L'ancien «trotskiste» du groupe Manouchian

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Le débat public sur l’affaire Manouchian à partir du film de Mosco a fait sortir de l’oubli l’un de ses membres qui a été présenté comme un ancien trotskiste ou prétendu tel. L’institut Léon Trotsky, dont les chercheurs ont eu le privilège de travailler dans les dossiers de la correspondance Trotsky Harvard et de son fils Léon Sedov à Stanford, juge utile de verser dans le domaine public les éléments d’information qu’il possède grâce à ces archives qui comprennent notamment un certain nombre de lettres de l’intéressé.

Arben Abramowicz Dav’tian (souvent translittéré de façon erronée en Tavitian) était né en Transcaucasie, à Choucha (Zannesur) le 7 novembre 1895 ou 1898. Son père était ouvrier maçon, sa mère travaillait à la maison. Lui-même dut gagner sa vie à partir de 14 ans, comme serrurier, imprimeur et finalement mécanicien. Il entra dans le parti bolchevique en 1917 et s’engagea dans l’armée rouge en 1918. Il fit toute la guerre sur le front caucasien, d’abord comme simple soldat puis, après un stage dans une école, comme officier, devenant responsable d’un département politique dans son unité. En 1921, il devint apparatchik, instructeur et organisateur attaché au comité central du parti du Caucase. En 1923, il est envoyé à l’université communiste de Transcaucasie où il atteint le troisième cours en 1925 mais est peu après renvoyé à cause de son activité en liaison avec l’opposition de gauche. Il retourne au travail dans l’appareil, responsable de l’Agit-prop pour un district, puis secrétaire de district, dans l’appareil central enfin. En 1927 il est l’un des porte-parole locaux de l’opposition de gauche : il est donc écarté du travail dans le parti est affecté au travail dans les syndicats, devenant président du comité ouvrier local des travailleurs des chemins de fer. À la fin de 1927, il est exclu du parti en même temps que le gros des oppositionnels connus et il perd son travail. Il est arrêté pour son activité de « bolchevik léniniste » le 24 septembre 1928 en même temps que nombre d’autres militants arméniens et reste aux mains du GPU jusqu’à la fin de l’année d’Erivan, il est transféré à Tifis, puis à Akmolinsk où il rencontre des militants de l’opposition de gauche de différentes régions. Le 22 janvier 1931 il est arrêté avec l’ensemble de la colonie d’Akmolinsk et, transféré à la prison de Petropavlovsk, à un régime sévère, est condamné avec d’autres à trois ans de prison. Au bout de sept mois, à la suite d’une épidémie typhus, il est transféré à l’isolateur de Verkhnéouralsk où il participe à la vie politique intense de la colonie des « bolcheviks léninistes » puis à la fameuse grève de la faim. Son nom figure aux archives dans la liste des détenus de Verkhnéouralsk rattaché au « collectif des bolcheviks léninistes », envoyé clandestinement à Trotsky, avec le numéro 41 sur une liste de 57 noms. Il fait parfois allusion dans sa correspondance à une capitulation qu’il considère comme une erreur, mais il ne nous a pas été possible de savoir quelle forme elle a revêtu et à quelle date elle se situe. En 1934, probablement en janvier, il est envoyé en exil – on dit alors déportation – à Andijan. C’est de là qu’il décide de s’enfuir et de quitter le territoire de l’URSS. Il franchit la frontière tout prêt de Megrinsk le 19 ou le 20 juillet 1934 et est aussitôt emprisonné par les autorités locales persanes.

Tel est le récit qu’il fait à Trotsky et Sedov de sa vie de citoyen arménien soviétique. Ses correspondants, méfiants, peuvent recouper de bien des façons ses déclarations car ils connaissent nombre des prisonniers cités par Dav’tian, les dates de leur arrestation et de détention, les lieux de leur emprisonnement en déportation : ils ne trouvent aucune contradiction majeure dans ses « biographies » qu’il se trouve avoir rédigé à divers moments. En fait, ce qui inquiète le plus Trotsky et Sedov quand Dav’tian prend contact avec eux, c’est qu’il ait attendu pour cela plus d’une année après être sorti d’Union soviétique. Il a pendant ce temps écrit ses mémoires qu’il a intitulé « Dans les prisons de Thermidor », fréquenté la colonie arménienne de Perse, qui l’a aidé matériellement et cherché à gagner l’Europe occidentale. Il explique pour justifier son silence qu’il ignorait jusqu’au sort réel de Trotsky et de Sedov.

Dès que le contact est pris, Trotsky et Sedov, tout en faisant les vérifications élémentaires, insistent pour obtenir de Tarov – c’est désormais son pseudonyme – des prises de position sans ambiguïté, notamment sur les conditions de la répression, ce qu’il fait notamment dans un « appel au prolétariat mondial » que publie la presse trotskiste internationale. Sur les instances de Trotsky, le secrétariat international ouvre une souscription pour payer son voyage à Paris – lequel ne sera possible presque deux ans plus tard, puisqu’il n’arriva à Marseille que le 24 mai 1937.

Il prend évidemment contact avec Léon Sedov avec qui il avait jusque-là régulièrement correspondu. Ce dernier a obtenu de Magdeleine Paz qu’elle intervienne auprès des autorités françaises pour légaliser sa situation tout en le protégeant : c’est par elle qu’il obtient un passeport parfaitement légal, établi au nom de Manoukian, qui sera son nom jusqu’à son exécution. Il donne, quelques jours après, sa déposition sur la répression en URSS à la sous-commission parisienne de la commission d’enquête sur les procès de Moscou devant laquelle il comparait le 12 juin, apportant des éléments qui impressionnent les commissaires. Il trouve du travail, comme ouvrier et prend part à l’activité de ce qu’on appelle le « groupe russe », autour de Léon Sedov et de son ami et collaborateur Marc Zborowski dont on ignore alors qu’il était l’agent implanté par Staline auprès du fils de Trotsky. Il a très vite avec ses camarades émigrés des rapports détestables. Il se plaint particulièrement que les membres du groupe refusent de l’aider pour corriger et éventuellement publier ses mémoires, puis s’indigne qu’il veuille corriger au nom de leurs connaissances en histoire. La question vient même au secrétariat international qui tente en vain d’imposer un compromis. Quelques mois après son arrivée à Paris, Tarov s’éloigne du « groupe russe ».

Il m’écrira à Trotsky de 9 juillet 1938, quelques lois après la mort de Sedov : il ne peut supporter l’atmosphère de querelles internes permanentes – et sans doute de suspicion mutuelle du « groupe russe » – et précise ce qui semble bien être une attaque contre Zborowski:

« Ce n’était pas de leur faute, il y avait un élément étranger à notre mouvement qui, Dieu sait dans quel but, s’est introduit dans notre milieu et a tout pris sous son influence. J’avais prévenu Ljova. Il s’est offensé et m’a même fait des remontrances. J’ai dû me mettre à l’écart déjà du vivant de Ljova. La vie a prouvé que j’avais raison, aujourd’hui je continue à me tenir à l’écart du bulletin, je ne peux pas faire autrement. Avec Ljova, on pouvait avoir des discussions, des disputes, puis on se réconciliait et ont continuait la route ».

Le militant soviétique n’a pas pour autant rompu avec la IVème internationale. Bien qu’il considère que cette dernière « est aux mains de gens qui ont la passion des intrigues de palais », il espère prendre part au congrès qui se prépare et l’écrit à Trotsky. En fait, ce n’est pas lui évidemment qui participe avec voix délibérative au congrès de fondation de la IVème internationale, mais Zborowski, en dépit du soupçon qui pèse déjà sur lui (formulés en particulier par Pierre Naville). Il réussit cependant à publier en français une « contribution à la critique du programme d’action de la quatrième internationale », intitulé le problème est : visé juste. Il n’a plus, rapidement, de contacts avec les camarades qui l’ont accueilli et aidé matériellement mais s’est éloigné du noyau des militants proprement dits et se rattache plutôt au milieu de l’immigration arménienne de Paris où il est très probable qu’il a rencontré Manouchian, qui en était l’un des éléments les plus dynamiques.

Rien, rigoureusement rien du côté trotskiste, n’indique la décision de « Tarov » de rejoindre les militants de la MOI et leur lutte armée se soit accompagnée d’une révision de ses positions politiques et notamment de son hostilité au stalinisme. Il a rompu avec ses camarades français pour ne pas leur faire courir de dangers car il savait qu’il s’engageait dans une activité qui le conduirait rapidement à la mort. L’hypothèse qui est suggérée par les souvenirs de ces derniers est corroborée par ce qui précède, c’est qu’il a réagi en patriote soviétique qu’il était et que c’était l’Union soviétique et la révolution d’octobre qu’il voulait défendre les armes à la main au risque au prix de sa vie contre les hitlériens abhorrés.

Quelques conclusions provisoires ?

1- il n’y a aucune raison sérieuse de penser que Tarov ait pu être mêlé à l’assassinat de Sedov dont on sait qu’il a été couvert du côté du GPU par un agent infiniment mieux placé qu’il ne l’était, Zborowski évidemment.

2-Le contenu de ses griefs contre le « groupe russe », la façon dont il a pris ses distances à son égard, ne ressemble nullement à un comportement d’agent mais à celui d’un homme au caractère difficile et aux réactions parfois surprenantes que Sedov trouvait particulièrement « pénible », une impression que les agents s’efforcent généralement de ne pas donner.

3-Les questions qui sont posées nous semblent l’être en réalité pour la période dont nous manquons de documents. Qui a recruté « l’ex trotskiste » Tarov pour le groupe FTP-MOI. L’interrogation dans quelles conditions ? Que savait-on exactement de son passé à ce moment-là ? Quel prix a-t-on exigé, si on a exigé de lui quelque chose ?

Formulons avec prudence une hypothèse supplémentaire. Si Manouchian avait sciemment recruté un ex-trotskiste en le dissimulant, c’est-à-dire en s’en faisant le complice, il se serait mis hors la loi de l’appareil ?

Mais encore une fois, pour répondre à ces questions-là, il faudrait, comme le fait remarquer Robrieux à chacune de ses interventions, que ceux qui disposent des éléments ouvrent leurs archives.

PS : cet article était déjà rédigé et composé quand Philippe Robrieux nous a fait parvenir copie de son article dans Historama, « qui a fait tomber Manouchian ? ». Nous lui donnons volonté acte qu’il faudra expliquer les propos de Lisner et les rapports de police au sujet de l’arrestation de Tarov. Néanmoins, ces deux sources sont aussi peu incontestables que l’autre et il faudra une longue enquête pour se prononcer sur l’hypothèse qu’il formule. En revanche nous ne croyons pas qu’il soit juste d’écrire que « Sedov n’a pas survécu longtemps à sa rupture avec Manoukian » : c’était Zborowski qui était sur Sedov et il n’y a aucune raison de suggérer un autre « coupable » ou « complice » dans l’état de nos connaissances sur la mort de Sedov.