Hitler et Staline

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Ces derniers mois, les journaux ont imprimé beaucoup de choses sur des négociations secrètes entre Berlin et Moscou. On a fait courir le bruit qu’un accord politique et même militaire, sous le couvert d’un traité économique, était en préparation. Il est encore difficile d’évaluer exactement la part de vérité dans ces informations. Il existe en tout cas des symptômes assez évidents que des négociations ont été ou sont en cours. De toute façon, le résultat de ces négociations secrètes ne dépend à l’étape actuelle ni de la loyauté de Staline à l’égard des principes démocratiques ni de la fidélité de Hitler à l’étendard de l' « anti-marxiste », mais plutôt de la conjoncture internationale. Un accord entre Staline et Hitler, s’il se réalisait — et il n’y a là rien d’impossible —, ne pourrait surprendre que les nigauds les plus désespérés de toutes les variétés de « fronts » démocratiques et de « ligues » pacifistes. Nous n’allons pas ici tenter d’apprécier si, dans l’avenir immédiat, Hitler va conclure un accord avec Staline. Cette question exigerait une analyse détaillée de la situation internationale dans toutes ses variantes possibles. Mais, même si on la faisait, la réponse devrait être très réservée dans la mesure où les partenaires eux-mêmes pourraient difficilement dire aujourd’hui avec une entière certitude où leur jeu va les conduire. Et pourtant, avant même que ce rapprochement entre Moscou et Berlin ait été effectué dans la réalité, il est devenu un facteur nouveau dans la politique internationale, car tous les centres diplomatiques de l’Europe et du monde prennent maintenant en compte cette possibilité. Examinons-là, nous aussi, brièvement.

Deuxième Guerre Mondiale

Un accord avec une nation impérialiste — indépendamment du fait qu’elle soit fasciste ou démocratique — est un accord avec des esclavagistes et des exploiteurs. Un accord temporaire de cette nature peut bien entendu être rendu obligatoire par les circonstances. Il est impossible de déclarer une fois pour toutes que des accords avec des impérialistes sont interdits dans toutes les conditions, comme il est impossible de dire à un syndicat ouvrier qu’il n’a pas le droit, dans aucune condition, de conclure un compromis avec le patron. Une telle « intransigeance » serait pur verbalisme.

Tant que l’État ouvrier demeure isolé, des accords épisodiques de telle ou telle ampleur, avec les impérialistes, sont inévitables. Mais nous devons comprendre clairement que la question se réduit au profit éventuel à tirer des antagonismes entre deux gangs de puissances impérialistes et rien de plus. Il ne peut même pas être question de déguiser de tels accords sur des mots d’ordre idéalistes généraux, comme, par exemple, « défense de la démocratie en commun » — mots d’ordre qui ne recouvrent rien d’autre que la tromperie la plus infâme à l’égard des travailleurs. Il est essentiel que les travailleurs, dans les pays capitalistes, ne soient pas liés, dans leur lutte de classe contre leur propre bourgeoisie, par les accords empiriques conclus par l’État ouvrier. Cette règle fondamentale a été observée rigoureusement pendant la première période de l’existence de la République des soviets.

Cependant, la question de savoir si des accords entre un État ouvrier et un État impérialiste, fasciste de surcroît, sont en général licites et dans quelles circonstances exactement, cette question — dans sa forme abstraite — a perdu aujourd’hui tout sens. Il ne s’agit pas aujourd’hui de l’État ouvrier en général, mais d’un État ouvrier dégénéré et en putréfaction. La nature d’un accord, ses objectifs et ses limites, dépendent directement de ceux qui les concluent. Le gouvernement de Lénine a été obligé, à Brest-Litovsk, de conclure un accord temporaire avec le Hohenzollern — afin de sauver la révolution. Le gouvernement de Staline n’est susceptible de signer des accords que dans l’intérêt de la clique dirigeante du Kremlin et seulement au détriment des intérêts du prolétariat international.

[Les accords entre le Kremlin et les « démocraties » signifiaient pour les sections respectives de l’Internationale communiste la renonciation à la lutte de classes, l’étranglement des organisations révolutionnaires, le soutien du social-patriotisme et par conséquent la destruction de la révolution espagnole et le sabotage de la lutte de classe du prolétariat français.

L’accord avec Tchiang Kai-chek signifiait la liquidation immédiate du mouvement paysan révolutionnaire, le renoncement du parti communiste aux derniers vestiges de son indépendance et la substitution officielle du sunyatsénisme au marxisme. Le demi-accord avec la Pologne signifiait la destruction du P.C. polonais et l’anéantissement de sa direction. Tout accord de la clique du Kremlin avec une bourgeoisie étrangère est immédiatement dirigé contre le prolétariat du pays avec lequel il est conclu, ainsi que contre le prolétariat de l’U.R.S.S. Le gang bonapartiste du Kremlin ne peut survivre qu’en affaiblissant, en démoralisant et en écrasant le prolétariat partout où c’est à sa portée.

En Grande-Bretagne, l’Internationale communiste mène aujourd’hui une agitation en faveur de la création d’un « Front populaire » avec la participation des libéraux. Au premier abord, une telle politique paraît absolument incompréhensible. Le Labour Party représente une puissante organisation. On pourrait facilement comprendre un effort de l’I.C. social-patriote pour se rapprocher de lui. Mais les libéraux représentent une force profondément discréditée et politiquement de second ordre. Ils sont en outre divisés en plusieurs groupes. Dans leur lutte pour conserver leur influence, les travaillistes repoussent naturellement toute idée d’un bloc avec les libéraux pour ne pas s’infecter de ce poison gangrené. Ils se défendent avec pas mal d’énergie — par des exclusions — contre l’idée d’un « Front populaire ».

Pourquoi l’I.C. ne se borne-t-elle pas à lutter pour une collaboration avec les travaillistes ? Pourquoi au contraire exige-t-elle avec insistance l’inclusion des ombres libérales du passé dans le front uni ? Le nœud de la question réside en ce que la politique du Labour Party est beaucoup trop avancée pour le Kremlin. Une alliance entre les communistes et les travaillistes pourrait avoir une légère teinte d’anti-impérialisme et rendrait ainsi plus difficile un rapprochement entre Moscou et Londres. La présence des libéraux dans le « Front populaire » signifie une censure directe et immédiate de l’impérialisme sur les actes du Labour Party. Sous le couvert d’une telle censure, Staline pourrait rendre à l’impérialisme britannique tous les services voulus.

Le trait fondamental de la politique internationale de Staline ces dernières années a été celui-ci : il monnaie le mouvement ouvrier, comme il monnaie son pétrole, son manganèse et d’autres marchandises. Il n’y a pas là un iota d’exagération. Staline considère les sections de l'I.C. dans les différents pays et la lutte de libération des nations opprimées comme une menue monnaie d’échange dans les marchés qu’il passe avec les puissances impérialistes.

Quand il a besoin de l’aide de la France, il soumet le prolétariat français à la bourgeoisie radicale. Quand il doit soutenir la Chine contre le Japon, il soumet le prolétariat chinois au Guomindang.]

Que ferait Staline dans l’éventualité d’un accord avec Hitler? Hitler, à coup sûr, n’a pas particulièrement besoin de l’assistance de Staline pour étrangler le parti communiste allemand. L’extrême faiblesse de ce dernier est en outre le résultat de toute sa politique antérieure. Mais il est tout à fait vraisemblable que Staline accepterait de couper tous les subsides destinés au travail illégal en Allemagne. C’est là une des concessions les plus mineures qu’il aurait à faire et il serait tout disposé à la faire.

[On peut également prévoir que la campagne bruyante, hystérique et creuse contre le fascisme menée par l’I.C. au cours de ces dernières années, va être mise en sourdine. Il est à noter que, le 20 février, quand notre section américaine a mobilisé des masses considérables de travailleurs pour combattre contre les partisans américains de Hitler, les staliniens ont froidement refusé de participer à cette contre-manifestation qui avait des répercussions nationales et ont tout fait pour minimiser son importance, apportant ainsi leur aide aux partisans américains de Hitler. Qu’y a-t-il derrière cette véritable politique de trahison ? Seulement la stupidité conservatrice et la haine de la IVe Internationale? Ou bien quelque chose de nouveau, par exemple les dernières instructions de Moscou recommandant à MM. les « antifascistes » de se mettre un bâillon pour ne pas gêner les négociations entre les diplomates de Moscou et de Berlin? Cette hypothèse n’est nullement invraisemblable. Les semaines qui viennent permettront de le vérifier.]

Nous pouvons dire avec certitude ceci. L’accord entre Hitler et Staline ne modifierait rien d’essentiel dans la fonction contre-révolutionnaire de l’oligarchie du Kremlin. Il permettrait seulement de mettre à nu cette fonction, de la faire apparaître avec plus d’éclat, de hâter ainsi l’effondrement des illusions et des falsifications. Notre tâche politique ne consiste pas à « sauver » Staline des embrassades de Hitler, mais à les renverser l’un et l’autre.