L'affranchissement des peuples coloniaux condition de la révolution européenne : le problème de l'armée noire

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Présentation du Bulletin Communiste :

Au moment où l'impérialisme français utilise à nouveau les troupes coloniales pour son œuvre de brigandage dans la Ruhr, cette lettre de Trotsky au camarade Claude Mackey — poète, de race noire, délégué de l'Amérique du Nord au IVe Congrès de l'Internationale Communiste — vient rappeler le devoir des communistes d'amener les Noirs et d'une façon générale les indigènes des colonies sous le drapeau de la Révolution.

Au Camarade Claude McKay

Cher camarade,

Je vais répondre, point par point, à vos questions :
1° — Quels moyens pratiques pourraient empêcher la France d'employer des nègres pour des fins impérialistes sur le continent européen ?

Il n'y a qu'un moyen : éveiller chez les nègres un sentiment de révolte contre la besogne qu'on leur impose. Il faut leur ouvrir les yeux, leur prouver qu'en aidant les impérialistes français à asservir l'Europe, ils s'asservissent eux-mêmes, qu'ils assurent la domination du capital français dans les colonies africaines et ailleurs.

La classe ouvrière d'Europe, et le monde ouvrier de France et d'Allemagne en particulier, est directement intéressée à ce que les Noirs soient instruits de cette situation et de ses conséquences. Nous nous sommes contentés jadis d'affirmer le droit des populations dans les colonies à une libre détermination de leur régime politique ; nous avons proclamé l'égalité de toutes les races humaines. Le temps de ces manifestations platoniques est passé. Il faut agir. Toutes les fois qu'on pourra mener des Noirs sous le drapeau de la Révolution, toutes les fois qu'on formera des groupes disposés à répandre l'idée de la révolution dans les colonies africaines, on rendra à la cause du prolétariat un service beaucoup plus important que ne sauraient l'être des résolutions de principe, comme celles que multipliait la IIe Internationale. Si le Parti Communiste se contentait de résolutions de ce genre, s'il n'appliquait tous ses efforts à conquérir des esprits et des cœurs, parmi les nègres les plus avancés, il n'aurait pas le droit de s'appeler Parti Communiste.

2° — Sans aucun doute, l'utilisation des troupes de couleur pendant la guerre impérialiste et, actuellement, pour l'occupation de la Ruhr fait partie de l'exécution d'un plan soigneusement préparé et systématiquement mis en œuvre par le capital français et anglais : le capitalisme aux abois cherche en dehors de l'Europe trop agitée, trop peu sûre, des forces nouvelles qui lui permettraient, dans les cas extrêmes, de résister aux masses révolutionnaires ; il compte sur des Africains ou des Asiatiques mobilisés, armés, disciplinés. L'utilisation des réserves coloniales met en question la révolution européenne, le sort du prolétariat ;

3° — Il est, d'autre part, évident que l'intervention des forces coloniales, composées d'éléments arriérés, dans les conflits d'impérialisme européen présente des risques très sérieux pour la bourgeoisie qui recourt à ce moyen de domination. Les Noirs et, en général, les indigènes des colonies ne sont conservateurs ou plutôt ne gardent leur immobilité d'esprit que dans les conditions économiques et sous l'influence des coutumes du pays natal. Lorsque le capital les arrache à ces conditions et les force à risquer leur vie dans des conflits dont ils ne comprennent pas les origines complexes et les fins obscures (conflits internationaux, conflits de classes) une transformation s'opère rapidement dans la conscience de ces hommes sacrifiés, et l'idée révolutionnaire prend une importance qu'autrement ils ne lui auraient jamais accordée ;

4° — Voilà pourquoi il est bon de former dès à présent des cadres d'hommes intelligents, conscients, dévoués, parmi les représentants les plus cultivés de race noire, il faut que des nègres s'occupent du relèvement matériel et moral de leur pays et qu'ils apprennent à tenir compte de ce qui se passe dans les métropoles, qu'ils comprennent que le sort des races opprimées dépend de l'affranchissement du prolétariat dans les pays d'où vient l'oppression : le sort des Noirs dépend de la destinée qui sera faite à la classe ouvrière internationale. La préparation de propagandistes nègres doit être considérée comme une des tâches les plus importantes et les plus urgentes du mouvement révolutionnaire ;

5° — Dans l'Amérique du Nord, une difficulté considérable gêne cet effort de propagande par un stupide orgueil de caste et de race, les privilégiés de la classe ouvrière se refusent à considérer les nègres comme des frères de lutte et de labeur. La politique de Gompers est tout entière basée sur l'exploitation de préjugés de cette vile espèce et ne peut garantir que l'asservissement des ouvriers blancs ou noirs. Il faut combattre à outrance cette politique dans tous les domaines, sur tous les points. Le capitalisme ne songe qu'à obscurcir et amoindrir la conscience des masses prolétariennes ; pour lui faire échec, on s'efforcera d'éveiller chez les nègres, esclaves du capitalisme américain, le sentiment de la dignité humaine et de la protestation révolutionnaire. Cette tâche peut être accomplie surtout, comme je vous l'ai déjà dit, par des noirs, révolutionnaires dévoués et pourvus d'une instruction politique. Il ne saurait être question, bien entendu, d'un chauvinisme des nègres à opposer au chauvinisme des blancs. Il s'agit de solidarité entre tous les travailleurs exploités, à quelque race qu'ils appartiennent. Je ne puis indiquer ici les formes d'organisation qui conviendraient le mieux à ce mouvement dans l'Amérique du Nord, parce que je ne connais pas d'assez près les conditions concrètes et les possibilités qui s'offrent dans ce pays. Mais, j'en suis certain, on trouvera des formes d'organisation dès qu'on aura la ferme volonté d'agir.

Salutations communistes.

L. TROTSKI.