L'enquête sur la mort de Léon Sédov

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A Monsieur le Juge d’Instruction Pagenel, près du Tribunal de première Instance du Département de la Seine.

Monsieur le Juge,

J'ai reçu ce matin même, de mes avocats Gérard Rosenthal et Jean Rous[1] un rapport préalable et une expertise médicale concernant la mort de mon fils Léon Sédov[2]. Dans une affaire aussi importante et aussi tragique, je crois qu'il est de mon droit de parler avec pleine franchise, sans réserve diplomatique. Les documents que j'ai reçus m'ont frappé par leurs silences. L'enquête policière et l'expertise médicale recherchent manifestement la ligne de moindre résistance. Dans une telle voie, la vérité ne peut être découverte.

Messieurs les médecins légistes arrivent à la conclusion que la mort de Sédov peut être expliquée par des causes naturelles. Cette conclusion, dans la situation donnée, est presque totalement dépourvue de contenu. Toute maladie peut, dans certaines conditions, aboutir à la mort. D'autre part, il n'y a pas, ou presque pas, de maladies qui doivent aboutir à la mort, précisément à un moment donné. Pour l'investigation judiciaire, il s'agit non pas de la question abstraite : « La maladie en question pouvait‑elle d'elle‑même aboutir à la mort ? » mais de la question concrète : « Quelqu'un n'a‑t‑il pas aidé consciemment la maladie à en finir avec Sédov dans le délai le plus court ? »

Lors du procès BoukharineRykov à Moscou en mars de cette année, il fut révélé avec une franchise cynique que l'une des méthodes du G.P.U. était d'aider la maladie à précipiter le moment de la mort. L'ancien chef du G.P.U., Menjinsky et l'écrivain Gorky n'étaient plus jeunes[3]. C'étaient des gens malades; leur mort par conséquent, pouvait facilement s'expliquer par des « causes naturelles ». C'est ce qu'avait fait en son temps la conclusion officielle des médecins. Cependant, par le procès de Moscou, l'humanité apprit que les lumières de la médecine russe, sous la direction de l'ancien chef de la police secrète lagoda, avaient précipité la mort des malades à l'aide de méthodes impossibles ou difficiles à contrôler après coup. Pour la question qui nous intéresse, il est presque indifférent de savoir si, dans ces cas concrets, les dépositions des accusés étaient vraies ou fausses. Il suffit de savoir que des méthodes secrètes consistant à empoisonner, à infecter, à provoquer des refroidissements et en général à précipiter la mort, faisaient officiellement partie de l'arsenal du G.P.U. Sans entrer dans de plus amples détails, je me permets d'attirer votre attention sur le compte rendu sténographique du procès Boukharine‑Rykov, publié par le commissariat du peuple à la Justice de l'U.R.S.S.

Messieurs les experts disent que la mort « a pu » provenir de causes naturelles. Bien entendu, elle a pu. Cependant, comme il apparait de toutes les circonstances de l'affaire, aucun des médecins n'attendaient la mort de Sédov. Il est clair que le G.P.U. qui suivait chacun des pas de Sédov, ne pouvait espérer non plus que des « causes naturelles » accomplissent leur œuvre de destruction sans aide extérieure. Cependant, la maladie de Sédov et l'opération chirurgicale offraient des conditions extrêmement favorables à une intervention du G.P.U.

Nos avocats ont mis à votre disposition, Monsieur le Juge, des données nécessaires pour montrer que le G.P.U. considérait l'extermination de Sédov comme une de ses plus importantes tâches. La justice française ne peut guère avoir de doute là-dessus après les trois procès de Moscou et surtout après ce qu'ont découvert les polices suisse et française en liaison avec l'assassinat d'Ignace Reiss. Durant une longue période, particulièrement durant les deux dernières années, Sédov vécut dans un état de blocus constant de la part d'une bande du G.P.U., qui, en plein Paris dispose d'une liberté presque aussi grande qu'à Moscou. Les assassins à gages avaient préparé à Sédov un piège à Mulhouse, tout à fait analogue à celui dont tomba victime Reiss[4]. Seul le hasard sauva Sédov cette fois‑là. Les noms des criminels et leurs rôles vous sont connus, Monsieur le Juge, et je n'ai pas besoin d'insister sur ce point.

Le 4 février 1937, Sédov publia dans la revue française Confessions un article dans lequel il avertissait qu'il jouissait d'une excellente santé ; que les persécutions n'avaient pas abattu son courage; qu'il n'était nullement enclin au désespoir ni au suicide et que, si un jour la mort le surprenait brusquement, il faudrait en chercher les responsables dans le camp de Staline. J'ai envoyé ce numéro de Confessions à Paris pour qu'il vous soit remis, Monsieur le Juge, et c'est pourquoi je cite de mémoire. L'avertissement prophétique de Sédov, qui découlait de faits d'une portée historique, indiscutables et connus de tous, doit, à mon avis, déterminer la direction et le caractère de l'instruction. Le complot du G.P.U. avec le but d'abattre, étrangler, égorger, empoisonner ou infecter Sédov, était un fait permanent et fondamental dans les deux dernières années de sa vie. La maladie ne fut qu'un épisode. Même à la clinique, Sédov se trouva contraint de se faire inscrire sous le nom supposé de Martin, pour entraver ‑ ne fût‑ce que partiellement ‑ le travail des bandits qui suivaient ses traces. Dans ces conditions la justice n'a pas le droit de se contenter de la formule abstraite : « Sédov a pu succomber à des causes naturelles » tant qu'il n'a pas été démontré le contraire, c'est‑à‑dire que le puissant G.P.U. a laissé passer une occasion favorable d'aider les « causes naturelles ».

On peut objecter que les considérations développées plus haut, quel que soit leur poids en elles‑mêmes, ne peuvent cependant pas changer les résultats négatifs de l'expertise médicale. Je me réserve le droit de revenir sur cette question dans un document particulier, après avoir consulté des médecins compétents. Le fait qu'on n'ait pas trouvé de traces de poison ne signifie pas qu'il n'y en ait pas eu et en tout cas ne signifie pas que le G.P.U. n'ait pas eu recours à d'autres mesures pour empêcher l'organisme opéré de résister à la maladie. S'il s'était agi d'un cas quelconque, dans des conditions de vie ordinaire, l'expertise médicale, sans épuiser la question en soi, aurait cependant gardé toute sa valeur. Mais nous sommes en présence d'un cas qui sort complètement de l'ordinaire, en présence de la mort, inattendue pour les médecins eux-mêmes, d'un homme traqué, après un long combat entre lui et un puissant appareil étatique, armé de moyens financiers, techniques et scientifiques inépuisables.

L'expertise médicale pratiquée est d'autant moins suffisante qu'elle écarte obstinément le moment central de l'histoire de la maladie. Les quatre premiers jours qui suivirent l'opération furent des jours d'amélioration manifeste pour la santé de l'opéré; l'état du malade fut jugé si favorable que l'administration de la clinique trouva superflue la présence de la garde-malade qui le surveillait spécialement. Cependant, dans la nuit du 13 février, le malade, dans un accès de délire, nu, erre dans les couloirs et locaux de la clinique, laissé à lui‑même. Ce fait monstrueux ne mérite‑t‑il pas l'attention de l'expertise ?

Si des causes naturelles avaient dû (avaient dû et non pas avaient pu) aboutir au dénouement tragique, par quoi et comment expliquer l'optimisme des médecins, à la suite duquel le malade fut au moment le plus critique laissé sans surveillance aucune ? On peut bien entendu tenter de réduire toute l'affaire à une erreur de pronostic et à un manque de contrôle médical. Cependant dans les matériaux de l'enquête il n'en est pas même question. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi : s'il y a eu manque de surveillance, la conclusion ne se présente‑t‑elle pas d'elle­-même que les ennemis qui ne quittaient pas Sédov des yeux pouvaient utiliser cette circonstance favorable pour leurs fins criminelles ?

Le personnel de la clinique, a certes, essayé de dénombrer ceux qui avaient approché le malade. Mais quelle valeur ont ces dépositions si le malade a eu la possibilité, à l'insu du personnel, de quitter son lit, et, sans en être empêché par qui que ce soit, d'errer dans l'édifice de la clinique dans un état d'exaltation délirante ?

M. Thalheimer[5], le chirurgien qui avait opéré Sédov, s'est en tout cas trouvé pris à l'improviste par les événements de la nuit fatale. Il demanda à la femme de Sédov, Jeanne Martin des Pallières : « Le malade n'a‑t‑il pas tenté de se suicider ? » A cette question, qu'il est impossible d'effacer de toute l'histoire de la maladie, Sédov avait lui‑même répondu par avance dans l'article cité plus haut, une année avant sa mort. L'aggravation de l'état du malade fut si brusque et si inattendue que le chirurgien, ne connaissant pas la personnalité du malade ni les conditions de sa vie, se vit contraint de recourir à l'hypothèse du suicide. Impossible d'effacer ce fait, je le répète, du tableau général de la maladie et de la mort de mon fils ! Certes, on peut dire, si l'on veut, que les soupçons des parents et des proches de Sédov sont provoqués par leur inquiétude méfiante. Or, voici un médecin pour qui Sédov était un malade ordinaire, un ingénieur inconnu du nom de Martin. Le chirurgien ne pouvait, par conséquent, être possédé ni par la méfiance, ni par la passion politique. Il était guidé par les seules indications apparues de l'organisme du malade. Et la première réaction de ce médecin éminent et expérimenté devant le changement inattendu, c'est‑à‑dire non motivé par des « causes naturelles », dans le déroulement de la maladie fut de soupçonner le malade d'avoir eu l'intention de se suicider. N'est‑il pas clair, n'est‑il pas évident que, si le chirurgien avait su à ce moment‑là qui était son malade et quelles étaient les conditions de sa vie, il aurait immédiatement demandé : « N'y a‑t‑il pas eu l'intervention d'assassins ? »

C'est précisément cette question qui se pose devant l'enquête dans toute sa force. La question a été formulée, Monsieur le Juge, non par moi, mais par le chirurgien Thalheimer, quoique involontairement. Et je ne trouve aucune réponse à cette question dans les matériaux de l'instruction que j'ai reçus. Je ne trouve pas même une tentative de chercher une réponse. Je ne trouve aucun intérêt pour la question elle‑même.

Véritablement surprenant est le fait que l'énigme de la nuit critique soit restée jusqu'à maintenant non seulement inexpliquée, mais encore pas même effleurée. Toute cette perte de temps, qui rend extrêmement plus difficile le travail d'une investigation ultérieure, ne peut être expliquée par le hasard. L'administration de la clinique s'est naturellement efforcée de se soustraire à une enquête sur ce point, car celle‑ci ne pouvait manquer de faire apparaître la profonde incurie, dont le résultat fut qu'un malade grave resta sans surveillance aucune et put accomplir des actes funestes pour lui ou en endurer. Les médecins légistes n'ont, de leur part, nullement cherché à trouver une explication des circonstances de la nuit tragique. L'enquête policière s'est bornée aux dépositions superficielles de personnes coupables, pour le moins de négligence, et par conséquent intéressées à couvrir celles‑ci. Pourtant, derrière la négligence des uns a pu facilement s'abriter la volonté criminelle des autres.

La jurisprudence française connaît la formule d'instruction « contre X ». C'est précisément sous cette formule que se mène actuellement l'instruction de l'affaire de la mort de Sédov. Mais X ne signifie nullement ici un « inconnu » dans le sens précis du mot. Il ne s'agit pas d'un brigand de hasard qui assassine un voyageur sur la grand‑route et se cache une fois le coup fait. Il s'agit d'une bande internationale bien déterminée, dont ce n'est pas le premier crime sur le territoire français, à la faveur et sous la couverture de relations diplomatiques amicales. Telles est la véritable cause du fait que l'enquête sur le vol de mes archives, sur les persécutions contre Sédov, sur la tentative d'en finir avec lui à Mulhouse, enfin la présente enquête sur la mort de Sédov, qui dure depuis déjà cinq mois, n'ont abouti et n'aboutissent à aucun résultat. Tentant de s'abstraire des facteurs et des forces politiques tout à fait réels et puissants qui se trouvent derrière les crimes, l'enquête part de la fiction qu'il s'agirait de simples épisodes d'une vie privée, donne au criminel le nom de X et... ne le trouve pas.

Les criminels seront découverts, Monsieur le Juge ! L'étendue des crimes est trop grande. Un trop grand nombre de personnes et d'intérêts ‑ ceux­ci souvent contradictoires ‑ y sont impliqués; les révélations ont déjà commencé, et elles feront apparaître dans la prochaine période que les fils qui partent de la série des crimes mènent au G.P.U. et, à travers le G.P.U. à Staline personnellement. Je ne peux savoir si la justice française prendra dans ces révélations une part active. Je le souhaiterais fort et je suis prêt à l'aider de toutes mes forces. Mais d'une façon ou d'une autre, la vérité sera découverte !

De ce qui vient d'être exposé il découle avec une pleine évidence que l'instruction de l'affaire de la mort de Sédov n'a presque pas encore commencé. En accord avec toutes les circonstances de l'affaire et avec les paroles prophétiques de Sédov lui-même le 4 février 1937, l'enquête ne peut manquer de partir de la présomption que la mort n'a pas eu un caractère naturel. Les organisateurs du crime furent les agents du G.P.U. pseudo‑fonctionnaires des institutions soviétiques à Paris. Les exécuteurs furent les agents de ces agents, pris dans les milieux d'émigrés blancs, de staliniens français ou étrangers, etc. Le G.P.U., ne pouvait manquer d'avoir ses agents dans une clinique russe de Paris ou dans son voisinage immédiat. Telles sont les voies dans lesquelles doit se diriger l'enquête si, comme je veux l'espérer, elle cherche à découvrir le crime, et non à suivre la ligne de moindre résistance.

Agréez, Monsieur le Juge, l'assurance de mes sentiments distingués[6].

  1. Jean Rous (né en 1908), membre du secrétariat international et dirigeant du P.O.I., était inscrit au barreau, mais ne plaidait guère. Sa présence dans cette affaire était pourtant utile.
  2. Rappelons que Léon Sedov était mort à la clinique Mirabeau, le 16 février 1938, à la suite d'une opération d'appendicite.
  3. Viatcheslav R. Menjinsky (1874‑1934) était l'ancien chef du G.P.U., successeur de Dzerjinsky. Il avait été remplacé par son adjoint Iagoda. Maksim M. Pechkov, dit Gorky, le grand romancier auteur de La Mère, avait été la gloire littéraire du régime malgré ses réticences personnelles. La mort de ces deux hommes avait été attribuée à des empoisonnements perpétrés par des médecins du Kremlin opérant sur ordre de lagoda et du centre trotskyste-boukharinien, avec tous les aveux nécessaires... au troisième procès.
  4. L'avocat suisse Strobel avait fixé rendez‑vous à L. Sedov à Mulhouse. Selon les aveux de la Suissesse Renata Steiner qui faisait partie du groupe qui assassina Reiss, les tueurs avaient vainement attendu Sedov à Mulhouse. L'agent du G.P.U. Zborowski prétendit plus tard avoir dissimulé à Sedov ce rendez‑vous afin de le « protéger » : en réalité, le plan du G.P.U. étant de l'arrêter et de l'emmener en U.R.S.S. avec Sedov, on comprend cette manœuvre d'autoprotection (Voir Cahiers Léon Trotsky, n' 13, numéro spécial sur Léon Sedov).
  5. Le Dr Marcel Thalheimer (1893‑1972), chef de clinique des Hôpitaux de Paris, fut appelé à opérer. Dans le numéro 13 des Cahiers Léon Trotsky, les Docteurs Jean­-Michel Krivine et Marcel‑Francis Kahn ont relevé qu'il avait très mauvaise réputation dans la profession.

    Il a depuis l'ouverture des archives de la G.P.U. été établi que Sédov avait bien été exécuté par les services de Staline. (Note de 2004)
  6. L'article cité des docteurs J.‑M. Krivine et M.‑F. Kahn critique cette lettre de Trotsky d'un point de vue de spécialistes de la médecine et remet en question l'hypothèse d'un empoisonnement de Sedov. Il ne met cependant pas en question les efforts du G.P.U. pour supprimer Sedov ni le fait que ce dernier aurait pu être tué simplement s'il avait bu un verre d'eau. L'article des Docteurs Krivine et Kahn est d'ailleurs suivi d'une déclaration de Gérard Rosenthal, avocat de Trotsky qui souligne que la question ne peut plus désormais être tranchée que par l'ouverture des archives du G.P.U.