps de finir.

Et en même temps, le président jetait vivement sur le papier des conclusions, des résolutions d'après les motifs qui lui avaient semblé les plus significatifs dans le débat.

En outre, d'ordinaire, Lénine, pour économiser le temps, envoyait à tels ou tels membres de la réunion de courts billets demandant des renseignements. Ces billets auraient dû constituer une vaste et très intéressante documentation épistolaire sur la technique de la législation soviétique. La plupart se sont malheureusement perdus, car la réponse était habituellement écrite sur le revers du papier et le tout était, sur-le-champ, méticuleusement détruit par le président.

A un certain moment, Lénine donnait lecture de son projet de résolution, toujours conçu en un style d'une raideur préméditée, d'une angulosité pédagogique (pour souligner, mettre en valeur, empêcher de brouiller les faits) ; après quoi, les débats cessaient ou entraient dans la voie des propositions pratiques et des éclaircissements. Le projet de Lénine devenait toujours la base du décret.

Pour diriger ce travail, il fallait, outre bien d'autres qualités indispensables, une immense imagination créatrice.

Ce mot peut paraître à première vue inadéquat, mais il exprime la vérité même. L'imagination peut être de nature variée : elle est aussi nécessaire à l'ingénieur constructeur qu'au romancier déchaîné. Un des aspects les plus précieux de l'imagination réside dans la faculté de se représenter les gens, les choses et les phénomènes tels qu'ils sont dans la réalité, alors même qu'on ne les a jamais vus. En utilisant toute l'expérience qu'on a de la vie et les principes théoriques, combiner des observations, des renseignements épars, saisis au vol ; les élaborer, les unir en un tout, les compléter selon certaines lois de correspondance non formulées encore et reconstituer ainsi, dans toute sa réalité concrète, un domaine déterminé de l'existence humaine – voilà l'imagination qu'il faut au législateur, à l'administrateur, au chef, surtout à une époque de révolution. La force de Lénine était, dans une immense mesure, celle de l'imagination réaliste.

La perpétuelle tension de Lénine vers le but était toujours concrète ; autrement, d'ailleurs, elle n'eût pas été l'expression d'une volonté bien nettement définie et dirigée. Lénine lui-même, semble-t-il, a exprimé dans l'Iskra, pour la première fois, cette idée que, dans la complexité d'enchaînement des actes politiques, il faut savoir discerner, à un moment donné, l'anneau central pour s'en saisir et imprimer la direction voulue au mouvement de la chaîne entière.

Plus tard, Lénine est revenu plus d'une fois sur cette pensée, et bien souvent il a employé l'image de la chaîne et de l'anneau.

Cette méthode passa chez lui, dirait-on, de la sphère du conscient dans celle du subconscient, devenant en quelque sorte une seconde nature.

Dans les moments les plus critiques, quand il s'agissait d'un revirement tactique plus ou moins risqué et où la responsabilité était particulièrement engagée, Lénine paraissait écarter, balayer tout ce qui était accessoire, secondaire, tout ce qui pouvait être différé.

Cela ne signifie pas qu'il se contentait de saisir un problème central, dans ses traits essentiels, en se désintéressant des détails.

Au contraire, lorsqu'il considérait une tâche comme urgente, il posait le problème dans toute sa réalité concrète, l'abordant de divers côtés, méditant les détails, et parfois des détails de troisième ordre, cherchant l'occasion de donner de nouvelles impulsions, remettant les choses en mémoire, provoquant l'action, soulignant et vérifiant les valeurs, exerçant une continuelle pression. Mais tout cela était subordonné à l'importance de “ l'anneau ” qu'il considérait comme l'élément le plus efficace, le seul décisif à un certain moment.

Ce faisant, il ne rejetait pas seulement tout ce qui, directement ou indirectement, était en contradiction avec la tâche centrale ; il écartait aussi ce qui pouvait simplement distraire l'attention, affaiblir l'énergie. Dans les moments les plus critiques, il devenait comme sourd et muet à l'égard de tout ce qui dépassait les limites du problème par lequel il était absorbé. Le seul fait de poser à ce moment des questions qui pouvaient paraître indifférentes, neutres, lui donnait comme la sensation d'un danger dont il s'écartait d'instinct.

L'étape critique heureusement franchie, Lénine s'écriait souvent, au sujet de telle ou telle autre affaire :

– Mais nous avons tout à fait oublié de faire ceci...

– Mais nous avons laissé échapper telle occasion, en ne pensant qu'aux principales...

Et il arrivait qu'on lui répliquât :

– Mais cette question a été posée, cette proposition a été faite ; seulement, vous n'avez rien voulu entendre !

– Pas possible ? répondait-il, je ne m'en souviens pas du tout.

En parlant ainsi, il éclatait d'un rire malicieux, un peu “ confus ” et faisait un geste de la main, de haut en bas, qui lui était particulier et qui voulait dire : “ On ne peut pas tout faire. ” Ce “ défaut ”, chez lui, n'était d'ailleurs que le revers de l'aptitude (portée au plus haut degré) de rassembler toutes ses forces intérieures, aptitude qui a précisément fait de lui l'un des plus grands révolutionnaires connus dans l'histoire.

Dans les thèses de Lénine sur la paix, rédigées au début de janvier 1918, il est parlé de la nécessité “ pour le succès du socialisme en Russie d'un certain intervalle de temps, de quelques mois au moins ”.

Ces mots semblent aujourd'hui complètement inintelligibles : n'est-ce pas un lapsus, ne s'agit-il pas en réalité de quelques années ou de quelques dizaines d'années ?

Non, ce n'est pas une erreur de plume. On peut probablement relever un bon nombre d'autres déclarations analogues de Lénine. Je me rappelle fort bien que, dans la première période, à Smolny, Lénine répétait invariablement, aux séances du Conseil des Commissaires du Peuple, que dans six mois le socialisme serait institué et que nous deviendrions un des plus puissants Etats. Les socialistes-révolutionnaires de gauche, et non pas eux seulement, levaient la tête d'un air surpris et interrogateur, se regardaient entre eux, mais se taisaient. Lénine appliquait ainsi son système de persuasion. Il habituait tous ses collaborateurs à considérer désormais toutes les questions du point de vue de la construction socialiste, non d'après la perspective du “ but final ” mais d'après celle du but immédiat, des tâches du jour et du lendemain.

Et il recourait, dans cette brusque transition, à sa méthode si particulière, si singulière, qui consistait à plier le jonc dans un sens d'abord, puis dans l'autre : hier, on avait dit que le socialisme était “ le but final ” ; aujourd'hui l'on devait penser, parler, agir de façon à assurer le triomphe du socialisme dans quelques mois.

Etait-ce là seulement un procédé pédagogique ? Non, pas uniquement. A la persévérance pédagogique de Lénine, il faut ajouter son puissant idéalisme, sa volonté concentrée qui, au brusque tournant de deux époques, raccourcissait les étapes et abrégeait les délais.

Il croyait à ce qu'il disait.

Et ce fantastique délai de six mois assigné au socialisme était aussi bien fonction de l'esprit de Lénine que de sa façon réaliste d'aborder chaque problème de l'actualité. Une profonde et irréductible confiance dans les puissantes possibilités du développement humain, que l'on peut et doit payer de n'importe quels sacrifices et de n'importe quelles souffrances, fut toujours le ressort principal de l'esprit du chef.

Dans les conditions les plus pénibles, au cours des travaux quotidiens les plus exténuants, parmi les difficultés du ravitaillement et de toutes les autres tâches, dans le cercle de feu de la guerre civile, Lénine travaillait avec une application scrupuleuse à élaborer la Constitution soviétique, cherchant à mettre de l'équilibre entre des besoins pratiques de deuxième ou de troisième ordre, dans le mécanisme de l'Etat, et les tâches essentielles, indiquées par les principes de la dictature prolétarienne dans un pays paysan.

La Commission de la Constitution décida, on ne sait pourquoi, de revoir la “ Déclaration des Droits des Travailleurs ” élaborée par Lénine, afin de “ l'accorder ” avec le texte de la Constitution. Lorsque j'arrivai du front à Moscou, je reçus de la Commission, parmi d'autres documents, le projet de “ Déclaration ” révisée, ou, du moins, certaines parties de ce projet.

Je pris connaissance des matériaux dans le cabinet de Lénine, devant lui et en présence de Sverdlov. On préparait alors le V° Congrès des Soviets.

– Au fait, pourquoi révise-t-on cette “ Déclaration ” ? demandai-je à Sverdlov qui dirigeait les travaux de la Commission constitutionnelle.

Vladimir Ilitch, intéressé, leva la tête.

– Eh bien, voilà : la Commission a trouvé que la “ Déclaration ” ne s'accordait pas sur tous les points avec la Constitution et que certaines formules manquaient de précision, répondit Iakov Mikhaïlovitch.

– A mon avis, elle a eu tort, répliquai-je. La “ Déclaration ” avait été adoptée, elle est devenue un document historique ; pour quelle raison veut-on la réviser ?

– C'est parfaitement juste, reprit Vladimir Ilitch, et mon avis est que l'on a eu tort de s'y mettre. Que ce nourrisson mal peigné et barbouillé vive tel qu'il est ; c'est, quoi qu'on fasse, l'enfant de la révolution... Je doute qu'il gagne à passer par les mains d'un coiffeur.

Sverdlov essaya d'abord, “ par devoir ”, de défendre la décision de sa Commission ; mais bientôt il tomba d'accord avec nous. Je compris que Vladimir Ilitch, qui avait été obligé plus d'une fois de combattre telles ou telles propositions de la Commission, n'avait pas voulu engager la lutte à propos du texte de la “ Déclaration des Droits ” dont il était l'auteur. Mais il était enchanté de l'appui d'un tiers intervenu au dernier moment. Nous nous entendîmes tous les trois pour ne pas modifier la “ Déclaration ”, et le merveilleux bébé, à la tignasse ébouriffée, fut dispensé des soins du coiffeur...

L'étude de la législation soviétique dans son développement, des principales étapes qui la marquent, des tournants qu'elle a pris avec la révolution même, ainsi que des rapports entre classes qui s'y expriment est une tâche de la plus haute importance, car les déductions qui s'imposent peuvent et doivent avoir une valeur d'enseignement pratique de premier ordre pour le prolétariat des autres pays.

Le recueil des décrets soviétiques constitue en un certain sens une partie, et non des moins importantes, des œuvres complètes de Lénine.

  1. Le camarade Milioutine a raconté cet épisode un peu autrement ; mais ma rédaction me semble plus juste. En tout cas, les mots de Lénine : “ Cela sent la révolution ” ont été prononcés lorsque je proposai d'appeler le gouvernement Conseil des Commissaires du Peuple.
  2. Le général cosaque Krasnov, monarchiste, marcha sur Pétrograd avec Kérenski le 26 octobre. Battu et fait prisonnier sur parole, il s'échappa et prit une part active à la guerre civile dans la région du Don. [N.du Trad.]
  3. Le colonel Mouraviev, sympathisant au parti socialiste-révolutionnaire, dirigea les premières opérations des gardes rouges. En présence de la contre-révolution socialiste-révolutionnaire dans l'Oural, il tenta de passer à l'ennemi ; mais, démasqué, il se brûla la cervelle en 1918. [N.du Trad.]