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Special pages :
Histoire du Parti Bolchevik
Auteur·e(s) | Grigori Zinoviev |
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Écriture | 31 mars 1924 |
Aux Jeunesses Communistes de Moscou
Étudions le léninisme : voilà les paroles que l’on entend maintenant partout où se réunissent quelques ouvriers conscients. A plus forte raison cela s’applique-t-il aux Jeunesses Communistes, et particulièrement aux Jeunesses Communistes de la capitale de l’U.R.S.S.
Mon « Histoire du Parti Communiste Russe » aidera seulement à commencer cette étude. Elle ne prétend à rien de plus. Chaque page de l’histoire du P.C.R. est lié à la vie de V. I. Lénine. L’U.J.C.R. change maintenant son nom en celui des « Union Léniniste des Jeunesses ».
Étudions donc le léninisme – par un travail opiniâtre, des mois et des années, dans les livres et dans la lutte.
G. ZINOVIEV.
Moscou, 31 mars 1924.
Première conférence[modifier le wikicode]
Qu’est-ce qu’un parti ?
La question paraît fort simple. Pourtant elle ne l’est pas.
Lorsqu’il s’agit de définitions scientifiques sur des sujets qui intéressent vivement les masses (ce qui est le cas pour toutes les organisations sociales), les représentants des classes et des philosophies diverses ne s’accordent presque jamais sur la nature de telle ou telle organisation. Prenons l’exemple le plus familier, celui des syndicats, qui englobent des millions d’hommes. Chacun sait en quoi consistent ces organisations. Pourtant, les représentants des différentes classes les définissent diversement. Tandis que Karl Marx caractérise les syndicats par les mots : « école de socialisme », les savants bourgeois ou les menchéviks de la IIe Internationale les caractérise autrement. Ainsi, pour Sidney et Béatrix Webb, écrivains anglais et l’école réformiste-menchéviste, les syndicats ne sont autre chose que des associations de secours mutuel. Pour un professeur bourgeois allemand, membre du Centre Catholique, ils sont presque des hospices, des services de santé pour les ouvriers. Et cela se comprend, car dans de telles questions, intéressant directement des centaines de millions d’hommes, on cherchera en vain quelque impartialité dans la définition des choses les plus usuelles. Ainsi donc, notre désir de préciser tout d’abord ce qu’est « un parti » est loin d’être injustifié.
Définition marxiste et bourgeoise du mot « parti ».
Le mot « parti » vient du latin pars, qui signifie : partie, portion. Nous, marxistes, disons qu’un parti, c’est une fraction d’une classe déterminée.
Les représentants de la bourgeoisie sont évidemment d’un autre avis. Par exemple, le célèbre publiciste conservateur allemand Stahl, qui classe les partis selon le degré d’esprit révolutionnaire ou de respect pour l’ordre établi, en arrivait à la conclusion que la lutte des partis est une lutte entre les lois humaines et les lois divines, c’est-à-dire entre les institutions créées sous la pression des besoins et des désirs temporels de l’homme et les décrets de la Providence. Bref, c’est la lutte entre le Mal et le Bien. Et le célèbre publiciste politique zurichois Rohmer s’efforce, de son côté, de fonder la définition du « parti » sur la psychologie. Il déclare par exemple :
« Une société humaine nait grandit et meure. Elle est jeune, ou vieille. Selon son âge, telle ou telle conception politique y règne. Chez l’enfant, ce sont les facultés passives de l’esprit qui dominent, l’impressionnabilité, la vive imagination ; point de forces créatrices, ni de critique rationnelle. A ce stade, c’est le radicalisme qui correspond le mieux (de là les partis radicaux). Dans l’adolescence et l’âge mûr, les forces créatrices de l’esprit et la saine critique dominent. Aussi passent au premier plan, dans l’adolescence, l’effort créateur et, dans l’âge mûr, l’effort de l’homme pour conserver ses acquisitions. A ce stade correspondent le libéralisme et le conservatisme. Enfin, dans la vieillesse, les forces passives de l’esprit reprennent le dessus : peur de tout ce qui est nouveau, attachement au passé. A ce stade correspond l’absolutisme. Dans la société coexistent des éléments « jeunes », « mûrs », « vieux » et, par suite, des partis radicaux, libéraux, conservateurs, absolutistes. Les partis prédominants sont ceux qui se rapprochent le plus du tempérament et de l’esprit du peuple tout entier. L’existence de tous ces partis est inévitable. Sur la résultante de leurs forces doit se régler la vie publique, et le politique habile ne doit jamais chercher à anéantir un parti, quel qu’il soit, parce qu’on n’y saurait parvenir et qu’essayer de le faire serait non plus guérir un mal, mais tenter de le refouler à l’intérieur de l’organisme. C’est surtout le tempérament de chaque individu qui le pousse dans tel ou tel parti. Ainsi, Alcibiade, de sa vie durant, fut un petit garçon ; Périclès resta un jeune homme jusqu’à la tombe ; Scipion fut un homme, et Auguste, lui, était né vieillard. De même, les peuples se distinguent par des caractères divers : les Allemands sont conservateurs par tempérament, mais libéraux par leur tournure d’esprit. Les Russes sont radicaux, mais ils penchent vers l’absolutisme. »
Tout cela, bien entendu, fut écrit avant 1917 .
Pourquoi la science bourgeoise ne donne pas de définition exacte du mot « parti »
Ainsi donc, les savants et écrivains bourgeois donnent de la notion de « parti » des définitions très diverses. Rarement ils se décident à prendre le taureau par les cornes et à dire qu’un parti, c’est une organisation de combat d’une certaine classe. Cette simple vérité, claire pour nous tous, les savants bourgeois ne veulent ni ne peuvent la reconnaître, et cela pour la même raison que celle qui leur fait éviter d’appeler de son vrai nom la nature du parlementarisme ou de l'église.
De même, tant que la bourgeoisie détient l’Etat, elle en dissimule soigneusement la nature de classe. Les savants et les politiciens bourgeois ne reconnaissent jamais que l’Etat bourgeois est la dictature d’une minorité de possédants. Au contraire, ils le représentent comme une institution au-dessus des classes, comme l’incarnation de la justice et de la raison suprêmes. Les premiers, Marx et Engels, ont dépouillé la notion d’ « Etat » de son enveloppe mystique et posé clairement la question. Après eux, Lénine a développé la théorie de l’Etat dans son ouvrage intitulé L’Etat et La Révolution.
Le régime bourgeois comporte une série d’institutions servant à opprimer le prolétariat. La bourgeoisie est obligée de les présenter à l’opinion publique comme des organes destinés à réaliser l’harmonie et l’apaisement des classes ; elle ne peut dire aux masses que ce sont là des organes de lutte de classe.
Définition de Vodovozov
Pour plus de clarté, je citerai la définition du publiciste russe Vodovozov, personnage assez inoffensif, moitié cadet, moitié narodniki[1], qui fut un journaliste de quelque talent. Dans un travail spécial, consacré à la définition du concept de « parti », il écrit : Qu’est-ce qu’un parti ? On entend par ce mot des groupes plus ou moins importants d’hommes désirant les mêmes réformes politiques, ayant le même idéal politique et organisés pour défendre et faire triompher cet idéal. Cette définition semble irréprochable, mais en fait l’auteur a soigneusement évité les mots « classe » et « lutte de classe ». Pour lui, un parti, c’est uniquement un groupe de gens qui pensent de même, qui sont d’accord sur un certain « idéal ». Cette définition omet l’essentiel et, par suite, ne saurait être considérée comme exacte.
Définition de Milioukov
Prenons un exemple encore plus récent : la définition de Milioukov, qui, on va le voir, était dictée par un intérêt de classe très net. Les cadets, on le sait, prétendait être un « parti en dehors des classes ». Nous polémiquâmes à ce propos avec eux, démontrant qu’il n’existe pas de parti indépendant des classes et que le parti cadet est un parti de classe, puisqu’il représente la classe des pomiestchiks[2]. Considérant la situation d’alors, il est facile de comprendre que Milioukov agissait à la fois en savant bourgeois et en homme politique. Comme homme politique, Milioukov avait besoin de cacher au peuple la nature de classe de son parti : les cadets ne pouvaient pas proclamer ouvertement devant les masses qu’ils défendaient les intérêts des propriétaires fonciers et de la grande bourgeoisie, c’est-à-dire de la minorité possédante. Comme homme politique, Milioukov, sentait, comprenait que, dans les assemblées populaires, il lui fallait voiler le caractère de son parti, le présenter sur la scène comme un bel inconnu. En l’occurrence, Milioukov politicien fut admirablement servi par Milioukov savant bourgeois, qui avait prouvé à l’aide de la science bourgeoise qu’un parti n’a pas du tout besoin d’être « de classe », et que c’est simplement un groupe d’hommes qui pensent de même, ont un idéal défini, sans qu’on ait à tenir compte de la couche sociale à laquelle ils sont liés. Cet exemple montre clairement combien il est aisé de passer de la définition académiste de Vodovozov à la politique complètement bourgeoise, concrète, active, de Milioukov. Pour ce dernier, la formule de Vodovozov était très commode ; il put facilement l’appliquer à son parti cadet et abuser les simples en donnant à ce parti bourgeois l’étiquette de parti indépendant des classes.
Définition des S.R.
Vous savez que les socialistes-révolutionnaires appelaient leur parti, sinon parti « en dehors des classes », du moins parti « inter-classe ». Cette définition découlait de leur programme. La formule classique des socialistes-révolutionnaires indique qu’ils représentent d’abord le prolétariat, ensuite les paysans et, en troisième lieu, les intellectuels, c’est-à-dire trois vastes groupes sociaux à la fois. Aussi les premières luttes théoriques entre marxistes et socialistes-révolutionnaires se déroulèrent-elles à propos de notre affirmation qu’il n’y a pas de parti « inter-classe ». Chaque parti est lié à une classe déterminée ; il doit par suite défendre des intérêts déterminés. Nous avons, disions-nous, lié notre sort au prolétariat. Il ne s’ensuit pas que nous soyons hostiles à la paysannerie, surtout dans un pays rural comme la Russie. Dans un tel pays, la tâche du prolétariat consiste à établir une certaine collaboration avec la paysannerie, qui représente une masse considérable. Notre parti est le parti du prolétariat, l’avant-garde de la classe ouvrière, dont il a surgi et qu’il dirige. Mais, tout en étant le parti du prolétariat, nous dirigeons aussi la lutte des paysans, qui ont avec les ouvriers beaucoup d’intérêts communs.
Les événements des dernières années ont mis en pleine lumière le rôle pratique des socialistes-révolutionnaires, et aujourd'hui on voit nettement pourquoi ils soutenaient avec tant d'ardeur cette définition qu’ils donnaient de leur parti vers 1900, au moment de sa naissance. Beaucoup de jeunes révolutionnaires trouvaient alors que Plékhanov, le chef reconnu de notre parti, accordait trop d’attention à cette dispute, qu’il cherchait noise aux s.r., que la polémique qu’il menait avec Lénine contre Tchernov était purement académique et qu’il eût mieux valu combattre ensemble l’autocratie que de se quereller à propos des concepts de « parti » et de « classe ». Mais vous voyez aujourd’hui que la discussion n’était point académique, mais politique, et très importante.
Voilà pourquoi nous devons, dès le début, nous entendre sur le sens du mot « parti » et le définir clairement et exactement.
Pour nous, un « parti » est une organisation politique, formant partie intégrante d’une certaine classe. Autrement dit, il y a des partis prolétariens et des partis bourgeois. Un parti n’est pas simplement un groupe de gens ayant mêmes opinions, d’accord sur une même idéologie, qu’ils peuvent prêcher où ils veulent, sans qu’il soit question de telle ou telle classe. Pour nous, je le répète, un parti est une fraction d’une certaine classe. Il est sorti des entrailles de cette classe, à laquelle il lie son sort. Un parti porte l’empreinte ineffaçable de la classe dont il est issu ; son origine détermine son rôle et commande toute son histoire.
Classe et Parti
Les mots de « classe ouvrière », « classe », sont à présent clairs pour nous tous. Nous les comprenons, ils ne sont pas matière à discussion. La notion de classe est entrée dans notre chair et dans notre sang, dans notre vie quotidienne. Nous avons vu, dans deux révolutions, une classe en action, nous savons ce que c’est. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Par mon exposé, vous verrez que la lutte entre marxistes et narodniki se déroulait, au moins au début, autour de la notion de « classe » ou de « peuple », comme on disait alors. Il fut un temps où toute la lutte au sein du socialisme russe tournait autour de ces questions : « Qu’est-ce qu’une classe ? Un révolutionnaire doit-il s’intéresser à une classe définie, ou bien doit-il défendre les intérêts du « peuple » tout entier ? »
Comme vous le savez, c’est Marx qui a découvert la théorie de la lutte de classe. Cette lutte, ce n’est pas une entité, c’est une réalité vivante. Mais la réduire en formules, la faire connaître à tous, nous présenter l’histoire humaine comme une lutte des classes, voilà ce qu’a fait Marx. Et toute la lutte des fondateurs de notre parti marxiste contre les premiers révolutionnaires, les narodniki, a en somme servi à éclaircir la théorie de la lutte de classe dans les conditions de la Russie, et montré ce qu’est chez nous la classe ouvrière. Ainsi, cette idée, claire aujourd’hui pour nous tous, que notre parti est une fraction de la classe ouvrière, nous l’avons élaborée au cours d’une lutte théorique et pratique de dix ans. Et, pour comprendre l’histoire de notre parti, il nous faut d’abord mettre en lumière cette première lutte des marxistes contre les narodniki.
On pourra me faire remarquer que, souvent, une classe a plusieurs partis. Certes, c’est exact. La bourgeoisie, par exemple, en compte plusieurs : les républicains, les démocrates, les radicaux-socialistes, les radicaux, les libéraux indépendants, les conservateurs, etc. Ce fait ne contredit-il pas ma définition ? Je ne le pense pas. Il faut remarquer que les partis bourgeois sont souvent, en fait, non des partis distincts et indépendants, mais seulement des fractions d’un unique partis bourgeois. Ces fractions se dressent l’une contre l’autre à certains moments (particulièrement à l’occasion des élections) ; elles se menacent le plus souvent avec des sabres de bois. Souvent même, les partis ont avantage à faire croire au peuple qu’il y a entre eux de sérieuses différences. Mais, pratiquement, sur les questions fondamentales pour lesquelles ont se bat sur les barricades, pour lesquelles ont fait des révolutions, on souffre de la guerre et de la famine, là-dessus, et particulièrement sur la question de la propriété individuelles, tous les partis bourgeois sont d’accord. Aussi pouvons-nous affirmer que, lorsque les intérêts essentiels sont en jeu, il n’existe qu’un grand parti bourgeois, celui des propriétaires d’esclaves, des tenants de la propriété individuelle.
L’histoire en donne plus d’un exemple. Jadis, en Amérique, les Etats du Nord et ceux du Sud entrèrent en collision à propos de l’esclavage. N’empêche que, bientôt après, ils se réconcilièrent et reconstituèrent un gouvernement bourgeois puissant, fermement attaché au principe de la propriété individuelle et ne condamnant en aucune façon l’esclavage capitaliste d’alors. Les exemples analogues de conflits superficiels entre partis bourgeois sont légion et ne font que confirmer notre position : un parti est une fraction d’une classe déterminée.
Autre remarque. Il ne faut pas s’imaginer que chaque classe produit pour ainsi dire automatiquement, fatalement, un parti répondant entièrement à ses besoins. Il est faux de penser que la chose soit simple et qu’on puisse dire : classe n°1, parti n°1 ; classe n°2, parti n°2.
Dans la réalité, la chose est beaucoup plus compliquée. Il est des gens qui croient appartenir corps et âme à telle ou telle classe. Mais, à l’épreuve, lorsque arrive le moment décisif, ils se trouvent en fait avec une autre classe. Leur route décrit des zigzags. A un moment déterminé de leur évolution, ils arborent un certain programme. Plus tard, quand la lutte de classe s’accentue et que de grands événements font affleurer de nouvelles couches sociales et posent de façon aigüe de nouvelles questions, il se produit parmi eux des regroupements, des transformations ; et ce n’est qu’après un temps assez long, dans les années décisives où se posent les questions fondamentales, que se cristallisent enfin les éléments homogènes d’une classe.
C’est pourquoi, si l’on aborde cette question de façon simpliste, on se heurte en quelque sorte à des contradictions. Cette question, pour nous vitale, nous devons l’aborder scientifiquement, comme il convient à des marxistes, en commençant par nous garder d’envisager d’une façon trop « mécanique » les phénomènes sociaux. Il faut comprendre qu’un parti ne se créé pas en un jour, qu’il se forme au cours des années, que dans ses rangs apparaissent des groupements sociaux instables, que des groupes ou des individus sont parfois jetés par le hasard dans un parti, pour en sortir ensuite, cependant que d’autres viennent les remplacer.
C’est seulement après un certain développement de la lutte, quand on a devant soi un cycle de phénomène plus ou moins accompli, qu’on peut dire qu’un parti donné convient pleinement à une classe donnée.
Ce que je viens de dire nous fournit également une réponse à la question des rapports entre le parti communiste, bolchévik et la classe ouvrière. On peut nous dire : « Si un parti est une partie d’une classe, si notre parti est une fraction de la classe ouvrière, s’il la représente, s’il est son avant-garde et sa tête, comment se fait-il qu’il y ait un parti menchévik qui s’intitule ouvrier et un parti socialiste-révolutionnaire qui prétend de même défendre la classe ouvrière ? Et, sur le plan international, pourquoi y a-t-il une social-démocratie et une IIe Internationale liées à la classe ouvrière ? » Est-ce que cela ne contredit pas notre définition ?
Cette question non plus n’est pas académique, car elle nous amène au fond même du sujet. Ce que j’ai dit des partis bourgeois est vrai également dans une mesure importante pour les partis ouvriers. Ni la classe ouvrière, ni son parti ne naissent d’un seul coup. Le prolétariat s’est constitué graduellement, au fur et à mesure que la population rurale s’écoulait vers les villes industrielles, où elle se fixait en partie, se transformait, devenait une classe ouvrière, avec sa psychologie propre. De même, au cours des années et des décades se constituait peu à peu le parti de la classe ouvrière. Certains groupes estimaient qu’ils défendaient le prolétariat :
Par exemple, les menchéviks au cours de la première révolution. Ce n’est que progressivement, à mesure que l’histoire mettait à l’ordre du jour les questions fondamentales qui divisent les hommes, les dressent les uns contre les autres, suscitent la guerre civile, que sont apparues les divergences, les scissions, les fusions, et c’est alors seulement que s’est constitué un parti nettement défini. Et ce processus, étroitement lié à la vie des hommes, ne sera pleinement achevé qu’à la victoire complète du communisme, quand disparaîtront les classes et les partis. Ce n’est point un processus chimique qu’on peut observer dans une cornue du début à la fin. Quand il s’agit de phénomènes sociaux, il faut apprendre à généraliser et savoir se reconnaître dans des événements et des faits touchant des millions, des dizaines de millions d’individus.
La classe ouvrière, elle non plus, n’est pas entièrement homogène. On peut y distinguer diverses couches et stratifications. Par son niveau de vie et sa mentalité, un ouvrier qualifié anglais diffère profondément d’un manœuvre. En Allemagne, l’ouvrier du Livre ressemble fort peu au mineur. L’aristocratie ouvrière représente une couche bien déterminée du prolétariat. La plupart du temps, elle a pris les habitudes et la mentalité de la bourgeoisie, à laquelle elle sert d’instrument de lutte contre la masse des ouvriers. Les pays impérialistes (et en premier lieu l’Angleterre) qui ont la possibilité de retirer des surprofits de leurs colonies les emploient en partie à corrompre la couche supérieure des ouvriers de la métropole. Le prolétariat, dans l’ensemble, se rend compte de la tendance de l’évolution sociale, mais il ne s’ensuit pas que chaque ouvrier s’en rend compte.
Il ne faut pas oublier que le degré d’instruction et de culture varie considérablement selon les couches de la classe ouvrière d’un seul et même pays et, à plus forte raison de pays différents. Les ouvriers les plus arriérés sont imbus de préjugés religieux et autres. N’oublions pas que la bourgeoisie, outre les instruments directs d’oppression des ouvriers dont elle dispose, possède encore des moyens puissants de pression sur les travailleurs, comme l’école, la presse, etc.
Voilà ce qui explique la formation de plusieurs partis au sein de la classe ouvrière. Voilà pourquoi la social-démocratie qui, après la guerre mondiale, est devenue nettement antiprolétarienne et contre-révolutionnaire, jouit encore d’une influence considérable auprès des ouvriers.
Le deuxième congrès de l’Internationale Communiste a adopté une résolution extrêmement importante sur les tâches et le rôle du parti prolétarien dans la révolution. Cette résolution, à l’élaboration de laquelle a participé Lénine, définit le rôle du parti prolétarien avant, pendant et après la révolution. Elle explique entre autres pourquoi aucun parti communiste ne peut, avant la révolution prolétarienne, rassembler dans ses rangs la totalité, ou même simplement la majorité de la classe ouvrière. La connaissance de ce document fondamental du communisme international est indispensable à tous ceux qui veulent comprendre le rôle historique du parti prolétarien.
En raison de sa situation dominante, la bourgeoisie a, presque dans chaque pays, un nombre considérable d’agents volontaires ou involontaires parmi la classe ouvrière. L’immense majorité des leaders syndicaux et social-démocrates actuels sont en réalité ses agents. Mais la réciproque n’est pas vraie : la classe ouvrière n’a pas et ne peut pas avoir d’agents à elle dans le camp de la bourgeoisie. Evidemment, certains membres de la classe bourgeoise peuvent se rallier au prolétariat, mais ils sont obligés alors de rompre avec la bourgeoisie.
Ainsi la structure de classe de la société n’est pas si simple qu’elle le parait au premier abord et les membres d’une classe n’ont pas toujours une mentalité conforme aux intérêts véritables de leur classe. De là vient que, même maintenant, après la guerre mondiale, la révolution russe, les fortes secousses révolutionnaires en Europe, il existe encore non seulement des partis social-démocrates englobant des masses d’ouvriers, mais de nombreux ouvriers qui, aux élections, votent pour des millionnaires ou des milliardaires, comme c’est le cas en Amérique. Il est des syndicats chrétiens qui, quoique composés en majorité d’ouvriers, mènent une politique bourgeoise et réactionnaire.
A l’heure actuelle, la IIe Internationale reste encore notablement liée avec les milieux ouvriers. Cependant, il est pour nous manifeste qu’elle n’est, en réalité, qu’une fraction de la bourgeoisie, son aile gauche. Elle compte parmi ses membres beaucoup de braves ouvriers. Ainsi il existe plusieurs partis ouvriers, mais il n’y a qu’un seul parti prolétarien. Un parti peut être ouvrier par sa composition, mais ne peut pas être prolétarien par ses tendances,, son programme et sa politique. On le voit par l’exemple des pays capitalistes d’Europe et d’Amérique, où il existe plusieurs partis ouvriers, mais un seul parti prolétarien, le parti communiste, et où l’on rencontre, à côté de la social-démocratie, des partis catholiques et autres. Tous ils sont une partie de la classe ouvrière, mais non la plus avancée ; ils ont pour adhérents des ouvriers, mais, par leur politique, ils ne sont qu’une fraction du parti bourgeois.
Les anniversaires du parti
Tout ce que je viens de dire est un préambule nécessaire à l’histoire de notre parti. Sa période préhistorique, son apparition, les premières étapes de son développement ne sont que la cristallisation graduelle du parti prolétarien issu de la classe ouvrière. C’est pourquoi, comme nous allons le montrer, on ne saurait dire strictement que notre parti, en 1923, compte 25 années d’existence.
L’Union Ouvrière du Nord de la Russie fondée avec la collaboration de Plékhanov et dirigée par le menuisier Khaltourine et le serrurier Obnorsky, peut être considérée comme l’embryon d’un parti ouvrier. Elle surgit à Saint-Petersbourg à la fin de 1877 (plus exactement, peut-être en 1878). La première, elle mit en avant l’idée de la lutte politique du prolétariat. Cette organisation, évidemment, n’était pas encore marxiste. Depuis 1878, quarante-cinq années ont passé, et l’on pourrait à la rigueur faire remonter notre parti à la fondation de l’Union Ouvrière du Nord de la Russie.
Le groupe de l’Emancipation du Travail fut fondé en 1883. Il se forma à l’époque où une génération de révolutionnaires, dirigée par Plékhanov et Axelrod, comprit qu’on ne pouvait compter sur une révolution purement paysanne et que la force principale du mouvement révolutionnaire en Russie serait la classe ouvrière, qui se développait et s’affermissait d’année en année. Rompant avec les narodniki et se rendant compte de la nécessité de créer un parti de la classe ouvrière, ce groupe élabora en 1885 un projet de programme du parti social-démocrate. Il apparaît ainsi dans l’histoire du mouvement révolutionnaire comme la première organisation marxiste. On peut parfaitement faire dater de sa fondation la naissance de notre parti, dont ce serait ainsi, en 1923, le 40ème anniversaire.
En troisième lieu, notre parti peut faire remonter son origine à son premier congrès, tenu à Minsk le 14 mars 1898 – ce qui lui donnerait vingt-cinq années d’existence. Mais il faut remarquer que cette date est peu significative, car le congrès n’eut à peu près aucun résultat. Les organisations qu’il créa furent dissoutes au bout de quelques jours, la plupart de ses membres furent arrêtés et le comité central qu’il élut tomba presque en entier dans les griffes des gendarmes et ne put s’acquitter du centième des tâches projetées.
En 1903 eut lieu notre deuxième congrès. Commencé à Bruxelles, il se termina à Londres. En fait, ce congrès fut pratiquement le premier, et nous pourrions tout aussi bien dire que nous fêtons actuellement, le 20ème anniversaire de notre parti.
Puis, en 1905, à Londres, fut réuni le troisième, le congrès de notre parti, le congrès du parti bolchévik, qui ne comprenait pas de menchéviks. C'était l’époque de la scission. On peut donc considérer ce congrès comme le premier, car il a donné une base à la tactique des bolchéviks à la veille de la révolution de 1905. Dans la suite, nous nous réunîmes de nouveau aux menchéviks, avec lesquels nous eûmes des congrès communs à Stockholm (1906) et à Londres (1907). Mais le congrès de 1905 fut néanmoins l’un des plus importants, car il posa les fondements de la tactique révolutionnaires que les bolchéviks allaient appliquer dans la période de la première révolution.
Enfin, on serait en droit de faire dater notre parti de 1912, époque de la rupture complète avec les menchéviks. C’est alors que, à la faveur des grèves de la Léna et des événements qui suivirent, nous commençâmes à réorganiser notre parti après une longue période de répression. C’est à la conférence panrusse de Prague, d’où étaient exclus les menchéviks, que nous proposâmes : « Le vieux comité central n’existe plus. Nous reconstruirons le parti. » A proprement parler, c’est alors que furent jetées les fondations du parti, après la défaite de 1905 et la contre-révolution.
Allant plus loin, nous pourrions dire que la rupture totale avec les menchéviks s’est produite non en 1912, mais en 1917. En effet, après la révolution de février, après le renversement du tsarisme, il fut procédé à la convocation d’un congrès d’unité social-démocrate, auquel furent conviés tous les social-démocrates sans distinction de fraction et de tendance et devant lequel Lénine présenta ses célèbres thèses sur le pouvoir soviétique, aujourd’hui entrées dans l’histoire du socialisme international. A ce moment, on estimait encore qu’il était possible d’unifier la social-démocratie et de réaliser la fusion des bolchéviks et des menchéviks.
Pour finir, on peut dire que notre parti ne fut définitivement fondé qu’en 1918, après la paix de Brest-Litovsk, quand, à notre VIIe congrès, nous décidâmes d’en changer le nom et de l’appeler désormais : « Parti communiste russe ».
Processus de formation d’un parti
J’ai cité intentionnellement toute une série de dates pour montrer que ce qui importe, ce n’est pas la question formelle, secondaire, des vingt ou vingt-cinq ans d’existence d’une organisation, mais la façon dont se forme réellement un parti. Il ne faut pas croire qu’un beau jour les partisans d’un « idéal » défini selon l’expression de Vodovozov, se rassemblent et se disent l’un à l’autre : « Holà ! Allons-y ! Formons un parti ! » Non. La chose n’est pas si simple. Un parti est un organisme vivant attaché par des millions de fils à la classe dont il sort. Il se créé au cours d’années, et même de dizaines d’années. Si, par exemple, on fait remonter l’origine de notre parti à la fondation de l’Union Ouvrière du Nord de la Russie par Khaltourine, on arrive à quarante-cinq années d’existence. Si l’on compte à partir du moment où fut adoptée l’appellation de « parti communiste », on trouve cinq ans ; en partant de notre premier congrès, vingt-cinq ans ; en partant de la fondation du groupe de l’Emancipation du Travail, quarante ans.
On voit donc que la formation dialectique vivante d’un parti est un processus très complexe, long et pénible. Un parti naît dans les plus cruelles difficultés, il subit des regroupements, des scissions, d’incessantes épreuves dans le feu de la lutte avant de devenir le parti d’une classe donnée. Et, même alors, son évolution n’est pas encore terminée : il continue à absorber de nouveaux groupes et à éliminer d’autres.
Tous ces phénomènes s’observent dans notre parti. Maintenant même qu’il a réussi à se former définitivement au cours de trois révolutions, il se produit toujours dans sa composition, dans ses cadres, certains mouvements, un renouvellement incessant de ses éléments. Après la révolution, le nombre de ses membres paysans croît très rapidement, puis diminue ; ensuite la proportion des ouvriers urbains augmente de nouveau ; d’autre part, des groupes entiers d’intellectuels entrent dans le parti, mais en sortent bientôt. Voilà pourquoi ce n’est qu’en réfléchissant bien aux particularités de ce mouvement, en considérant le parti dialectiquement, en fonction de la lutte vivante des masses, qu’on en aura une idée juste.
Le mouvement des « narodniki »
Les narodniki qui militaient dans la période de 1870 à 1880 et qui, pour la plupart, étaient des intellectuels se donnaient pour but de soulever les masses paysannes, de les amener à la révolution. Le prolétariat urbain ne représentait alors qu’une classe d’une force très minime. Le principal mérite de l’élite des narodniki était de comprendre qu’un bouleversement radical était nécessaire et qu’il ne pouvait être réalisé que par une révolution. La Russie, alors, sortait à peine du régime féodal. Une dizaine d’années seulement s’étaient écoulées depuis la réforme agraire de 1861. Les paysans et les pomieschiks formaient les deux classes fondamentales du pays.
Les narodniki de 1890 étaient déjà sans conteste des représentants de la petite bourgeoisie. Fréquemment ils donnaient dans le libéralisme pacifique. Ils avaient cessé de croire en la révolution véritablement populaire, paysanne, plébéienne. Ils devenaient progressivement les porte-parole de la petite bourgeoisie avec ses aspirations réactionnaires, et parfois même les idéologues de la bourgeoisie.
Alors que la génération des narodniki de 1870 se distinguait par sa fraîcheur de sentiment, son élan, son enthousiasme, son courage, son dévouement sans borne à la révolution, le mouvement des narodniki de 1890 portait tous les signes de la décrépitude. Si les Jéliabov et les Pérovskaïa n’avaient pas péri au début de leur carrière révolutionnaire, s’ils avaient vécu jusqu’à l’apparition du mouvement de masse en Russie, ils auraient pu devenir des révolutionnaires prolétariens. Au contraire, les Krivenko, les Nicolas et même les Mikhaïlovsky ne pouvaient devenir des révolutionnaires prolétariens ; ils ne pouvaient devenir, dans l’hypothèse la plus favorable, que les idéologues des s-r. contre-révolutionnaires.
Nous avons déjà dit que la première période du mouvement révolutionnaire russe est remplie par la lutte entre marxistes et narodniki. Le mouvement des narodniki fut indubitablement révolutionnaire et atteignit son plein épanouissement vers 1875. Il a inscrit des pages glorieuses dans l’histoire révolutionnaire et donné des exemples mémorables d’actes de courage individuel. Les narodniki qui, abandonnant leur famille et renonçant aux privilèges de leur classe, allèrent, comme on disait alors, « au peuple », firent preuve d’un bel héroïsme, et nous nous inclinons devant eux.
Mais leur mouvement n’était pas prolétarien. Leur devise : »Il faut aller au peuple » n’était pas fortuite. L’idée de « classe » n’existait pas alors en Russie, et les révolutionnaires ne connnaissaient que la notion de « peuple ». Bien entendu, nous sommes tous pour le peuple, et il n’y a naturellement rien que de bon dans ce mot. Mais les narodniki lui donnaient un sens vague, très élastique. Par ce terme, on entendait généralement alors les paysans, car il n’y avait pas de classe ouvrière, elle naissait à peine. Cela ne veut pas dire que nous reniions cet héritage et que nous nous refusions à voir les exemples d’héroïsme admirable qui marquèrent cette époque. Bien au contraire, le parti prolétarien accepte avec fierté l’héritage de l’élite des narodniki de la période de 1870-1880.
Les communistes et la Révolution française
Vous connaissez notre attitude, à nous, communistes, envers les grands révolutionnaires bourgeois de 1789, époque à laquelle la classe ouvrière était encore à l’état embryonnaire. Nous avons pour eux, surtout pour ceux qui, par le sacrifice de leur vie, montrèrent leur dévouement au peuple, un profond respect. Nous étudions l’histoire de la Révolution Française, nous incitons notre jeunesse à tirer des leçons des matérialistes de la fin du XVIIIe siècle. Pour ceux qui s’intéresse à la philosophie, il y a beaucoup plus à apprendre chez les grands matérialistes d’alors que chez certains « marxistes » révisionnistes d’aujourd’hui. C’est pourquoi notre parti considère comme nécessaire de rééditer les classiques du matérialisme. Chacun de nous en tirera plus de profit que des « théories » bâclées qu’on nous expose parfois avec de très bonnes intentions, mais qui n’ont rien de commun avec le marxisme. Je le répète que nous inculquons à notre jeunesse le plus profond respect pour les hommes éminents de la grande révolution bourgeoise. Cette révolution, nous connaissons son caractère de classe et la lutte de ses courants divers. Nous apprenons à discerner la base de classe des Montagnards et des Girondins. Nous attribuons la plus grande importance à l’étude des formes embryonnaires du mouvement socialiste dans la Révolution Française. Nous savons que si cette révolution a envoyé un roi à la guillotine, elle a, d’autre part, promulgué une loi contre les coalitions ouvrières. Mais la pléiade des grands révolutionnaires bourgeois a été la troupe de choc de l'humanité, elle a brisé l’armature du féodalisme, réalisé les libertés bourgeoises et, par là même, laissé le champ libre au flot montant des révolutions prolétariennes qui devaient mûrir au cours du XIXe et XXe siècle.
Les chefs bourgeois de la France impérialiste actuelle, les Poincaré, Briand, Millerand et autres, aiment à se représenter comme les continuateurs des grands révolutionnaires de 1789. Pendant la guerre de 1914-1918 particulièrement, tous ces méprisables épigones n’ont cessé, avec les social-traîtres, de magnifier la Révolution Française et de berner le peuple en déclarant que son devoir était de se battre pour assurer le triomphe des grands principes de 89. Entre un Marat ou même un Robespierre et les homuncules comme Briand, Renaudel, Herriot et Blum qui se prétendent leurs successeurs, il y a un abîme.
Les représentants de la bourgeoisie révolutionnaire, opérant dans le cadre de l’oppression féodale, ouvraient une brèche dans le servage, tandis que les représentants de la bourgeoisie française actuelle, qui se rangent avec empressement parmi les héritiers de la Révolution de 1789, ne sont en réalité que les méprisables instruments de la réaction bourgeoise. De même, en Russie, les Gotz et Tchernov sont aux Jéliabov et aux Pérovskaïa ce qu’est Briand à Marat
Attitude des communistes à l’égard des "narodniki''
Nous reconnaissons la valeur de Jéliabov, de Sophie Pérovskaïa et de tous ceux qui, aux jours où le tsarisme pesait lourdement sur la Russie, où sévissait une oppression d’une barbarie inouïe, ont su prendre les armes contre l’autocratie, conduire au combat les premiers groupes de révolutionnaires et affronter courageusement la potence. Sans doute la « marche du peuple », mouvement révolutionnaire vaguement teinté de socialisme, ne fut pas et ne pouvait pas être un mouvement prolétarien, mais ce fut néanmoins un grand mouvement. Les narodniki ont ouvert une brèche dans le mur du tsarisme, dans la forteresse de l’autocratie. Ils furent des héros : ils se dressaient contre les préjugés, ils brisaient les liens qui les rattachaient à la classe privilégiée, ils renonçaient à tout et allaient au combat pour la conquète des libertés politiques. Ils n’avaient pas de programme socialiste précis, et à cette époque ils ne pouvaient en avoir. Objectivement, leur lutte avait pour but la conquète des libertés démocratiques. Ce n’est pas sans raison que jadis le comité exécutif de la Narodnaïa Volia, la plus vaste des organisations des narodniki, adressa une lettre au président des Etats-Unis Lincoln.
Nous n’hésitons pas à nous découvrir également devant les dékabristes, qui appartiennent à une génération antérieure de révolutionnaires bourgeois. Ils combattirent le tsarisme avec un programme encore beaucoup plus modéré. Ils étaient véritablement la fleur de l’aristocratie, de la noblesse et du corps des officiers. Ils se séparèrent de leur classe, rompirent avec leurs familles, abandonnèrent leurs privilèges et engagèrent la bataille contre l’autocratie. Eux non plus, sans doute, n’avaient pas de programme socialiste et n’étaient que des révolutionnaires bourgeois, d’ailleurs très instables. Mais notre génération ne refuse pas cet héritage, ce passé glorieux et nous nous inclinons très profondément devant les premiers narodniki révolutionnaires, qui surent mourir pour le peuple en des jours où il n’y avait pas de prolétariat et où il ne pouvait y avoir de parti prolétarien. Gotz et Tchernov prétendent continuer l’œuvre des narodniki. Ils le continuent comme Briand et Poincaré continuent l’œuvre de Marat et Robespierre.
Je le répète, les narodniki de la première période comptaient dans leurs rangs des individualités extraordinaires, des hommes qui resteront à jamais des exemples de sacrifice, d’héroïsme, de dévouement incomparable à leur peuple. Mais ce mouvement n’était pas prolétarien et ne pouvait l’être à cette époque.
Préhistoire du prolétariat russe
L’enfantement de notre prolétariat a duré des dizaines d’années, un siècle même, peut-on dire. L’Histoire de la social-démocratie russe de Martov, dont la lecture, malgré le point de vue menchéviste qui s’y fait jour, est utile à tout marxiste, renferme, à côté de conceptions erronées, nombre de faits intéressants. La classe ouvrière russe, strictement parlant, a commencé à se former au XVIIe siècle. C’est à cette époque qu’apparurent dans notre pays les premières grandes entreprises, les premiers ateliers importants. Les premiers ouvriers furent des serfs, paysans ou artisans, qui obtinrent bientôt une demi-liberté et devinrent peu à peu des ouvriers au sens actuel du mot.
Il suffit de consulter des ouvrages comme ceux de Tougane-Baranovsky, d’où la critique marxiste est absente, mais qui donnent quantité de faits, Le Développement du capitalisme en Russie, de Lénine, ainsi que les travaux de Strouvé et ceux de notre historien, le camarade Pokrovsky, pour voir que les premiers mouvements ouvriers remontent au XVIIIe siècle.
Des mouvements se produisirent, en 1796, parmi les ouvriers des fabriques de Kazan ; en 1797, dans le gouvernement de Moscou et à Iaroslav ; en 1811, dans le gouvernement de Tambov ; en 1814, dans celui de Kalouga ; en 1815, à Iaroslav et à Kazan ; en 1818 à Iaroslav ; en 1819 à Kazan ; en 1821, dans les gouvernements de Voronèje et de Kalouga ; en 1823, dans les gouvernements de Vladimir et de Moscou et à Iaroslav ; en 1829, à Kazan ; en 1837, dans le gouvernement de Toula ; en 1844, dans celui de Moscou et, en 1851, dans celui de Voronèje.
Mieux encore : des recherches sur le soulèvement des dékabristes ont prouvé que, lorsqu’éclata le mouvement en 1825, des ouvriers petersbourgeois étaient mêlés à la foule qui couvrait la place du Sénat. Ces ouvriers exprimèrent ouvertement leur sympathie aux troupes insurgées qui s’apprêtaient à marcher contre Nicolas 1er.
En 1845, le gouvernement de de Nicolas 1er dut promulguer une première loi punissant de mort le délit de grève. En 1848, la tempête des révolutions bourgeoises déferla sur l’Europe. Elle n’alla pas jusqu’à la Russie : le tsar, par précaution, envoya des troupes écraser la révolution hongroise. Pourtant, indirectement, elle eut quelques influence sur notre pays. Un souffle frais passa sur la Russie.
L’année 1861 est également une date fondamentale : elle marque l’abolition du servage et le début du mouvement de la bourgeoisie libérale. Peu à peu la classe ouvrière s’accroît en Russie ; vers 1870, elle représente déjà une masse assez importante. Pourtant, les premiers cercles de révolutionnaires qui apparaissent après les dékabristes ne sont pas composés d’ouvriers.
Le cercle Tchaïkovsky
Le cercle Tchaïkovsky, fondé en 1869, considéré comme le premier cercle révolutionnaire. Il était fréquenté par Sophie Pérovskaïa, M. Nathanson, Volkhovskoï, Chichko, Kropotkine, Kravtchinsky. Ce sont là des noms significatifs.
Tchaïkovsky est encore vivant ; mais, politiquement, il est mort depuis longtemps. Membre du premier Comité Exécutif du Soviet des députés ouvriers de Pétrograd après la révolution bourgeoise de 1917, il se rangea bientôt à l’extrême-droite, dépassant en réactionnarisme les menchéviks et les s.-r. Il fut l’un des inspirateurs de l’odieuse campagne de calomnies menée contre Lénine, que l’on accusait alors d’être un espion allemand. Plus tard, nommé gouverneur à Arkhangel par les Anglais, il s’acoquina avec Koltchak et, jeté à la poubelle de l’histoire, il vit aujourd’hui à Paris.
Pérovskaïa, vous le savez, est morte en 1881. Elle participa à la préparation de l’attentat contre Alexandre II, et son nom est un des plus glorieux de l’histoire du mouvement révolutionnaire. M. Nathanson (Bobrov) est mort tout récemment. Socialiste-révolutionnaire de gauche, au moment de la révolution d’Octobre, il avait été à nos côtés à Zimmerwald et se rapprocha de nous, surtout après le soulèvement absurde fomenté par son groupe contre le pouvoir soviétique. Des autres membres de l’organisation Tchaïkovsky les uns sont morts, les autres, abstraction faite de Kropotkine et de Kravtchinsky, sont restés dans le parti des s.-r.
Ce petit cercle nous montre comment le mouvement des narodniki s’est développé et a fourni des idéologues à des groupes différents. Ainsi Kropotkine (qui se laissa entraîner au patriotisme pendant la guerre) fut le théoricien de l’anarchisme et Natanson un internationnaliste très proche des communistes. Tchaïkovsky qui, à ses meilleurs jours, ne fut qu’un médiocre démocrate bourgeois, ne sut même pas rester démocrate et se fit le porte-parole avéré de la bourgeoisie.
Le premier cercle ouvrier se constitua vers 1875. Ses adhérents les plus en vue furent le tisserand Piotr Alexéiev, Malinovsky, Agapov, Alexandrov, Krylov, Guérassimov. On connaît le fameux discours de Piotr Alexéiev. A ce cercle appartenait également, si je ne m’abuse, Moïssenko, que nous venons d’enterrer.
L « Union ouvrière du Sud de la Russie »
En 1875, Zaslavsky créa à Odessa l’Union Ouvrière du Sud de la Russie. Mais le programme de cette organisation n’était pas aussi net que celui de l’Union Ouvrière du Nord de la Russie, fondée environ trois ans après. On peut voir là une des premières marques de cette différence qui a toujours existé entre le Norde et le Sud et que l’on peut constater au cours de toute notre révolution. Dans l’histoire, le Nord sera considéré comme la partie révolutionnaire par excellence de la Russie, et le Sud, au contraire, comme la principale source, le principale refuge de la contre-révolution, qui y rassemblait ses forces pour les lancer contre le Nord.
La différence qui existe dans la composition sociale de ces deux régions a mis son empreinte sur les deux premières organisations ouvrières qui y sont nées. Par son programme, l’Union ouvrière du Nord était indubitablement beaucoup plus proche de nous, de la vérité révolutionnaire, beaucoup plus avancée dans sa conception de la lutte politique et du mouvement révolutionnaire de masse.
Marxistes et "narodniki''
Pour bien comprendre la liaison historique entre narodniki et marxistes en Russie, il faut considérer les conditions dans lesquelles les deux mouvements se sont développés : absence d’une classe ouvrière importante ; oppression formidable de l’autocratie ; « marche au peuple », c’est-à-dire à la paysannerie, avec un programme très confus ; vaillance des révolutionnaires d’alors, jointe à l’absence de point de vue prolétarien ; formation des premiers cercles d’intellectuels ; apparition, en 1875, des premiers cercles ouvriers, encore étroitement liés à l’idéologie des narodniki.
J’ai déjà parlé de Tchaïkovsky. Cet homme incarne en quelque sorte les deux aspects du mouvement des narodniki. Vers 1870, il fut le porte-drapeau des intellectuels d’avant-garde et jeta les bases du mouvement révolutionnaire. Mais, après la révolution d’Octobre, il est nettement l’agent, ou plutôt l’instrument misérable de Kolchak et de la bourgeoisie anglaise. Et l’on voit en Tchaïkovsky l’avers et le revers du mouvement des narodniki, de ce mouvement qui n’a cessé de présenter deux courants : l’un générateur des Jéliabov et des Pérovskaïa, puis des Sazonov et des Balmachov ; l’autre, le courant de droite, particulièrement visible après 1880 et ne se distinguant que très peu par son action et sa littérature du libéralisme.
Les narodniki de 1870 furent dans l’ensemble des révolutionnaires de grand mérité. Le prolétariat victorieux ne cessera de leur rendre hommage. Mais, en même temps, il dira : « Ne tombez pas dans leurs défauts, ne répétez pas leurs phrases vagues sur le peuple, mais parlez de classe, allez au prolétariat et sachez que le prolétariat industriel est la classe fondamentale qui libérera l’humanité. » Les narodniki ne pouvaient pas ne pas être faibles, imprécis dans leur idéologie, car ils vivaient en un temps où la classe ouvrière était encore dans les langes. Imitons-les dans ce qu’ils eurent de fort : leur dévouement au peuple, leur abnégation, leur lutte contre les préjugés de classe et les privilèges, leur courage à remonter le courant. Plus sombre est la nuit et plus brillantes sont les étoiles. Jéliabov et Pérovskaïa brillèrent d’un éclat incomparable dans la nuit épaisse du tsarisme. Et c’est pourquoi ils sont honorés par la classe ouvrière russe victorieuse et les prolétaires du monde entier.
Révolutionnaires bourgeois et Révolutionnaires prolétariens
Comme on le sait, il y eut parmi les narodniki, surtout dans le monde des fonctionnaires publics (tchinovniks), une tendance très proche par son idéologie du libéralisme bourgeois le plus banal, le plus vulgaire, tendance qui, dans son évolution ultérieure, devait logiquement donner naissance à la droite du parti s.-r.
N’oublions pas que les révolutions sont ou bourgeoises ou prolétariennes. A cette condition seulement nous comprendrons les avatars du parti des s.-r. Tant qu’il s’agit de vaincre le tsarisme, de faire la révolution bourgeoise, narodniki et s.-r. savaient pourquoi ils se battaient, pourquoi ils risquaient leur vie. Ils avaient de l’énergie, du souffle, de l’enthousiasme ; de leurs rangs sortaient des hommes éminents comme Guerchouni. Mais quand leur révolution fut accomplie et qu’il fallut préparer la révolution prolétarienne, tout ce qui avait été leur force devint leur faiblesse. Ils devinrent pour nous plus dangereux que les contre-révolutionnaires bourgeois ordinaires, car ils tournèrent contre la classe ouvrière leur énergie, leur habileté, leur habitude de la conspiration, leur liaison avec les masses.
Dans l’évolution des s.-r., dans les métamorphoses des narodniki, il faut distinguer deux périodes. Pendant un certain temps, ils furent des révolutionnaires bourgeois, une force de progrès qu’il fallait soutenir, avec laquelle nous devions faire front unique contre l’autocratie. Mais il ne furent une force de progrès que jusqu’au moment où la classe ouvrière prit le pouvoir après avoir renversé les privilégiés, les possédants. Dès qu’il nous fallut gérer l’Etat sans les pomiestchiks, les s.-r. firent volte-face et tournèrent toutes leurs forces contre les ouvriers, contre la révolution prolétarienne.
La lutte des révolutionnaires prolétariens contre les révolutionnaires bourgeois
Toute la première période de l’histoire de notre parti n’est que la lutte, demi-consciente, puis consciente, des révolutionnaires prolétariens contre les révolutionnaires bourgeois. Tant qu’il s’agit de combattre le tsarisme nous fîmes à maintes reprises front unique. Mais aussitôt que la révolution prolétarienne devint imminente et que la lutte s’engagea pour la conquète des masses, pour l’influence sur la classe ouvrière, nos routes divergèrent. Dès lors ce fut, entre les révolutionnaires prolétariens et les anciens révolutionnaires bourgeois, une lutte acharnée qui remplit une série d’années décisives pour les destinées de la révolution.
Deuxième conférence[modifier le wikicode]
La lutte entre le marxisme et le « narodnikisme »
J’ai dit hier que toute la polémique entre narodniki et marxistes pivotait sur les mots « peuple » et « classe ». Mais la lutte historique des deux mouvements est loin d’être simple ; sa compréhension exige une réflexion sérieuse, un examen approfondi.
Les narodniki polémisaient avec les marxistes sur la question des destinées de notre pays, et avant tout sur le rôle probable du capitalisme en Russie. En 1870, et même en 1880, on pouvait encore tenter de prouver, à l’instar des narodniki, que la Russie ne passerait pas, comme les autres Etats d’Europe, par le stade du capitalisme. Partant du fait que le capitalisme et la grande industrie étaient encore très faibles alors que chez nous, toute une école (qui se considérait comme socialiste), celle des narodniki, démontrait que le développement de la Russie ne suivrait pas la même voie que celui des autres pays, qu’on réussirait à sauter de la petite industrie primitive au socialisme.
C’est alors que surgit la question extrêmement importante des rapports avec la paysannerie. La plupart des narodniki démontraient que notre communauté rurale, le mir, n’était autre chose que l’embryon du communisme, que, sans traverser le stade de la production usinière, de la grande industrie urbaine, de la concentration des richesses et de la formation d’une classe prolétarienne, la Russie passerait directement sans transition aucune, à l’organisation socialiste sur la base des cellules communistes que représentaient, selon eux, les communautés rurales.
Quant aux ouvriers, les narodniki révolutionnaires considéraient qu’ils pouvaient, eux aussi, être d’une certaine utilité dans la lutte contre le capitalisme. Avec le temps, il est vrai, ils se rendirent compte que les ouvriers étaient beaucoup plus accessibles à la propagande révolutionnaire que le reste de la population, et ils se mirent à les recruter pour leurs cercles. Néanmoins, la force fondamentale sur laquelle ils basèrent leur tactique fut ce qu’ils nommaient « le peuple », c’est-à-dire la paysannerie.
L’erreur des narodniki''
A mesure que se développait la situation en Russie, l’erreur des narodniki apparaissait plus nettement. Le nombre des fabriques et des usines grandissait, la proportion des ouvriers dans les villes augmentait, et il s’avérait que la communauté rurale, le mir, dont la désagrégation était de plus en plus évidente, n’avait rien à voir avec le socialisme et le communisme. En un mot, l’évolution de notre pays démentait les narodniki, et c’est pourquoi les marxistes arrivèrent assez rapidement à triompher de ces derniers.
Je ne m’étendrai pas sur cette polémique, cela nous mènerai trop loin. En réalité, lorsqu’on discutait sur le rôle du mir, sur la question de savoir s’il y aurait un capitalisme en Russie, si notre pays suivrait une voie spéciale et éviterait le calice du développement industriel, on discutait également sur le rôle du prolétariat, car il s’agissait en somme de savoir quelle était la classe appelée à devenir la force fondamentale de la révolution future.
En fait, le conflit qui divisait marxistes et narodniki et qui prenait dans la lutte doctrinale des formes diverses se réduisait à la question du rôle de la classe ouvrière dans notre pays. Allait-il se constituer un prolétariat en Russie et, si oui, quel serait son rôle dans la révolution ? Tel était le point fondamental de la discussion.
Hétérogénéïté du mouvement des narodniki''
Loin d’être homogène, le mouvement des narodniki se distinguait par une rare diversité d’aspects. Il renfermait des tendances de toutes sortes, de l’anarchisme caractérisé jusqu’à une sorte de libéralisme bourgeois. Aussi plusieurs de ses membres devaient-ils devenir dans la suite les chefs de tendances et des groupes politiques les plus divers. Néanmoins, malgré cette hétérogénéïté, on peut, dans le mouvement des narodniki, distinguer deux courants fondamentaux : l’un révolutionnaire-démocrate, l’autre bourgeois libéral. Au point de vue chronologique, il faut distinguer les narodniki de 1870 et ceux de 1880. Les premiers, quelque peu anarchisants, appartenaient en majorité au courant révolutionnaire-démocrate ; les seconds, au courant bourgeois-libéral, qui par la suite se fondit presque entièrement avec le libéralisme russe, le parti cadet, etc.
Les narodniki de 1870 et de 1880
Les narodniki révolutionnaires de 1870 fondèrent une série d’organisations qui furent, pour le mouvement révolutionnaire d’alors, des conquêtes importantes. Ils créèrent notamment les groupes Terre et Liberté et Narodnaïa Volia[3]. De leur sein surgit une pléiade de militants qui firent preuve de courage, d’héroïsme, et qui, sans être des révolutionnaires prolétariens, représentèrent néanmoins une force démocratique révolutionnaire.
La seconde génération des narodniki avait un caractère bien différent de la précédente et joua fréquemment, vers 1880, un rôle franchement réactionnaire. On peut trouver là-dessus des détails intéressants dans les belles œuvres, nullement vieillies, de Plékhanov, par exemple dans Les bases du mouvement des narodniki, qu’il fit paraître sous le pseudonyme de Volguine, et dans une série d’autres ouvrages dont nous reparlerons.
Krivenko
Pour illustrer ma pensée, il suffira de quelques exemples. Un écrivain narodniki notable, Kablitz-Youzov, démontrait le plus sérieusement du monde que le petit propriétaire, et en premier lieu le paysan, étaient, en vertu de leur « indépendance économique », le type de la catégorie la plus élevée de citoyens. Notre honorable narodniki qualifiait d’ « indépendance économique » la situation du petit paysan écrasé par l’usure et l’hypothèque ! Il allait jusqu’à demander que le paysan ne renonçât pas à son « indépendance économique », même en échange de la liberté politique.
Une telle idéologie est évidemment réactionnaire. Nulle part au monde le petit propriétaire n’est économiquement indépendant ; presque toujours, il est sous la coupe des gros propriétaires et de l’administration. Ainsi, Krivenko et ses partisans freinaient la pensée révolutionnaire, à l’inverse de ceux qui voulaient aller aux ouvriers et commençaient à comprendre qu’il se formait une nouvelle classe qui, ne possédant rien, n’était liée par rien et était, par suite, révolutionnaire.
Mikhaïlovsky
D’ailleurs, les narodniki de droite ne sont pas les seuls à tenir des raisonnements dans le genre de ceux de Krivenko. Dans sa polémique avec les marxistes, un écrivain influent comme N. Mikhaïlovsky déclarait triomphalement : « En Russie, il ne peut y avoir de mouvement ouvrier comme en Europe Occidentale, parce qu’il n’existe pas, à proprement parler, de classe ouvrière ; l’ouvrier reste lié au village, il peut toujours retourner chez lui ; il est propriétaire foncier et n’a donc pas à craindre le chômage.
Korolenko
Mikhaïlovsky, on le sait, était à la tête du groupe La Richesse Russe, auquel appartenait également Korolenko. Et c’est peut-être l’exemple de ce dernier qui montre le mieux que, vers 1880 et plus tard, un certain nombre de narodniki se confondaient plus ou moins avec les libéraux bourgeois.
Korolenko jouissait et jouit encore de l’estime méritée de ceux qui ont lu ses œuvres. Aussi a-t-on quelque peine à croire qu’il ne fut pas un révolutionnaire, qu’il appartenait à la fraction bourgeoise-libérale des narodniki. Cela pourtant ne fait aucun doute. Comme artiste, Korolenko est sans conteste une des plus grandes figures de notre temps, et longtemps encore ses ouvrages feront nos délices. Mais, comme politique, il ne fut qu’un libéral. Au début de la guerre, il écrivit une brochure pour justifier le carnage impérialiste. Bien plus, de sa correspondance posthume il ressort clairement que, dans le groupe de La Richesse Russe, il était à l’aile droite. Une discussion passionnée s’étant élevée dans ce groupe sur la possibilité d’une collaboration à la Rietch de Milioukov, organe des cadets, Korolenko démontra avec ardeur la nécessité de cette collaboration, refusa de se soumettre à la décision de la majorité de ses camarades et travailla au journal en question, affirmant ainsi sa solidarité avec les libéraux.
Les deux ailes du narodnikisme
Ainsi donc, nous ne devons pas oublier que le mouvement des narodniki était extrêmement complexe et comprenait des tendances allant du libéralisme à l’anarchisme. Certains narodniki anarchisants se prononçaient contre la lutte politique. En somme, ce mouvement se composait essentiellement de deux fractions : l’une révolutionnaire, l’autre opportuniste et libérale. Mais même la fraction révolutionnaire n’était ni prolétarienne, ni communiste ; elle aspirait uniquement au renversement de l’autocratie.
Le terrorisme
La question du terrorisme joua également un grand rôle dans les discussions entre marxistes et narodniki. L’aile révolutionnaire des narodniki arriva, vers 1875, à la conclusion qu’il était indispensable de recourir à la terreur contre les représentants de l’autocratie russe, afin de déchaîner la révolution et d’avancer l’heure de la libération. Les marxistes, avec beaucoup de timidité au début (par exemple, dans leur premier programme rédigé par Plékhanov en 1885), condamnèrent le terrorisme. Cette timidité disparut dès qu’il commença à se constituer un parti ouvrier. Les narodniki, comme plus tard les s.r., tentèrent de faire croire que les marxistes repoussaient les attentats parce qu’ils n’étaient pas révolutionnaires, parce qu’ils avaient peur du sang et manquaient de courage. Aujourd’hui, après notre grande Révolution, on pourrait difficilement nous accuser d’une telle faiblesse. Mais, en ce temps-là, ces arguments portaient sur l’élite de la jeunesse, sur les étudiants, sur beaucoup d’ouvriers ardents et gagnaient aux narodniki nombre d’éléments révolutionnaires.
L’attitude des marxistes à l’égard du terrorisme
La vérité est que les marxistes n’ont jamais été en principe contre la terreur. Jamais ils ne se sont placés sur le terrain du commandement chrétien : « Tu ne tueras point ». Au contraire, Plékhanov lui-même a répété à maintes reprises que toute exécution n’est pas un assassinat et que tuer une canaille n’est pas commettre un crime. Souvent il citait les vers ardents de Pouchkine contre les tsars :
Autocrate infâme,
Toi et ta race, je vous hais ;
Ta perte et la mort de tes fils,
Je les verrai avec une joie sauvage.
Les marxistes soulignaient qu’ils étaient partisans de la violence et qu’ils considéraient comme un facteur révolutionnaire, car il y a trop de chose que l’on ne peut anéantir que par le fer et le feu. Mais ils se prononçaient pour la terreur collective. Le meurtre de tel ou tel ministre, disaient-ils, ne servira à rien : il faut travailler parmi les masses, organiser des millions d’hommes, éclairer la classe ouvrière. Ce n’est que quand cette tâche sera accomplie qu’arrivera l’heure décisive. Nous utilserons alors la terreur, non contre des individus, mais contre une collectivité ; nous aurons recours au soulèvement armé. C’est ce que nous fîmes pour la première fois en 1905 en Russie ; c’est ce qui, en 1917, nous a conduits à la victoire.
Mais, à cette époque, la question de la terreur brouillaient les cartes et les narodniki, en partie tout au moins, paraissaient plus révolutionnaires que les marxistes. Ils opposaient ces deux actes : tuer un ministre, ou tout bonnement réunir des cercles ouvriers pour leur enseigner l’a b c de la politique. Et ils disaient : N’est-il pas clair que l’homme qui tue un ministre est un révolutionnaire, tandis que l’autre n’est qu’un « professeur » ? Ainsi pendant quelques temps, la question de la terreur contribua encore à compliquer la discussion entre marxistes et narodniki. Mais à présent, dans l’examen historique de cette polémique, il nous faut laisser de côté tout ce qui fut épisodique, plus ou moins occasionnel, et ne considérer que l’essentiel. Or, ce qui nous séparait essentiellement des narodniki, c’était notre conception du rôle de la classe ouvrière.
Il nous faut maintenant éclaircir la question de l’hégémonie du prolétariat, car cette question fondamentale domine toute l’histoire ultérieure de notre parti, la lutte du bolchévisme et du menchévisme, la lutte de la Montagne et de la Gironde.
La question de l’hégémonie du prolétariat
L’hégémonie du prolétariat, c’est pour ainsi dire le rôle dirigeant du prolétariat, sa primauté. Tant que la classe prolétarienne n’était pas encore formée en Russie, il ne pouvait évidemment y avoir de discussion au sujet de son hégémonie. Mais la perspicacité des marxistes fut de voir et de comprendre, alors que le prolétariat naissant représentait une force relativement minime, que cette classe serait dans la révolution l’élément dirigeant, primordial, la force fondamentale, qu’elle servirait de guide à la paysannerie.
S’il nous fallait exprimer le plus brièvement possible l’essence du bolchévisme, son rôle dans l’histoire du mouvement révolutionnaire russe, son idée directrice, nous dirions : le bolchévisme, c’est l’hégémonie du prolétariat. La question de l’hégémonie du prolétariat est celle qui divise le marxisme et le narodnikisme et, plus tard, les « économistes » et et iskristes, les bolchéviks et les menchéviks, les pravdistes et les liquidateurs. Cest là la source du désaccord fondamental d’où dérivent tous les autres, qui, malgré leur importance intrinsèque, ne sont relativement que secondaires. Le problème de l’hégémonie du prolétariat est le problème de tous les problèmes.
Démocratie ou dictature, telle est la formule actuelle. Mais cette formule ne fait que poser sous son autre face le problème de l’hégémonie du prolétariat.
Les promoteurs de l’idée de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution russe sont Plékhanov et Lénine. Plékhanov, qui était rentré dans la carrière politique avant Lénine, le premier proclama théoriquement cette idée, mais la trahit aux moments les plus importants de l’histoire politique de la Russie, tandis que Lénine, durant trente ans, lui resta fidèle, ne cessa de la défendre aux heures les plus pénibles et lui donna corps dans la création d’un parti prolétarien.
Au premier congrès de la IIe Internationale, à Paris, en 1889, Plékhanov, qui était alors le chef incontesté des marxistes révolutionnaires russes, déclara : « La révolution russe vaincra comme révolution de la classe ouvrière, ou bien elle ne vaincra pas. »
C’était là une des formules politiques les plus lapidaires de l’idée de l’hégémonie du prolétariat. De nos jours, elle peut sembler banale. Quel est le révolutionnaire conscient qui ne comprend que, seule, la classe ouvrière pouvait devenir la force principale capable de faire la révolution ?
Mais en 1889 il n’y avait pas de parti prolétarien, la classe ouvrière était encore dans les langes et l’avant-scène du mouvement révolutionnaire était occupée par les narodniki, dont un des représentants les plus autorisés, Mikhaïlovsky, se réjouissait qu’il n’y eût pas de mouvement ouvrier en Russie et déclarait qu’il n’y en aurait jamais, tout au moins comme en Europe Occidentale.
Aussi les paroles de Plékhanov étaient une révélation non seulement pour le socialisme international, mais aussi pour le mouvement ouvrier russe d’alors. Et si, en un certain sens, Marx et Engels ont découvert la classe ouvrière en Europe, Plékhanov l’a découverte en Russie. Evidemment, c’est là une façon de parler. Marx n’a pas inventé la classe ouvrière ; elle est née en Europe au cours de la substitution du capitalisme à la féodalité. Mais dès 1847, alors qu’elle était encore à l’état embryonnaire, il en a prévu et mis en lumière le rôle historique dans l’affranchissement des peuples, dans la révolution mondiale. De même Plékhanov en Russie, dès 1889, démontra que la classe ouvrière russe naissante serait la classe dirigeante, à laquelle reviendrait l’hégémonie et qui détiendrait le levier de la révolution.
Polémique entre Plékhanov et Tikhomirov sur l’hégémonie du prolétariat
Plékhanov exposa également le point de vue des marxistes sous une autre forme dans sa polémique avec L. Tikhomirov, écrivain brillant, membre du comité éxécutif et principal représentant de la Narodnaïa Volia, qui, plus tard, passa au service du tsarisme et fut le collaborateur de Menchikov, un des pires réactionnaires qui aient existé.
Voici en quelles circonstances Plékhanov eut à croiser le fer avec lui. Quand les narodniki virent que, en dépit de leurs prédictions, les ouvriers commençaient à apparaître dans les villes, particulèrement à Saint-Pétersbourg, qu’ils étaient très accessibles à la propagande révolutionnaire et qu’il fallait compter avec eux, Tikhomirov fit une sorte de concession. Nous, membres de la Narodnaïa Volia, dit-il, nous consentons à mener également la propagande parmi les ouvriers qui, nous ne le nions pas, sont très importants pour la révolution.
Plékhanov s’empara de cette formule et la retourna contre son adversaire. Dans un article étincelant, il décocha aux narodniki des traits qui tous portèrent. Le fait même de parler de l’utilité des ouvriers pour la révolution, leur dit-il en substance, prouve que vous ne comprenez pas le rôle historique de la classe ouvrière. Il faut dire au contraire que c’est la révolution qui est importante pour les ouvriers. Vous raisonnez comme si l’homme était fait pour le dimanche, et non le dimanche pour l’homme. Quant à nous, nous affirmons que la classe ouvrière est la classe directrice de la lutte, que c’est elle seule qui réussira à renverser l’ordre capitaliste en unissant autour d’elle les paysans et, en général, tous les éléments d’opposition. En la considérant que comme un accessoire, vous démontrez que vous êtes absolument incapable de comprendre son rôle dirigeant.
On le voit, Plékhanov fut un des premiers à formuler en Russie l’idée de l’hégémonie du prolétariat.. Et, en soutenant plus tard les menchéviks, il ne fit que ternir son glorieux passé de révolutionnaire, qui se reflète dans tant de pages étincelantes de la littérature russe.
Lénine et l’idée de l’hégémonie du prolétariat
Lénine partage avec Plékhanov l’honneur d’avoir été le promoteur de l’idée de l’hégémonie du prolétariat, idée qu’il sut maintenir jusqu’à nos jours, au cours de trente année de lutte, dans des situations d’une difficulté et d’une complexité inouïes. Il la formula pour la première fois en 1894 dans son ouvrage intitulé : « Ce que sont les Amis du Peuple et comment ils combattent les social-démocrates. » (Il ne faut pas oublier qu’à cette époque nous nous appelions tous social-démocrates). Cet ouvrage, qui n’avait pas pu être publié en son temps et qui n’a paru qu’en 1923, est assez volumineux. Lénine y analyse les erreurs des narodniki et démontre que la classe ouvrière sera la classe libératrice, dirigeante, la force principale et le ressort essentiel de la révolution.
Quand, dit-il, ses représentants avancés (ceux de la classe ouvrière) se seront assimilé l’idée du socialisme scientifique, l’idée du rôle historique de l’ouvrier russe, quand ces idées auront acquis une large diffusion et que les ouvriers auront créé des organisations solides transformant leur lutte économique dispersée en une lutte de classe consciente, l’ouvrier russe, prenant la direction de tous les éléments démocratiques, renversera l’absolutisme et mènera le prolétariat russe (aux côtés du prolétariat de tous les pays) par la voie directe de la lutte politique ouverte à la révolution communiste victorieuse.
On ne peut se défendre d’un certain étonnement en lisant ces paroles écrites en 1894. On y retrouve l’essentiel de nos idées actuelles et jusqu’à la façon de les exprimer. Comme nous le verrons, Lénine, en toutes circonstances, pendant trente ans, a défendu cette idée de l’hégémonie du prolétariat. Le décor politique a pu changer, mais la conception du rôle du prolétariat dans la révolution à venir est restée invariable chez Lénine et les bolchéviks.
Le marxisme légal
IL faut dire toutefois que, comme le mouvement des narodniki, le marxisme d’alors renfermait deux courants.
Vers 1885, alors que le mouvement ouvrier et la lutte politique se développe, apparaît en Russie un courant que l’on qualifie de marxisme légal. Le marxisme légal est donc de douze ans postérieur au marxisme illégal, lequel remonte à la fondation du Groupe de l’Emancipation du Travail.
Le marxisme légal orthodoxe est exposé dans les travaux que Plékhanov et Lénine eurent la possibilité de publier légalement en Russie en faisant à la censure tsariste certaines concessions, qui d’ailleurs portaient uniquement sur la forme et non sur le fond. Mais il est un autre marxisme légal, que l’on trouve dans les œuvres de Tougane-Baranovsky, Strouvé et consorts, qui, on le vit bientôt, falsifiaient en réalité le marxisme, c’est-à-dire développaient des idées qui n’avaient de marxisme que le nom.
Plékhanov et Lénine, évidemment, ne peuvent être qualifiés de « marxistes légaux » que conventionnellement, car toute leur activité à cette époque se déroulait dans l’illégalité. Révolutionnaires irréductibles, ils surent, malgré la censure tsariste, défendre les principes du marxisme sur le terrain légal. Ils ne furent jamais des révolutionnaires légaux dans le genre de Strouvé et Tougane-Baranovsky.
Ainsi le marxisme légal de cette époque comprend deux tendances essentielles : l’une représentée principalement par Strouvé et Tougane-Baranovsky, l’autre par Lénine et Plékhanov. La première de ces tendances est exprimée par Les Remarques critiques de Strouvé (1894), la seconde par l’ouvrage de Lénine : « Ce que sont les Amis du Peuple et comment ils combattent les social-démocrates ». (Cet ouvrage, inédit alors, fut néanmoins copié et répandu parmi les marxistes et les premiers ouvriers révolutionnaires, sur lesquels il eut une grande influence).
Strouvé
Strouvé était en ce temps-là un jeune écrivain qui donnait beaucoup d’espérances, se déclarait marxiste, combattait Mikhaïlovsky et se considérait comme membre de notre parti, pour le premier congrès duquel il composa même en 1898 un manifeste. En un mot, c’était un marxiste de premier plan. Mais il ne tarda pas à évoluer. Il devint, avant 1905, rédacteur à l’Osvobojdénié, revue illégale à tendance bourgeoise-libérale paraissant à Stuttgart. Puis il fut un des leaders de la droite du parti cadet. Plus tard, il devint monarchiste et réactionnaire et glorifia le régime Stolypine. Après la révolution de février, il prit place à l’extrême-droite du parti cadet et joua par la suite un rôle important parmi l’émigration blanche, dans les gouvernements des Dénikine, Wrangel et autres. Maintenant il est, à l’étranger, un des idéologues les plus en vue de la contre-révolution. Comme on le voit, la métamorphose est complète.
Dans mon exposé, d’ailleurs, j’aurai à parler de nombreuses personnalités qui ont évolué de la gauche du mouvement révolutionnaire à la droite de la contre-révolution. Outre Strouvé et Tchaïkovsky, il suffira de mentionner Tikhomirov, qui, de la Narodnaïa Volia, dégringola au monarchisme ; Alexiinsky, qui, après avoir défendu le bolchévisme, marche maintenant la main avec les gardes-blancs ; Brechkovskaïa, qui, après avoir appartenu à la gauche des narodniki révolutionnaires, termine ses jours dans le cortège de la contre-révolution bourgeoise.
Toutes ces métamorphoses ne sont pas fortuites. Dans cette période chaotique de douze années (1905-1917), marquée par trois grandes révolutions, il était inévitable que diverses personnalités changeassent du tout au tout. Sous l’oppression formidable du tsarisme, les groupements et les partis politiques avaient la plus grande peine à se constituer. La différenciation politique ne s’effectuait que difficilement. Il semblait parfois que l’on pouvait tous faire front unique contre le tsarisme. Dans ces conditions, certains hommes devaient fatalement estimer leur place là où elle n’était pas, tomber par hasard dans un parti et, au moment décisif, passer dans un autre. Il en fut ainsi de nombre de représentants du marxisme légal, qui, dans la suite, devinrent les théoriciens et les chefs de la contre-révolution en Russie.
Les « Remarques critiques » de Strouvé
Les remarques critiques étaient entièrement dirigées contre les narodniki. Strouvé y étudiait la question de l’avènement du capitalisme en Russie. Il avait raison quand il disait aux narodniki : Vous rêvez d’un développement spécial de la Russie, d’un petit propriétaire économiquement indépendant : illusion ! Enlevez donc vos lunettes et regardez : la Russie va de l’avant ; usines et fabriques s’y élèvent ; un prolétariat industriel urbain y apparaît. Le capitalisme en Russie est inévitable
Sur ce point Strouvé, comme d’ailleurs Tougane-Baranovsky, se rencontrait avec Lénine et Plékhanov. Il s’agissait alors, en effet, de montrer qu’une classe ouvrière allait se constituer, que le capitalisme était en marche et qu’il représentait un facteur de progrès. Cela, nous marxistes, nous l’avons toujours dit et nous continuons d’affirmer que le capitalisme représente un progrès sur la féodalité et le servage. Il écrase les travailleurs, les exploite et, en un certain sens, les mutile. Mais il construit de puissantes usines, il électrifie des régions entières, il active l’industrie rurale, il établit des voies de communication, il brise le mur du servage. Par là, il est un instrument de progrès.
Les marxistes révolutionnaires avaient une double tâche : d’une part, terrasser les narodniki qui démontraient que le capitalisme ne s’implanterait pas en Russie, que d’ailleurs il constituait un véritable fléau et qu’il fallait le fuir comme la peste ; d’autre part, commencer à organiser la classe ouvrière naissante et à former un parti ouvrier.
Or Strouvé s’acquittait très bien de la première tâche, mais oubliait complètement la seconde. Il démontrait péremptoirement que le capitalisme était inévitable, qu’il existait déjà et qu’en un certain sens il constituait un progrès ; mais il ne parlait pas de notre tâche fondamentale, qui était de commencer à organiser les ouvriers, de former, sous le tsarisme même, un parti ouvrier et de le préparer aux luttes non seulement contre le tsar, mais aussi contre la bourgeoisie. Son livre se terminait par une phrase significative : « C’est pourquoi nous reconnaissons notre manque de culture et allons à l’école du capitalisme. »
Il est intéressant de rapprocher cette conclusion de celle du livre de Lénine : « Ce que sont les Amis du Peuple ». Lénine aussi attaquait les narodniki, annonçait l’avènement du capitalisme, étape nécessaire avant le triomphe de la classe ouvrière ; mais en même temps il prédisait que les ouvriers russes comprendraient le rôle dirigeant de leur classe, entraîneraient à leur suite les paysans et mèneraient la Russie à la révolution communiste.
Telle était à cette époque la différence entre Lénine et Strouvé.
Si forte était l’oppression du tsarisme, qu’elle amenait à la social-démocratie des hommes comme Strouvé et que des gens radicalement différents se considéraient comme des alliés et se trouvaient en quelque sorte dans le même camp. Les uns disaient : « Allons à l’école du capitalisme ! », les autres : « Nous soulèverons la classe ouvrière, appelée à diriger la lutte, et nous mènerons la Russie à la révolution communiste. » Et pourtant tous marchaient ensemble, en une seule phalange, et faisaient front unique contre les narodniki. Je le répète, cela était inévitable tant que le tsarisme était l’ennemi principal et cet état de chose eut une influence considérable sur le développement de notre parti jusqu’en 1905.
Plékhanov théoricien et Lénine politique actif
Des autres productions littéraires, il convient de mentionner le livre de Plékhanov (Beltov) : Du développement du point de vue moniste sur l’histoire. Dans cet ouvrage, publié en 1895 et où il se montra très brillant, Plékhanov livrait bataille aux narodniki sur le terrain philosophique et prenait la défense du matérialisme. Beaucoup de nos professeurs contemporains, au lieu de critiquer Plékhanov avec leur présomption de demi-savants, feraient mieux d’exposer et d’expliquer à la génération actuelle ce livre remarquable dont se sont nourris des générations entières de marxistes, qui y ont appris le matérialisme militant. Théoricien par excellence, directeur idéologique incontesté du parti, et même de tous les intellectuels et ouvriers marxistes de l’époque, Plékhanov s’avéra dans la suite beaucoup plus faible comme politique. Or, entre lui et Lénine, dont il était l’aîné et qui commençait à peine à militer, il s’établit à partir de 1895 environ, une sorte de division tacite du travail. Son côté fort étant la théorie, Plékhanov assuma la lutte philosophique et, dans ce domaine, il fut et restera un maître inégalé. Le jeune Lénine, au contraire, dès le début, tout en s’intéressant à la théorie marxiste, concentra spécialement son attention sur les questions sociales et politiques, sur l’organisation du parti et de la classe ouvrière. Et ainsi, ces deux hommes se complétèrent pendant un certain temps.
Il faut encore rappeler le livre de Lénine, écrit en exil : Le développement du capitalisme en Russie. Lénine s’y révèle grand économiste. Il analyse les rapports sociaux en Russie et montre avec une clarté et une science remarquables le développement incontestable du capitalisme en Russie.
Polémique de Lénine et de Strouvé
Dans le marxisme légal, comme nous l’avons dit, on peut dès le début noter deux directions. Lénine critiqua les Remarques critiques et d’autres écrits de Strouvé dans le Recueil marxiste, qui a été brûlé et n’a jamais vu le jour. (Néanmoins, son article, signé Touline, figure dans la collection de ses œuvres). Bien que marchant avec Strouvé, Lénine fut des premiers à sentir que c’était là un compagnon qui n’était rien moins que sûr. A cette époque où Strouvé était considéré comme un des plus brillants théoriciens du marxisme légal en Russie, on n’osait guère le contredire ; pourtant Lénine le fit. Déjà, dans son article publié sous la signature de « Touline », il reprochait à Strouvé une faute très grave. Tu n’aperçois, lui disait-il en substance, qu’un aspect du phénomène, tu vois que le capitalisme est en marche, qu’il sape la communauté paysanne, le servage, mais tu ne vois pas qu’au lieu d’aller à son école, il s’agit pour nous d’organiser dès maintenant la classe ouvrière, qui saura briser l’autocratie et se dresser ensuite contre l’omnipotence du capital.
En somme, le conflit fondamental entre les deux courants du marxime légal avait sa source dans la question de l’hégémonie du prolétariat. Il s’agissait de savoir si le prolétariat, en tant que classe, serait le directeur de la révolution, s’il combattrait jusqu’au triomphe de la classe ouvrière et à l’anéantissement du capitalisme, ou bien s’il se mettrait à la remorque des autres forces d’opposition et se satisferait du renversement de l’autocratie, c’est-à-dire de l’établissement du régime bourgeois.
Si l’on jette un coup d’œil sur les autres pays, on voit qu’en Allemagne, par exemple, les partis bourgeois étaient parvenus à gagner un grand nombre d’ouvriers avant que ceux-ci eussent constitué leur propre parti. Lassalle commença par libérer de l’influence de ces partis les premières couches de prolétaires qu’ils avaient réussi à conquérir et les attira au parti ouvrier socialiste. Ce qui s’est passé en Allemagne n’est pas le fait du hasard. Partout la bourgeoisie a devancé le prolétariat dans le domaine de l’organisation politique. Partout, elle a eu avant lui ses partis, ses idéologues, sa littérature et s’est efforcée d’attirer à elle une fraction des travailleurs.
Il en a été de même en Russie. Bien que la bourgeoisie ne s’y soit constituée qu’assez tard comme force politique, les premiers cercles, les premiers révolutionnaires ouvriers sont entraînés non pas vers les partis ouvriers, mais vers le parti des narodniki, qui, malgré tout, n’était pas un parti prolétarien. Lénine dut, dans une certaine mesure, commencer comme l’avait fait Lassalle en Allemagne. Le décor, certes, était différent ; la lutte idéologique revêtait d’autres aspects, mais dans son essence la situation était par bien des côtés la même. Il fallait d’abord conquérir les groupes isolés d’ouvriers qui s’étaient égarés dans le parti des narodniki, puis se mettre à construire avec eux un parti ouvrier.
Ainsi donc, les deux tendances du mouvement des narodniki et les deux courants du marxime légal représentent la trame idéologique sur laquelle commence à se former en Russie le parti ouvrier.
Passons maintenant à notre sujet, à l’histoire proprement dite de notre parti.
Période de gestation du parti
Dans Que faire ? Lénine écrivait que la période qui s’étend de 1884 à 1894 est en quelque sorte celle de la gestation de notre parti.
Elle (cette période) voit naître et se fortifier la théorie et le programme de la social-démocratie. La nouvelle tendance ne comptait en Russie que quelques adeptes. La social-démocratie existait sans mouvement ouvrier ; elle en était, comme parti politique, à la période intra-utérine.
C’était alors l’apparition des premiers cercles, instables au plus haut point, le début des grandes luttes pour l’autonomie du parti ouvrier, l’hégémonie du prolétariat.
L’enfance et l’adolescence du parti
La période 1894-1898 peut être considérée comme l’enfance et l’adolescence du parti, qui se constitue déjà sur la base d’un mouvement ouvrier de masse.
La social-démocratie, écrit Lénine, naît comme mouvement social, comme poussée des masses ouvrières, comme parti politique. C’est la période d’enfance et d’adolescence. Les intellectuels s’engouent de la lutte contre les narodniki et cherchent à se rapprocher des ouvriers ; une vague de grèves déferle sur toute la Russie. Le mouvement fait d’immenses progrès. La plupart des dirigeants, des jeunes gens, étaient loin d’avoir atteint cet « âge de 35 ans » que Mikhaïlovsky considérait comme une sorte de limite naturelle. Aussi n’étaient-ils pas aptes au travail pratique et durent-ils rapidement quitter la scène… Beaucoup d’entre eux avaient été au début sous l’influence des narodovolsti. Presque tous, dès l’adolescence, s’étaient enthousiasmés pour les héros de la terreur. Pour se soustraire à la séduction de cette tradition héroïque, il leur fallut lutter, rompre avec les hommes qui voulaient à tout prix rester fidèles à la Narodnaïa Volia et qu’ils estimaient hautement. Cette lutte les obligea à s’instruire, à lire des œuvres illégales de toutes tendances… Formés dans cette lutte, les social-démocrates allèrent au mouvement ouvrier sans oublier la théorie marxiste qui les avait éclairés de sa lumière éclatante, non plus que la tâche du renversement de l’autocratie. (Lénine, Que faire ? p. 203 et 204).
Pendant cette période, le nombre de grèves augmente rapidement. Ainsi, de 1881 à 1886, il n’y avait eu que quarante grèves auxquelles avaient pris part 80 000 ouvriers, alors que, de 1895 à 1899, le mouvement gréviste touche 450 000 ouvriers, soit six fois plus que dans la période précédente. A Saint-Pétersbourg, le mouvement gréviste, assez important en 1878, se développe sensiblement vers 1884 et acquiert des proportions imposantes en 1895, année où la grève du textile englobe jusqu’à 30 000 ouvriers.
Premiers cercles ouvriers social-démocrates à Saint-Pétersbourg
A la faveur de ces mouvements commencent à apparaître des cercles social-démocrates. Le premier fut fondé en 1887 par le Bulgare Blagoïev, étudiant à Saint-Pétersbourg, avec la collaboration de Guérassimov et Kharitonov. Ce cercle ne joua pas un rôle moindre que l’Union Ouvrière du Nord de la Russie de Khaltourine. (Blagoïev, un des fondateurs de la IIIe Internationale et un des chefs du parti communiste bulgare, est mort en 1924).
L’ « Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière »
L’année 1895 fut particulièrement riche en événements. Outre la parution d’une série d’ouvrages, qui déterminèrent les bases du futur parti ouvrier, elle vit la création à Saint-Petersbourg d’une « Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière »[4], union qui fut réellement le premier comité régional de notre parti. Des unions analogues se fondèrent par la suite dans une série d’autres villes : en 1885, à Ivanovo-Voznessensk ; en 1895, à Moscou. Elles furent les premières grandes organisations social-démocrates, les premières pierres de l’édifice de notre parti.
L’union de Saint-Pétersbourg compta dans ses rangs plus d’un homme remarquable, et entre autre Lénine lui-même, qui l’organisa. Parmi ses principaux membres, nous citerons, d’après N. Kroupskaïa : V. I. Lénine, G. Krzyzanovski (qui est maintenant à la tête du Gosplan et travaille à l’électricication de l’U.R.S.S.), Starkov, Zaporogetz, Vaniéev, Martov (plus tard chef des menchéviks, mort en 1923), Liakhovski, Silvine, Iakoubova, les sœurs Nevzorova (Zénaïde et Sophie), N. Kroupskaïa, S. Radtchenko et Hofmann. L’ouvrier de l’usine Oboukhov , Chelgounov (encore vivant, mais malheureusement aveugle), ainsi que l’ouvrier de la fonderie Alexandrovo, I. Bakouchkine (fusillé en 1905 en Sibérie par un détachement de Rennenkampf) n’appartenaient pas officiellement à l’Union petersbourgeoise de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, mais se trouvaient en contact plus ou moins avec elle. Il en était de même de l’ouvrier de l’usine Poutilov B. Ziniviev, dont malheurement nous ignorons le sort. I. Bobouchkine fut un des premiers ouvriers bolchéviks ; Lénine avait pour lui une affection particulière et le considérait comme un des représentants les plus talentueux de la première génération d’ouvriers marxistes.
Les cercles ouvriers social-démocrates de province
A peu près à la même époque commencèrent à fonctionner dans toute la Russie d’innombrables cercles qui cherchaient à s’unir et qui, dans beaucoup de villes, avaient une influence considérable. On trouve dans l’ouvrage de Martov (qui avait une mémoire de noms extraordinaire) une longue énumération des dirigeants des cercles d’alors. Citons entre autres : L. Krassine, à Saint-Pétersbourg (membre du C.C. du parti, il travaille actuellement au commissariat du Commerce extérieur) ; Fédossiéev, à Vladimir, Melnitsky, à Kiev ; Alabychev, à Rostov-sur-Don ; Goldenbach (Riazanov) ; Stééklov et Tsypérovitch, à Odessa ; Kramer, Eisenstadt et Kossovsky, à Vilna ; Khintchouk, à Toula. Khintchouk, un des fondateurs de notre parti, se rallia dans la suite aux menchéviks, fut membre de leur comité central et premier président du soviet menchéviste de Moscou, puis revint dans nos rangs. Il dirige maintenant la coopération. Quant à Kramer, Eisenstadt et Kossovsky, ils furent les fondateurs du Bund.
Le « Bund »
Aujourd’hui, le mot « Bund » est très peu connu des ouvriers de nos grandes villes. Mais il fut un temps où il était fort populaire dans les milieux révolutionnaires. Bund signifie en yiddish : union. Le Bund fut l’union des ouvriers juifs de Pologne et de Lithuanie. Il fut fondé en 1897, un an avant le premier congrès de notre parti. Il faut en rechercher l’origine dans un fort mouvement qui se manifesta parmi les artisans juifs de Pologne et de Lithuanie et qui, pour des raisons particulières, devança de quelques années le mouvement ouvrier de Pétersbourg et de Moscou. Les ouvriers et artisans juifs de Pologne subissaient alors le double joug de l’exploitation économique capitaliste et de l’oppression nationale. Aussi devinrent-ils révolutionnaires et surent-ils, plus tôt que les autres, constituer une organisation de masse, une union, qui reçut le nom de « Bund ».
De cette organisation ouvrière sont sortis des héros, comme l’ouvrier juif Lekert, qui tua le préfet de police de Vilna, Von Wahl, et toute une série de militants du mouvement ouvrier juif qui collaborèrent à l’organisation de notre parti et en sont actuellement membres.
Fondé, comme je l’ai dit, en 1897, le Bund fut pendant un certain temps l’organisation la plus nombreuse et la plus puissante de notre parti. Mais, par la suite, quand nos grands centres ouvriers : Saint-Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Oriékhovo-Zouyévo s’éveillèrent à la vie politique, lorsque les couches profondes des ouvriers russes commencèrent à manifester leur activité, le petit détachement des ouvriers juifs passa au second plan. En tout cas, de 1895 à 1900, le mouvement des ouvriers juifs fut très important, et le Bund eut un très grand rôle dans le parti. Il fut, notamment, le principal organisateur de notre premier congrès, qui, on le sait, eut lieu en 1898 à Minsk dans la zone de l’empire réservé aux juifs. Voyant que les ouvriers et artisans juifs étaient à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, la presse ultra-réactionnaire déclencha contre eux une violente campagne et, durant de longues années, ne cessa de représenter le mouvement révolutionnaire russe comme l’œuvre des juifs.
Maintenant que nous sommes devenus une puissante organisation, nous devons un souvenir reconnaissant à ses ouvriers et artisans juifs qui, les premiers, s’élancèrent au combat et nous aidèrent à poser les fondements de notre parti.
Premier congrès du parti
Les organisations locales fondamentales du parti à cette époque étaient, comme nous l’avons dit, les « unions de lutte pour l’affranchissement de la classe ouvrière », que l’on rencontrait à Saint-Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Kiev et dans plusieurs autres villes. Le premier congrès de notre parti réunit neuf délégués, recrutés parmi les représentants de ces unions, du Bund et de groupes isolés publiant des journaux ouvriers. La Gazette Ouvrière était représentée par Eidelmann et Vidgortchik (le premier est maintenant bolchévik ; le second, il n’y a pas longtemps encore, était menchévik) ; l’Union de Saint-Pétersbourg, par Radtchenko, mort en 1912 et dont le frère milite dans notre parti ; l’Union de Kiev, par Toutchapsky ; l’Union de Moscou, par Vannovsky ; celle de Iékatérinovslav, par Pétroussévitch ; le Bund, par Moutnik, Kramer et Kossovsky (ces deux derniers, que j’ai connus personnellement, sont maintenant des menchéviks de droite enragés).
Telle était la composition de ce premier congrès, qui s’efforça de constituer le parti et, à cet effet, élut un C.C., désigna la rédaction de l’organe central et lança un appel[5] composé, comme je l’ai dit, par P. Strouvé. Je me bornerai à un ou deux extraits.
Caractérisant la situation internationale, à l’occasion du cinquantenaire de la révolution de 1848, Strouvé écrivait :
Il y a cinquante ans, les vagues de la révolution de 1848 déferlaient sur l’Europe. Pour la première fois, la classe ouvrière apparut comme une grande force historique. Grâce à elle la bourgeoisie réussit à abolir nombre de survivances féodales.
Mais bientôt elle reconnut en son nouvel allié son ennemi le plus acharné et elle se jeta dans les bras de la réaction, en lui livrant et le prolétariat et la cause de la liberté. Mais il est déjà trop tard : la classe ouvrière, matée pour un temps, reparaissait sur la scène historique une douzaine d’années après, cette fois plus consciente et plus forte et prête à lutter pour son affranchissement total.
Plus loin, décrivant la traîtrise de la bourgeoisie internationale et le rôle spécial de la bourgeoisie russe, Strouvé disait :
A mesure qu’on avance vers l’est de l’Europe (et la Russie est à l’est), la faiblesse, la poltronnie et la lâcheté politiques de la bourgeoisie ainsi que la nécessité pour le prolétariat de résoudre lui-même les questions culturelles et politiques apparaîssent de plus en plus clairement.
On peut pardonner bien des choses à Pierre Strouvé pour ces lignes prophétiques qui, on l’a vu depuis, s’appliquaient à lui-même, à sa classe. Oui, plus on va vers l’est, plus la bourgeoisie devient, au point de vue politique, faible, peureuse et lâche. Cela, nul ne l’a démontré plus clairemnt que Strouvé.
L’ «Economisme »
Vers 1898, deux courants commencent à se dessiner non seulement dans la littérature, mais dans le mouvement ouvrier, dans le parti social-démocrate lui-même, qui d’ailleurs n’était pas encore complètement formé. L’un de ces courants reçut le nom d’économisme. Le conflit qui mit aux prises les économismes et les partisans de la lutte politique qu’étaient les marxistes révolutionnaires, se ramène essentiellement, lui aussi, à une divergence de vue sur le rôle, sur l’hégémonie du prolétariat dans la révolution. Depuis trente ans, cette question, dans des situations différentes et sous des formes diverses, est comme la pierre de touche des révolutionnaires. En 1917, elle nous mit, nous et les menchéviks, des deux côtés de la barricade. En 1895, elle ne suscita qu’une polémique littéraire, mais en 1898-1899, elle fut la cause d’une lutte violente dans le parti. Or, entre lles « économistes » et les représentants de la droite du marxisme légal, futurs fondateurs du parti menchévik, il existait une liaison idéologique incontestable. Tout s’enchaîne logiquement : de la droite du marxisme légal on passe naturellement, par l’économisme, au menchévisme, puis au liquidationnisme, ensuite au social-chauvinisme, et enfin à la réaction ouveerte. On ne peut se tromper impunément dans la question de l’hégémonie du prolétariat. Le premier faux pas entraîne fatalement la dégringolade jusqu’à l’abîme.
Sources de l’économisme
L’économisme apparût vers 1895, lorsque la social-démocratie commença à passer de l’action de cercle à l’agitation, au travail parmi les masses. Il y eut un temps où le parti, encore à l’état embryonnaire, se composait de cercles isolés et peu importants de propagandistes. Mais lorsque le mouvement commença à se développer et que les grèves s’étendirent sur toute la Russie, les révolutionnaires comprirent qu’ils avaient des tâches plus vastes, qu’ils ne pouvaient se borner à la propagande dans des cercles fermés, qu’il leur fallait travailler parmi les masses et s’efforcer, non seulement de rassembler des ouvriers isolés, mais d’organiser la classe ouvrière. Or, c’est à ce moment que naquit l’ « économisme ».
Dès qu’on commença à organiser la masse des travailleurs, la lutte économique, les questions touchant immédiatement l’existence des ouvriers prirent naturellement une importance considérable. La propagande, à laquelle se bornaient les cercles, dut faire place à l’agitation, condition nécessaire du travail parmi les masses.
Remarquons à ce propos qu’entre « agitation » et « propagande » il y a une différence essentielle. Plékhanov l’a très bien saisie. « Donner beaucoup d’idées à un petit nombre d’individus, dit-il, c’est faire de la propagande ; donner une seule idée à un grand nombre de personnes, c’est faire de l’agitation. » Cette définition est devenue classique. Elle distingue exactement l’agitation de la propagande.
Dans les cercles, on faisait de la propagande : on dévéloppait une foule d’idées, toute une philosophie à quelques personnes. Lorsque vint la période d’agitation, on s’efforça au contraire d’inculquer à de nombreux travailleurs une seule idée fondamentale : celle de la dépendance économique de la classe ouvrière.
Ainsi, la question économique acquit une importance considérable. L’une des premières œuvres de Lénine fut consacrée aux amendes[6], qu’on infligeait alors, à tout propos, aux ouvriers et ouvrières de Pétersbourg. Ces amendes, ces retenues exaspéraient l’ouvrier, auquel elles enlevaient le cinquième, et parfois le quart, de son salaire. Aussi était-ce un excellent moyen, pour toucher la masse, que de parler des amendes. Ce n’est pas sans raison non plus que les premières feuilles volantes de l’Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, écrites par Lénine (en partie pendant sa détention préventive, en partie lorsqu’il était en liberté), furent consacrées à la question de l’eau bouillante pour le thé ou à d’autres revendications concernant directement la vie de l’usine. En ce temps-là, la plupart des ouvriers qui venaient de la campagne étaient complètement illettrés et ne songeaient ni à protester, ni à s’organiser contre les patrons. Pour les toucher, pour les tirer de leur torpeur, il était absolument nécessaire de leur parler de questions simples, élémentaires. C’est pourquoi les marxistes s’attachaient tant alors aux problèmes économiques.
Mais il se produisit à ce propos une déviation, comme on en observe fréquemment dans le développement des partis. Tout en soulignant très justement l’importance du facteur économique, ceux des militants qui en fait n’étaient pour nous que des compagnons temporaires, les futurs menchéviks, déformèrent l’idée de l’économisme. Les ouvriers, selon eux, ne devaient s’intéresser qu’aux questions purement économiques. Tout le reste ne les regardait pas, ils ne le comprenaient pas et il ne fallait leur parler que de ce qui touchait directement, c’est-à-dire de leurs revendications économiques.
Evidemment, dans la suite, quand le mouvement aurait atteint un degré plus élévé, on pourrait leur parler ouvertement du renversement du tsarisme. Mais pour le moment on n’en était encore qu’au stade économique. De là la « théorie des stades » des économistes, ainsi que le mot « économisme » lui-même. On se mit à appeler ainsi non pas les spécialistes de la science économique, mais ceux qui démontraient qu’avec les ouvriers il ne fallait parler que de l’eau bouillante pour le thé, des amendes, etc. Les économistes les plus conséquents en vinrent même à nier la nécessité de la lutte contre l’autocratie. L’ouvrier, disaient-ils, ne comprendra pas ; nous ne ferons que l’effrayer si nous venons à lui en ce moment avec le mot d’ordre : « A bas l’autocratie ! » Développant et approfondissant leur point de vue, ils en arrivèrent à préconiser une division du travail d’après laquelle la bourgeoisie libérale devait s’occuper de la politique et les ouvriers de la lutte pour les améliorations économiques.
Les représentants de l’économisme
Parmi les dirigeants de cette tendance, je citerai entre autres Prokopovitch et Kouskova, qui alors adhéraient à la social-démocratie et collaboraient à la presse marxiste légale. (Comme Strouvé, beaucoup d’intellectuels radicaux, qui formèrent plus tard un parti bourgeois, appartenaient en ce temps-là à la social-démocratie, ou gravitaient autour d’elle en cherchant à se faire passer pour des représentants de la classe ouvrière). Prokopovitch et Kouskova soutenaient qu’il ne convenait pas aux ouvriers de se mêler de politique, que c’était là l’affaire des libéraux et de l’opposition bourgeoise. Les ouvriers, selon eux, devaient se borner aux revendications économiques (augmentation des salaires, réduction de la journée de travail, etc…). Dans leur lutte contre Plékhanov et Lénine, Prokopovitch et Kouskova se posaient en amis véritables des ouvriers et en représentants de la vraie politique de classe. Les vrais amis des ouvriers, disaient-ils, c’est nous, économistes. Vous songez au renversement du tsarisme, à la lutte politique révolutionnaire. Ce n’est pas là l’affaire des ouvriers. Vous voulez imposer aux prolétaires des tâches bourgeoises-démocratiques. Nous, au contraire, nous leur disons : « Pour le moment, vous avez autre chose à faire qu’à vous occuper de politique ; songez plutôt à votre eau bouillante, à votre salaire, à votre journée de travail ».
En somme, les économistes sincères, quoique profondément dévoués à la classe ouvrière, en méconnaissaient totalement le rôle dirigeant. Quant aux idéologues comme Kouskova, Prokopovitch et consorts, ce n’étaient que des démocrates bourgeois déguisés en socialistes, en amis de la classe ouvrière.
La politique des iskristes, adversaires de l’économisme, ne consistait nullement à laisser de côté les questions de salaire, de la journée de travail. Lénine et l’Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière voulaient élever les salaires et améliorer le sort des ouvriers. Mais là ne s’arrêtaient pas leurs revendications. Ils voulaient que l’ouvrier dirigeât l’Etat, qu’il en fut le maître. Il n’est pas de question, disaient-ils, qui n’intéresse la classe ouvrière ; la question de l’autocratie tsariste, en particulier, la touche directement. Mais nous sommes, ajoutaient-ils, pour l’hégémonie du prolétariat, et nous ne permettrons pas qu’on maintienne les ouvriers dans le cloaque des petites revendications économiques. Ainsi parlaient les adversaires des économistes.
Prokopovitch et Kouskova étaient soutenus en Russie par quelques groupes et notamment par celui de la Rabotchaïa Muisl, journal illégal paraissant en 1896 à Saint-Pétersbourg sous la direction de Takhtariev, auteur de recherches historiques sur le mouvement ouvrier. La Rabotchaïa Muisl exerçait alors une grande influence dans les cercles pétersbourgeois. Avec la collaboration de Lokhov-Olkhine et du Finlandais Kok, elle défendait énergiquement le point de vue de Prokopovitch et de Kouskova.
Plékhanov, le premier, engagea la bataille contre l’économisme. Dans un opuscule intitulé Vade-mecum, il attaqua vigoureusement les idées de Prokopovitch et Kouskova et porta des coups très durs à la Rabotchaïa Muisl. Il démontra que ceux qui voulaient limiter l’action des ouvriers au domaine économique et empêcher le prolétariat de s’occuper de politique n’étaient pas des chefs ouvriers.
Lénine, lui aussi, se dressa contre les économistes. D’un village perdu de Sibérie (Iermakovskoïé) où il était alors exilé, il leur adressa une réponse remarquable, qu’il avait soumise préalablement à une assemblée de déportés politiques qui l’avaient approuvée et signée. Il est à noter à ce propos que, contrairement à Plékhanov, Lénine cherchait toujours à agir collectivement et à donner à ses interventions un caractère organisé. Sa réplique fit le tour des cercles ouvriers. Editée en une brochure intitulée : Les problèmes de la social-démocratie russe, elle parut à l’étranger, avec une préface d’Axelrold, qui est aujourd’hui passé au menchévisme, mais qui, il y a vingt ans, ne tarissait pas d’éloges sur la perspicacité de Lénine. Dans son ouvrage, ce dernier posait nettement la question de l’hégémonie du prolétariat et livrait bataille sur toute la ligne aux économistes, adversaires de cette idée.
Les économistes furent définitivement battus vers 1902. Mais, entre 1898 et 1901, ils dominèrent les esprits. Leur doctrine fit alors courir un très grand danger au mouvement ouvrier, car elle était extrêmement séduisante pour les prolétaires inexpérimentés, qu’elle eût pu aisément dévoyer. Et si Plékhanov et Lénine ne l’avaient combattue, le mouvement ouvrier eût peut-être été pendant de longues années sous l’influence de l’économisme, c’est-à-dire de l’opportunisme.
Le centre de l’économisme à l’étranger
Nous voyons, par l’exemple du marxisme légal et illégal (l’économisme était illégal : poursuivi par le tsarisme, il était obligé de publié la plupart de ses journaux et tracts à l’étranger), comment s’exerçait l’influence de la bourgeoisie libérale, qui souvent réussissait à s’infiltrer dans le parti ouvrier même et s’efforçait d’y introduire l’opportunisme. Les libéraux opéraient tantôt sur le terrain littéraire, comme Strouvé (Remarques critiques) ou Tougane-Baranovsky, tantôt sur celui de l’organisation, par l’intermédiaire de certains économistes qui avaient fondé à l’étranger l’Union des social-démocrates russes et y éditaient Rabotché Diélo. A la rédaction de ce journal, dont la diffusion était considérable, collaboraient des représentants éminents du mouvement ouvrier comme Martinov, (plus tard menchévik déclaré, récemment rallié aux bolchéviks), Akimov-Makhonietz, Ivaninine et Kritchevsky. Retranchés à l’étranger, ils y avaient créé un centre d’émigrés, ce qui ne les empêchait pas d’avoir en Russie des journaux, des cercles et des comités illégaux. Ils travaillaient à pousser le mouvement ouvrier vers la droite, vers une politique modérée, et à inculquer à l’ouvrier le seul soucis de ses intérêts économiques. Leur idéologie, peu compliquée, présentait un grand danger : l’ouvrier, selon eux, devait « rester à sa place », ne pas s’occuper de politique, s’attacher uniquement à améliorer sa situation au point de vue corporatif et laisser les libéraux faire le reste. Ces idées, évidemment, étaient exposées sous une forme habile, et d’ailleurs souvent avec sincérité, car des hommes comme Martinov, Téplov, Akimov-Makhonietz ou même Takhtariev, croyaient fermement être dans le vrai. L’économisme était, le le répète, extrêmement dangereux, car il pouvait séduire les masses inexpérimentées, qui y voyaient un remède à leur pénible situation matérielle. S’il avait réussi à prendre le dessus, la révolution aurait peut-être été considérablement retardée et le prolétariat n’aurait pu y jouer un rôle indépendant.
Le rôle de la classe ouvrière selon l’économisme et selon le bolchévisme
Pour son malheur, l’autocratie ne pouvait, même si elle en avait compris la nécessité, fournir un large appui à la tendance économiste dans le mouvement ouvrier. Il était impossible alors à l’économisme de s’implanter profondément en Russie. En effet le tsarisme, la police des Romanov ne se gênaient guère avec les grévistes. Un usinier dont les ouvriers se mettaient en grève n’avait qu’à donner un coup de téléphone, et immédiatement le gouvernement envoyait une compagnie de cosaques ou un bataillon d’infanterie pour mettre les grévistes à la raison. Le tsarisme ne pouvait agir autrement. Aussi la liaison entre la lutte économique et la lutte politique était-elle non seulement inévitable, mais évidente pour chaque ouvrier gréviste.
Les économistes ne reconnaissaient pas le rôle dirigeant du prolétariat. Qu’est-ce donc, à votre avis, que la classe ouvrière ? nous disaient-ils. Un messie ? – Nous n’aimons pas ces termes de Messie et de messianisme, répondions-nous, mais nous acceptons le sens qu’on leur donne. Oui, la classe ouvrière est un Messie, son rôle est messianique, car elle est la classe qui libérera le monde entier. Les ouvriers n’ont rien à perdre que leurs chaînes ; ils ne possèdent rien, ils vendent leur travail. Eux seuls sont intéressés à la reconstruction de la société sur des bases nouvelles ; eux seuls sont capables d’entraîner à leur suite les paysans contre la bourgeoisie. Nous évitons les termes quelque peu mystiques de « Messie » et de « messianisme », auxquels nous préférons l’expression scientifique : « hégémonie prolétarienne ». Nous entendons par là que le prolétariat ne se contente pas d’une augmentation de salaire ou d’une réduction quelconque de la journée de travail, mais qu’il proclame : « Je suis le maître. Je produis des richesses pour le capitalisme. Mais celui-ci m’a créé pour sa perte. Je travaille pour lui aujourd’hui comme un esclave qu’il loue, mais l’heure viendra où les expropriateurs seront expropriés, où la classe ouvrière s’emparera du pouvoir. »
L’hégémonie du prolétariat, c’est le pouvoir aux soviets
Hégémonie du prolétariat, cela signifie actuellement dictature du prolétariat entraînant la paysannerie à sa suite, pouvoir des soviets. Pouvoir à la classe ouvrière, c’est là la déduction logique de l’idée de l’hégémonie du prolétariat. Ce mot d’ordre s’est élaboré des années durant, à travers d’innonbrables épreuves, au cours d’une lutte acharnée non seulement contre l’autocratie et les cadets, non seulement contre la bourgeoisie et les narodniki, mais encore contre la droite du marxisme légal, contre l’économisme, et enfin contre le menchévisme lui-même.
Voilà pourquoi la doctrine de l’hégémonie du prolétariat est le fond même du bolchévisme, un des éléments essentiels de son armature. Et tout communiste conscient doit la méditer, s’il veut comprendre l’histoire de notre parti.
Troisième conférence[modifier le wikicode]
Dans cette conférence j’étudierai la période qui va de 1898 à 1903, c’est-à-dire du premier au deuxième congrès de notre parti, et qui peut être considérée comme le prélude de la révolution de 1905.
Le mouvement estudiantin
J’ai parlé jusqu’à présent de la formation de la classe ouvrière et de l’élaboration de son parti. Je m’arrêterai maintenant à quelques autres phénomènes et, tout d’abord, au mouvement qui se développa parmi les étudiants, et dont j’indiquerai les grandes lignes.
Les troubles estudiantins précédèrent l’apparition du mouvement ouvrier de masse ainsi que les grandes grèves révolutionnaires. Vers 1895, on trouve déjà des étudiants marxistes. A cette époque, le mouvement ouvrier a pour lui la sympathie, non seulement des étudiants, mais de toute la société libérale. Dans les premières années du XXe siècle, le gouvernement tsariste commence à exercer des poursuites systématiques contre les étudiants qui, en grand nombre, passent alors à l’opposition, puis au parti des s.-r. Le mouvement estudiantin revêt alors un caractère politique très net, il s’élève à un degré supérieur. Ainsi, en tant que mouvement politique organisé, il n’apparaît qu’après le mouvement ouvrier, dont il est pour ainsi dire la répercution et dont il subit fortement l’influence. Mais il est juste de dire que, à son tour, il contribua puissamment pendant un certain temps au développement du mouvement ouvrier.
L’étudiant d’aujourd’hui et celui d’autrefois sont tout à fait différents. Il fut un temps (de 1900 à 1905 surtout) où « étudiant » était synonyme de « révolutionnaire ». A cette époque, en effet, la plupart des élèves des établissements d’enseignement supérieur étaient pour la révolution, ou tout au moins dans l’opposition, et soutenaient le mouvement révolutionnaire des ouvriers. Nous avons maintenant peine à le croire, car, durant les dernières années de guerre civile, nous avons presque toujours vu l’étudiant de l’autre côté de la barricade. En 1923, la situation est quelque peu différente : on remarque une certaine évolution parmi les étudiants.
L’évolution des étudiants
Une observation attentive nous montre que l’évolution des étudiants s’est effectuée conformément à la dialectique de Hégel. Tout d’abord, les étudiants sont, dans l’ensemble, révolutionnaires et soutiennent les ouvriers ; c’est là la thèse. De 1917 à 1920, nous avons l’antithèse : le mouvement estudiantin est dirigé contre la classe ouvrière et la révolution. Aujourd’hui enfin, nous observons la synthèse : une partie importante des étudiants semble comprendre ses obligations envers les travailleurs et se rallie peu à peu à la révolution. Néanmoins, il faut se garder de simplifier à l’excès et se souvenir qu’une série d’autres facteurs ont également influé sur le mouvement estudiantin.
La première phase comprend les dernières années du XIXe et les premières années du XXe siècle. En masse, les étudiants soutenaient le mouvement ouvrier. L’autocratie les considérait, non sans raison, comme ses plus dangereux ennemis et quand ils passèrent de la théorie à l’action politique, le gouvernement tsariste commença à prendre des mesures contre eux.
Le mouvement académique d’alors était imprégné de l’esprit révolutionnaire. A l’époque de Vannosky et de Plehve, la revendication de l’autonomie de l’Université était une revendication révolutionnaire et, comme telle, méritait d’être soutenue. De nos jours le mot « académisme » désigne l’opposition sournoise des professeurs et des étudiants plus ou moins réactionnaire au pouvoir soviétiste, mais alors l’académisme était un mouvement dirigé contre l’autocratie tsariste.
Etroitement liée aux milieux libéraux et démocrates, la jeunesse estudiantine d’autrefois cherchait une force capable de briser l’autocratie. Et, de plus en plus, elle se rendait compte que cette force était le prolétariat. C’est pourquoi elle soutenait le mouvement ouvrier.
Lutte du tsarisme contre le mouvement des étudiants
Voyant les étudiants se rapprocher des ouvriers, le gouvernement du tsar les accabla de représailles. La plus stupide des mesures qu’il prit contre eux fut d’envoyer les récalcitrants comme simples soldats à l’armée. On les arrêtait par dizaines et par centaines dans les manifestations publiques ou dans les meetings. Cela ne fit que verser de l’huile sur le feu. Le mouvement s’élargit, grandit, et, en même temps, les étudiants jetés dans les casernes y allumèrent le mécontentement par leur propagande dans l’armée. Le terrorisme se développa considérablement et de nombreux attentats eurent lieu. L’étudiant Karpovitch tira un coup de revolver sur le ministre de l’Instruction publique, Bogoliépov ; puis ce fut Lagovsky qui chercha à tuer Pobiédonostsev. Bogoliépov fut remplacé par le général Vannovsky, qui se présenta avec son programme de « cordiale sollicitude », dont les étudiants ne firent que rire.
Les étudiants et les s.-r.
Les étudiants terroristes qui se lièrent par la suite aux s.-r. appartenaient alors pour la plupart au parti social-démocrate. Par leur tactique terroriste, les s.-r. attirèrent à eux deux groupes d’étudiants : d’une part, des hommes d’un grand courage et d’une absolue sincérité, comme Balmachov, Karpovitch et Sazonov, qu’une ardeur inconsidérée et le désir de suppléer à l’insuffisance du mouvement ouvrier de masse par l’action individuelle poussaient au terrorisme, et, d’autre part, des gens comme Savonkov chez lesquels dominait le goût des aventures et qui, inconsciemment ou non, étaient déjà plus ou moins hostile au mouvement ouvrier. (Savonkov se considéra pendant un certain temps comme social-démocrate.)
L’attitude des social-démocrates à l’égard du mouvement estudiantin
Pour la social-démocratie se posa alors la question de l’attitude envers le mouvement estudiantin. Les « économistes » devaient naturellement négliger ce mouvement qui, purement politique, n’avait, selon eux, rien de commun avec les problèmes économiques immédiats qu’avaient à résoudre les ouvriers. Mais les partisans de la lutte politique, la gauche social-démocrate révolutionnaire, avec Lénine et les futurs adeptes de l’iskra, surent en apprécier toute la valeur.
Certes, Lénine et ses amis voyaient bien que le mouvement estudiantin n’était pas prolétarien, que c’était un phénomène temporaire et que l’heure viendrait où les étudiants se détourneraient des ouvriers. Il savait que la plupart des étudiants étaient de famille aisée et qu’ils combattaient non pas pour le socialisme et le communisme, mais pour la liberté politique et l’établissement de la démocratie bourgeoise. Mais ils estimaient que, pour atteindre son but, la classe ouvrière, force essentielle de la révolution, devait se faire des alliés de tous ceux qui étaient disposés à lutter contre l’autocratie. Marxistes révolutionnaires véritables, ils comprenaient qu’il faut savoir tirer parti de tout. Les étudiants étaient contre le tsarisme, il fallait les utiliser, les entraîner à la suite de la classe ouvrière, les guider, diriger leurs coups contre les bastions de l’autocratie.
Les marxistes révolutionnaires et les étudiants
Ainsi, loin de négliger les étudiants, les marxistes révolutionnaires, les futurs bolchéviks, accordèrent à leur mouvement beaucoup d’attention. C’est un fait important pour l’intelligence de certaines particularités caractéristiques du bolchévisme. Dans la période prérévolutionnaire, les bolchéviks s’entendaient souvent reprocher l’intérêt soi-disant excessif qu’ils portaient aux libéraux et à l’opposition bourgeoise : étudiants, zemstvos, Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, etc... Les menchéviks exploitaient notre attitude et se posaient en amis véritables du prolétariat. Nous n’avons rien à voir, disaient-ils, avec les revendications des assemblées provinciales ou des étudiants. Notre cause est purement ouvrière, le mouvement ouvrier seul nous intéresse. Fréquemment, ils accusaient Lénine de trop se rapprocher soi-disant de l’opposition bourgeoise, des libéraux, des étudiants, etc…
La tactique des bolchéviks par rapport aux étudiants
Mais si le bolchévisme, dès sa naissance, s’intéressa aux moindres manifestations de l’opposition révolutionnaire dirigée contre le tsarisme, s’il tendit la main à n’importe quel groupe, pourvu qu’il marchât contre l’autocratie, ce ne fut pas pour adapter son programme à celui des libéraux bourgeois. Dans sa tactique, il resta fidèle à ses principes. Arborant ouvertement son programme maximum (renversement de la bourgeoisie), il considérait que, pour l’accomplir, il fallait avant tout abattre le tsar et, à cet effet, utiliser tout courant hostile à l’autocratie. C’est pourquoi, attribuant à la classe ouvrière le rôle dirigeant, les bolchéviks déclaraient que les travailleurs, loin de négliger le mouvement des étudiants ou des libéraux, pousseraient à son développement. Cela ne les empêchait pas d’ailleurs de mettre les ouvriers en garde contre leurs alliés provisoires. Attention ! disaient-ils, les étudiants aujourd’hui vous soutiennent ; les libéraux aujourd’hui attaquent le tsar. Mais demain, le tsar renversé, ils se tourneront contre vous, car ils auront obtenu tout ce qu’ils veulent : la liberté politique.
Ainsi, le bolchévisme avait un double problème à résoudre : d’une part, constituer un parti de classe pour mener la lutte jusqu’à la victoire complète du socialisme ; de l’autre, utiliser toute force dirigée contre le tsarisme, en particulier les étudiants, les libéraux et l’opposition bourgeoise. De là, à l’égard des étudiants, une différence d’attitude très nette vers 1898 entre les « économistes » (futurs menchéviks)[7] et les partisans de la lutte politique (futurs bolchéviks).
L’Union de libération et l’Union des s.-r.
A ce moment, d’ailleurs, le mouvement libéral commençait à se manifester également dans d’autres milieux. L’Union de libération était en train de se créer. Elle avait pour chefs Milioukov, Kouskova, Strouvé, Prokopovitch, Bogoutcharsky et d’autres hommes politiques qui, au début, appartenaient à la social-démocratie, mais avaient de fortes attaches avec les libéraux. L’Union des s.-r. se constitua dans les dernières années du dix-neuvième siècle. Dans la première période de leur existence, ces deux groupes attirèrent à eux une partie des éléments qui jusqu’alors avaient sympatisé à la social-démocratie.
Cependant, le mouvement ouvrier croissait assez rapidement. Le nombre des grèves augmentait. A partir de 1895 environ on commença, dans une série de villes, à fêter le 1er mai, et la célébration de cette journée du travailleur prit d’année en année plus d’extention. Le mouvement se développait en somme contre les économistes, qui se traînaient péniblement à sa remorque et représentaient l’arrièregarde, les traînards. Ce n’est pas sans raison que Lénine, dans Que faire ? les a appelés les « suiveurs » et que Plékhanov, dans son Vade-mecum, a dit qu’ils ne voyaient que le « postérieur » du mouvement ouvrier.
Effervescence ouvrière à Pétersbourg et dans d’autres villes
Une fois commencé, le mouvement ouvrier se développa rapidement, entraînant des masses de plus en plus considérables. L’année 1901 fut particulièrement orageuse, surtout à Saint-Pétersbourg, où l’effervescence révolutionnaire, en dépit des économistes et de leur programme, croissait de jour en jour. A l’occasion du 1er mai, de violentes émeutes éclatèrent dans le quartier de Viborg, où eurent lieu des bagarres sanglantes, et même de véritables combats de rues. Une manifestation d’étudiants soutenue par les ouvriers (principalement par ceux de l’usine Oboukhovo) provoqua également des désordres qui aboutirent à une bataille en règle avec la police et la troupe. Cette affaire, qu’on appela la « défense d’Oboukhovo » et à laquelle participèrent plusieurs milliers d’ouvriers, suscita la plus vive effervescence dans la capitale. Mais si la lutte revêtit un caractère particulièrement acharné à Saint-Pétersbourg, elle fut également très vive à Moscou et à Kiev, où étudiants et ouvriers descendirent dans la rue pour manifester à l’occasion du 1er mai.
Lettres d’ouvriers
Dans les archives du mouvement, on trouve des fragments de « lettres à la rédaction » envoyés par les ouvriers et ouvrières d’alors aux journaux illégaux. Voici ce qu’écrivait une ouvrière après l’échauffourée du quartier de Viborg :
… Vous ne savez pas ce que cela nous fait de la peine à moi et à tous. Ah ! Comme on aurait voulu aller jusqu’à la perspective Nevski ou en pleine ville ! C’est si triste de mourir comme des chiens, dans un coin, sans que personne vous voie. Et voici ce que je veux encore vous dire : quoiqu’ils aient pris beaucoup de nos chefs – peut-être même tous – nous tiendrons bon.
L’ouvrier B remarque :
C’est dommage que nous n’ayons pas eu de drapeau. Une autre fois, nous aurons aussi un drapeau, et on se procurera des révolvers.
Ces lettres, Lénine et son groupe faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour les découvrir ; ils s’en servaient dans leur lutte contre les « économistes » et les publiaient afin de prouver que les ouvriers d’avant-garde ne voulaient pas seulement des augmentations de salaires, qu’ils avaient conscience de la nécessité de descendre dans la rue, de se procurer des revolvers et de livrer bataille à la police tsariste. C’est avec une grande joie que Lénine fit imprimer le passage suivant de la lettre d’un ouvrier d’un faubourg de la capitale :
Je l’ai montré[8] à beaucoup de camarades et on se l’est arraché. Je l’aime beaucoup plus que la Muisl[9], bien qu’il ne contienne rien qui nous touche directement. Dans l’iskra, au moins, on parle de notre cause, de la cause de toute la Russie, qu’on ne peut évaluer en copecks ou ramener à des heures de travail. Le peuple peut maintenant facilement s’enflammer ; le feu couve, il ne faut qu’une étincelle pour provoquer l’incendie. Ah ! Que c’est bien dit : De l’étincelle jaillira la flamme[10]. Autrefois, une grève était un événement. A présent, tout le monde voit qu’une grève, ce n’est rien : il faut maintenant s’emparer de la liberté, la conquérir en risquant sa vie. Maintenant, il ne s’agit plus de caisses d’assurance, de cercles, ni même de brochures : il faut nous apprendre à aller au combat et à combattre.
Le Journal l’ « iskra » (l’Etincelle)
C’est alors que se crée l’iskra, qui, dès sa parution, publie des lettres dans le genre de celles que nous venons de citer. Les léninistes s’emparaient de ces déclarations des travailleurs pour montrer que l’ouvrier avancé ne se bornait déjà plus à la lutte économique, qu’il voulait apprendre à se battre, à renverser l’autocratie par les armes : autrement dit, qu’il voulait la constitution d’un vrai parti révolutionnaire qui aidât la classe ouvrière à jouer son rôle de chef de la lutte révolutionnaire.
Comment se fonda l’iskra ?
Sa peine terminée, Lénine qui avait été condamné à la déportation revint de Sibérie avec Martov, Potressov et quelques autres militants partageant ses idées. A Saint-Pétesbourg, lui et ses amis s’abouchèrent avec Vera Ivanovna Zassoulitch, qui avait participé à la fondation du Groupe de l’Emancipation du Travail. Par elle, ils entrèrent en rapport avec ce groupe, dont le centre était à Genève et avec lequel Lénine d’ailleurs avait été en relation. Pendant sa déportation déjà, Lénine avait eu l’idée de fonder un journal pour toute la Russie et il avait communiqué son plan à Martov et à Potressov dans les lettres qu’il leur écrivait.
C’est en Sibérie également qu’il avait commencé à combattre l’économisme. De retour dans la capitale, il se mit à rassembler des sympatisants. Il en trouva dans toutes les villes où se développait le mouvement prolétarien. Il rechercha principalement les ouvriers avec qui il avait fondé en 1895 l’Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière. Il entra également en relation avec les ouvriers de Moscou. D’accord avec Martov et Potressov, il arriva à la conclusion que, pour combattre efficacement les économistes et constituer un parti prolétarien révolutionnaire, il était nécessaire de fonder un journal politique qui toucherait toute la Russie.
Peu après, en 1900, eut lieu à Pskov une conférence illégale à laquelle assistaient Lénine, Martov, Potressov et deux militants locaux : Stepan et Loubov Radtchenko. Strouvé et Tougane-Baranovsky y vinrent également. Ils se proposaient de fonder un organe libéral bourgeois, la Libération, et comme ils ne voulaient pas rompre avec le mouvement ouvrier, ils cherchaient à réaliser une sorte de coalition entre les libéraux illégaux d’alors et les social-démocrates illégaux.
A la conférence de Pskov, on décida de publier le journal l’iskra, et Lénine partit pour l’étranger avec Potressov pour mettre cette décision à exécution. En décembre 1900 parut à Munich le premier numéro de l’iskra, qui joua un rôle important dans l’histoire de la révolution, et particulièrement dans celle du parti communiste. Cet organe, en effet, fut le directeur spirituel de toute une génération et contribua considérablement à l’organisation politique et à la consolidation du parti.
Dans la situation d’alors, un journal panrusse édité régulièrement à l’étranger et à l’abri des poursuites judiciaires avait une importance considérable. En Russie, les journaux locaux et les cercles révolutionnaires étaient fermés à chaque instant. Les nouveaux cercles qui surgissaient ne pouvaient profiter de l’expérience des anciens, dont tous les membres étaient arrêtés. Il fallait un journal qui fut comme un centre idéologique et qui permit de conserver la tradition révolutionnaire. Le journal panrusse conçu par Lénine devait donner des mots d’ordre identiques à tout moment, grouper les militants et servir de noyau à l’organisation d’un parti illégal. Ainsi l’existence d’un organe permanent jouissant d’une haute autorité et auquel chaque groupe ou cellule pouvait s’adresser à tout instant revêtait une importance particulière dans les conditions d’alors.
Rôle de l’« iskra »
Le rôle de l’iskra ne fut certainement pas moindre, peut-être même plus grand, que celui de la Zviezda (l’Etoile) et de la Pravda en 1910-1912. De même que la Pravda dans la période prérévolutionnaire, mais sur une plus petite échelle, l’iskra mit en mouvement une couche déterminée d’ouvriers et de révolutionnaires. La Pravda donna naissance à toute une génération de pravdistes, l’iskra à toute une génération d’iskristes.
Evidemment, il y a entre ces journaux une différence. La Zviezda et la Pravda étaient des journaux légaux, dont le but principal était moins l’organisation que l’agitation et la propagande. Néanmoins elles eurent une immense importance et, à une autre époque que celle de l’iskra, contribuèrent considérablement à l’organisation du prolétariat.
L’iskra paraissait sous la direction de Plékhanov, Lénine, Martov, Axelrod, Potressov et Zassoulitch. De ces six militants, cinq devaient plus tard tourner au menchévisme. Mais Lénine eut un si grand rôle dans le journal que celui-ci fut bientôt, et à juste titre, qualifié d’organe « léninien ».
Orientation et idées de l’iskra »
Avant tout, l’iskra entreprit une croisade contre les économistes, qui tentaient de mutiler le mouvement ouvrier. Elle les moqua, ridiculisa leur dessein de restreindre le mouvement ouvrier aux revendications économiques pacifiques. Son idée directrice était celle de l’hégémonie du prolétariat. Elle affirmait que le prolétariat serait la classe libératrice, la force fondamentale de la révolution.
Puis l’iskra entreprit la lutte contre les s.-r., que dès 1901, elle commença à appeler les social-réactionnaires. Pourtant, à cette époque, les s.-r. n’étaient encore connus que par leurs gestes terroristes et il était difficile de percevoir le caractère réactionnaire de leur parti. Mais la vision pénétrante de Lénine et des rédacteurs de l’iskra avait déjà discerné en eux les futurs représentants des koulaks petits-bourgeois. La campagne de l’iskra provoqua cependant une vive colère parmi les narodniki et un certain nombre d’ouvriers, qui estimaient qu’au lieu de se quereller il fallait faire front unique contre l’autocratie. Sous le joug du tsarisme, les ouvriers se disaient ordinairement que tous les révolutionnaires, indépendamment des partis et des divergences d’opinion, devaient s’unir étroitement et leur enseigner comment combattre le tsarisme. Ainsi, l’iskra avait une double tâche à remplir : d’une part, rassembler sous la conduite des ouvriers et utiliser tous les courants d’opposition plus ou moins révolutionnaires (étudiants, libéraux, zemtsi[11] et s.-r.) et, d’autre part, tout en posant les bases d’un parti indépendant purement prolétarien, batailler contre les libéraux et les s.-r. et démasquer leur idéologie petite-bourgeoise.
Enfin l’iskra engagea la campagne pour la création d’une organisation politique centralisée, unique, du prolétariat de toute la Russie.
Activité littéraire et pratique de l’« iskra »
De nos jours, l’idée d’une telle organisation semble élémentaire. Mais en 1900-1901, les révolutionnnaires étaient habitués à se confiner chacun dans son petit cercle et personne ne songeait à une organisation panrusse, personne ne voyait que, seule, une telle organisation permettrait le succès ni ne comprenait quelle force énorme il fallait mettre en mouvement pour obtenir un résultat. L’idée d’un parti centralisé, d’une organisation politique panrusse du prolétariat, était entièrement nouvelle et très difficile à faire accepter et à réaliser. Le journal ne se contenta pas de la prêcher dans ses colonnes ; il créa un groupe spécial (les iskristes) dans lequel entrèrent 100 à 150 des révolutionnaires les plus éminents de ce temps, qui s’attachèrent à réaliser les plans que Lénine et Plékhanov développaient dans l’iskra.
Les partisans de « Libération » et l’« iskra »
Mais, au début, il y avait également à l’iskra des gens plus ou moins en dehors du camp ouvrier. Il était nécessaire, en effet, d’exploiter contre l’autocratie le mouvement des libéraux et des s.-r. Je rapporterai à ce sujet, d’après Martov, un époside caractéristique.
Comme je l’ai dit, des gens comme Strouvé et TouganeBaranovsky tournèrent quelques temps autour de l’iskra. Bien mieux : au début, le prince Obolensky y collaborait et sympatisait au parti social-démocrate. Un an après sa fondation, en 1902, l’iskra déploya nettement son drapeau politique et soutint vigoureusement l’idée de l’hégémonie du prolétariat. Obolensky écrivit alors d’Orel à l’iskra : « Je crois qu’il est temps pour nous de renoncer à l’hégémonie dans le mouvement libérateur. » Engagé dans cette voie, il ne tarda pas à rompre avec l’iskra. Son départ marqua la rupture du dernier lien existant encore entre l’iskra et les révolutionnaires libéraux, qui pouvaient au début espérer faire bloc avec les Iskristes.
Cet épisode est extrêmement curieux. Il est significatif que des gens comme Strouvé, Tougane-Baranovsky, le prince Obolensky, aient pu si longtemps graviter autour du parti ouvrier. C’est là un fait qui peut sembler aujourd’hui incompréhensible, et qui pourtant était inévitable. Et Lénine eut parfaitement raison d’utiliser (aussi longtemps qu’il le fallut) Strouvé, Tougane-Baranovsky et Obolensky. Il fallait, disait-il, savoir tirer parti de tout et Obolensky pouvait rendre des services. La classe ouvrière était alors obligée de se terrer, elle était hors la loi, ses agitateurs et propagandistes n’avaient pas de refuge et étaient sans le sou. Au contraire, les libéraux, qui haïssaient le tsarisme à leur manière, avaient des relations étendues. Il était donc rationnel de se servir d’eux, tant qu’on pouvait en tirer quelque chose.
Mais s’il est remarquable que des gens comme Obolensky aient pu tourner autour de notre parti, leur rupture avec lui est plus intéressante encore. Pourquoi se produisit-elle ? Fut-ce pour de légers désaccord ? Non ; mais pour une idée fondamentale. Obolensky disait : « Je crois qu’il est temps pour nous de renoncer à l’hégémonie dans le mouvement libérateur. » En d’autres termes : il est temps que l’ouvrier renonce à la direction de la révolution ; il ne doit être qu’une force auxiliaire. Qu’il traîne le char de la révolution ; messieurs les libéraux, eux, tiendront les rênes. C’est à eux de définir le but, le programme et la tactique du mouvement révolutionnaire.
Quand les Obolensky, Strouvé et consorts se furent convaincus que l’iskra ne prêterait pas la main à leur dessein, ils déclarèrent : C’est bien, nous nous en allons. Evidemment, il ne restait plus à Lénine et à ses amis qu’à leur souhaiter bon voyage.
Succès et influence de l’« iskra »
L’iskra, en tant qu’organisation et surtout que journal, réussit à conquérir les comités ouvriers dans nombre de villes, et tout d’abord à Saint-Pétersbourg.
L’ouvrage de Lénine : Que faire ?, paru au printemps de 1902, eut également une grande influence. Il donnait le bilan de deux années de travail de l’iskra. Il devint le livre de chevet, l’évangile de tous les marxistes militants. C’est en 1903 seulement que les menchéviks, voyant les déductions qu’on en tirait, se mirent à le combattre. L’idée principale de Que faire ? était la même que celle de l’iskra : l’hégémonie du prolétariat. En outre, l’auteur y posait avec force la question du primitivisme et des révolutionnaires professionnels.
Le primitivisme
Lénine donna le nom de primitivisme à la pratique mesquine des cercles isolés, repliés sur eux-mêmes. Il critiquait et raillait les révolutionnaires d’alors qui se félicitaient de l’existence d’un cercle dans telle ville, de deux cercles dans telle autre. Tout cela, disait-il, c’est du bricolage, de l’éparpillement. Ce qu’il nous faut, c’est un travail révolutionnaire à l’échelle de la grande production industrielle. Il faut en finir avec le primitivisme, l’éparpillement. Dans les années où l’on ne pouvait rien faire d’autre, c’est fort bien. Mais aujourd’hui, la masse est en effervescence, les ouvriers et les ouvrières nous écrivent qu’ils veulent la lutte, ils demandent qu’on leur apprenne à « aller au combat » ; dans les grèves, comme celle du textile, on voit trente mille hommes en mouvement ; le quartier de Viborg est le théâtre de véritables batailles ; les étudiants mêmes, les fils à papa, descendent par milliers dans la rue et se battent sans armes contre la police à cheval du tsar. Aujourd’hui, borner son action aux cercles, c’est s’occuper de détails, de misères, alors qu’il nous faut un mouvement révolutionnaire qui touche les usines. Ce qu’il nous faut, c’est un parti révolutionnaire panrusse et, dans ce parti, une division du travail telle que chacun sache ce qu’il a à faire et quelles sont ses obligations.
C’est à ce propos de cette « division du travail » surtout que la droite attaque Lénine, auquel elle reprochait de vouloir transformer les révolutionnaires en rouages inconscients et, par là de rabaisser leur mission. Mais Lénine répondait avec raison, qu’accomplir sa fonction de rouage d’un grand parti révolutionnaire poursuivant des buts mondiaux, ce n’était point déchoir. Et, partant de là, il demandait la formation d’un groupe, d’une corporation, pour ainsi dire, de révolutionnaires professionnels, c’est-à-dire de gens dont la seule occupation serait de travailler à la révolution.
Les révolutionnaires professionnels
Des années durant, les menchéviks, eux aussi, combattirent l’idée de Lénine, affirmant que les « révolutionnaires professionnels » deviendraient une caste fermée, qui se détacherait de plus en plus des masses et dégénérerait en un clan de conspirateurs. Lénine leur répondait par une vérité très simple. Contre nous, disait-il, nous avons le colosse de l’autocratie, avec son appareil formé au cours de trois siècles d’exercice du pouvoir. Contre nous, nous avons toute la vieille Russie, avec ses savants, ses écoles, sa presse. Notre mouvement ouvrier, au contraire, n’en est qu’à ses premiers pas. Si nous voulons enthousiasmer la masse ouvrière, réunir en une seule grande flamme les feux isolés qui brûlent çà et là, il nous faut disposer d’un appareil exceptionnel, presque merveilleux. Et pour cela, il est indispensable que des hommes réellement dévoués à la classe ouvrière soient groupés par nous en une organisation de révolutionnaires professionnels, c’est-à-dire de gens qui ne s’occuperont que de servir la révolution et qui, grâce à une division rationnelle du travail, sauront, dans l’illégalité, dans les circonstances les plus pénibles, manœuvrer en tacticiens consommés et entretenir le mouvement.
Importance du travail des révolutionnaires professionnels pour le parti
Lénine dut livrer de rudes combats pour faire triompher son idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels. Alors, entièrement nouvelle, cette idée, en effet, semblait à beaucoup le fruit du délir. Mais Lénine avait vu juste, et la réalisation de son idée eut les conséquences les plus heureuses pour le parti. En effet, c’est de ce groupe de révolutionnaires professionnels, fondé il y a une vingtaine d’années, que sont sortis presque entièrement les cadres qui assument aujourd’hui la direction de notre parti, et même de l’Etat. Les vieux militants du P.C.R. sont très peu nombreux (10 000 seulement de nos membres actuels ont adhéré avant 1917), mais, grâce à leur expérience révolutionnaire, ils jouissent d’un prestige et d’une autorité considérables et constituent le ciment qui soude notre parti en un bloc solide. Ces dix mille hommes, c’est la glorieuse phalange des révolutionnaires professionnels, qui n’ont cessé de combattre pour la révolution sans connaître d’autre occupation. Jetés en prison, ils reprenaient, sitôt libérés, leur travail révolutionnaire, comme l’ouvrier qui rentre le soir de l’usine pour y retourner le lendemain matin.
Les pages de Que faire ? consacrés à l’organisation des révolutionnaires professionnels produisirent une impression très forte et eurent une grande influence. Décrivant le mouvement des premières années du XXe siècle, un membre du Bund, partisan du menchévisme, et qui n’approuvait ni l’organisation des révolutionnaires professionnels, ni la lutte contre le primitivisme, ni la division du travail dans le parti, écrivait récemment : « Souvent je me surprenais à penser qu’il serait beau de ressembler, ne fût-ce que de loin, à ce révolutionnaire idéal décrit par Lénine dans Que faire ? »
Après avoir lu Que faire ? les meilleurs des menchéviks, quoique adversaire de Lénine, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître la vérité révolutionnaire grandiose et vivifiante qui émanait des pages de ce livre.
Destruction de l’organisation de l’ « iskra à Kiev »
Cependant, l’organisation de l’iskra continuait de grandir. Se rendant compte qu’elle devenait le foyer révolutionnaire le plus influent et qu’elle éveillait tout le mouvement à une nouvelle vie, le gouvernement tsariste l’accabla d’une série de mesures répressives. En février 1901, à Kiev, centre important pour l’iskra, les autorités détruisirent l’organisation locale et en arrêtèrent les dirigeants. Parmi ces derniers, je citerai Baumann, bolchévik résolu, tué en 1905 à Moscou ; V. Krokmal, plus tard menchévik enragé (président du Préparlement dispersé dans les journées d’Octobre, il fut plusieurs fois, dans la suite, arrêté à Pétrograd par notre Guépéou pour son activité contre-révolutionnaire) ; Bassovsky (qui a disparu de la scène révolutionnaire) ; Blumfeld, ouvrier typographe qui avait composé clandestinement l’iskra à Leipzig, puis à Munich et qui, après le deuxième congrès, devint menchévik ; Litvinov, actuellement vice-commissaire aux Affaires étrangères, et Pianitski, bolchévik travaillant aujourd’hui au Comintern.
Comme on le voit, à cette époque l’iskra groupait des hommes parmi lesquels le bolchévisme trouva ses meilleurs chefs et le menchévisme quelques-uns de ses représentants les plus notoires.
L’année 1902
En avril 1902, on tenta de nouveau de réunir une conférence panrusse. Une conférence, à demi-réussie, se tint à Biélostok. En même temps que les futurs bolchéviks, les futurs menchéviks y furent représentés, et parmi eux le fameux Dan.
Le 4 avril 1902, Balmachov tua Sipiaguine, qui fut remplacé par Plehve. C’était alors l’apogée du mouvement estudiantin, qui s’appuyait encore sur les ouvriers et les social-démocrates, mais qui bientôt commença à s’en éloigner et à dévier vers le socialisme-révolutionnaire. Le mouvement ouvrier était également très important. C’est alors qu’eut lieu la célèbre manifestation ouvrière de Nijni-Novgorod, qui entraîna l’arrestation de nombreux camarades et aboutit à un grand procès judiciaire où furent impliqués entre autres Zalomov et Denissov. A l’audience, Dénissov, qui est actuellement un des plus anciens membres de notre parti, prononça un discours véritablement héroïque, qui fut commenté avec enthousiasme par la population de Nijni-Novgorod et lu ensuite dans une série de villes russes.
Evénements de Rostov
Enfin, en novembre 1902, survinrent les événements de Rostov. Toute l’année 1902 avait été fertile en grèves, surtout dans le sud de la Russie. En novembre, un puissant mouvement , économique au début, semblait-il, puis politique, éclata à Rostov. Un grand meeting rassembla près de 40 000 hommes que la police ne put disperser. Quelques jours durant, ce fut une série ininterrompue de meetings, au cours desquels les manifestants prononcèrent des discours enflammés, inspirés de l’iskra. Le mouvement était dirigé par l’ouvrier bolchévik I. Stasky et le camarade Goussiev, qui travaille actuellement à la Commission centrale de contrôle et qui était alors membre du comité de Rostov.
Les événements de Rostov marquèrent la défaite définitive des économistes. Les mouvements de Nijni-Novgorod, de l’usine Oboukhovo, du quartier de Viborg, de Rostov-sur-Don, étaient visiblement des mouvements politiques qui n’avaient rien de commun avec l’économisme et par lesquels les ouvriers s’affirmaient comme les futurs dirigeants de la révolution.
Le premier Comité central
Tous ces faits servirent de base à la préparation du deuxième congrès de notre parti. Après les arrestations de Kiev et les évasions de plusieurs bolchéviks emprisonnés dans cette ville, l’iskra fonda son comité d’organisation, qui, à vrai dire, fut alors le premier comité central. Ce comité comprenait Krzizanovski, Alexandrova, qui devait passer plus tard au menchévisme, Lengnik, qui travaille maintenant à la Commission centrale de contrôle, Krassikov, un des principaux collaborateurs du commissariat de la Justice, Krasnoukha et Lévine, qui représentaient, l’un, le comité pétersbourgeois, l’autre, l’organisation de l’Ouvrier du Sud, Rozanov (arrêté en 1920 pour l’affaire du « Centre National ») et enfin Portnoï, représentant du Bund. La plupart de ces militants, aujourd’hui bolchéviks, étaient les proches amis de Lénine, qui, de l’étranger, dirigeait l’organisation du travail.
Projet de programme du parti
Le comité d’organisation devait convoquer un congrès panrusse chargé d’établir les bases du parti d’après le programme élaboré par l’iskra. Cette dernière publia un projet de programme composé en collaboration avec la rédaction de la Zaria (l’Aurore), organe théorique édité à l’étranger par le groupe de Plékhanov et de Lénine. L’avant-projet de programme avait été composé à Munich et toute la rédaction de l’iskra y avait collaboré. Au début, Lénine et Plékhanov s’étaient séparés par des divergences de vues essentielles, mais en fin de compte ils étaient arrivés à un accord et, au deuxième congrès du parti, ils soutinrent exactement les mêmes thèses dans toutes les quetions de programme.
Une grande partie de ce projet, qui était surtout l’œuvre de Plékhanov et de Lénine, a passé dans le programme actuel du P.C.R. (Il s’agit de la partie théorique, avec les thèses sur le développement du capitalisme, la concentration du capital, la formation du prolétariat, la mainmise du prolétariat sur le pouvoir.) Vers 1903, le projet était prêt et le Comité d’organisation réunit le congrès.
Cependant, çà et là, brillaient les éclairs de la lutte révolutionnaire. En 1902, une série d’émeutes paysannes, durement réprimées par Stolypine, éclatèrent dans le gouvernement de Saratov. Elles montrèrent que la masse rurale commençait à se réveiller de sa torpeur et à suivre l’exemple donné par la classe ouvrière, qui avait mis en branle les étudiants et la bourgeoisie libérale. En outre, des terroristes isolés, comme Karpovitch, Balmachov et Hirsh Lekert, tiraient sur des représentants de l’administration tsariste. Dans plusieurs villes il se produisait des bagarres entre manifestants et la police.
Le 2ème congrès du parti
Ainsi le deuxième congrès se déroula dans une atmosphère d’orage. Commencé à Bruxelles, il dut, devant les obstacles apportés par les autorités belges, être transféré à Londres, où il se termina. Il réunit une soixantaine de délégués, dont quarante-huit avec voix délibérative. Parmi ces délégués citons entre autres : Schottmann, du comité de Saint-Pétersbourg (actuellement dans la commune carélienne) ; Lydia Makhnovietz, « économiste » notoire, également du comité de Saint-Pétersbourg, dont elle représentait la droite ; N. Baumann, du comité de Moscou. L’ « Union du Nord de la Russie » avait comme délégués Lydia Knitovitch, qui milita longtemps à Pétrograd où est elle est morte en 1921, et Stopani, bolchévik éminent, fondateur du mouvement ouvrier à Bakou. Le comité d’Oufa était représenté par Makhine et Léonov ; celui de Kiev, par Krassikov ; celui de Toula, par Dantri Oulianov, frère de Lénine et actuellement militant communiste ; celui d’Odessa, par Zemliatchka ; celui du Don, par Goussiev (maintenant bolchévik) et le menchévik Lokermann ; celui de Saratov, par Galkine et Liadov, tous deux maintenant bolchéviks ; celui de Kharkov, par Lévina et Nikolaïev. Le menchévik Panine représentait l’Union de Crimée et son confrère Machinsky celle du Donetz. Quant à l’Union de Sibérie, elle avait comme délégués le docteur Mandelberg, menchévik, membre de la deuxième douma, et Trotsky, qui, à la fin du congrès, lorsque des désaccords surgirent entre bolchéviks et les menchéviks, se rangea du côté de ces derniers. Le comité de Batoum, par Boddane Knouniantz, qui fut membre du premier soviet ouvrier en 1905 et passa aux menchéviks lors de la contre-révolution ; celui de Tiflis, par Topouridzé. Les délégués du Bund étaient Kramer, Eisenstadt, Portnoï, Lieber, Medem et Kossovsky, tous menchéviks. Enfin Lénine représentait l’organisation des iskristes à l’étranger, et Martov la rédaction. Plékhanov, Axelrod, Deutch et d’autres assistaient également au congrès.
Composition sociale du parti vers 1903
Quelques mots sur la composition sociale du parti à cette époque. Au deuxième congrès, comme d’ailleurs dans les comités, la majorité n’était pas formée d’ouvriers. C’est là un fait important pour l’intelligence de notre polémique actuelle sur la composition sociale du P.C. On raisonne parfois de façon simpliste. Après avoir consulté la statistique et noté le nombre d’ouvriers, de paysans et d’employés dans le parti, on conclut que le parti n’est pas ouvrier parce que les ouvriers n’y ont pas la majorité absolue. En réalité, il est des organisations purement ouvrières par leur effectif et dont la politique cependant n’est pas révolutionnaire, n’est pas pénétrée d’esprit prolétarien. La composition sociale d’un parti n’est pas l’unique critérium de sa nature ; c’est un élément important, mais il y en a d’autres.
L’organisation de l’iskra et nos comités d’alors étaient formés surtout d’étudiants et, en partie, de révolutionnaires professionnels. Les ouvriers, comme Babouchkine et Schottmann, étaient peu nombreux ; aussi n’étaient-ils pas en majorité au deuxième congrès qui jeta les bases du parti. Néanmoins, l’organisation de l’iskra, qui fut en somme la première organisation bolchéviste, joua un grand rôle dans la révolution. Composée de révolutionnaires professionnels dirigés par Lénine, elle sût entraîner les masses ouvrières à sa suite et exprimer les aspirations du prolétariat. Quoique la plupart de ses membres ne fussent pas des ouvriers, elle était, par son esprit, l’émanation même de la classe ouvrière.
Polémique avec le « Bund »
Mais revenons au deuxième congrès, où se produisit le schisme entre bolchéviks et menchéviks. La première divergence surgit à propos de la question nationale, qui fut soulevée par le Bund. Tout en rendant hommage à l’héroïsme des ouvriers et des artisans juifs, qui, dans la nuit de la réaction, s’élancèrent les premiers au combat, il faut dire cependant que leur organisation était entachée de menchévisme et de nationalisme. Ainsi, au deuxième congrès, le Bund exigeait qu’on le considérât comme « l’unique représentant de tout le prolétariat juif vivant en Russie ». Il ne voulait pas tenir compte du fait que le prolétariat juif était disséminé dans tout le pays et que, par suite, il était plus rationnel pour les ouvriers juifs (comme les Finnois, les Estonniens, etc.) d’adhérer aux organisations des localités où ils étaient fixés. Les iskristes ne pouvaient consentir à morceler leur organisation en fractions nationales, car déjà ils se considéraient comme un parti international. Ils reconnaissaient uniquement aux ouvriers le droit d’avoir leurs organisations auxiliaires et leurs groupes spéciaux, d’éditer des journaux dans leur langue, etc. Mais le Bund, dévoilant le chauvinisme dont il devait faire preuve plus tard, repoussa catégoriquement ce point de vue et revendiqua la séparation des ouvriers par nationalités avec des partis distincts. Selon lui, le parti devait être organisé d’après le principe du fédéralisme ; autrement dit, les différents partis ouvriers nationaux devaient être unis en une fédération. Il va de soi qu’avec une telle organisation il ne pouvait être question du centralisme prolétarien véritable, sans lequel, comme l’a montré l’expérience de la révolution, le prolétariat n’aurait pu remporter la victoire. Ce conflit, qui semblait ne porter que sur l’organisation, décelait en réalité un désaccord politique important, qui contenait en germe toutes les futures discussions sur la question nationale et l’internationalisme.
Les iskristes, avec Lénine et Martov, combattirent vigoureusement le Bund. Mais les futurs menchéviks et les futurs bundistes, sentant leur communauté d’idée sur quelques autres questions fondamentales, commencèrent à se rapprocher au cours même du congrès. Néanmoins ce rapprochement ne fut que partiel ; le Bund se sépara du parti et quitta le congrès
Discussion sur le 1er paragraphe du statut du parti (conditions d’adhésion)
Un deuxième conflit, non moins grave, surgit au sujet du premier paragraphe du statut concernant les obligations des membres du parti. D’après Lénine, ne pouvait être membre du parti que celui qui participait à l’une de ses organisations, remplissait ses obligations, payait ses cotisations, observait la discipline, etc. Pour Martov, au contraire, il suffisait de travailler sous le contrôle du parti et d’aider d’une façon quelconque ses organisations pour être considéré comme membre du parti. Au premier abord, il semblait à beaucoup de délégués que cette discussion ne portait que sur des mots et qu’elle n’avait pas grande importance. En réalité, ce n’était point là une controverse littéraire : il s’agissait de savoir ce que devait être le parti.
Au début de cet ouvrage nous avons déjà démontré que la discussion sur le premier paragraphe du statut entre les futurs bolchéviks et les futurs menchéviks était au fond une discussion sur le rôle du parti prolétarien dans la révolution.
Si l’ouvrier veut être membre du parti, disait Lénine, il doit entrer dans une cellule, travailler dans une organisation du parti, et cela n’est point pour l’effrayer. L’observation de cette condition nous donnera un parti qui ne sera pas une masse friable, mais une organisation fortement cimentée, composée de prolétaires authentiques. Martov, Axelrod et les autres menchéviks en jugeaient autrement. « Nous vivons, disaient-ils, en un temps d’illégalité, où l’adhésion au parti n’est pas sans danger. L’ouvrier, peut-être, viendra à nous, mais l’étudiant, le professeur, le petit fonctionnaire ne voudront pas être membres d’une organisation illégale et se trouver sous le contrôle d’une cellule. C’est pourquoi, si nous adoptons, en ce qui concerne les obligations de nos membres, une formule plus large, si nous disons que peuvent entrer dans le parti tous ceux qui lui apportent leur collaboration et travaillent sous le contrôle, sans être obligés pour cela d’entrer dans les cellules et les organisations, nous rallierons les étudiants, les professeurs et les petits fonctionnaires. »
Lénine combattit énergiquement ce point de vue. « Votre projet, disait-il menace de ruiner le parti. Ce qu’il nous faut dans le parti, ce n’est pas des étudiants, des professeurs et des petits fonctionnaires, mais des ouvriers. Nous sommes prêts à utiliser le mouvement des étudiants et des professeurs, nous ne refusons pas les services du prince Obolensky, du sérénissime Pierre Strouvé et de tous ceux que nous rencontrons sur notre chemin. Mais nous devons nous rappeler que la classe dirigeante est le prolétariat et que son parti doit être prolétarien. »
Ainsi, le conflit ne portait pas sur des formules, mais sur une question vitale ; il s’agissait de savoir si notre parti serait un parti ouvrier, prolétarien, révolutionnaire, ou s’il deviendrait ce que devint plus tard la social-démocratie allemande qui, en absorbant les éléments les plus hétérogènes, gonfla d’une façon invraisemblable et, au moment de la guerre, creva honteusement. La proposition de Martov et d’Axelrod nous réservait le sort du parti des s.-r. qui, en acceptant tout le monde dans ses rangs, s’enfla en 1917 au point que les révolutionnaires isolés disparaissaient dans la masse des démocrates bourgeois.
En 1903, le sens de la discussion sur le premier paragraphe du statut était loin d’être clair pour tous ceux qui participaient à la controverse. Maintenant seulement nous nous rendons nettement compte qu’il s’agissait au fond de savoir si le parti devait être l’avant-garde véritable de la classe ouvrière et réaliser la dictature du prolétariat, s’il devait être rigoureusement centralisé, homogène, coulé d’un seul bloc ou devenir un magma de fractions et de tendances, une organisation où tous les courants auraient des droits égaux, un club de discussions sempiternelles. L’idéal des menchéviks et de certains conciliateurs était précisément de faire du parti un conglomérat de tendances. Les bolchéviks, au contraire, par le truchement de Lénine, posèrent au deuxième congrès la question du rôle du parti de la même façon qu’ils la posent maintenant.
Le congrès n’avait pas une idée très nette de cette question, entièrement nouvelle pour lui, et qui, d’ailleurs, se compliquait encore du fait de l’illégalité du parti. Même les militants les plus intelligeants, comme Plékhanov, ne se rendaient pas bien compte de l’importance de cette discussion. Plékhanov prononça un discours mi-plaisant, mi-sérieux où il disait : Quand on entend Lénine, on est disposé à lui donné raison ; quand c’est Martov qui parle, il semble également très près de la vérité. Visiblement il voulait concilier les deux parties. Mais Lénine resta ferme sur ses positions, et il y eut un combat acharné. En fin de compte, la victoire resta à Martov, qui, grâce à une insignifiante majorité, fit adopter la formule menchéviste. Le congrès décida donc que dans le parti pouvait entrer quiconque lui apportait sa collaboration et travaillait sous son contrôle. Cette décision, en ouvrant les portes toutes grandes aux éléments non-prolétariens, aurait, à coup sûr, été funeste à notre parti si la vie elle-même n’y avait, par la suite, apporté des modifications. Décrivant plus tard la tenue du congrès, Martov disait : Je remportai la victoire, mais Lénine réussit bientôt, par l’adjonction de quelques points, à écorner tellement ma formule qu’en fin de compte il n’en resta presque rien.
Ce conflit provoqué par le premier paragraphe du statut est extrêmement instructif, car il montre que deux partis existaient déjà dans notre parti, de même que dans le cadre du marxisme légal coesxistèrent un certain temps deux philosophies différentes.
Le conflit sur la question de l’attitude à l’égard des libéraux
Le troisième différend fut encore plus important et plus sérieux : il porta sur la question de l’attitude à l’égard des libéraux.
En ce temps, la bourgeoisie libérale, qui avait repris de l’influence et avait un journal à elle, commença à montrer les dents à la classe ouvrière. Dans les dernières années du XIXe siècle, l’autocratie était encore son principal ennemi. Mais en 1903, quand les rapports sociaux commencèrent à se préciser, particulièrement après les grèves du Sud et les événements de Rostov, lorsque les ouvriers commencèrent à prendre la direction du mouvement et à mettre en avant les intérêts spéciaux de leur classe, les libéraux leur firent grise mine et, tout en continuant de combattre le tsarisme, menèrent contre eux une lutte sournoise. Leur instinct de classe leur disait que, tôt ou tard, ils se heurteraient dans une bataille décisive à la classe ouvrière, au parti ouvrier.
C’est pourquoi la question de l’attitude à observer à leur égard se posa devant le deuxième congrès. Voyant que les libéraux s’organisaient et montraient les dents, Lénine, qui avait recommandé autrefois de les utiliser, déclara : Oui, nous nous servirons des libéraux contre le tsar, mais en même temps nous devons dire à la classe ouvrière que la bourgeoisie libérale s’organise, qu’elle constitue son parti, qu’elle devient de plus en plus contre-révolutionnaire, qu’elle marchera contre les ouvriers et s’opposera au parachèvement de la révolution. C’est pourquoi, tant qu’elle combat le tsar, nous devons la soutenir, mais nous ne devons pas oublier qu’elle est notre ennemie.
En d’autres termes, c’est au deuxième congrès que fut formulée clairement et exactement pour la première fois la question de l’attitude à l’égard de la bourgeoisie, question qui devait amener plus tard la rupture définitive avec les menchéviks. Ces derniers, par l’intermédiaire de Martov, Potressov et quelques autres, proposèrent de marcher avec les libéraux, à condition qu’ils se prononçassent nettement pour le suffrage universel. Cette condition était soi-disant une pierre de touche infaillible, et ceux des libéraux qui l’accepteraient sans réserve montreraient par là qu’ils n’étaient pas des contre-révolutionnaires. Mais la façon dont les menchéviks posaient le problème montraient qu’ils voulaient non pas se servir de la bourgeoisie, mais marcher la main dans la main avec elle ; c’est pourquoi ils lui faisaient une offre acceptable.
Lénine et Plékhanov critiquèrent âprement cette proposition, montrant que la fameuse pierre de touche ne servirait à rien. Le libéral, disaient-ils, acceptera aujourd’hui n’importe quelle condition, et demain il nous roulera. Il faut enseigner aux ouvriers la méfiance à l’égard de la démocratie bourgeoise et non pas leur suggérer l’idée naïve qu’il serait possible à certaines conditions de s’entendre avec la bourgeoisie libérale, qui veut tout simplement se servir d’eux dans sa lutte contre l’autocratie.
En 1903, trois forces fondamentales étaient en présence : l’autocratie tsariste, la classe ouvrière et la bourgeoisie libérale. La classe ouvrière disait : Servons-nous contre le tsar de la bourgeoisie libérale, et après nous nous attaquerons à elle. La bourgeoisie libérale disait : Servons-nous des ouvriers contre le tsar, et après nous leur casserons les reins. Les choses étant ainsi, il est clair que l’attitude envers les libéraux était une question capitale, qui devait prédéterminer notre tactique pour toute une période.
Mais le congrès ne compris pas toute l’importance de la question. Et comme Martov, qui avait combattu de longues années la main dans la main avec Lénine, jouissait d’une grande popularité et de la confiance du parti, le congrès rendit un jugement à la Salomon. Il adopta les deux résolutions à un nombre presque égal de voix, estimant qu’elles n’étaient pas contradictoires. On voit à quel point les désaccords étaient alors imprécis.
Outre les trois désaccords que nous venons de mentionner, il y en eut d’autres, mais de moindre importance. Ainsi, dans la question de la structure du parti, Lénine était pour la centralisation rigoureuse, alors que les menchéviks défendaient, quoique timidement encore, la décentralisation, le principe fédératif, l’autonomie.
Conflit au sujet de la composition de la rédaction de l’ « iskra »
Il s’éleva également une querelle au sujet de la rédaction de l’iskra, composée alors de Plékhanov, Lénine, Martov, Potressov, Axelrod et Zassoulitch. Le congrès se trouvant divisé sur plusieurs questions fondamentales, Lénine déclara qu’il fallait former une rédaction exprimant l’opinion de la majorité et il proposa Plékhanov, Martov et lui. Dans cette combinaison, Martov aurait été mis en minorité. Mais la réorganisation proposée par Lénine était également dirigée en partie contre Plékhanov. Jusqu’au deuxième congrès le Groupe de l’Emancipation du Travail avait constamment voté avec Plékhanov, qui de la sorte avait toujours trois voix assurées (celles d’Axelrod, de Zassoulitch et la sienne). Lénine voulait une organisation de la rédaction où la solution des questions litigieuses ne dépendit pas de l’humeur ou du caprice de Plékhanov. Jusqu’alors il n’avait pas eu de désaccords sérieux avec Martov, qui l’avait aidé à préparer le congrès. Mais la proposition de Lénine blessa profondément Axelrod, Zassoulitch et Potressov, qui se voyaient écartés de la rédaction de l’iskra. Elle déchaîna une véritable tempête dans l’assemblée, on la considéra presque comme un sacrilège à l’égard des anciens membres éprouvés du parti, et Martov, voyant qu’il serait en minorité dans la nouvelle rédaction, refusa d’y entrer. La plupart de ses partisans l’approuvèrent. Le congrès ne put rien faire. A la fin, on s’en tint à Plékhanov et à Lénine, et cette décision passa, me semble-t-il, par 25 voix contre 23.
C’est à partir de ce moment qu’on commença à employer pour les deux fractions de notre parti les termes de « bolchéviks » (majoritaires) et « menchéviks » (minoritaires). Comme on le sait, pendant la révolution, on donna souvent un sens erroné à ces mots. Beaucoup de gens considéraient alors que les bolchéviks étaient ceux qui voulaient obtenir le plus possible et les menchéviks ceux dont les prétentions étaient moindres[12]. En réalité, ces mots naquirent au deuxième congrès, quand la majorité (en russe : bolchinstvo, d’où « bolchéviks » vota pour la rédaction Plékhanov-Lénine, alors que la minorité (en russe : menchinstvo, d’où « menchéviks ») se prononça contre elle.
Le deuxième congrès donna à la rédaction le droit de coopter de nouveaux membres. Nous verrons plus loin quel fut le résultat de cette décision.
Conflit sur le programme du Parti
Enfin, il y eut encore au congrès un conflit sur le programme du parti. Il convient de s’y arrêter, car Plékhanov en l’occurrence défendit énergiquement l’idée de l’hégémonie du prolétariat.
Plékhanov était un des principaux auteurs du programme du parti, que les « économistes », Martinov en tête, critiquaient vivement et auquel ils avaient proposé d’innombrables modifications. Le conflit s’éleva à propos de quelques questions essentielles, qui maintenant encore n’ont pas perdu de leur actualité. La première était celle du suffrage universel. Dans un de ses discours au congrès, Plékhanov formula son point de vue. Nous réclamons maintenant, dit-il, le suffrage universel, mais en tant que révolutionnaires, nous devons dire ouvertement que nous n’entendons pas en faire un fétiche. En effet, il est très possible que la classe ouvrière, après sa victoire, soit obligée pour un temps de priver du droit de vote son adversaire, la bourgoisie. L’intérêt de la révolution, voilà pour un révolutionnaire la loi suprême. Si, pour l’intérêt de la révolution, il faut dissoudre un parlement, même élu démocratiquement, nous n’hésiterons pas à le faire. Ces paroles provoquèrent l’indignation des futurs menchéviks.
Les débats qui suivirent portèrent sur la question de la Constituante et sur la durée des pouvoirs du Parlement. Dans notre programme minimun, nous demandions la convocation du Parlement tous les deux ans, c’est-à-dire le plus souvent possible. Un des futurs menchéviks déclara qu’il serait plus démocratique encore de le convoquer tous les ans. Alors Plékhanov se leva et prononça un discours remarquable. Mes amis, dit-il, vous devez vous rendre compte que, pour un révolutionnaire, la question de la durée du mandat parlementaire est subordonnée à d’autres plus importantes. Si un parlement est avantageux pour la classe ouvrière, nous nous efforcerons évidemment de le prolonger. Mais s’il est contre la classe ouvrière, nous mettrons tout en œuvre pour le faire dissoudre le plus rapidement possible, s’il le faut.
Ces paroles provoquèrent un tumulte indescriptible dans l’assemblée. Une partie des délégués éclata en applaudissements, l’autre se mis à siffler et à huer l’orateur. Le président rappela à l’ordre les délégués qui avaient sifflé, mais l’un d’eux, prenant une pose théâtrale, déclara : « Si, au congrès du parti ouvrier, de telles paroles se font entendre, mon devoir est de siffler ». Ironie du sort : cet homme n’était autre que Rozanov, militant remarquable qui, sous le nom de Martyne, travailla à Pétrograd, fut membre du P.C. et du C.C., mais qui finit par devenir en 1919 l’allié de Dénikine. Arrêté et condamné à mort pour avoir pris part au « Centre national », il fut ensuite gracié. Actuellement en liberté, il a, abandonné la politique.
Plékhanov et la peine de mort
Cet incident assez insignifiant était pourtant sympomatique : il reflétait le conflit entre la Montagne et la Gironde, entre les futurs bolchéviks et les menchéviks. Le deuxième congrès avait à trancher les questions fondamentales qui, dans la suite, eurent une importance décisive, séparèrent définitivement bolchéviks et menchéviks. Plékhanov était alors bolchévik, dans le meilleur sens du terme ; il s’enorgueillissait du surnom de « jacobin ». Lorsqu’on examina la question de la peine de mort et que les menchéviks se prononcèrent pour sa suppression, Plékhanov déclara : Suppression de la peine de mort ? Très bien. Mais je considère que quelques réserves s’imposent. Pensez-vous qu’on puisse laisser la vie à Nicolas II ? J’estime que, pour lui, la peine de mort doit être maintenue.
Ces paroles furent une douche froide pour les menchéviks qui, déjà alors, raisonnaient en libéraux et pour lui toute effusion de sang était inadmissible. Les révolutionnaires véritables, au contraire, disaient : Tout dépend des circonstances ; en tout cas il n’y a rien de mal à supprimer un tyran comme Nicolas II. Quand Kérensky voulut rétablir la peine de mort pour les ouvriers et les soldats qui refusaient de se faire tuer sur le front pour les impérialistes, nous soulevâmes le peuple contre cette mesure. Mais quand il s’agissait de la peine de mort pour Nicolas II et les seigneurs terriens archi-réactionnaires, notre attitude devait être différente.
Plékhanov bolchévik
Dans toutes les questions litigieuses, comme le suffrage universel, le parlementarisme, la peine de mort, Plékhanov parla en vrai bolchévik, en protagoniste convaincu de l’hégémonie du prolétariat. Avant le congrès même il avait écrit dans l’iskra que notre social-démocratie se divisait en Montagne et en Gironde, que les menchéviks étaient les Girondins et qu’ils trahissaient la révolution ouvrière. Certains de nos militants ne connaissent que le Plékhanov des dernières années, le Plékhanov qui, au moment de la guerre, passa à l’ennemi. Pourtant, Plèkhanov est un des fondateurs du bolchévisme ; en 1903, il défendait les idées qui sont maintenant notre bien commun. Au deuxième congrès, il était avec Lénine et il entra au conseil du parti et à la rédaction de notre organe central comme représentant de la tendance léninienne.
Après le 2ème congrès
Le congrès se termina par une scission. Le Comité central fut élu par les seuls bolchéviks. Martov publia une brochure Le Parti en état de siège, où il portait d’innombrables accusations contre Lénine, auquel il reprochait notamment d’avoir outragé les militants les plus respectables. Les délégués menchéviks s’en allèrent en Russie et y fondèrent un « bureau » spécial, qui se mit immédiatement à boycotter le C.C. bolchévik. Plékhanov et Lénine restèrent seuls à assumer la publication de l’iskra, car, comme le disait Plékhanov, les généraux faisaient la grève générale. Les anciens collaborateurs de l’iskra, en effet, refusaient d’écrire dans un journal d’où étaient écartés Axelrod et Martov. Six numéros de l’iskra parurent sous la direction de Lénine et de Plékhanov. Celui-ci publia alors des articles où il enseignait la tactique des combats de rues ; marxistes érudit, il ne dédaignait d’apprendre aux militants et à la masse la façon de construire des barricades en prévision des collisions prochaines avec les gendarmes du tsar. Comme tous les bolchéviks, il pressentait l’imminence de la tempête révolutionnaire. Mais il ne persévéra malheureusement pas longtemps dans cette voie. Au bout de quelques mois, il lâcha ses positions. Il proposa à Lénine de faire revenir à la rédaction les « généraux grévistes », lui remontrant qu’à eux d’eux ils arriveraient à les tenir en main. Mais Lénine, intraitable comme toujours sur les questions de principe, démissionna de la rédaction. Resté seul, Plékhanov rappela les quatre anciens rédacteurs de l’iskra. La nouvelle iskra devint un organe menchéviste. Plékhanov , au début, tenta de retenir les « généraux », d’atténuer leurs déviations de droite, mais il fut entraîné de concession en concession, se résigna peu à peu et, en fin de compte, devint lui-même menchévik.
Ainsi, à la fin de 1903, nous avions déjà deux groupes, deux organisations, l’embryon de deux partis. Le bolchévisme et le menchévisme apparaissaient comme deux courants idéologiques distincts. La première révolution devait leur donner leur forme définitive.
Quatrième conférence[modifier le wikicode]
La guerre russo-japonaise
La guerre russo-japonaise fut l’événement le plus important de 1904. Elle eut pour effet de hâter la révolution de 1905, sans laquelle celle de 1917 eût été impossible.
Les causes de cette guerre donnèrent lieu à quelques divergences de vues dans la social-démocratie d’alors. Les menchéviks soulignaient principalement le caractère « dynastique » de la guerre ; ils l’expliquaient exclusivement comme un effort de la maison des Romanov pour s’affermir sur le trône, en tentant de détourner sur les événements extérieurs l’attention que le peuple portait aux événements intérieurs. Certes, ce point de vue contenait une part de vérité. Le pays était mécontent et en proie à une sourde agitation ; aussi est-il naturel que les gouvernants d’alors, Pobiédonostsev, puis Witte, aient cru devoir recourir à une diversion. L’histoire nous offre maints exemples de souverains qui, au moment où leur trône est menacé, n’hésitent pas à provoquer une guerre pour sauver leur pouvoir. Mais, le plus souvent, ces diversions n’aboutissent qu’à précipiter leur chute. Il en fut ainsi de la guerre russo-japonaise.
Le point de vue des menchéviks
Cependant la raison dynastique n’était pas la seule cause de la guerre de 1904 : les tendances purement impérialistes, le désir de débouchés nouveaux y avaient également une part importante. C’est ce que s’attachaient à démontrer nombre de comités locaux de notre parti. Mais les menchéviks combattaient ce point de vue. Et, à bien y réfléchir, on découvre, dans leur analyse des causes de la conflagration russo-japonaise, le germe de leur évolution politique ultérieure. En 1904, comme en 1914, les menchéviks se refusaient à voir les causes économiques profondes du conflit impérialiste.
Le défaitisme
C’est pendant la guerre russo-japonaise que se manifesta pour la première fois le courant qui, en 1917, reçut le nom de « défaitisme ». Il est nécessaire de l’étudier, car il est étroitement lié à l’évolution ultérieur du bolchévisme et à nos polémiques contre nos adversaires politiques.
Le défaitisme était le propre non seulement des deux fractions du parti ouvrier (bolchéviks et menchéviks), mais encore de presque toute la société bourgeoise libérale. Ce fait montre que, lorsqu’elle était comprimée par le tsarisme, la bourgeoisie n’y allait pas par quatre chemins : elle était prête à aider à la défaite de son gouvernement dans la guerre extérieure uniquement pour obtenir des concessions dans la politique intérieure. A ceux qui voudraient avoir plus de détails sur cette question, je recommanderai la lecture du recueil Contre le Courant. Je me bornerai ici à montrer par quelques faits que, pendant la guerre russo-japonaise, la vague du défaitisme avait déferlé sur toute la Russie.
En 1904, un écrivain libéral, monarchiste convaincu d’ailleurs, Boris Tchitchérine (parent de notre commissaire aux Affaires étrangères), écrivait :
« Les conséquences de cette guerre aideront enfin à résoudre la crise intérieure. A cet égard, il est difficile de dire quelle est l’issue la plus souhaitable de la guerre. »
Cette dernière phrase indiquait assez clairement que la défaite de la Russie tsariste était plus désirable que sa victoire ; pourtant la censure la laissa passer. Peut-on imaginer pareil langage dans la bouche d’un bourgeois en 1914 ? Evidemment non. Pendant les quatre premières Doumas, en effet, l’autocratie tsariste avait eu le temps de se lier plus ou moins avec les couches supérieures de la bourgeoisie. En outre, en 1914, la monarchie, extérieurement tout au moins, n’était plus la même qu’en 1904. Déjà, à la conférence du parti de décembre 1908, Lénine, dans une résolution donnant le bilan de la période de 1905-1908 et caractérisant la politique de Stolypine, disait que l’autocratie avait fait « encore un pas vers sa transformation en monarchie bourgeoise ». En 1914 il s’était déjà effectué un certain partage du pouvoir entre les seigneurs terriens et la bourgeoisie. Aussi, cette dernière se comporta-t-elle à l’égard de la guerre tout autrement qu’en 1904. En 1916, Milioukov prononça à la Douma d’Empire un discours dans lequel il disait que si la victoire sur l’Allemagne devait être payée de la révolution, mieux valait y renoncer. Ainsi, le représentant le plus éclairé de la bourgeoisie déclarait nettement que la révolution était plus à craindre que la victoire de l’Allemagne. Au plus fort de la guerre, le bourgeois allemand était plus cher à Milioukov que l’ouvrier et le paysan russes, de même que maintenant, le bourgeois et le social-démocrate allemand sont, malgré le traité de Versailles, plus proches du bourgeois français que de l’ouvrier communiste allemand. Comparée à celle de Boris Tchitchérine, la déclaration de Milioukov montre bien le chemin parcouru par la Russie depuis 1904 ainsi que le caractère de l’évolution de notre bourgeoisie.
Donc, en 1904, une partie importante de la bourgeoisie souhaitait la défaite de la Russie, espérant obtenir ainsi de l’autocratie certaines concessions et partager le pouvoir avec les seigneurs terriens, qui autrement n’y auraient jamais consenti. La bourgeoisie savait très bien que, si ses armées étaient victorieuses à l’extérieur, le tsar n’accorderait aucune constitution et que le pouvoir resterait aux seigneurs terriens, dont la position serait encore consolidée.
Une autre raison pour laquelle l’opposition bourgeoise russe pouvait se permettre de fronder en 1904, c’est que la guerre russo-japonaise ne pouvait en aucun cas aboutir à un désastre aussi formidable que celui qui pouvait surgir de la guerre de 1914-1918. Quelles que fussent les victoires des japonais, l’existence de la Russie n’était pas en jeu et le pouvoir des classes dominantes était assuré. Quant aux bolchéviks, leur défaitisme pendant la guerre mondiale était tout autre que celui des socialistes-révolutionnaires, des menchéviks et des cadets en 1904 et en 1905. Internationalistes convaincus, ils prêchaient et préparaient la révolution socialiste mondiale, alors que les s.-r., les menchévks et les cadets n’étaient, en 1904-1905, que des frondeurs timides pressentant que l’autocratie, empêtrée dans la guerre avec le Japon, serait obligée de faire certaines concessions politiques.
Les « Souvenirs » de Guerchouni
Le parti des socialistes-révolutionnaires, qui, en 1914-1917, n’échappa pas à l’emprise du « patriotisme », était, au temps de la guerre russo-japonaise, archi-défaitiste. A ce sujet, je citerai un passage de feu Guerchouni, un des chefs du parti des s.-r., qui, enfermé alors à la forteresse Pierre-et-Paul, apprit la nouvelle de la guerre et la défaite des troupes russes par son défenseur, l’avocat Karabtchevsky, que l’on avait autorisé à venir voir dans sa prison. Voici ce qu’il écrit :
J’attendais avec impatience la fin de toute cette comédie et le moment où je serais seul avec mon défenseur, le seul homme qu’il me fut permis de voir parmi ceux qui n’appartenaient pas à mes ennemis.
Enfin, les formalités remplies, la porte de la cellule se referma et nous voici seul à seul.
(suivent différentes questions.)
- Plehve est-il encore au pouvoir ? Est-il vivant ?
- oui. Mais il y a des événements importants. Vous savez que la guerre est déclarée ?
- La guerre avec qui ?
- Avec le Japon. Quelques uns de nos croiseurs ont sautés. Nous subissons des défaites.
- C’est une deuxième guerre de Crimée ? Port-Arthur = Sébastopol ? Ex oriente lux ?
- On le dirait.
- Et le pays ? Comment réagit-il ? Est-il sous l’emprise du « patriotisme », se groupe-t-il autour du « chef souverain » ?
- Oui, il y a de cela. Mais c’est en grande partie artificiel… beaucoup de bluff. La guerre n’est pas populaire. Personne ne l’attendait, et personne n’en veut…
Dans cette cellule obscure de la prison Pierre-et-Paul, ajoute Guerchouni, tout pour moi, comme par enchantement, s’illumina. On sentait que quelque chose d’infiniment menaçant, d’infiniment lourd, d’infiniment triste approchait, et que ce serait le coup de tonnerre qui réveillerait ceux qui dorment et déchirerait le voile qui cachait aux masses russes le caractère véritable du régime tsariste.
Plus loin, Guerchouni raconte comment lui et ses compagnons de détention apprirent, par un bout de journal trouvé dans la cour pendant une promenade, la chute de Port-Arthur. Habilement cuisiné, un des gendarmes de la forteresse leur confirma la nouvelle. Il est difficile de décrire les sentiments qu’éprouvèrent alors les prisonniers de Schlusselbourg. « Nous tremblions de joie, écrit Guerchouni ; Port-Arthur était tombé… l’autocratie tomberait aussi ! »
C’était là, on en conviendra, un état d’esprit nettement défaitiste.
Le défaitisme chez les terroristes et les intellectuels
D’alleurs, il n’était pas particulier à Guerchouni. Dans son roman Le coursier pâle, publié sous le pseudonyme de Ropchine, Savinkov décrit l’état d’esprit de son héros, qui, de l’étranger, regagne la Russie pour s’y livrer à l’action terroriste. En route, il apprend l’écrasement de la flotte russe à Tsou-Shima, et les sentiments les plus contradictoires s’emparent de son âme. Comme Russe, il regrette la destruction de la flotte, les victimes, les marins tués et noyés, mais, comme révolutionnaire, il comprend que la défaite de Tsou-Shima présage la victoire de la révolution, dont elle facilitera le triomphe.
Le même état d’esprit se retrouve dans Les Notes sur la guerre russo-japonaise de Véréssaïev, écrivain qui a toujours reflété fidèlement les divers courants qui ont surgi parmi les intellectuels russes. Chaque ligne de son ouvrage montre que presque tous les intellectuels étaient défaitistes, parce qu’ils comprenaient fort bien que la défaite de la Russie tsariste dans la guerre russo-japonaise amènerait la victoire du mouvement libérateur.
Les bolchéviks et la guerre russo-japonaise
Les bolchéviks se prononcèrent sans la mondre hésitation pour la défaite complète de la Russie tsariste. Lorsque l’iskra, devenue menchéviste après la démission de Lénine, lança le mot d’ordre « La paix à tout prix ! », les bolchéviks déclarèrent ce mot d’ordre erroné. Nous ne sommes pas, disaient-ils, pour la paix à tout prix ; nous ne sommes pas des pacifistes. Certaines guerres sont, en dernière analyse, utiles au peuple.
Ainsi, à cette époque déjà, le bolchévisme commençait, quoique sous une forme insuffisamment précise, à préconiser la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.
La position des menchéviks
Les menchéviks, non sans hésitation, prirent aussi une attitude défaitiste. Au congrès socialiste international d’Amsterdam, en 1904, notre parti fut représenté par deux délégations. L’une, officielle, était dirigée par les menchéviks, maîtres alors de l’organe central du parti. L’autre, bolchéviste, était peu nombreuse et n’avait que voix consultative. A ce congrès participait notre camarade Katayama en qualité de représentant du mouvement japonais. Sa rencontre avec Plékhanov donna lieu à une scène de fraternisation. Les deux révolutionnaires s’embrassèrent aux applaudissements de tout le congrès. Plékhanov prononça un discours défaitiste qui provoqua l’enthousiasme général et qu’il rapporte lui-même en ces termes :
Je dis que, si le tsar triomphait du Japon, c’était le peuple russe qui serait vaincu. Forte du prestige de la victoire, l’autocratie riverait encore plus solidement les chaînes du peuple russe. Je rappelai au congrès que le gouvernement tsariste mène depuis longtemps une politique de brigandage et d’usurpation, qu’il s’est toujours efforcé d’asservir ses voisins faibles et qu’il a comme entouré la terre russe d’un collier de nationalités vaincues, qui lui rendent en haine ce qu’elles reçoivent en oppression. Et j’ajoutai que, de cette politique, le peuple russe souffrait autant, si ce n’est plus, que les autres, car aucun peuple ne peut être libre s’il sert à opprimer ses voisins. En prononçant ces paroles, j’avais conscience d’exprimer la pensée et les sentiments de la grande masse du peuple russe. Jamais la voix du parti social-démocrate ne fut à ce point la voix même du peuple russe.
Et toute la IIe Internationale, par son congrès d’Amsterdam, approuva ces paroles du chef menchéviste déclarant que la victoire du tsarisme serait la défaite du peuple russe.
Ainsi, sous la pression de l’atmosphère révolutionnaire, alors qu’une partie de la bourgeoisie elle-même cédait au défaitisme, les menchéviks, eux aussi, se laissèrent emporter par le courant général.
La trahison des menchéviks
Ce sont là des circonstances qu’il ne faut oublier si l’on veut comprendre la trahison des menchéviks dans la guerre mondiale, pendant laquelle ils représentaient notre attitude défaitiste comme une trahison inouïe à l’égard du peuple russe. Dans les journées de juillet 1917, ils allèrent jusqu’à affirmer que nous avions été grassement payés pour notre « défaitisme ».
Aux jours où elle n’avait pas encore le pouvoir, où elle subissait les seigneurs terriens, la bourgeoisie russe était, par moment, nettement défaitiste et ses satellites, les menchéviks, lui emboitaient le pas. En 1922, Martov, dans son Histoire de la social-démocratie russe, s’efforce de démontrer l’inexistence du défaitisme chez les menchéviks pendant la guerre russo-japonaise. Il écrit :
Les revers des armées russes engendrèrent dans la société libérale et les cercles révolutionnaires des tendances défaitistes caractérisées. L’espoir se fortifia qu’un désastre plus complet abattrait le tsarisme presque sans efforts nouveaux de la part du peuple. En même temps apparut une sorte de « japonophilie », idéalisation du rôle de l’impérialisme japonais. L’iskra (c’est-à-dire les menchéviks qui la dirigeaient alors) s’éleva contre le défaitisme, montrant au peuple et aux révolutionnaires qu’il n’était pas de leur intérêt que la guerre se terminât par l’imposition de lourds sacrifices à la Russie et que la liberté leur fût apportée à la pointe des baïonnettes japonaises.
La japonophilie et le bolchévisme
Martov ici dénature la vérité pour obtenir de la bourgeoisie l’absolution de ses péchés révolutionnaires d’antan. Il mêle volontairement deux questions , la japonophilie et la campagne de l’iskra contre la japonophilie. La sympathie pour les japonais n’avait rien de commun avec le défaitisme. Elle était si manifeste dans certaines fractions de la société libérale qu’on alla, paraît-il, jusqu’à envoyer des télégrammes de félicitation au mikado. Ce fait n’est pas absolument prouvé, mais la presse tsariste le signala et l’exploita avec ardeur. En tout cas, nous, révolutionnaires, nous combattions la japonophilie. L’empereur japonais, disions-nous, ne vaut guère mieux que le tsar et nous n’attendons pas la liberté des baïonnettes de ses soldats. Nous condamnions les exagérations des libéraux et des révolutionnaires superficiels qui s’apprêtaient peut-être (si tant est qu’ils ne l’eussent pas fait) à expédier des télégrammes au mikado. En ce sens, Martov a raison : certes, nous étions contre la japonophilie, mais nous étions aussi pour la défaite de l’armée tsariste. Et Martov brouille volontairement les cartes en racontant le fait suivant :
Le leader des « activistes » bourgeois finlandais, plus tard chef du gouvernement finlandais en 1905, Konni Tsilliakous, proposa à Plékhanov et aux représentants du « Bund » à l’étranger d’entrer en conversation avec les agents du gouvernement japonais pour discuter de l’aide à apporter à la révolution russe en argent et en arme.
Martov ajoute que cette proposition fut repoussée. C’est la vérité. Lorsque les révolutionnaires russes, et même une partie de la bourgeoisie, manifestèrent nettement leur défaitisme, les Japonais essayèrent de nous amadouer en nous proposant, par des intermédiaires, de l’argent et des armes pour notre lutte contre la monarchie tsariste. Il va sans dire que de telles offres furent rejetées avec indignation par tous les révolutionnaires honnêtes, par notre organisation aussi bien que par Plékhanov et les menchéviks. Nous étions contre le tsar russe, mais il ne s’ensuivait nullement que nous fussions pour le monarque japonais. Ce qui ne nous empêchait pas, de même que les menchéviks, d’être des défaitistes.
Retraçant cette époque, A. Martov (qui, en 1905, était menchévik et rédacteur à l’iskra) dit entre autres :
Nous tous, menchéviks, nous étions alors défaitistes dans l’âme, mais, incapable de pousser à fond sa pensée, l’iskra menchéviste se borna à adopter le mot d’ordre : A bas la guerre !
Quoique manquant de logique et s’arrêtant à mi-chemin, les menchéviks furent, pendant la guerre russo-japonaise, des défaitistes.
Croissance du mouvement libéral
Pendant que la guerre russo-japonaise allait son train, le mouvement libéral prenait une extension considérable. Aux grèves ouvrières et au mouvement estudiantin vint s’ajouter une vive effervescence parmi les zemtsi[13] libéraux, qui se rendaient compte que l’autocratie s’était empêtrée dans une affaire dont elle ne se tirerait pas. La bourgeoisie libérale sentait que la guerre russo-japonaise allait amener l’octroi de la Constitution comme la guerre de Crimée avait amené l’affranchissement des serfs en 1861. Et plus les japonais infligeaient de défaites aux troupes du gouvernement tsariste, qui apparaissait comme le colosse aux pieds d’argile, plus l’opposition bourgeoise russe devenait hardie, insolente même, grâce à la confusion qui régnait alors dans les rapports sociaux. Redoublant d’audace, elle se mit à s’organiser avec une étonnante rapidité. Son organisation, évidemment, revêtait des formes spéciales. Quand une poussée se manifeste dans la classe ouvrière, elle prend ordinairement la forme de grèves, de manifestations de masse, puis de soulèvement armé. La bourgeoisie libérale, elle, a d’autres procédés de lutte : réunions, banquets, pétitions. Les zemtsi les plus en vue, dont plusieurs étaient de famille princières, menèrent une campagne systématique aux assemblées provinciales. Ils rédigeaient des résolutions, qu’ils intitulaient « adresses » et qu’ils envoyaient au tsar après les avoir couvertes de leurs signatures. Ils y invitaient le « souverain » à écouter la « voix du pays » (c’est-à-dire la leur) et à donner au peuple une constitution qui les appellerait au pouvoir.
Bientôt, le mouvement agrarien atteignit son apogée : une députation fut envoyée auprès du tsar. C’était là tout ce que pouvaient oser les libéraux.
Les rapports de la classe ouvrière et de la bourgeoisie en 1904
Cet éveil de la bourgeoisie russe à la vie politique posa de nouveau avec une acuité particulière la question des rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie, question à laquelle nous nous sommes heurtés à toutes les étapes de l’histoire du parti et à laquelle se ramènent en dernière analyse tous nos désaccords avec les menchéviks. Elle s’était déjà posée, comme on l’a vu, à l’époque du marxisme légal et au moment de la lutte contre les narodniki, contre Strouvé, contre les « économistes », ainsi qu’au deuxième congrès du parti, lorsque furent proposées les résolutions adverses Lénine-Plékhanov et Martov-Axelrod. Mais, en 1904, elle passait du domaine de la théorie à celui de la politique pratique. La bourgeoisie libérale entrait en action ; il s’agissait pour la classe ouvrière de déterminer son attitude à l’égard de cette bourgeoisie. Et c’est là-dessus précisément que se firent jour des désaccords profonds entre les menchéviks et nous
Les menchéviks proposèrent un plan spécial à l’occasion de la campagne des zemtvos. La classe ouvrière, selon eux, devait envoyer des représentants aux assemblées régionales, où les zemtsi libéraux examinaient la situation en Russie et adressaient au tsar des pétitions. Ces représentants auraient mandat de signifier aux nobles et à la bourgeoisie libérale que les ouvriers les soutiendraient, marcheraient avec eux s’ils continuaient énergiquement leur campagne de pétitions. Les menchéviks insistaient particulièrement sur le fait qu’il ne fallait pas effrayer la bourgeoisie libérale par des revendications prolétariennes excessives. Ainsi l’iskra menchéviste écrivait en substance :
Si l’on considère l’arène de la lutte politique, que voit-on ? Deux forces seulement : l’autocratie tsariste et la bourgeoisie libérale, qui s’est organisée et a maintenant une influence considérable. La classe ouvrière est disséminée et ne peut rien faire ; comme force autonome nous n’existons pas, et c’est pourquoi nous devons soutenir, encourager la bourgeoisie libérale et ne l’effrayer en aucun cas par des revendications purement prolétariennes.
Cette façon de poser la question montre clairement le plan des menchéviks. La classe ouvrière, comme force indépendante, ne peut entrer en ligne de compte. Restent seulement deux forces : le tsarisme et la bourgeoisie libérale. Conclusion : il faut la soutenir.
Ainsi, les menchéviks manifestaient nettement leur opportunisme et leur tendance à faire bloc avec la bourgeoisie.
La position de Lénine
Ce plan menchéviste, qui engendra le premier désaccord pratique important après le deuxième congrès, où avait commencé à se former le parti bolchévik, fut vigoureusement combattu par Lénine. Les articles et brochures et écrits par Lénine sur ce sujet peuvent être considérés comme les premiers documents politiques importants du bolchévisme. Quiconque veut comprendre l’histoire de notre parti doit les étudier à fond. Répondant aux menchéviks, Lénine disait :
Vous nous demandez de ne pas effrayer les libéraux et les nobles libéralisants, mais ne voyez-vous pas que vous avez peur vous-mêmes de l’ombre du libéral épouvanté ? Vous prétendez qu’il n’y a que deux forces dont il faille tenir compte : l’autocratie tsariste et la noblesse libérale. Mais vous n’avez pas remarqué qu’en dehors de ces deux forces, il en existe une autre, formidable, souveraine : la classe ouvrière. Elle a grandi politiquement, elle se développe et s’organise rapidement en prévision de la révolution Et, bien que son parti soit clandestin et qu’elle-même soit persécutée, elle est la force motrice principale de la révolution.Vous avez oublié que le prolétariat a sa tâche particulière et que son rôle n’est pas simplement d’opter entre le tsar et Roditchev, l’autocratie et la constitution libérale. Vous avez oublié que la classe ouvrière a sa voie distincte, voie conduisant à l’union avec la paysannerie, à la révolution populaire véritable, qui déracinera la monarchie, abolira les survivances du féodalisme, réalisera la dictature du prolétariat et de la paysannerie, matera les pomiestchiks et sera le premier pas vers une révolution prolétarienne véritable.
Nous inspirant de ces vues de Lénine, nous, bolchéviks, nous proposâmes un autre plan. Lorsque la bourgeoisie commence à créer des difficultés à la monarchie, déclarâmes-nous, nous devons agir en force autonome, descendre dans la rue, saccager les commissariats de police, etc. Ce dernier point déplut particulièrement aux menchéviks, qui se mirent à nous accabler de sarcasmes. Nous prenez-vous pour des bandits ? disaient-ils. Qu’y a-t-il de révolutionnaire dans le fait de saccager les commissariats de police ? Selon eux, il importait beaucoup plus d’aller aux assemblées provinciales des nobles libéraux et de les soutenir « sans les effrayer ».
La classe ouvrière jouerait-elle un rôle indépendant dans la révolution ou se traînerait-elle à la remorque de la bourgeoisie libérale ? Serait-elle un simple satellite de la bourgeoisie, son aile gauche, ou bien la force motrice principale de la révolution, modifiant par son intervention la corrélation des forces de classe ? Telle était la question.
Les révolutionnaires abandonnent les rangs du menchévisme
Et c’est au moment de la campagne des zemstvos que Parvus et Trotsky[14] qui avaient jusqu’alors soutenu les menchéviks, commencèrent à se séparer d’eux en voyant qu’ils préconisaient en somme l’alliance avec la bourgeoisie. De même, tous les révolutionnaires qui jusqu’alors avait pris nos désaccords pour des querelles sans importance et qui comprenaient enfin qu’il s’agissait du rôle historique de la classe ouvrière dans la révolution, du caractère même de la révolution russe, vinrent grossir les rangs du bolchévisme. Ce fut le début d’une période de consolidation pour notre parti qui, comme l’éponge aspire l’eau, se mit à attirer à lui les éléments les plus révolutionnaires de la social-démocratie, enfin convaincus que les bolchéviks étaient dans la bonne voie.
Il convient de dire ici quelques mots des questions concernant la vie intérieure et l’organisation du parti sur lesquelles nous nous séparâmes nettement des menchéviks.
Discussion sur la démocratie dans le parti
En 1904, la question de la démocratie dans le parti acquit une importance de premier ordre. Le débat qui surgit à ce propos est extrêmement intéressant et son étude est de nature à éclairer considérablement quelques-unes des discussions actuelles. Les menchéviks étaient pour la « démocratie conséquente », pour l’électivité dans le parti, tandis que les bolchéviks, Lénine le premier, combattaient ouvertement ce principe. Il peut sembler étrange à nos jeunes camarades que les bolchéviks aient été opposés à la démocratie et au système électoral dans le parti, tandis que les menchéviks soutenaient l’un et l’autre. Mais un examen rapide de la situation leur montrera combien nous avions raison.
Les menchéviks ne croyaient pas que le prolétariat pût jouer un rôle indépendant dans la révolution et qu’il nous fût possible, en régime autocratique, de constituer un parti prolétarien sérieux. Comme je l’ai déjà dit, ils voulaient un parti dans lequel pussent entrer facilement l’étudiant et le professeur. Ils pensaient que notre parti serait toujours un parti d’intellectuels. Par suite, ils recherchaient une structure qui donnerait à l’intellectuel sa part de droits, le garantirait de l’ « oppression », lui permettrait de voter, d’entendre des rapports, en un mot le ferait jouir de la « démocratie » tout « comme en Europe ».
Les bolchéviks, par la voix de Lénine, répliquait :
Nous sommes pour la démocratie, mais seulement lorsqu’elle sera possible. Aujourd’hui, la démocratie serait une niaiserie, et cela, nous ne le voulons pas, car il nous faut un parti sérieux, capable de vaincre le tsarisme et la bourgeoisie. Réduits à l’action clandestine, nous ne pouvons pas réaliser la démocratie formelle dans le parti. Il nous faut une organisation de révolutionnaires professionnels éprouvés, qui, par de longues années de travail, ont démontrés qu’ils sont prêts à donner leur vie pour la révolution et le parti. Tous les ouvriers conscients qui ont compris la nécessité de renverser l’autocratie et de combattre la bourgeoisie savent que, pour vaincre le tsaarisme, il nous faut en ce moment un parti clandestin, centralisé, révolutionnaire, coulé d’un seul bloc. Sous l’autocratie, avec ses répressions féroces, adopter le régime électoral, la démocratie, c’est tout bonnement aider le tsarisme à détruire notre organisation et faciliter aux espions et aux provocateurs la découverte des révolutionnaires.
Démogogues consommés, les menchéviks cuisinaient les ouvriers inexpérimentés et leur faisaient écrire des lettres qu’ils publiaient ensuite en déclarant : « Vous le voyez, les ouvriers eux-mêmes veulent l’électivité ; en n’y consentant pas, vous les blessez et vous les lesez. » C’est ainsi que l’ouvrier Glébov-Poutilovsky, de Saint-Pétersbourg, ayant écrit une brochure extrêmement confuse en faveur de la démocratie, les menchéviks la publièrent immédiatement avec une préface dans laquelle Axelrod lui-même déclarait : C’est tout le prolétariat qui parle par la bouche de Glébov : tous les ouvriers revendiquent le droit électoral, que vous leur refusez.
Lénine répondit par l’article : « La belle cage ne nourrit pas l’oiseau », dans lequel il disait en substance :
Nous aussi, bolchéviks, nous connaissons les ouvriers. Ils sont pour la démocratie, comme nous, mais l’action leur importe plus que les paroles. Les ouvriers conscients veulent dans le parti des rapports fraternels de révolutionnaire à révolutionnaire, c’est-à-dire la démocratie prolétarienne véritable, et non une démocratie verbale, purement extérieure. Lorsque l’électivité intégrale dans le parti sera possible, nous serons les premiers à la réaliser. Avec vos histoires d’électivité et de démocratie pure sous le régime tsariste, vous, menchéviks, vous ne faites que détourner l’attention des choses importantes. L’ouvrier sérieux comprend que la démocratie n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour la libération de la classe ouvrière. Nous donnons au parti la structure qui répond le mieux aux besoins de notre lutte en ce moment. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une hiérarchie et un centralisme rigoureux.
Il est clair qu’en ce temps-là les menchéviks s’efforçaient d’amuser les travailleurs à l’aide de la « démocratie », de les prendre à cet hameçon. Nous proposons le système électoral, clamaient-ils, et les bolchéviks s’y opposent ; ouvriers, ils sont contre vous ; donc venez à nous ! Mais les ouvriers comprirent vite de quoi il retournait.
Domination des menchéviks
On sait qu’au deuxième congrès les bolchéviks s’étaient emparés du C.C., de l’organe central et du Conseil du parti. Ce conseil était composé de deux représentants du C.C., de deux représentants de l’organe central du parti (alors à l’étranger) et d’un cinquième membre, le président, élu au congrès même. Ce président fut Plékhanov. Nous avions donc la majorité au C.C., à l’iskra et au conseil du parti.
Mais quand, au bout de quelques mois, Plékhanov fit volte-face et qu’une partie des membres du C.C. eurent été arrêtés en Russie, la situation changea. D’abord l’organe central du parti, l’iskra, passa aux menchéviks. Puis le comité central nous échappa, car, après l’arrestation de nos camarades, il coopta des menchéviks. Enfin Plékhanov, en passant aux menchéviks, leur donna la majorité au Conseil du parti. En un temps relativement assez court, nous perdîmes donc toutes nos positions centrales. Les menchéviks détenaient le C.C., le journal et le Conseil du parti. Le triomphe de Martov était complet.
Cette situation nous était particulièrement pénible. En ce temps-là, les chefs menchéviks jouissaient d’une très grande autorité dans le parti. Lénine, malgré toute son influence, n’était encore qu’un jeune comparativement à Plékhanov et l’ancienneté avait, évidemment, une grosse importance. Je me souviens des conversations dans lesquelles Plékhanov tentait de nous effrayer, nous, jeunes membres du parti. « Qui suivez-vous ? Voyez ceux qui sont dans notre camp : Martov, Axelrod, Zassoulitch, moi et tant d’autres ! De votre côté, il n’y a que Lénine. Ne comprenez-vous pas que, dans quelques mois tout le monde se gaussera de votre Lénine ? Et vous le suivez ! » Venant d’un homme qui avait rendu des services considérables au parti et que soutenaient tous les anciens militants, ces paroles ne pouvaient manquer de faire impression sur beaucoup d’entre nous.
La situation des bolchéviks, je le répète, était extrêmement pénible. Elle se compliquait encore du fait qu’il était impossible de faire appel au parti, alors réduit à l’action clandestine et en butte aux persécutions du tsarisme.
Le bureau des comités de la majorité
Cette situation montra aux bolchéviks la nécessité impérieuse de se constituer une organisation spéciale. Après avoir longuement réfléchi et examiné la question sous toutes ses faces, Lénine, voyant qu’il n’y avait pas d’autre issue, se décida à la scission. Il était également influencé dans une certaine mesure par les comités russes et par la jeunesse bolchéviste, plus impatiente, qui déclarait : « Nous allons laisser passer le moment, de grands événements approchent [c’était peut avant le 9 janvier], il faut organiser notre parti ».
Là-dessus, toute une série de conférences régionales du parti émirent un plan de constitution en Russie d’un « Bureau des comités de la majorité » opposé au C.C. menchéviste. Ce plan fut approuvé ; il se fonda une organisation centrale panrusse des bolchéviks, qui entra aussitôt en lutte avec le C.C. menchéviste, et Lénine donna son consentement définitif à la constitution d’une fraction distincte.
Nous éditâmes alors le premier journal bolchéviste, Vpériod (En avant !), qui parut au début de 1905, à Genève. Entretenu par les modestes cotisations des bolchéviks sympatisants, ce journal continua l’œuvre de l’ancienne iskra de Lénine et jeta les bases de la tactique des bolchéviks.
Ainsi, au début de 1905, les bolchéviks avaient en Russie le Bureau des comités de la majorité et, à l’étranger, leur organe Vpériod (En avant !). De leur côté, les menchéviks disposaient du C.C., de l’organe central et du conseil du parti.
Le 9 janvier
Ainsi le parti était encore morcelé, clandestin, divisé par la lutte de deux courants en train de se solidifier, lorsque survinrent les événements du 9 janvier. Je ne les décrirai pas, car vous les connaissez. Le fait que la masse ouvrière sans-parti descendit dans la rue et envahit la place du Palais d’Hiver, montra que les menchéviks se trompaient lourdement quand ils prétendaient qu’il n’y avait que deux forces en présence, le tsarisme et l’opposition bourgeoise. Le 9 janvier prouva qu’il y en avait une autre.
La masse ouvrière, il est vrai, ne savait pas encore ce qu’elle voulait ; elle était inorganisée, n’avait pas de chefs à elle et mettait à sa tête des gens de rencontre ; inconsciente, elle marchait au combat en portant des icones et se faisait fusiller sans pouvoir riposter : néanmoins, elle existait, elle manifestait son activité et commençait à représenter un facteur politique puissant.
La manifestation du 9 janvier ébranla toute la Russie et fut d’une autre importance que les pétitions et résolutions libérales. Le 9 janvier, la masse ouvrière montra qu’elle était vivante et que le devoir des vrais révolutionnaires n’était pas de s’adresser aux états provinciaux et de faire antichambre chez les zemtsi, mais de prendre la tête du mouvement ouvrier qui venait d’éclater en tempête et qui n’avait encore ni chefs, ni programme politique clair.
En un mot, la masse ouvrière était un corps sans tête. Il fallait lui en donner une. Le parti devait s’unir à cette masse, la conduire dans la voie historique du prolétariat.
Le 9 janvier et les événements ultérieurs mirent au premier plan quelques personnalités sans parti. Le fait est compréhensible, car notre parti, alors clandestin, ne pouvait se lier aussi étroitement qu’il aurait fallu à la masse ouvrière soulevée.
Parmi les meneurs qui apparurent alors, citons Gapone, puis Khroustalev et le lieutenant Schmidt, gens bien différents les uns des autres et tous nouveaux venus à la révolution. Gapone, qui joua un grand rôle le 9 janvier, n’était qu’un provocateur, comme on le reconnut plus tard, et fut exécuté par les révolutionnaires. Khroustalev, qui dans la suite abandonna le parti, était plus ou moins un aventurier. Quant au lieutenant Schmidt, figure assez attirante, ce n’était pas un révolutionnaire prolétarien conscient. Ses lettres à un de ses parents ont paru récemment. Je vous en conseille la lecture, car elles présentent un grand intérêt comme document humain et touchent en particulier à quelques questions d’éthique individuelle. Schmidt nous y apparaît comme un homme profondément dévoué à la cause de la révolution, allant tranquillement à la mort pour elle, mais n’ayant aucune directive politique. Dans une lettre, il écrit en substance : Il me faut voir Milioukov et examiner avec lui les affaires importantes ; j’espère m’entendre avec lui ; nous marcherons ensemble. Ainsi, Schmidt était, au début, à moitié cadet. Cela ne nous empêche pas de nous incliner devant sa tombe : il est mort héroïquement pour la révolution.
La signification du 9 janvier
Comme on le voit, le mouvement mit au premier plan des personnalités inattendues qui n’avaient pas de programme clair et ne savaient comment guider les masses en effervescence. Ce même Schmidt, qui dirigeait le soulèvement de la Mer Noire, rêvait en même temps de s’entendre avec les cadets, c’est-à-dire avec le parti des grands propriétaires fonciers et de la monarchie. Aussi n’est-il pas étonnant que ces trois personnalités – grande chacune à sa façon – qui surgirent en 1905, n’avaient joué qu’un rôle épisodique, car elles ne tenaient pas solidement à la classe ouvrière.
Le 9 janvier 1905 mit à l’ordre du jour la question de savoir comment le parti devrait diriger le puissant mouvement des ouvriers qui s’élançaient au combat, mais ne savaient pas ce qu’ils voulaient, n’avaient pas de programme et marchait sur le Palais d’Hiver avec des icones et des bannières. En même temps, le 9 janvier fut pour toute la Russie comme le coup de foudre qui détruisit la foi en la monarchie. Ce n’est point là une exagération. Des ouvriers qui, la veille encore, croyaient à la monarchie et pensaient que seuls les ministres étaient mauvais, virent que leur plus terrible ennemi était précisément l’autocratie, le tsar.
Discussion sur le mot d’ordre : « Gouvernement provisoire révolutionnaire »
Le 9 janvier posa dans toute son ampleur devant notre parti la question du pouvoir, ou, comme on disait alors, de la participation au gouvernement provisoire révolutionnaire. Les bolchéviks, de toutes leurs forces soutenaient le mot d’ordre : « Organisation d’un soulèvement armé et constitution d’un gouvernement provisoire révolutionnaire. » Mais les menchéviks le combattirent énergiquement. Et de nouveau, fait caractéristique, ils opposaient à la participation à ce gouvernement des arguments soi-disant « marxistes ». Comment nous, socialistes, disaient-ils, pourrions-nous participer à un gouvernement qui ne serait pas socialiste ? Et ils se référaient à l’expérience malheureuse du millerandisme.
Comme on le sait, Millerand fut jadis socialiste, et même socialiste de gauche. Mais il se laissa corrompre par la bourgeoisie et consentit à participer au pouvoir. Il accepta un portefeuille dans un cabinet bourgeois en déclarant : « J’entre au ministère pour y défendre les intérêts des ouvriers. » Mais même s’il l’eût voulu, Millerand n’eût pu s’acquitter de cette tâche et, peu à peu, il devint l’agent direct de la bourgeoisie.
Tous les marxistes orthodoxes s’élevèrent contre Millerand et au congrès d’Amsterdam, la IIe Internationale elle-même se prononça contre lui. C’est à ce congrès qu’eut lieu le fameux duel entre Bebel et Jaurès, qui défendait dans une certaine mesure la tactique menchéviste. Bebel, qui était contre la participation ministérielle, triompha et l’on décida qu’en aucun cas les socialistes ne pourraient entrer dans un gouvernement bourgeois où ils ne seraient que des otages, des agents de la bourgeoisie. En effet, au bout d’un an à peine d’exercice du pouvoir, Millerand faisait déjà tirer sur les ouvriers grévistes.
Personnellement, Jaurès était un homme d’une pureté cristaline. Aimant profondément le prolérariat, il paya de sa vie son dévouement à la classe ouvrière. Mais, par son idéologie, il était réformiste et, au début de sa carrière de ministre, Millerand exploita à maintes reprises sa bonne foi et son idéalisme. Dans la suite, il mena une lutte vigoureuse contre Millerand et ses congénères, mais il n’en resta pas moins fidèle aux pricipes du réformisme, qu’il tentait de défendre dans l’Internationale.
Les menchéviks ne manquèrent pas d’exploiter contre nous l’expérience du millerandisme. Voyez, disaient-ils, où a mené le millerandisme. Comment, après un tel exemple, pourrions-nous participer à un gouvernement provisoire révolutionnaire en Russie ? – Permettez, répondions-nous, vous omettez un détail important. En France, Millerand est entré dans un gouvernement bourgeois stable, à un moment où il n’était pas question de révolution. Pour parler simplement, il s’est vendu à la bourgeoisie. Mais chez nous, en 1905, il s’agit de renverser le tsar, dont le trône tremble déjà. Pour cela, il faut, au cours de la lutte, constituer une organisation révolutionnaire centrale ouvrière et paysanne, en d’autres termes, un gouvernement provisoire révolutionnaire. Et les représentants de la classe ouvrière doivent participer à ce gouvernement, même si son effectif n’est pas purement prolétarien, car il faut créer un centre d’organisation qui assurera la victoire de la révolution.
Le point de vue des menchéviks sur le mot d’ordre du « Gouvernement provisoire révolutionnaire »
Mais les menchéviks persistèrent dans leur opinion, mettant en circulation des sophismes, embrouillant les faits et ne cessant de représenter aux ouvriers que, du moment que la révolution devait avoir un caractère bourgeois, il ne serait pas au parti prolétarien d’arborer le mot d’odre du gouvernement provisoire révolutionnaire. Ils estimaient que la révolution s’arrêterait à la création d’une monarchie constitutionnelle, ou dans l’hypothèse la plus favorable, à l’instauration d’une république bourgeoise ordinaire. Ils ne croyaient pas à la mission révolutionnaire du prolétariat et mettaient tout leur espoir dans la bourgeoisie libérale. Ils considéraient que les ouvriers ne devaient pas songer à prendre le pouvoir, qu’ils devaient se borner à mener la lutte économique et à soutenir les zemtsi libéraux. Pour ce qui était du gouvernement provisoire révolutionnaire, ou plutôt du gouvernement monarchiste-constitutionnel, Milioukov saurait bien l’organiser. Aussi, en 1917, les menchéviks furent-ils très contents que Milioukov se trouvât là pour accepter d’eux et des s.-r. le pouvoir conquis par les ouvriers.
On voit pourquoi les menchéviks se prononçaient contre le mot d’ordre : « Gouvernement provisoire révolutionnaire ». Leurs arguments, orthodoxes à première vue, n’étaient en réalité que de l’opportunisme. Fidèles à leur tactique, ils utilisaient tout – jusqu’à la terminologie marxiste – pour écarter les ouvriers du pouvoir et les empêcher de devenir la classe dirigeante. Désireux soi-disant de garder le prolétariat de tout contact « impur » et combattant le mot d’ordre bolchéviste : « Dictature du prolétariat et de la paysannerie », ils s’élevaient contre le rapprochement des ouvriers et des paysans. Mais après la révolution de Février, ils ne cessèrent eux-mêmes de faire bloc avec les Tchernov, les Kérensky, c’est-à-dire avec la fraction la plus contre-révolutionnaire du parti paysan.
Troisième congrès des bolchéviks à Londres et première conférence des menchéviks à Genève
Au milieu de l’année 1905 eut lieu le troisième congrès du parti, auquel seuls les bolchéviks participèrent et qui, par suite, peut-être considéré comme leur premier congrès. Disposant de la presse, du Comité central et du Conseil du parti, les menchéviks disaient n’avoir pas besoin de congrès. En effet, tout le pouvoir était entre leurs mains. Aussi nous, bolchéviks, fûmes-nous obligés de convoquer un nouveau congrès pour sortir de cette situation. Comme les menchéviks s’y opposaient catégoriquement, nous passâmes outre la défense du Comité central et le congrès, convoqué par le Bureau des comités de la majorité eut lieu à Londres vers le milieu de l’année 1905. En même temps, les menchéviks réunirent à Genève ce qu’ils appelèrent la « première conférence panrusse ».
Ainsi, en été 1905, à la veille de la révolution, il y eut une revue des forces bolchévistes au troisième congrès de Londres et des forces menchévistes à la première conférence panrusse de Genève. A ces assemblées, les deux fractions élaborèrent chacune leur tactique en vue de la révolution, car tous sentaient que l’heure décisive approchait.
Le troisième congrès eut une grande importance. Son principal mérite fut de donner un plan de liaison de la grève générale avec l’insurrection armée. Cette idée nous semble aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, très banale, mais elle était alors toute nouvelle.
La question de la grève générale
En ce temps-là, la social-démocratie internationale repoussait l’idée de la grève générale. On se répétait alors dans la IIe Internationale le mot d’Auer, chef opportuniste du parti allemand : Generalstreik ist Generalun-sinn (la grève générale est un non-sens général). Si nous pouvions, disait Auer, déclencher la grève générale, de façon à faire abandonner le travail par tous les ouvriers, nous pourrions également faire la révolution. Si, d’autre part, nous sommes si forts que cela, nous n’avons pas besoin de grève générale ; si, au contraire, nous sommes trop faibles, nous n’arriverons pas à déclencher la grève générale et il est inutile d’en parler. Par suite, concluait Auer, la grève générale est un non-sens. Les menchéviks reprenaient son argument. En fait, personne ne songeait sérieusement à la grève générale. Une grève de deux jours qui avait éclaté en Belgique à propos du droit de vote fut considérée comme un événement formidable et provoqua d’innombrables commentaires et recherches, notamment de la part de Rosa Luxembourg.
En présence d’une telle attitude de la IIe Internationale et des menchéviks, le troisième congrès rendit un grand service au mouvement révolutionnaire en déclarant que la grève générale n’était pas un non-sens, qu’elle était en Russie à l’ordre du jour et que nous la réaliserions.
La question de l’insurrection armée
La question de l’insurrection armée se posait d’une façon encore plus aiguë. La IIe Internationale n’en voulait même pas entendre parler et, se référant à une préface d’Engels, la considérait comme de l’anarchisme. Dans cette préface, Engels attirait l’attention sur le développement effréné des armées bourgeoises et sur le percement, dans les grandes villes, de larges artères rendant impossibles les combats de barricades. Il en concluait que, dans ces conditions, l’insurrection armée était chose très difficile, car elle risquait d’être écrasée en quelques heures par la bourgeoisie. Tous les opportunistes exploitaient à qui mieux mieux cette préface, affirmant d’une seule voix que le soulèvement armé était impossible et qu’Engels l’avait « prouvé ». Ils oubliaient qu’en Russie les conditions étaient tout autres qu’en Europe occidentale, où d’ailleurs les guerres impérialistes pouvaient modifier du tout au tout l’état d’esprit des troupes. D’ailleurs il est maintenant prouvé que cette préface d’Engels avait été considérablement modifiée pour les besoins de la cause par les leaders opportunistes de la social-démocratie allemande.
Sur ce point également, notre troisième congrès rendit un service exceptionnel au mouvement révolutionnaire en mettant à l’ordre du jour l’insurrection armée, en la déclarant possible et en montrant que les opportunistes interprétaient Engels d’une façon erronée. En outre, comme s’il prévoyait les événements de 1905, puis de 1917, il proposa la combinaison de l’insurrection armée et de la grève générale.
Services rendus par le 3ème congrès
Ainsi, le troisième congrès posa solidement les bases de la tactique bolchéviste et traça un programme précis pour la révolution imminente. Il ne faut pas oublier que sa réunion eut lieu deux ou trois mois avant les événements décisifs de 1905. Ses dispositions furent considérées par les partis révolutionnaires du monde entier comme un exemple remarquable de la façon dont la pensée marxiste révolutionnaire peut, si elle est en liaison avec le mouvement ouvrier de masse, prévoir le chemin que suivra la révolution. En effet ce congrès fit preuve d’une perspicacité vraiment prophétique notamment en ce qui concerne les événements qui allaient se dérouler en Russie.
La question de l’armement des ouvriers
Cependant les menchéviks modifiaient et perfectionnaient leur programme opportuniste. A leur conférence panrusse, ils développèrent une idée bien différente de la nôtre : celle de l’ « autonomie administrative révolutionnaire ». Ils s’apprêtaient à « tirer parti » de la Douma Bouliguine[15], que les bolchéviks proposaient de boycotter, et examinaient en opportunistes toutes les questions à l’ordre du jour. La façon dont ils considéraient par exemple la question de l’armement des ouvriers en est une preuve éclatante.
Cette question semble, de nos jours, élémentaire, mais en ces temps de développement paisible de la IIe Internationale, dont les chefs redoutaient le bruit de la fusillade comme la peste, l’armement des ouvriers paraissait à beaucoup une sorte de délire furieux. Et, lorsque le troisième congrès du parti proclama la nécessité de l’armement des ouvriers, les menchéviks à leur conférence panrusse, crièrent à l’anarchisme et au putschisme. Au lieu de donner des fusils aux ouvriers, disaient-ils, il faut commencer par leur inculquer « l’idée de la nécessité de l’armement ». Vous considérer les ouvriers russes comme des enfants, répondîmes-nous ; ils comprennent parfaitement la nécessité de s’armer, et ce qu’il leur faut, ce sont des fusils pour marcher contre le tsar et la bourgeoisie.
Comme on le voit, bolchéviks et menchéviks se différenciaient profondément. D’un côté, une phalange ouvrière combative se préparant à la révolution ; de l’autre un clan de politiciens dissertant sur la façon d’inculquer aux ouvriers « l’idée de la nécessité de l’armement », sur la participation à la Douma Bouliguine, sur « l’autonomie administrative révolutionnaire », c’est-à-dire sur les améliorations à apporter aux zemtvos et aux conseils municipaux.
La commission Chidlovsky
Après les événements du 9 janvier, l’autocratie dut faire quelques concessions aux ouvriers. A cette fin, elle créa ce qu’on a appelé la commission Chidlovsky, dont vraisemblablement beaucoup d’ouvriers de Saint-Pétersbourg se souviennent. Le tsar désigna, pour présider cette commission, le sénateur Chidlovsky et proposa aux ouvriers d’y envoyer leurs représentants qui, avec les autres membres de la commission, devaient y examiner les questions touchant l’amélioration de leurs conditions d’existence en s’inspirant des revendications de Gapone. Cette commission, il va de soi, laissa de côté les questions politiques fondamentales et s’occupa de détails sans importance. Néanmoins, il fallait l’utiliser, comme toute possibilité légale, et c’est ce que nous fîmes. Mais les menchéviks, eux, bâtirent là-dessus toute une philosophie et se jetèrent sur la commission comme les mouches sur le sucre.
La Douma Bouliguine.
Cependant, le mouvement ouvrier prenait de plus en plus d’extension ; l’ « Union des Unions »[16] s’organisait ; le mouvement paysan se renforçait ; l’armée et la flotte – commençaient à manifester l’esprit de révolte qui devait amener le soulèvement du cuirassé Potiomkine.
L’autocratie tsariste songea alors à des réformes plus importantes et décida de convoquer une Douma. En conséquence, le tsar confia à Bouliguine le soin d’élaborer une loi électorale. L’intention de la Cour était de convoquer une Douma sans droits sérieux, sorte d’organisme consultatif présentant ses opinions à l’approbation du monarque, qui décidait en dernier ressort dans toutes les questions. La loi électorale élaborée par Bouliguine conférait tous les avantages à la noblesse et à la bourgeoisie au détriment des ouvriers.
Quand on se rendit compte de ce que serait la Douma Bouliguine, la question se posa de l’attitude à adopter à son égard. Les bolchéviks proposèrent de refuser toute participation à cette Douma, de la boycoter et d’en empêcher la convocation par une mobilisation des masses. Nous sentions que le mouvement était d’une force exceptionnelle, que le tsar ne l’apaiserait pas en jetant à la masse quelques os à ronger et qu’il s’agissait de continuer l’assaut contre l’autocratie. Les menchéviks, comme d’ordinaire, virent dans le projet du tsar le début du parlementaarisme en Russie et, tout d’abord, proposèrent de participer à la Douma. Mais devant les moqueries qui s’élevèrent, ils renoncèrent à la participation et déclarèrent : Puisqu’il en est ainsi, nous convoquerons des assemblées électorales pour élire nos représentants, non à la Douma Bouliguine, mais à une Douma populaire. Mais, dans la suite, ils rejetèrent également ce plan, car, par-dessus Bouliguine et sa Douma, la révolution mit bientôt à l’ordre du jour de nouveaux problèmes. Les ouvriers sentaient, en effet, que ce n’était pas le moment de s’amuser à des fadaises comme les élections à la Douma et que l’heure décisive, l’heure de la révolution allait sonner.
Les événements d’octobre 1905
On connaît les événements d’octobre 1905 : grève générale panrusse, action énergique de l’Union des Unions, concessions insignifiantes accordées par l’autocratie le 17 octobre et, enfin, octroi de la constitution. Les dessous de l’octroi de la constitution peuvent être étudiés dans les notes de Witte, qui y décrit fort bien le jeu des passions, les manœuvres des partis et les intrigues de la cour.
C’est à ce moment que se forma le premier soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg. Ce soviet ne comprenait pas de députés soldats et c’est là qu’il faut chercher la cause principale de sa faiblesse. Les bolchéviks comprenaient parfaitement que, pour être une puissance, il fallait avoir des soviets non seulement de députés ouvriers, mais aussi de députés paysans et soldats. Mais on ne put arriver à en constituer, car le mouvement était trop faible.
L’idée même des soviets, comme toutes les grandes idées, naquit dans les masses. Les menchéviks s’efforcèrent par la suite de représenter les choses de façon à montrer que leur idée étroite de l’ « autonomie administrative révolutionnaire » s’était matérialisée dans les soviets. En réalité, l’idée des soviets ne vint pas des menchéviks ; elle naquit au sein des masses, dans les fabriques et les usines de Saint-Pétersbourg. Le soviet de Saint-Pétersbourg devint l’embryon d’un gouvernement. Il fallait ou bien qu’il prit le pouvoir et chassât le gouvernement du tsar, ou bien que le tsar le dispersât. Ce fut, on le sait, la deuxième éventualité qui se produisit. Une partie des bolchéviks avait commis la faute de se refuser à participer au soviet si ce dernier n’adoptait pas officiellement le programme du parti social-démocrate. Mais Lénine et le C.C. réparèrent rapidement cette erreur.
L’insurrection de décembre à Moscou
Le point culminant du mouvement fut l’insurrection qui se produisit en décembre 1905 à Moscou, dans le quartier de Presnia, et qui fut dirigée par le comité des bolchéviks, à la tête duquel se trouvaient Chantser (mort à l’étranger en 1911), Siédimirski (actuellement membre du C.C. du P.C. ukranien), Siédoï et quelques autres. C’est par ce comité que furent organisés les premiers détachements ouvriers.
L’insurrection de Moscou, qui eut une grande importance historique, fut noyée dans le sang des ouvriers Dès qu’elle eut avorté, les menchéviks s’empressèrent de la réprouver. Plékhanov écrivit froidement : « Il ne fallait pas se mêler de prendre les armes ». Que ce mouvement ait été justifié ou non, lui répondîmes-nous, de telles paroles ne peuvent venir que d’un menchévik. Après l’écrasement des communards, en 1871, Marx, qui avait mis en garde les ouvriers parisiens contre un soulèvement, ne leur dit pas : « Il ne fallait pas vous mêler de prendre les armes ». Non, il écrivit son magnifique ouvrage : La guerre civile en France, où ils glorifiait l’œuvre et la mémoire des communards et vouait leurs bourreaux à l’opprobre.
Plékhanov, comme tant d’autres, hélas ! n’avait pas suivi la voie de Marx. Tel un seigneur de la révolution, il s’était tenu à l’écart et avait jugé le mouvement d’un point de vue abstrait : « Il ne fallait pas se mêler de prendre les armes. »
Les bolchéviks agirent autrement. Lénine manifesta la plus grande admiration pour l’héroïsme des combattants. Il voulut étudier à fond les moindres détails de cette lutte, la technique des combats de rue, la biographie de chacun de ceux qui avaient participé à l’action. Lénine n’était pas de ces « révolutionnaires » qui ne se solidarisait qu’avec les insurrections victorieuses : chaque page de l’histoire de notre classe lui était chère.
Il est des défaites plus précieuses que certaines victoires. C’est le cas de notre défaite de décembre 1905. Nous eûmes alors le premier des soulèvements des ouvriers d’avant-garde, sous les mots d’ordre de notre parti. Ces ouvriers savaient déjà clairement ce qu’ils voulaient et ne marchaient plus derrière les bannières de Gapone. Le seul fait du soulèvement prouvait que le mouvement avait progressé, que la classe ouvrière avait grandi au point de devenir une force imposante, qu’elle avait un programme clair et qu’elle était prête à attaquer les troupes du tsar armés jusqu’aux dents. Sans doute, le mouvement avait échoué, mais c’est à travers les défaites que les ouvriers marchent à la victoire. Aussi les bolchéviks, se solidarisant entièrement avec les insurgés, déclarèrent-ils une guerre sans merci à Plékhanov pour sa phrase de renégat : « Il ne fallait pas se mêler de prendre les armes. »
Cinquième conférence[modifier le wikicode]
L’expérience de la révolution de 1905
La révolution de 1905 fut en quelque sorte la répétition générale de celle de 1917. Sans 1905, une victoire relativement aussi facile que celle de 1917 eût été impossible. En 1905, l’idée des soviets passa comme un météore. Néanmoins, elle laissa une trace profonde dans l’esprit de la classe ouvrière. Aussi, en 1917, dès les premiers grondements de la révolution de Février, chaque ouvrier trouva tout naturel que le pays se couvrit d’un réseau de soviets. Je le répète, bien des événements de 1917 auraient tourné autrement sans la grande expérience de la révolution de 1905. Mais, prise à part, cette révolution fut un échec. Pourquoi ? Quelles furent les causes de son insuccès ?
Les menchéviks ont répondu à cette question dans un ouvrage en cinq tomes, écrit sous la rédaction de Martov, Potressov et Dan, en 1909 et 1910.
La révolution de 1905, disent-ils, a échoué, parce que la classe ouvrière est allée trop loin dans ses revendications purement prolétariennes. Ainsi, elle proclama et commença même à appliquer, sans autorisation, la journée de huit heures. Pour les historiens menchévistes, c’est là le premier crime de la classe ouvrière dans la révolution de 1905. Par ses revendications exagérées, le prolétariat, soi-disant, s’aliéna alors une partie importante de la bourgeoisie et l’amena à s’allier avec les pomiestchiks, c’est-à-dire avec le tsarisme. En outre, pour les historiens menchévistes, presque toute l’activité du premier soviet des députés ouvriers de Pétersbourg était erronée et même démagogique, car le soviet suivait irrésistiblement le chemin du bolchévisme.
Cette dernière affirmation est vraie jusqu’à un certain point. Le premier soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, bien que composé en majorité de menchéviks au début, marchait en effet dans la voie du bolchévisme, car il y était poussé par les circonstances. Bien mieux, l’histoire joua aux menchéviks un fort mauvais tour. Le quotidien Natchalo, qui commença à paraître vers la fin de 1905, dévia fortement, lui aussi, vers le bolchévisme, à tel point que, dans la suite, tout l’état-major menchéviste dut désavouer son propre journal. Quelques mots à ce propos sur le Natchalo et la Novaïa Jizn.
La « Novaïa Jizn » et le « Natchalo »
A la fin de 1905, parurent les premiers journaux légaux des bolchéviks et des menchéviks. Les premiers publièrent la Novaïa Jizn (la Vie Nouvelle) et les seconds le Natchalo (le Commencement).
Jusqu’au retour de Lénine et de quelques autres de nos chefs fixés à l’étranger, la Novaïa Jizn eut une direction plus ou moins composite. Son rédacteur en chef était Roumiantsev, qui, par la suite, se détacha de la révolution. Elle comptait parmi ses collaborateurs réguliers non seulement Gorki, mais aussi des intellectuels petits-bourgeois comme Monski, Teffi et autres, qui sont depuis longtemps passés de l’autre côté de la barricade. Maintenant, on a même peine à croire que ces gens aient pu être, un certain temps, dans le camp bolchéviste. La situation ne changea qu’avec le retour en Russie du groupe dirigeant des bolchéviks. La Novaïa Jizn devint alors un journal nettement bolchéviste.
Les choses se passèrent un peu différemment en ce qui concerne le Natchalo. Parvus et Trotsky qui, vers le milieu de 1905, avaient commencé à se séparer des menchéviks dans la question à l’égard de la bourgeoisie, obtinrent, à la suite d’un concours de circonstances, la direction du Natchalo, qu’ils firent dévier considérablement du menchévisme. Leur tendance, qui s’exprimait par la théorie de la « révolution permanente », mérite une étude spéciale.
La « révolution permanente »
Le Natchalo affirmait que la révolution de 1905 avait ouvert une période révolutionnaire qui ne se terminerait que par la victoire complète du prolétariat mondial. La révolution russe, partie de la révolution internationale, ne triompherait complètement que si la révolution était victorieuse dans les autres pays.
Cette tendance, on le voit, contenait une part de vérité. Mais la théorie de la « révolution permanente » théorie qui exprimait les vues personnelles de Parvus et de Trotsky, était entièrement fausse et complètement détachée de la réalité. Aussi n’a-t-elle guère laissé de trace dans le mouvement de masse du prolétariat.
La principale erreur de ses auteurs était de négliger entièrement, ou, tout au moins, de sous-estimer considérablement le rôle de la paysannerie, d’oublier que la révolution russe ne pouvait triompher que si la classe ouvrière se tenait en union étroite avec la paysannerie. En d’autres termes, Parvus et Trotsky ne comprenaient pas la justesse du mot d’ordre bolchéviste, formulé par Lénine dès le milieu de 1905 : dictature du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaire.
La discussion portait principalement sur le caractère de la révolution russe, qui, les libéraux le reconnaissaient eux-mêmes, était inévitable. Toute la discussion était de savoir quelle serait l’envergure de cette révolution, où elle s’arrêterait et quelle classe y jouait le rôle principal.
La bourgeoisie libérale voulait que la révolution se bornât à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, que la puissance économique restât entièrement aux classes possédantes et que la bourgeoisie eût la principale part du pouvoir politique.
Tout le camp des petits-bourgeois (troudoviks, socialistes-populaires, menchéviks, s.r.) rêvait de la création d’une république bourgeoise, quoique son aile droite se fût contentée à la rigueur d’une monarchie constitutionnelle. En ce qui concerne plus particulièrement les menchéviks, leur philosophie était très simple : comme la révolution devait être bourgeoise, le prolétariat n’avait pas à prendre le pouvoir, il devait jouer le rôle d’opposition dans le camp de la démocratie et pousser progressivement la bourgeoisie vers la gauche.
Les bolchéviks proclamaient la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Convaincus que la révolution aurait un caractère bourgeois, ils pressentaient et prévoyaient qu’elle ne serait pas néanmoins purement bourgeoise, qu’elle constituerait une étape entre la révolution bourgeoise démocratique et la révolution socialiste. Par dictature du prolétariat et de la paysannerie, ils entendaient la révolution bourgeoise démocratique menée jusqu’à sa fin logique, c’est-à-dire la révolution plébéienne, populaire. Si, disaient-ils, la révolution parvenait à détruire toutes les survivances du féodalisme à la campagne et à soulever non seulement des millions d’ouvriers, mais des dizaines de millions de paysans, si les ouvriers et les paysans, réalisant leur dictature, mataient les pomiestchiks et la grande bourgeoisie et qu’à ce moment un mouvement révolutionnaire sérieux surgit en occident, la révolution russe pourrait devenir le prélude direct de la révolution socialiste européenne.
Entre les bolchéviks et les menchéviks se trouvaient les partisans de la « révolution permanente » qui, quoique très radicaux en paroles, étaient souvent dans le sillage des menchéviks. En tout cas, il est certain qu’ils ne comprenaient pas ce qu’était le début de la révolution socialiste dans un pays comme la Russie, où la paysannerie formait l’immense majorité de la population. Le mot d’ordre : « A bas le tsar ! Gouvernement ouvrier ! » semblait très radical ; en réalité, il ne pouvait que rester lettre morte, car la paysannerie était et est un facteur extrêmement important, dont il est impossible de ne pas tenir compte. Si la révolution de 1905 fut écrasée, c’est avant tout parce que les paysans retardaient trop sur les ouvriers et que ces derniers étaient trop faiblement liés à la masse rurale pour pouvoir l’entraîner à leur suite. Le mot d’ordre : « A bas le tsar ! Gouvernement ouvrier ! » ne contribuait en rien à l’amélioration de la liaison entre paysans et ouvriers.
En 1917, après quatre années d’une guerre formidable, qui rapprocha toute l’Europe de la révolution prolétarienne, le mot d’ordre de la dictature du prolétariat vint à son heure. Mais la dictature du prolétariat n’aurait jamais pu triompher en Russie en 1917, si le bolchévisme avait commis, dans son attitude à l’égard de la paysannerie, les erreurs grossières qui étaient le propre des partisans de la révolution permanente en 1905.
Quoi qu’il en fût, le Natchalo suivait une voie qui n’était rien que menchéviste. Et les menchéviks, faisant le bilan de la révolution de 1905, eurent à déplorer, non seulement la tactique des bolchéviks et la conduite du soviet de Saint-Pétersbourg, mais encore l’orientation de leur propre journal, le Natchalo, qui naturellement, avait à cette époque une forte influence sur le mouvement. De là leur explication de l’insuccès de 1905. La classe ouvrière avait donné dans le maximalisme, elle s’était laissé entraîner par des revendications irréalisables, elle avait suivi la route bolchéviste et s’était cassé le coup. Sa faute capitale avait été de ne pas restreindre son programme, de ne pas adapter sa tactique aux revendications de la « société » bourgeoise, d’être allée trop loin, d’avoir réclamé la journée de huit heures et posé nombre de revendications purement prolétariennes.
Causes de l’insuccès du mouvement de 1905
Les bolchéviks étaient d’un tout autre avis. Même si l’on admet, disaient-ils, que revendiquer la journée de huit heures fut alors une faute, il n’en reste pas moins que cette revendication était inévitable. Seuls, des fonctionnaires formalistes peuvent se représenter une révolution où des millions d’opprimés s’éveillant à la vie politique renonceront à leurs revendications et ne réclameront pas ce qui leur tient à cœur. Si à Saint-Pétersbourg et dans le monde entier il n’y avait pas eu alors un seul bolchévik, les masses ouvrières n’en auraient pas moins réclamé les huit heures et ne se seraient pas bornées à soutenir les « constitutionnalistes » bourgeois. D’ailleurs, en fait, cette revendication n’était pas une faute : elle devait être formulée. La classe ouvrière russe comptait alors une huitaine de millions d’hommes. Elle s’était levée, elle ne pouvait évidemment pas ne pas mettre à l’ordre du jour ses revendications fondamentales de classe. Elle a été vaincue, mais un temps viendra où les revendications de 1905 triompheront. Telle était notre réponse aux menchéviks.
A quoi le bolchévisme attribuait-il donc la défaite de la révolution de 1905 ? Il soutenait et soutient encore que l’insuccès de 1905 eut trois causes fondamentales.
La première et la plus importante réside dans la conjoncture internationale. En fait, la révolution russe était et devait être un épisode de la lutte internationale. Chacun voit clairement aujourd’hui que notre révolution des années 1917-1920 est liée étroitement aux événements internationaux. Il n’en allait pas autrement pour celle de 1905. L’emprunt que Witte et Kokovtsev réussirent à obtenir des banquiers étrangers joua sans doute un rôle décisif. En outre, la bourgeoisie internationale, qui avait aidé le tsarisme de son argent, lui prêta également un appui moral et politique considérable. En ce temps-là, la bourgeoisie d’Europe Occidentale n’était pas aussi divisée que de nos jours ; elle constituait un tout beaucoup plus solide. La Russie tsariste entretenait les relations les plus amicales avec la France bourgeoise, et la fameuse alliance franco-russe était en réalité l’alliance des millions de baïonnettes du tsar avec les milliards de francs français. Et cette alliance, il faut le reconnaître, fut un moment extrêmement puissante. Mais la France ne fut pas la seule à fournir au tsarisme une aide considérable : presque tous les grands Etats occidentaux suivirent plus ou moins son exemple. Et quoique la défaite de la Russie tsariste dans la guerre russo-japonaise fût favorable à quelques groupes capitalistes isolés, l’ensemble du monde bourgeois d’Europe occidentale soutint le tsarisme sans réserve. En outre, certains politiciens bourgeois d’Occident aidèrent considérablement le tsarisme en intervenant dans la lutte qui se déroulait alors entre la monarchie et la bourgeoisie libérale et en s’efforçant de réconcilier le tsarisme avec les cadets, dont les chefs étaient partisans de l’union avec le capital européen. Il est aujourd’hui hors de doute que la bourgeoisie française et d’autres bourgeoisies étrangères jouèrent le rôle de courtiers et d’intermédiaires entre une partie de l’opposition russe et le tsarisme. Celui-ci sentait derrière lui la bourgeoisie des puissances les plus civilisées d’Europe. Telle fut la première cause de la défaite de la révolution de 1905.
La deuxième fut l’inconscience de la paysannerie. Plékhanov avait dit en 1889 que la révolution ne pourrait vaincre que comme révolution ouvrière. Cette formule était juste en ce sens que la classe ouvrière doit avoir l’hégémonie, être la force fondamentale dans la révolution. Mais elle était incomplète. Il aurait fallu dire : la révolution russe doit vaincre comme révolution ouvrière, mais pour cela il est indispensable que la classe ouvrière arrive à entraîner la paysannerie à sa suite. Or, en 1905, elle ne le pouvait pas. Le soviet de Saint-Pétersbourg était composé uniquement de députés ouvriers. La paysannerie manifestait si peu d’activité politique qu’on ne pouvait songer à la faire largement participer au soviet. Si l’on se rappelle que, le 9 janvier 1905, les ouvriers de l’usine Poutilov croyaient encore au tsar et allaient à lui avec des icones, on comprendra l’état d’esprit qui devait régner dans la masse paysanne, dont l’expérience politique était encore moindre. C’est pourquoi l’armée, composée en majeure partie de paysans, aida en fin de compte le tsarisme à écraser les ouvriers insurgés. En une dizaine de mois (du 9 janvier au 17 octobre 1905), la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg et des autres grandes villes de Russie acquit une expérience politique considérable et comprit ce qu’était la monarchie. Pour arriver au même résultat, il aurait fallu à la paysannerie et à l’armée paysanne un temps beaucoup plus long. Les mutineries de troupes, fréquentes de puis 1902, gardaient un caractère local et s’effectuaient sans programme révolutionnaire précis. Les premières manifestations du mouvement dans l’armée furent évidemment très significatives ; le soulèvement qui eut lieu dans la flotte de la mer Noire fut en particulier des plus symptomatiques. Pourtant, en 1905, le tsarisme avait encore bien en main l’armée et la paysannerie. Celle-ci, dans la révolution de 1905, n’était pas encore prête à devenir l’alliée fidèle du prolétariat : elle restait plus ou moins neutre, mais l’armée, composée presque entièrement de paysans, était plus disposée à se laisser entraîner par le tsarisme que par la révolution.
Enfin, la troisième cause d’insuccès fut la trahison de la bourgeoisie. Les menchéviks étaient profondément dans l’erreur en prétendant que l’échec de la révolution incombait entièrement à la classe ouvrière, coupable, selon eux, d’avoir formulé des revendications excessives. En réalité, comme le soulignait les bolchéviks, la bourgeoisie, au moment décisif, abandonna la lutte pour conclure un arrangement avec le tsarisme. Elle accueillit avec joie la misérable concession qui lui fut accordée le 17 octobre. Dès ce moment, tout le camp libéral bourgeois fit volte-face contre le prolétariat. Strouvé, qui avait la spécialité des formules lapidaires, mit alors en circulation l’expression de « folie déchaînée » pour désigner le mouvement gréviste qui se déroulait sous des mots d’ordre prolétariens. La bourgeoisie libérale disait qu’un vent de folie soufflait sur le pays et qu’il fallait à tout prix apaiser l’orage, sans quoi la Russie disparaîtrait dans un effroyable cataclysme.
En fait, elle avait un instinct de classe très sûr et calculait à merveille. Quand elle vit le tsarisme ébranlé venir à sa rencontre pour lui offrir un accord, elle tourna court vers la droite, trahit le mouvement libérateur et devint en fait l’alliée du tsar. Au début, elle avait cru que la classe ouvrière se sacrifierait uniquement pour assurer le triomphe d’une révolution bourgeoise ; mais, après octobre 1905, elle se convainquit de son erreur. Avec terreur elle s’aperçut alors que le prolétariat russe se préparait à jouer un rôle indépendant dans la révolution et s'apprêtait à lui porter un coup en même temps qu’au tsarisme. Epouvantée par le spectre de la révolution sociale qui se dressait devant elle, elle comprit que ses intérêts de classe exigeaient qu’elle s’alliât au tsarisme contre le prolétariat.
Telles sont les causes fondamentales de la défaite de la révolution de 1905.
Les résultats de 1905
Quelles furent les conséquences de la révolution de 1905 ? Tout d’abord, un regroupement des forces de classe. La bourgeoisie devint définitivement contre-révolutionnaire. En France, en 1789, la bourgeoisie, dans sa lutte contre la féodalité et la monarchie, fut une classe révolutionnaire. En Russie, en 1905, elle joua un rôle d’opposition plus ou moins marqué. Il fut un temps où, en partie tout au moins, elle recherchait l’alliance de la classe ouvrière. On connait les tentatives de Strouvé, Tougane-Baranovsky et autres pour arriver à un accord avec notre parti. Milioukov vint à Londres trouver Lénine, pour lu rendre hommage comme au chef des ouvriers et lui proposer une collaboration sur des bases déterminées. Il fut un temps où toute l’opposition bourgeoise, par haine du tsarisme, inclinait vers la coopération avec la classe ouvrière, espérant en secret que celle-ci deviendrait son instrument docile et tirerait pour elle les marrons du feu, comme ç’avait été le cas en 1848 en Allemagne et ailleurs. Mais plus le mouvement ouvrier manifestait son caractère de classe, plus la bourgeoisie se détournait du prolétariat, comprenait bien que, si mauvais que fût le tsar, il valait toujours mieux pour elle que la victoire de la classe ouvrière. Quand elle fut obligée de constater que la classe ouvrière avait acquis une expérience politique suffisante, qu’elle ne suivait plus les Gapone, mais son parti, qu’elle avait son programme, qu’elle revendiquait les huit heures et instituait son soviet, elle commença à faire machine en arrière et devint très vite une classe nettement contre-révolutionnaire. L’apparition du soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg joua un rôle décisif dans son évolution. Elle comprit qu’elle avait dans cette assemblée un ennemi extrêmement dangereux. Elle sentit que le soviet était le futur gouvernement ouvrier, c’est-à-dire un organe de classe du prolétariat dont elle ne pourrait jamais se rendre maître. Et elle commença alors à évoluer rapidement vers la réaction. Kautsky, qui, à cette époque, était encore marxiste, comprit parfaitement que la bourgeoisie russe était devenue une classe contre-révolutionnaire. Aussi, de 1906 à 1908, s’éleva-t-il vigoureusement contre les menchéviks russes, qui continuaient de fonder leur tactique sur l’alliance avec la bourgeoisie.
Ainsi, le premier résultat de la révolution de 1905 fut le passage de la bourgeoisie russe au camp de la contre-révolution. La seconde conséquence fut le réveil indéniable de la paysannerie, arrachée à son sommeil séculaire. Si le mouvement de 1905 ne triompha pas il posa en tout cas la question agraire dans toute son acuité, comme le montra l'apparition des premiers comités agraires. A la première et à la deuxième Douma, les représentants des paysans, qu’ils appartinssent au parti des Troudoviks (travaillistes) ou à la droite, prononcèrent des discours révolutionnaires enflammés. Chaque fois qu’ils avaient à parler de la terre, c’est-à-dire du sujet qui leur tenait au cœur, les députés paysans devenaient éloquents, et, consciemment ou non, s’exprimaient dans une langue nettement révolutionnaire.
Ainsi, le deuxième résultat de la révolution de 1905 fut de développer considérablement la con,science des masses rurales. Alors que la bourgeoisie se tournait vers la réaction, la paysannerie, elle, commença à évoluer vers la gauche.
La formule « 1847 ou 1849 ? »
Maintenant, que va-t-il advenir ? La révolution est-elle terminée ? Telles furent les questions qui, en 1906, se posèrent devant le parti. Des discussions s’engagèrent. Traversons-nous, disait-on, une année 1847 ou bien une année 1849 ? En d’autres termes, sommes-nous à la veille d’une révolution de 1848 ou bien au lendemain d’une révolution plus ou moins manquée comme celle de 1848 ? Comme on le sait, la révolution de 1848 se termina dans une série de pays par un avortement, un compromis, qui donna à la bourgeoisie les fruits de la victoire des masses révolutionnaires. Dans les milieux du parti on se demandait si l’année 1906 était pour la Russie l’équivalent de ce qu’avait été 1847 pour l’Allemagne et une grande partie de l’Europe, ou si, au contraire, elle correspondait à l’année 1849. Autrement dit, 1906 était-il le prélude d’une nouvelle période de batailles, ou bien marquait-il, comme 1949, l’achèvement des combats les plus importants et le commencement du déclin révolutionnaire ? Sur ce terrain et autour de cette formule : « 1847 ou 1849 ? » une discussion très âpre s’engagea entre bolchéviks et menchéviks.
Les bolchéviks soutenaient que 1906 équivalait à 1847, que
La révolution n’était pas terminée, que les problèmes objectifs qu’elle avait posés n’avaient pas encore reçu de solution décisive et que, tôt ou tard, la vague révolutionnaire enflerait à nouveau. La paysannerie, disions-nous, n’a pas obtenu la terre. Les revendications des ouvriers n’ont pas été satisfaites. Ouvriers et paysans forment l’immense majorité du pays. Ainsi les problèmes posés par la révolution ne sont pas encore résolus. Peut-être le tsar et Stolypine étoufferont-ils la révolution pour un temps, mais de nouveaux combats sont inévitables. Ce qui s’est passé en 1905 n’est que combats d’avant-postes ; les grandes batailles sont encore à venir.
Les menchéviks avaient, évidemment, un autre point de vue. Nous suivons maintenant, disaient-ils, la route suivie par la Prusse après son insuccès partiel de 1848 ; le tsar demeure, nous aurons une monarchie constitutionnelle, il faut nous adapter à cette réalité. De là découlait leur mot d’ordre : rendre à tout prix le parti légal, ou, comme nous disions ironiquement, ramper dans la légalité.
Ce point de vue des menchéviks était compréhensible. Ils avaient une bonne fois estimé que la révolution était terminée, qu’il n’y aurait plus de luttes, que la Russie entrait dans une période de calme et qu’elle se développerait à la manière prussienne. Par suite, il était clair que le parti devait renoncer à l’action clandestine, devenir légal, même en rognant sur son programme, s’adapter aux nouvelles conditions de vie et instaurer des rapports normaux avec la monarchie et les partis bourgeois.
Bolchéviks et menchéviks s’unissent
Telles étaient les deux plates-formes, celles des bolchéviks et celle des menchéviks, vers le printemps de 1906. A cette époque, sous la pression des masses, les états-majors bolchéviste et menchéviste furent obliger de s’unir. C’est là, dans l’histoire de notre parti, un épisode intéressant au plus haut point.
En somme, les masses obligèrent deux ou trois fois bolchéviks et menchéviks à se réconcilier. Il n’y a là rien d’étonnant. En 1917 encore, on pouvait entendre ces paroles : « Pourquoi faire la scission ? Plus nous saurons, mieux cela vaudra. Et si l’on ajoute au bolchévik le menchévik et le socialiste-révolutionnaire, la victoire sur la bourgeoisie et le tsarisme est assurée. » Ainsi raisonnaient beaucoup d’ouvriers, et même des membres du parti, qui n’avaient pas l’expérience de la lutte politique.
Quoi qu’il en soit, un fort mouvement en faveur de l’unification commença en 1905. Dans beaucoup de localités il se forma des comités fédératifs de bolchéviks et de menchéviks, qui fondèrent des organisations communes et dirigèrent ensemble la lutte. En fin de compte, le Comité Central bolchéviste fut amené à s’unir au Comité d’Organisation menchéviste. C’est également sous la pression des masses que fut convoqué le congrès d’unification du parti, qui eut lieu à Stockholm en 1906. A ce congrès, la principale divergence qui séparait bolchéviks et menchéviks consistait dans l’appréciation de la situation d’alors. Les bolchéviks affirmaient : Nous avons été battus dans la première mêlée révolutionnaire, mais une autre révolution vient qui tranchera les problèmes posés et non résolus par 1905. Les menchéviks, au contraire, déclaraient : Vous êtes des utopistes, des songes-creux. Vous ne voulez pas reconnaître que nous sommes en 1849 et non en 1847. Nous sommes battus à plate couture et la révolution russe est morte. La Russie entre dans la voie de la monarchie constitutionnelle et le parti doit suivre maintenant le chemin frayé par la social-démocratie européenne.
Victoire de la tendance menchéviste
Au congrès de Stockholm, la victoire resta aux menchéviks. Dans tout le pays, la défaite de 1905 avait suscité une dépression sensible parmi les ouvriers, et aussi parmi les membres du parti, dépression inévitable après l’insuccès du soulèvement de décembre et l’arrestation des membres du soviet de Saint-Pétersbourg. C’est là la raison pour laquelle les menchéviks réussirent à obtenir au congrès de Stockholm une majorité (d’ailleurs insignifiante) et dicter au parti leur tactique. Lorsque la question de l’insurrection armée fut posée, ils présentèrent, sous une forme diplomatique, une résolution qui l’écartait. Puis ils firent adopter le programme agraire Maslov-Plékhanov, qui était également dirigé contre la révolution et dont la réalisation aurait abouti à faire passer, au moyen des organes municipaux (zemstvos), la terre aux paysans les plus aisés. Enfin, les menchéviks décidèrent de participer aux élections à la première Douma d’Empire et d’avoir une fraction social-démocrate.
La tactique des bolchéviks
Il ne restait plus aux bolchéviks qu’à soumettre, puisqu’ils étaient en minorité et que les ouvriers demandaient l’unité. En réalité, le congrès d’unification ne réalisa aucunement l’union des bolchéviks et des menchéviks. Au Comité central, on prit – comme nous disions alors – quelques uns de nos camarades comme otages. Mais en même temps, au congrès même, les bolchéviks formèrent un Comité central spécial, qui était en somme un organe irrégulier au sein du parti. Cette période, où nous étions en minorité au C.C. et au Comité de Saint-Pétersbourg et où nous devions dissimuler notre travail révolutionnaire fractionnel, fut pour nous très pénible. Souvent deux secrétaires, l’un bolchévik, l’autre menchévik, se méfiant l’un de l’autre, passaient leur temps à se surveiller mutuellement. En somme, on avait deux partis en un seul.
Parmi les documents de ce temps qui reflètent le mieux la lutte des bolchéviks et des menchéviks, on peut citer la brochure : Compte-rendu du congrès de Stockholm aux ouvriers de Saint-Pétersbourg, écrite par Lénine, qui avait été à Stockholm le délégué des ouvriers petersbourgeois, ainsi que la brochure : La victoire des cadets et les tâches du parti ouvrier.
Continuation de la polémique « 1847 ou 1849 ? »
Après le congrès de Stockholm, suivi d’une période de domination menchéviste et de décroissance de la révolution, la polémique sur la question « 1848 ou 1849 ? » reprit de plus belle. Vous voyez à quel point vous vous êtes trompés, nous disaient les menchéviks triomphants ; vous pensiez que la révolution n’était pas terminée et que de nouvelles batailles étaient imminentes. Pourtant il s’est déjà écoulé pas mal de temps depuis décembre 1905. (Maintenant également, les menchéviks se réjouissent en voyant que la révolution mondiale « prédite » par les bolchéviks traîne en longueur et, comptant les mois et les années, ne cessent de nous demander où est notre révolution socialiste universelle).
La révolution suivante, il est vrai, n’eut lieu qu’au bout de onze ans, en 1917. Mais s’ensuit-il que les bolchéviks eussent tort ? Non. Ils s’étaient trompés dans les dates. Lénine s’était trompé en prédisant un nouveau soulèvement paysan pour la fin de l’été 1906. A vrai dire, nous supposions que les événements iraient beaucoup plus vite et nous ne pensions pas qu’une dizaine d’années avant la victoire de la classe ouvrière. Mais tout le monde s’est trompé sur les dates, même K. Marx, qui a pronostiqué à maintes reprises la proximité de la révolution mondiale. Tout révolutionnaire sincère, on le comprend, a tendance à voir la réalisation de ses vœux dans un avenir prochain. En tout cas, notre jugement d’ensemble était juste : la révolution n’était pas achevée, ses tâches objectives n’étaient pas accomplies, le prolétariat et la paysannerie n’avaient pas été satisfaits, de nouvelles luttes étaient inévitables, on ne suivrait pas la voie de la Prusse, mais la voie russe, on s’acheminait vers de grands bouleversements sociaux. Or, ces prédictions-là devaient se réaliser, ce dont on ne tarda pas à se rendre compte.
Le congrès de Stockholm coïncida avec le succès étourdissant des cadets aux élections de la première Douma d’Empire. La bourgeoisie libérale obtint un grand nombre de sièges au Parlement, où elle eut la prépondérance. Elle fit élire à la présidence de la Douma le fameux Mouromtsev. Le parti cadet était le premier à la Douma et ses chefs, Nabokov et autres, y étaient les orateurs les plus écoutés. En sommes, les élections furent une grande victoire pour le parti libéral, qui s’intitulait alors « constitutionnel-démocrates » ou, par abréviation, cadet[17]. Cette victoire était un événement politique important et il s’agissait de savoir comment notre parti allait réagir en l’occurrence.
« Ministère responsable » (cadet)
Le C.C. menchéviste, qui dirigeait alors le parti ouvrier, fut enthousiasmé de la victoire des cadets. Il considérait qu’une ère nouvelle commençait en Russie et que le triomphe du parti constitutionnel-démocrate, confirmant ses vues, aiderait le pays à résoudre dans le calme la question agraire et quelques questions fondamentales. Partant de là, les menchéviks lancèrent le mot d’ordre : « Ministère cadet » ou, comme on disait alors : « Ministère responsable », c’est-à-dire ayant à répondre de ses actes non devant le tsar, mais devant la Douma. C’est en somme la formule classique de tous les parlements bourgeois.. Le ministère, en principe, est responsable devant le Parlement, et, en fait, devant une poignée de banquiers. Les menchéviks, qui depuis longtemps rêvaient du parlementarisme « européen », considéraient le mot d’ordre : « Ministère responsable » comme l’expression achevée de la stratégie marxiste.
Aussitôt qu’ils eurent lancé ce mot d'ordre, ils entreprirent une agitation effrénée dans les quartiers ouvriers en faveur de l’idée d’un ministère responsable. Comme on le voit, ils étaient logiques, conséquents avec eux-mêmes : alors déjà, ils cherchaient une formule pour le soutien de la bourgeoisie. Mais l’affaire tourna très mal pour eux : ce mot d'ode perdit les menchéviks et nous permit de conquérir la majorité à Saint-Pétersbourg. Je me souviens que le quartier usinier de Viborgskaïa Storona était alors entièrement menchéviste. Nous, bolchéviks, nous parvenions à peine à nous faire écouter des ouvriers. Mais dès qu’il fut question d’un ministère cadet responsable et qu’il devint clair comme le jour que la tactique menchéviste conduisait au soutien du ministère bourgeois, le tableau changea. A partir de ce moment, les menchéviks commencèrent à perdre usine par usine le quartier Viborgskaïa Storona. En outre, la conférence social-démocrate de la ville de Saint-Pétersbourg se prononça contre le mot d’ordre menchéviste. Cette conférence se tint en Finlande, où l’on était alors relativement libre. Je me rappelle qu’un samedi, sous les regards soupçonneux d’une nuée d’espions, nous prîmes à la gare de Finlande le train pour Térioki. La conférence y eut lieu pendant la journée du dimanche, et peu s’en fallut qu’il ne se produisit des rixes entre bolchéviks et menchéviks. En fin de compte, malgré la pression du C.C. menchéviste, nous réussîmes pour la première fois à conquérir la majorité à Saint-Pétersbourg. C’était là une victoire considérable, car Saint-Pétersbourg était alors le centre politique du pays. Le C.C. menchéviste ne put rien contre notre Comité de Pétersbourg, et les journaux ne se firent pas faute de plaisanter, disant que le petit P.C. bolchéviste (comité pétersbourgeois) avait battu le grand C.C. menchéviste.
Dissolution de la 1ère Douma
Bien que dominée par les cadets, la première Douma d’Empire dut donner un gage au mouvement révolutionnaire, et surtout au mouvement paysan encore très fort. Elle posa, assez mollement d’ailleurs, la question agraire, ce qui l’amena en conflit avec le tsar. La première Douma fut dissoute. Furieux, le parti cadet alla aussi en Finlande tenir sa conférence illégale. De là, il lança le célèbre appel de Viborg, dans lequel il invitait la population à ne pas payer les impôts. Ce geste n’était en fait que la répétition de celui des libéraux modérés de 1848, qui frondaient la monarchie, mais ne se décidaient pas à soutenir sérieusement le mouvement révolutionnaire et savaient d’avance que nul n’écouterait leur invitation à refuser l’impôt. La monarchie tsariste, évidemment, ne prit pas au sérieux l’appel des cadets, dont elle se borna à condamner les auteurs à une peine insignifiante : trois mois de prison.
La dissolution de la Douma d’Empire ne fut qu’une petite brouille entre le tsar et la bourgeoisie libérale. Elle fut vite oubliée et, dans la deuxième Douma, des relations d’assez bon voisinage s’établirent entre les deux parties. Une fraction de la bourgeoisie libérale se mit à célébrer Stolypine.
Le congrès de Londres de 1907
C’est dans ces circonstances que se tint à Londres le cinquième congrès de notre parti. On discuta longuement sur le nom qu’on lui donnerait. Nous, bolchéviks, comptant le congrès spécial que nous avions tenu à Londres en 1905, nous considérions celui de Stockholm comme le quatrième et celui de Londres 1907 comme le cinquième. Mais les menchéviks ne reconnaissaient pas notre troisième congrès et ne voulaient pas considérer celui qui se tenait comme le cinquième ; ils proposaient de l’appeler simplement « congrès de Londres ».
A ce congrès étaient présentées trois nouvelles organisations : la social-démocratie polonaise, la social-démocratie lettone et le Bund qui, on s’en souvient, était sorti en 1903 de notre parti. Dans les questions de tactique, ces trois organisations étaient en majorité avec les bolchéviks. Et ainsi, grâce à l’arrivée de ces trois détachements, et bien que la révolution fût en décroissance, nous eûmes à Londres la majorité. Majorité faible sans doute, tenant parfois à deux voix, mais majorité tout de même. Les menchéviks s’accrochaient désespérément à la direction et il nous fallu mener une lutte acharnée pour leur enlever et libérer le parti de leur emprise.
C’est au congrès de Londres que fut posée pour la première fois dans notre parti la question du parlementarisme révolutionnaire. La discussion se déroula principalement entre Tséretelli, menchévik membre de la deuxième Douma, et Alexinsky, alors bolchévik et député des ouvriers de Saint-Pétersbourg au Parlement. (Monarchiste rallié aux « wrangeliens », Alexinsky, maintenant encore, signe : « Député à la Douma d’Empire des ouvriers de Saint-Pétersbourg ».)
Puis une vive discussion s’engagea sur l’attitude de la bourgeoisie libérale dans la révolution et sur le caractère de la révolution en général. Cette discussion, qui prit des proportions considérables, fut menée par les meilleurs théoriciens et les orateurs les plus talentueux des deux fractions. Les menchéviks furent représentés surtout par Plékhanov, et les bolchéviks, par Lénine et Rosa Luxembourg qui, dans notre parti, représentait les ouvriers polonais et avait en outre un mandat spécial du C.C. de la social-démocratie allemande pour le congrès de Londres. Les discours de Lénine et de Rosa Luxembourg nous apparaissent encore aujourd’hui comme des modèles d’analyse politique. A cet égard, la discussion qui eut lieu à Londres n’a pas vieilli le moins du monde, car elle portait sur la question fondamentale du rôle de la classe ouvrière russe dans la révolution. Le prolétariat devait-il se borner à servir d’auxiliaire à la bourgeoisie ou jouer un rôle indépendant dans la révolution ? Telle était la question que devait résoudre le congrès.
Sur les questions essentielles (caractère contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe, nécessité du rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution) ainsi que sur celle du congrès ouvrier (les menchéviks avaient proposé de réunir un congrès ouvrier sans-parti, voulant par là affaiblir le rôle de l’avant-garde du parti), les bolchéviks au congrès de Londres obtinrent une majorité considérable. Mais à l’élection du C.C., ils réunirent à grand-peine une très faible majorité.
Le C.C. élu au congrès de Londres
Le C.C. élu par le congrès de Londres ne nous donnait qu’une majorité des plus instables. Les menchéviks y avaient comme représentants : Martinov (aujourd’hui rallié au P.C.R.), N. Jordania (ex-président de la république menchéviste de Géorgie, maintenant dans l’émigration blanche à Paris), Goldman-Gorev (qui a abandonné actuellement les menchéviks) et Noé Ramichvili (membre du gouvernement menchéviste géorgien, se signala par sa férocité envers les ouvriers ; maintenant à Paris). Les représentants des Polonais étaient Tyszko (fusillé dans sa prison peu après le meurtre de K. Liebknecht et de Rosa Luxembourg) et Varski (aujourd’hui membre du P.C.R.) ; ceux du Bund, Abramovitch et Lieber (actuellement réactionnaires avérés) ; ceux des bolchéviks, Lénine, Zinoviev (c’était alors la première fois que j’étais élu au C.C.), I. Goldenberg (qui, défensiste pendant la guerre, revint ensuite au bolchévisme), Rojkov (littérateur bolchéviste) et enfin feu Doubrovinsky et A. Téodorovitch (maintenant au commissariat de l’Agriculture). Les Lettons étaient représentés par Rozine (bolchévik) et Hermann qui, partisan de la conciliation, votait tour à tour pour les menchéviks et pour les bolchéviks.
On se représente quelle politique stable pouvait résulter d’une telle cohabitation des menchéviks et des bolchéviks dans le C.C. Les bolchéviks s’en rendaient compte et ils s’efforcèrent au congrès de Londres même d’élire leur « Centre » occulte. Nous collaborerons au C.C. ; disions-nous,, et nous supporterons par devoir une situation pénible ; mais le véritable travail sera fait par notre Centre bolchéviste. Il était clair, en effet, que notre mariage forcé avec les menchéviks ne serait pas de longue durée.
Ainsi le congrès de Londres donna la victoire théorique aux bolchéviks et enleva aux menchéviks le pouvoir dans le parti. Mais le C.C. ne nous appartenait pas entièrement, la situation restait des plus instables et nous dûmes créer une organisation spéciale pour notre fraction.
A peine étions-nous revenus du congrès de Londres que la deuxième Douma fut dissoute. La fraction parlementaire social-démocrate fut arrêtée sous l’inculpation de complot, et l’on monta contre elle un procès qui se termina par le bagne pour plusieurs députés. Nous entrâmes dans une période d’illégalité. Nos journaux furent interdits. La bourgeoisie libérale, tout en protestant contre la dissolution de la Douma, ne songeait déjà plus à courir à Viborg pour y lancer des appels. Elle restait tranquillement à Saint-Pétersbourg et se contentait de prononcer de temps à autre, par acquit de conscience, des discours d’opposition ou de faire de l’esprit à propos des « cravates » de Stolypine, c’est-à-dire des cordes de potence. Au fond, elle était en grande majorité pour la constitution Stolypine.
La 3ème Douma
La deuxième Douma dissoute, la monarchie se préoccupa d’en convoquer une troisième, après avoir toutefois « légèrement » modifié la loi électorale. La nouvelle loi restreignait considérablement le droit de suffrage des paysans. Quant aux ouvriers, il était impossible de rien leur enlever, car leurs droits électoraux étaient à peu près inexistants. Ces mesures étaient compréhensibles. Jusqu’à la deuxième Douma, l’autocratie avait mis son espoir dans le moujik. Pobiédonostsev lui-même, le plus rotors des monarchistes, comptait sur le « bon sens » du paysan qui, se disait-il, croyait au tsar et ne marcherait jamais contre le « petit père ». Mais la deuxième Douma montra que les paysans, eux aussi, commençaient à s’émanciper. C’est pourquoi la nouvelle loi électorale, sous une forme habile il est vrai, les privait en somme du droit de vote. Aux élections du premier degré chaque paysan continuait à avoir le droit de vote. Mais ce droit était purement fictif. Les élus paysans devaient passer par le crible des pomiestchiks, qui avaient la majorité et élisaient le moujik qui leur plaisait. Ainsi, entre la deuxième et la troisième Douma, la monarchie perdit toute confiance en la paysannerie, en même temps que cette dernière perdait sa foi au tsar.
Fallait-il participer à la Douma d’Empire, qui visiblement allait être sous la coupe des pires réactionnaires ? Telle était la question qui se posait au parti. Des désaccords sérieux s’élevèrent à ce sujet parmi les bolchéviks. La majorité des dirigeants se prononçait pour le boycottage de la Douma, espérant provoquer un mouvement analogue à celui de la Douma de Bouliguine. Une lutte acharnée se déroula dans le groupe bolchéviste. Lénine, avec quelques adeptes, défendit la participation, mais la masse des bolchéviks était contre lui. On lui reprocha d’évoluer vers la droite en conseillant aux ouvriers d’entrer dans l’assemblée archi-réactionnaire que serait la troisième Douma. Lénine répondait que la troisième Douma serait une « écurie », mais que l’intérêt de la classe ouvrière exigeait néanmoins que nous y siégions. En 1905, on pouvait compter que la révolution allait éclater d’un jour à l’autre et nous permettre de balayer le tsarisme et la Douma Boulyguine. En 1907, la corrélation des forces n’était plus la même et il était clair que la monarchie durerait encore quelques années. Notre boycottage n’empêcherait pas la troisième Douma de se réunir. Nous devions nous préparer à une période de réaction renforcée. La Douma serait une écurie, mais nous pourrions y être de quelque utilité à la classe ouvrière en utilisant la tribune parlementaire pour faire parvenir notre voix au pays. Finalement, le point de vue de Lénine triompha dans le parti, qui décida de participer aux élections à la Douma.
Discussion sur l’utilisation des possibilités légales
Une discussion s’éleva sur l’utilisation des possibilités légales. Le parti était presque complètement illégal. Ses députés à la deuxième Douma était au bagne et il ne lui restait que de rares foyers légaux : quelques syndicats et clubs ouvriers, ainsi que la troisième Douma, où les ouvriers pourraient faire entrer quelques hommes pour crier la vérité au peuple par-dessus la tête des Cent-Noirs. La discussion sur l’utilisation des possibilités légales mit les bolchéviks dans une situation assez critique. Si à ce moment la tendance antiléniniste avait remporté une victoire durable, notre parti se serait transformé en secte. Notre travail dans les syndicats ne donnait pas des résultats suffisants, car nous avions laissé passer le moment favorable. Pendant un temps la tendance antisyndicale eut le dessus dans la fraction bolchéviste. « Pourquoi aller dans les syndicats ? disait-on. Notre affaire, c’est le parti. Nous resterons dans l’illégalité, nous y travaillerons. Pour ce qui est des organisations professionnelles, que les menchéviks y siègent ! » C’était là une grosse faute et qui nous coûta cher. Jusqu’en novembre 1917, les menchéviks eurent la majorité dans les syndicats et ce n’est qu’après la révolution que nous réussîmes à la leur enlever. La pensée fondamentale de Lénine était qu’il nous fallait rester liés aux masses ouvrières, ne pas nous borner à l’action clandestine, ne pas nous transformer en un cercle étroit. Si les ouvriers étaient dans les syndicats, nous aussi devions y être. Si nous pouvions envoyer à la Douma tsariste ne fût-ce qu’un homme, il fallait le faire : il dirait la vérité aux ouvriers et nous répandrions son discours par des tracts. Si l’on pouvait être utile aux ouvriers dans un club ouvrier, il fallait y entrer. Nous devions utiliser toutes les possibilités légales pour ne pas nous détacher des masses ouvrières, pour vivre leur vie et ne pas devenir de simples propagandistes se bornant à débiter des lieux communs sur la révolution. Les ouvriers, disait Lénine, ne goûte guère les péroreurs. Ils veulent que le parti se fonde en quelque sorte avec eux, qu’il soit à leurs côtés aux moments difficiles, qu’il s’occupe des questions de leur vie courante, qu’il reste dans les syndicats, les coopératives, les clubs, partout où il y a des ouvriers organisés.
C’est grâce à l’immense autorité dont jouissait Lénine, bien qu’il fut en minorité, que la fraction des bolchéviks se décida à participer à la troisième Douma d’Empire. Nous réussîmes à avoir quelques députés entre autre Polétaïev, qui plus tard joua un rôle considérable dans l’organisation de la Zviesda et de la Pravda.
Cette discussion dans la fraction bolchéviste est importante ; nous aurons à y revenir dans notre étude de l’otzovisme.
Le liquidationnisme
En même temps que les bolchéviks se divisaient en partisans et adversaires de l’utilisation des possibilités légales, un courant qui reçut le nom de « liquidationnisme » prenait naissance chez les menchéviks.
Plusieurs chefs menchévistes estimaient qu’il était nécessaire, comme ils disaient, de liquider l’action clandestine, c’est-à-dire d’abandonner l’organisation illégale, de s’adapter au régime du 3 juin[18], d’édulcorer le programme du parti, afin de le rendre acceptable pour la monarchie tsariste, de reconnaître une fois pour toute que la révolution était finie et de devenir un parti social-démocrate au sens « européen » du terme.
Le représentant le plus brillant de cette tendance n’était autre que notre actuel compagnon d’armes, notre cher camarade Larine. Il était alors menchévik-liquidateur forcené, ce qui ne l’empêche pas maintenant de se poser de temps à autre en représentant de la « gauche » du bolchévisme. Il fonda à Saint-Pétersbourg une petite revue légale, la Régénération, que Stolypine tolérait intentionnellement. Son groupe de menchéviks-liquidateurs, qui comprenait entre autres Iéjov, Potressov et Lévitsky, fut surnommé par Lénine « parti ouvrier stolypinien ». Les liquidateurs fondèrent ensuite une seconde revue scientifique, la Nacha Zaria, à laquelle collaborèrent Martov, Dan, Potressov et, pendant un certain temps, Trotsky. Ils se moquaient de notre organisation illégale.
Dans n’importe quelle ville, écrivait Larine, il n’est pas difficile de grouper quelques cercles de morveux, mais les gens intelligents ne se confineront pas dans l’action clandestine.
Les liquidateurs boycottèrent notre comité central. Leurs leaders Mikhaïl, Romane, Youri, tous trois membres du C.C., déclarèrent qu’ils ne se sentaient aucun goût pour nos enfantillages, qu’ils n’assisteraient pas aux réunions de notre Comité central, qu’il fallait dissoudre toutes les organisations illégales, qui avaient fait leur temps, et constituer un parti social-démocrate analogue à ceux qui existaient en Europe. Martov et Dan, qui se trouvaient à l’étranger, gardaient une attitude modérée, afin de ne pas perdre la position qu’ils occupaient dans notre parti. Et c’est ainsi qu’ils établirent, comme disait Lénine, une certaine « division du travail » : Potressov, Iejoj, Lévitsky, Larine et leurs compagnons s’installèrent à Saint-Pétersbourg, d’où ils bombardèrent ouvertement le parti illégal ; quant à Martov et Dan, ils restèrent dans l’appareil illégal du parti à l’étranger pour le saboter du dedans.
Les « liquidateurs » et la bourgeoisie. Le mouvement liquidateur fut vigoureusement soutenu dans toute la Russie par la bourgeoisie libérale. Alors que nos militants légaux étaient poursuivis et arrêtés, les menchéviks avec leurs syndicats avaient l’appui de la Riétch[19] et de la bourgeoisie libérale, ils travaillaient légalement dans les clubs et s’installaient dans les journaux professionnels. Les libéraux et les monarchistes étaient ouvertement favorable aux liquidateurs, espérant qu’ils décomposeraient notre parti commun et démoraliseraient l’avant-garde de la classe ouvrière.
A partir de 1908, le mouvement revêt des contours très nets, et le terme de « liquidationnisme » acquiert droit de cité. Beaucoup de vieux ouvriers menchévistes passent alors au groupe de la Nacha Zaria, dirigée par Potressov, et deviennent liquidateurs. A chaque pas, le reniement impudent s’étale. On traîne dans la boue le passé du parti, on qualifie l’action illégale de sottise et d’inconscience et l’on commence à prêcher l’adaptation au régime stolypinien. Ainsi, à côté du parti libéral, on a le « parti ouvrier stolypinien ».
Les liquidateurs avaient pris comme principal mot d’ordre la liberté de coalition et cherchaient à faire accroire que les bolchéviks en étaient adversaires. Les bolchéviks, évidemment, étaient pour la liberté de coalition, mais ils disaient que la classe ouvrière n’obtiendrait pas cette liberté de la monarchie tsariste. Les menchéviks-liquidateurs étaient revenus à la théorie des droits partiels en vogue au temps des économistes. De même que les économistes, vers 1898, déclaraient qu’il fallait, au début, se borner à présenter des revendications partielles à l’autocratie et ne pas lancer le mot d’ordre du renversement du tsarisme, de même les liquidateurs remplaçaient la lutte révolutionnaire contre la monarchie tsariste par des revendications partielles (liberté de presse, etc.) dans le cadre de l’autocratie.
Finalement la scission entre les bolchéviks et menchéviks devint complète, les premiers continuant de mettre en tête de leur programme la révolution, les seconds proposant des réformes dans le cadre de l’Etat monarchique. Les menchéviks dégénérèrent en réformistes avérés, les bolchéviks restèrent des révolutionnaires. Qui veut la liberté de coalition, disions-nous aux ouvriers, doit renverser le tsar, qui ne l’accordera jamais. Qui veut la liberté de coalition, répondaient les menchéviks, doit renverser le parti illégal, s’adapter au régime actuel et devenir un social-démocrate.
Les menchéviks-partiitsi
Outre ces deux groupes fondamentaux du menchévisme, dont l’un, dirigé par Martov, restait dans le parti pour le désagréger, et dont l’autre, ayant à sa tête Potressov, s’intitulait ouvertement liquidateur, il y en eut un troisième dirigé par Plékhanov. Revenant à ses premières amours, Plékhanov se rangea du côté du parti révolutionnaire illégal et constitua un groupe distinct, celui des menchéviks-partitsi. Il collabora à l’organe central illégal du parti, le Social-Démocrate, dont les rédacteurs étaient Lénine et moi pour les bolchéviks, Varski pour la sociale-démocratie polonaise, Martov et Dan pour les menchéviks. En qualité de menchévik-partiitsi, il écrivit une série d’articles étincelants pour défendre le parti illégal. Les menchéviks se mirent à le plaisanter et à dire qu’il avait attendu la vieillesse pour se faire le « barde de l’action clandestine ». Mais Plékhanov ne s’en émut pas, car, à la différence de beaucoup de menchéviks, il s’était, dans sa vie, presque toujours comporté en révolutionnaire.
Qu’on me permette de rapporter à ce propos un trait que j’ai recueilli dans l’Histoire de la social-démocratie russe de Martov et qui contribuera à mettre en lumière la physionomie de Plékhanov. Au début de 1905, quand la lutte contre le tsarisme était particulièrement violente, Plékhanov se prononça nettement pour la terreur.
Il fut un moment, écrit Martov, où Plékhanov lui-même qui pourtant avait toujours été adversaire des méthodes terroristes, posa au Conseil du parti la question d’un accord avec les socialistes-révolutionnaires au sujet d’actes terroristes, qu’il considérait comme rationnels dans la situation d’alors. L’accord ne fut repoussé que grâce à un ultimatum de Martov et d’Axelrod, qui menacèrent de quitter le Conseil et d’en appeler au parti. Les éléments bolchévistes du parti, eux aussi, inclinaient de plus en plus vers la terreur, mais, dans l’ensemble, le parti y resta opposé.
Cet épisode montre que Plékhanov, en tout cas, n’était pas un doctrinaire figé. Il combattait la terreur, lorsqu’il voyait qu’elle désagrégeait le parti et nuisait à la lutte de masse ; mais quand il vit approcher le moment décisif, il jugea nécessaire de la mettre à l'ordre du jour.
Plékhanov « barde de l’action clandestine »
Au cours des pénibles années 1909, 1910 et 1911, Plékhanov rendit des services inappréciables au parti en se faisant le « barde de l’action clandestine ». Il nous soutint dans notre organe littéraire illégal, puis dans notre organe légal, stimulant la partie bolchéviste de la fraction parlementaire et nous aidant énergiquement dans la lutte contre ceux qui enterraient le parti illégal. Son appui était d’une extrême importance étant donné l’état d’esprit qui régnait alors, et qu’on a peine à se représenter aujourd’hui. Après l’écrasement de la révolution, alors qu’un grand nombre de nos militants avaient dû passer la frontière et que la démoralisation se faisait partout sentir, il n’était pas d’organisation locale où il n’y eût un provocateur ; on se surveillait, on se craignait les uns aux autres, personne n’avait confiance en son voisin. La pornographie fleurissait dans la littérature, la mentalité de Sanine[20] pénétrait dans les milieux intellectuels révolutionnaires. La Douma d’Empire était devenue le rempart de la pire réaction. Le parti s’effritait en petits groupes voués à l’impuissance, en même temps que les liquidateurs chantaient le De profundis du parti illégal. Et c’est alors que Plékhanov, qui faisait autorité parmi les menchéviks, se mit à combattre vigoureusement les liquidateurs. Son appui fut des plus précieux parmi les bolchéviks, qui soutenaient l’idée d’un parti illégal.
C’est dans l’adversité que se reconnaissent les chefs véritables. Et c’est à cette époque, pénible entre toutes, que Lénine se révéla vraiment comme un chef supérieur. En ces jours de dépression, d’apostasie et d’effondrement où personne ne croyait à la révolution et au parti, il dut seul – ou presque – défendre l’idée du parti par la parole, par la plume et par l’action.
Ainsi, à cette époque, les menchéviks étaient divisés en deux camps principaux : les liquidateurs avec Potressov et Larine et les partiitsi avec Plékhanov. Il existait en outre un troisième courant intermédiaire, qui, dirigé par Martov et Dan, se rapprochait beaucoup de celui des liquidateurs. Parmi les bolchéviks, les deux tendances qui avaient surgi à propos du boycottage de la troisième Douma étaient devenues plus accentuées et plus générales : deux camps s’étaient constitués : les partisans et les adversaires de l’utilisation des possibilités légales.
Vers 1909, la lutte revêtit chez les bolchéviks un caractère assez aigu. Au début de la troisième Douma, nous avions discuté pour savoir s’il fallait y participer. Maintenant, la tendance du boycottage s’était cristallisée en une fraction et avait un nom spécial : l’otzovisme. Le groupe bolchéviste s’était divisé sur trois questions : otzovisme, ultimatisme, déisme, dont il est nécessaire de donner une explication détaillée. Commençons par l’otzovisme.
L’ « otzovisme »
Une partie des bolchéviks et des organisations locales, et même pendant un certain temps le Comité régional de la Russie Centrale, se prononcèrent pour le rappel[21] des députés social-démocrates de la troisième Douma. Selon eux, un révolutionnaire véritable n’avait rien à faire dans la Douma tsariste, qui était une institution archi-réactionnaire. Ceux qui y étaient entrés étaient devenus des liquidateurs et avaient renié la révolution. L’utilisation des possibilités légales était irréalisable dans la situation d’alors et un bolchévik digne de ce nom n’avait rien à faire dans un syndicat ou dans un club ouvrier fonctionnant sous la surveillance de la police. Considérant comme erronée et opportuniste l’utilisation des possibilités légales préconisée par Lénine, les otzovistes accusaient ce dernier et ses adeptes d’évoluer vers la droite, de ne plus croire à la révolution.
C’était là une tendance extrêmement dangereuse et qui servait les liquidateurs. Les otzovistes étaient dirigés par Stanislas Volsky (intellectuel moscovite ; devint menchévik pendant la révolution d’octobre, puis garde blanc avéré) et Alexinsky. Ils étaient plus ou moins soutenus par A. Bogdanov (philosophe et économiste ; publia après la révolution de février une brochure défensiste ; a quitté maintenant le parti) et Lounatcharsky. Le malheur était que, par haine de la Douma tsariste et des liquidateurs, un certain nombre d’excellents ouvriers révolutionnaires soutenaient l’otzovisme.
Dans le journal de la fraction bolchéviste, le Prolétaire, rédigé par Lénine, Kaménev et moi, nous appelions les otzovistes des « liquidateurs de gauche », montrant que leur idée, extérieurement révolutionnaire, ne tendait rien moins qu’à nous détacher des masses ouvrières et de leur lutte quotidienne. Les menchéviks désiraient précisément que nous quittions les syndicats et la Douma d’Empire et que nous nous écartions des milieux ouvriers. Ils auraient été heureux de nous voir nous renfermer dans de petits cercles étroits et nous écarter complètement de la vie politique. Je le répète, l’otzovisme était très dangereux, et si nous ne l’avions pas combattu énergiquement, le parti ne serait pas devenu un parti de masse.
La force du bolchévisme est d’avoir su, à toutes les étapes de son dur chemin, se lier à la masse et répondre non seulement aux questions fondamentales de la révolution, mais à toutes les questions quotidiennes de la vie ouvrière. Manquant trop souvent de cette souplesse, les jeunes partis communistes qui se constitue actuellement dans les autres pays ont tendance à se transformer en sectes ; ils se replient sur eux-mêmes et délaissent les masses, comme ça été un moment le cas pour le parti italien. Sous ce rapport, ils répètent les erreurs de l’otzovisme, erreurs qui, sous leur forme actuelle, ont été supérieurement analysées et vigoureusement combattues par Lénine dans La Maladie infantile du communisme.
L’ « ultimatisme »
Le mot « ultimatisme » vient de ultimatum. Reprochant à Lénine de donner dans l’opportunisme, un certain nombre de bolchéviks, très influents alors constituèrent une fraction distincte : celles des ultimatistes. Cette fraction était dirigée par A. Bogdanov[22], auteur d’une Economie politique, A. Lounatcharsky , Pokrovsky, et quelques autres camarades en vue. Elle était également soutenue par Gorki, qui était alors tout à fait « à gauche ».
A vrai dire, la différence entre l’otzovisme et l’ultimatisme était très légère. Au lieu du rappel immédiat et sans condition des députés social-démocrates de la Douma, les ultimatistes voulait qu’on commençât par exiger de ces derniers un changement radical de leur tactique ; ceux qui ne se soumettraient pas à l’ultimatum devraient quitter le parti. C’était l’otzovisme sous une forme quelque peu atténuée. Ne comprenant pas que la parole révolutionnaire lancée de la tribune d’un parlement archi-réactionnaire aurait un grand retentissement dans toute la Russie, les ultimatistes voulaient, au moyen de leur ultimatum, obliger nos députés à se retirer de la Douma. Ils jouissaient d’une grande influence dans la fraction bolchéviste ainsi qu’à notre Comité central. Pratiquement, ils faisaient toujours front unique avec les otzovistes.
Le déisme
Enfin, il existait parmi les bolchéviks une troisième tendance, appelée « déisme », et représentée principalement par Lounatcharsky et M. Gorki. Elle trouva son expression dans un certain nombre d'articles de Lounatcharsky et dans les Confessions de Gorki.
Tout en se défendant de croire au Dieu banal, usuel, les déistes se fabriquaient une divinité spéciale, presque marxiste, et, par là, payaient tribut aux tendances religieuses de l’époque. En ce temps-là, la décomposition qui suit inévitablement les lourdes défaites se faisait sentir dans tous les domaines de la science et de la littérature. L’épanouissement de la pornographie allait de pair avec celui du mysticisme et de la religiosité. Cette atmosphère spéciale ne fut pas sans influer sur quelques uns des esprits les plus raffinés de notre parti et, entre autres, sur Gorki et Lounatcharsky. Ces derniers tentèrent, quelque étrange que cela puisse paraître, de marier leur déisme avec l’otzovisme. Ayant rassemblé dans les organisations une vingtaine d’ouvriers des plus doués, ils les emmenèrent dans l’île de Capri pour leur enseigner soi-disant le marxisme. Pratiquement, ils leur enseignèrent beaucoup moins le marxisme que le déisme et l’otzovisme. Leurs élèves étaient pour la plupart de très braves gens, dont beaucoup occupent aujourd’hui des postes importants dans notre République. Ils écoutèrent volontiers les leçons de marxisme et d’histoire littéraires de Gorki, mais ils ne mordirent guère à l’otzovisme. Et quand il fut question de déisme, l’instinct prolétarien se réveilla en eux et ils déclarèrent : « Non, pas de ça ! » Finalement la moitié d’entre eux, sous la direction de l’ouvrier Vilonov, s’enfuirent une belle nuit de l’île de Capri et allèrent rejoindre Lénine et les autres bolchéviks qui éditaient alors à Paris le Prolétaire. Après avoir passé un certain temps par notre école, ils retournèrent en Russie comme représentants de notre tendance.
L’école de notre parti à l’étranger joua un grand rôle. A cette époque où le parti était réduit à rien, ce groupe de vingt ouvriers dirigeants fut une force, presque le Comité central de notre parti. Bogdanov et consorts essayèrent, sous le couvert d’une école du parti, de dresser leur fraction otzoviste-ultimatiste contre Lénine, mais leur tentative n’eut que très peu de succès. Notre groupe riposta en fondant une école ouvrière bolchéviste à Longjumeau, près de Paris. Cette école, dont les principaux organisateurs furent Ordjonikidzé et Schwartz, joua un rôle important dans la préparation de la conférence panrusse du parti à Prague et dans la restauration du parti bolchévik illégal.
Lutte contre l’otzovisme et les autres tendances anti-bolchévistes
Il nous fallut soutenir contre l’otzovisme, l’ultimatisme et le déisme une lutte acharnée, qui se termina par une scission dans la fraction bolchéviste. Nous fîmes venir une série de délégués de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d’autres villes et nous convoquâmes à Paris une conférence bolchéviste, où nous exclûmes de notre fraction les déistes, ainsi que les Bogdanov et consorts. Ce moment de l’histoire du bolchévisme est des plus importants. (Pour plus de détails, voir la collection du journal le Prolétaire, où Lénine publia à ce propos une série d’articles étincelants, que l’on peut trouver maintenant dans ses Œuvres complètes.) La lutte fut extrêmement pénible, car nos adversaires comptaient parmi eux, des hommes jouissant d’une grande autorité dans le parti. Le bolchévisme ne fut définitivement constitué qu’après cette lutte contre la « gauche ». Nos adversaires nous reprochaient notre alliance avec Plékhanov. Mais elle était entièrement justifiée, et maintenant encore nous faisons front unique avec les plékhanoviens pour la défense du matérialisme. Lounatcharsky et Bogdanov, eux, étaient en philosophie les adversaires de Marx, et Bogdanov était et est encore un partisan d’Ernst Mach, dont la philosophie n’a rien de commun avec celle de Marx (ce que Lénine a démontré dans son ouvrage sur l’empiro-criticisme). Si nous fîmes alliance avec Plékhanov, ce fut, je le répète, pour défendre le matérialisme historique. Et le bolchévisme ne se constitua définitivement qu’après avoir combattu non seulement le « liquidationnisme » et le menchévisme, mais aussi les liquidateurs « de gauche » et les otzovistes. Ces derniers reprirent le titre de notre journal Vpériod ! (En avant !), qui paraissait en 1905, et éditèrent sous ce titre une revue. Les vpérédovtsi se proclamaient les seuls vrais bolchéviks et rangeaient les léniniens dans la droite.
L’histoire de la lutte contre toutes les tendances est particulièrement précieuse pour ceux qui veulent se familiariser avec la base théorique du bolchévisme. Les bolchéviks n’ont jamais prétendu être plus « gauche » que n’importe qui au sens vulgaire du terme. Nous avons toujours repoussé et combattu résolument le « gauchisme » qui va jusqu’au déisme, jusqu’au futurisme. Et, dans cette lutte, les bolchéviks orthodoxes se sont trempés contre le réformisme dissolvant, aussi bien que contre l’idéalisme vague et l’otzovisme, qui n’était au fond que l’esprit d’aventure appliqué à la politique.
La lutte pour la régénération idéologique du parti dura toute l’année 1909. La situation, je le répète, était extrêmement pénible. L’esprit révolutionnaire faiblissait chez un grand nombre de camarades. Notre parti s’émiettait en groupes, sous-groupes et fractions. Un petit groupe de conciliateurs, qui s’intitulaient bolchéviks-partiitsi, se détacha également des léniniens. Par ses hésitations, il fit beaucoup de tort au parti et servit considérablement les liquidateurs. Plusieurs de ses membres, comme M. Loubimov, se rallièrent dans la suite aux menchéviks défensistes ; les autres, comme Rykov et Sokolnikov, comprirent leur erreur et rejoignirent les bolchéviks léniniens. En ces temps, notre tâche fut de rassembler pierre à pierre les matériaux du parti, de préparer sa régénération et surtout de défendre les bases mêmes du marxisme contre tous ceux qui le dénaturaient.
Cette période de l’histoire du bolchévisme est rude, mais glorieuse. Si le bolchévisme avait fait alors des concessions théoriques ou politiques à ses adversaires, il n’aurait pu jouer son rôle historique. Voilà pourquoi cette page de notre histoire mérite une étude attentive de la part de notre jeunesse, surtout à l’heure actuelle où surgissent, de-ci de-là, des théories qui rappellent sur bien des points celles de l’époque que je viens de décrire.
La multiplicité des groupes, sous-groupes, fractions et tendances dans notre parti suscitait alors de nombreuses récriminations parmi les ouvriers, et souvent aussi les railleries de nos adversaires. A l’un des congrès de la social-démocratie allemande, le président actuel de la République allemande, Ebert, se moqua publiquement de nos « sempiternelles » divisions. Il fallut toute la clairvoyance et l’énergie de Lénine pour maintenir strictement la ligne du bolchévisme orthodoxe au cours de notre lutte contre ces innombrables groupes et fractions. Maintenant encore, il surgit de temps à autre, à l’intérieur et autour du parti, des groupes, des tendances, qui ne sont pour la plupart que des déviations petites-bourgeoises du léninisme et que nos jeunes camarades doivent savoir analyser, démasquer et combattre.Sixième conférence[modifier le wikicode]
Les années de la réaction stolypinienne furent extrêmement dangereuses, critiques même pour l’existence du parti. On peut hardiment affirmer qu’en cette période pénible, le parti, en tant qu’organisation panrusse, n’existait pas. Il s’était fragmenté en petits groupes isolés, où régnait l’abattement, conséquence de l’écrasement de la révolution. Dans une telle situation, la vie en commun dans le parti avec les menchéviks était grosse de dangers. Les liquidateurs soulignaient avec malveillance que le parti, comme tout, comme organisation d’ensemble, n’existait plus. Et tandis que chaque révolutionnaire dévoué au parti en concluait à la nécessité de travailler de toutes ses forces à le reconstruire, les menchéviks, au contraire, se réjouissaient de l’émiettement du parti et cherchaient à constituer une nouvelle organisation sans liaison idéologique avec l’ancienne. Pendant quelques années, une lutte sourde se poursuivit entre les bolchéviks et les liquidateurs. Comme nous l’avons dit, il ne manqua pas de groupes conciliateurs, qui s’efforçaient de trouver une ligne intermédiaire, de concilier les deux parties.
La conférence de Paris (1908)
La première tentative de conciliation eut lieu en décembre 1908, à la conférence panrusse du parti, réunie à Paris. Y assistaient tous les représentants du parti à l’étranger et une série de délégués des comités travaillant en Russie. Le groupe de Martov, qui tenait le milieu entre les menchéviks-partiitsi et les liquidateurs, était venu également à la conférence, pour y continuer de saper et de désagréger le parti. La fraction parlementaire avait été aussi invitée en la personne de Tchéïdzé. Mais celui-ci ne vint pas. Son abstention, volontaire, réfléchie, avait une sérieuse signification politique. Bien qu’entourée d’excuses diplomatiques, elle signifiait que la fraction de la Douma, dont Tchéïdzé était le chef, ne voulait pas reconnaître le parti et se considérait comme au dessus de lui. En d’autres termes, la fraction parlementaire montra une fois de plus, par cette attitude, ses sympathies pour les liquidateurs.
La conférence de Paris adopta des résolutions, politiquement plus ou moins justes, mais condamnant, sous une forme très modérée, le liquidationnisme. La conférence et le Comité central d’alors (élu au congrès de Londres) désiraient rester en bons termes avec le groupe de Martov. Aussi ne pouvaient-ils déclarer franchement la guerre au liquidationnisme et se bornèrent-ils à lui opposer des formules théoriques. Ainsi, manquant de netteté, la conférence de Paris ne fut pas très utile au parti, d’autant plus que c’était le moment où la contre-révolution fleurissait, où Stolypine était à l’apogée de sa puissance et où, seule, une croisade contre le « parti ouvrier stolypinien » pouvait donner des résultats pratiques.
Dernière assemblée plénière du C.C.
Un autre essai de conservation de l’unité avec les menchéviks eut lieu au début de 1910 à l’assemblée du C.C. du parti à Paris. Ce fut la dernière assemblée plénière à laquelle participèrent bolchéviks et menchéviks, car les événements ultérieurs mirent fin à leur collaboration.
Deux groupes de bolchéviks entrèrent alors en scène : les bolchéviks-conciliateurs, ou bolchéviks-partiitsi, et les bolchéviks intransigeants, qui s’intitulaient bolchéviks orthodoxes. Le premier groupe comprenait plusieurs camarades qui occupent aujourd’hui des postes importants dans le parti (Rykov, Sokolnikov, Vladimirov, Lozovsky, etc.). Son leader était Doubrovinsky[23], un des militants les plus dévoués et les plus remarquables, tant par son prestige personnel que par les immenses services qu’il rendit à l’organisation. En 1909-1910, alors que la nécessité de la rupture avec les menchéviks était déjà claire, Doubrovinsky commit la faute politique de s’accrocher à l’idée d’unité, persistant à affirmer qu’il fallait malgré tout collaborer avec les menchéviks. Son groupe fit bloc avec des éléments – les menchéviks-partiitsi – qui exploitaient l’idée de l’unité dans leurs buts personnels. Parmi ces derniers il faut ranger une partie des bundistes, Trotsky qui éditait alors à Vienne un journal ouvrier populaire, la Pravda, soutenant les liquidateurs, ainsi qu’une partie des social-démocrates polonais. Les menchéviks-golossistes[24], virtuoses de l’intrigue politique, se rendirent immédiatement compte de l’erreur des bolchéviks-conciliateurs et en profitèrent.
Doubrovinsky et ses partisans firent adopter une résolution affirmant la nécessité du travail en commun avec les menchéviks. Mais en même temps, on vota une résolution contre le liquidationnisme et l’otzovisme. Cette incohérence s’explique par le fait qu’on considérait alors les menchéviks-conciliateurs comme des frères qui se trompaient et qui, pour la plupart, se feraient désormais un devoir de conformer leur action aux décisions de l’assemblée plénière.
En somme, à cette assemblée, les léniniens obtinrent satisfaction sur toutes les questions de principe, mais toutes les décisions d’organisation furent en faveur des conciliateurs. Lénine et ses adeptes se rendaient parfaitement compte que c’était là une situation intolérable, mais ils étaient en minorité à l’assemblée et il ne leur restait qu’à se soumettre.
Telle fut la dernière tentative de conserver l’ancienne unité avec les menchéviks. Mais cette tentative, qui avait trouvé son expression dans les résolutions doubles de l’assemblée plénière, échoua pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un groupe de liquidateurs avérés travaillant en Russie (Romane, Mikhaïl, Youri), refusa, sous une forme provocante, de se soumettre à la décision de l’assemblée plénière ; en second lieu, Trotsky, malgré les décisions prises, se mit à soutenir encore plus ouvertement les liquidateurs, de sorte que les bolchéviks-conciliateurs se détournèrent de lui et que Kaménev quitta la rédaction du journal de Trotsky, où il avait été délégué par le C.C. ; en troisième lieu, Plékhanov engagea une lutte violente contre les résolutions « inconsistantes » de l’ « assemblée de conciliation » et, par là, renforça la position des bolchéviks léniniens. En même temps, le mouvement ouvrier en Russie commençait à se ranimer, ce qui aggrava encore les dissensions entre bolchéviks et menchéviks. Toute conciliation était désormais impossible. La tendance léninienne reprit de nouveau le dessus dans la fraction bolchéviste et, dès-lors, nous pûmes donner à notre travail toute son extension.
Les événements de la Léna. Renaissance du mouvement ouvrier
Peu de temps après l’assemblée plénière de Paris, le mouvement gréviste, timide au début, recommença en Russie. Les bolchéviks purent publier un peu de littérature légale, où, malgré les poursuites du gouvernement, ils opposaient les points de vue marxistes à ceux des liquidateurs. La grève de la Léna et les événements qui la suivirent inaugurèrent une période nouvelle pour le mouvement révolutionnaire russe. La réaction du 3 juin commença à décliner. Les pendaisons et les massacres de révolutionnaires avaient pour un temps étouffé le mouvement, mais, après les journées de la Léna, il devint clair que la classe ouvrière, plus forte que jamais, se levait de nouveau pour la lutte.
Le journal « Zviezda »
Nous réussîmes à créer notre premier journal légal après la défaite de la révolution : ce fut la Zviezda. Au début, c’était l’organe des bolchéviks et des menchéviks plékhanoviens. La direction effective était à l’étranger, d’où Lénine, Plékhanov et d’autres envoyaient des articles orientant l’activité du parti. A Saint-Pétersbourg se trouvait une rédaction officielle, formée de Polétaïev, ouvrier bolchéviste, membre de la Douma d’Empire, et du député Potrovsky, menchévik plékhanovien. La Zviezda fut d’abord très circonspecte et, comme elle était l’organe de coalition des bolchéviks et des plékhanoviens, sa ligne politique manquait forcément de netteté. Mais, très rapidement, elle se transforma en organe de combat du mouvement ouvrier renaissant. Elle se lia de plus en plus étroitement à ce mouvement et perdit progressivement son caractère coalitionniste. A la fin Plékhanov passa presque complètement à l’arrière-plan et la Zviezda devint définitivement notre organe de combat bolchéviste. Elle parut deux fois, puis trois fois par semaine.
Rôle et importance de la « Zviezda »
La Zviezda joua pour la génération d’ouvriers qui s’était assimilé l’expérience de 1905 le même rôle que celui qu’avait joué l’iskra pour la génération des travailleurs conscients dans les premières années du vingtième siècle. Elle rassembla sous son drapeau l’élite des ouvriers de Saint-Pétersbourg et de toute la Russie. Timidement d’abord, puis avec une hardiesse et une netteté grandissantes, elle mena une lutte impitoyable contre les liquidateurs, comme en son temps l’iskra contre les « économistes ». On n’y parlait plus le langage plus ou moins diplomatique de la fin de 1908 ou de l’assemblée plénière de 1910. La Zviezda était l’organe d’un groupe militant qui frappait à droite et à gauche, défendait vigoureusement sa ligne et poursuivait énergiquement son chemin malgré ses innombrables ennemis. Elle prépara l’apparition de la Pravda, qui surgit après la conférence de Prague.
La conférence bolchéviste de Prague
C’est à l’époque où la Zveezda devint l’organe de combat des bolchéviks-léninistes que se consomma la scission entre ces derniers et les menchéviks. Depuis la conférence de 1908, et surtout depuis l’assemblée plénière de 1910, nous étions résolus à ne plus collaborer avec les menchéviks-liquidateurs. Nous attendions le moment favorable pour rompre définitivement et créer notre organisation autonome sur la base du mouvement ouvrier en recrudescence.
Au début de 1912, notre groupe jugea ce moment arrivé et convoqua à Prague une conférence, qui reconstitua notre parti, détruit après 1905. Cette conférence a un grand intérêt historique. Entre autres, y assistaient deux ou trois délégués partisans de Plékhanov, venus tout droit de Russie. Plékhanov lui-même n’avait pas voulu participer à la conférence, supposant « avec raison » qu’elle avait pour but la scission avec les menchéviks-liquidateurs, scission que, malgré tout, il aurait voulu éviter.
Composition et résultats de la conférence de Prague
A Prague, les bolchéviks étaient en écrasante majorité. A la conférence était représentée la nouvelle couche d’ouvriers bolchéviks qui s’étaient groupés et avaient mûri politiquement durant la période de contre-révolution de 1907 à 1911. On y vit, pour la première fois, Zaloutsky, Sérébriakov (qui travaille aujourd’hui au commissariat des Voies et Communications) ; Voronsky (rédacteur à la Kranaïa Nov) ; Ordjonikidzé (qui milite maintenant au Caucase) et une série d’autres camarades qui n’avaient pas participé à la révolution de 1905, ou qui alors étaient encore inconnus. Tous ces hommes représentaient une nouvelle génération de bolchéviks, grandie sous la contre-révolution, et il nous était très important de nous mettre en liaison organique avec eux, afin d’utiliser l’expérience qu’ils avaient acquise.
La conférence de Prague, composée d’une vingtaine de délégués seulement et dirigée par Lénine, eut la hardiesse de proclamer que, seule, elle représentait le parti et de rompre une fois pour toutes avec tous les autres groupes et sous-groupes. Elle renversa le vieux Comité central et déclara : Le parti, c’est nous ; nous relevons l’étendard du parti bolchévik ; qui n’est pas avec nous est contre nous et nous combattrons avec acharnement tous ceux qui se refuseront à lutter contre les liquidateurs.
La conférence de Prague élut un nouveau Comité central, qui eut comme président Lénine et, comme membres, feu Spandariane, Ordjonikidzé, Stassova, Staline, Zinoviev et Malinovsky (qui fut reconnu plus tard comme un agent provocateur).
A l’étranger, parmi les émigrés, dont les neuf dixièmes étaient alors pour les menchéviks, la conférence de Prague fut accueillie avec des grincements de dents. Les menchéviks nous couvrirent d’injures, affirmant que nous étions des usurpateurs, que tous les bolchéviks auraient pu tenir sur le même canapé, que notre conférence n’avait qu’une importance passagère, attendu que personne ne la considérerait comme valable, et qu’elle n’aurait aucune influence sur le parti.
Mais il n’en fut pas ainsi. Si toute l’émigration menchéviste était contre nous, nous avions avec nous la nouvelle génération des ouvriers révolutionnaires en Russie. Et la conférence nous permit de jeter un pont entre nous et les groupes ouvriers bolchévistes naissants et de fonder le parti sur de nouveaux principes.
Fondation de la « Pravda » de St-Pétersbourg
C’est à la conférence de Prague que fut émise l’idée de la création du quotidien la Pravda. L’un des plus ardents défenseurs de cette idée fut Voronsky. Son projet nous laissa d’abord sceptiques, car nous avions du mal à nous représenter que la parution d’un quotidien bolchéviste fût devenue chose possible en Russie tsariste. Néanmoins, on décida de faire une tentative et de mener une agitation en ce sens.
Naturellement, la Pravda ne se fonda pas comme les autres journaux : elle vit le jour grâce aux gros sous des ouvriers et des ouvrières. L’afflux croissant des ressources financières nous servit de baromètre pour juger de la sympathie des ouvriers à notre égard. Nous fîmes une liste détaillée des groupes ouvriers qui souscrivaient à la Pravda et, aussitôt qu’un groupe avait versé, ne fût-ce que vingt kopeck, nous l’inscrivions sur notre liste. Lénine s’intéressait particulièrement à cette statistique.
Au début, la Pravda fut aussi un organe de coalition, car elle avait comme collaborateurs des bolchéviks et des menchéviks-plékhanoviens. Mais bientôt les plékhanoviens, qui cherchaient à ménager la chèvre et le chou, furent, par la force des choses, éliminés de la Pravda, qui devint l’organe exclusif des bolchéviks léniniens.
La 4ème Douma
Sur ces entrefaites, arrivèrent les élections à la quatrième Douma d’Empire. Cette fois encore, une discussion s’éleva parmi les bolchéviks sur la question de la participation à la campagne électorale. Mais la polémique fut moins violente qu’au temps du premier choc avec les partisans du boycottage. La majeur partie des bolchéviks, sachant que nous devions utiliser les possibilités légales, reconnut qu’il fallait participer à la Douma.
La loi électorale donnait aux ouvriers des dix plus grands gouvernements industriels un représentant par gouvernement. La procédure électorale était la suivante : les ouvriers devaient choisir des délégués munis de pleins pouvoirs ; ceux-ci, à leur tour, élisaient des représentants et, à l’assemblée du gouvernement, où ils disposaient d’une énorme majorité, les pomiestchiks et la bourgeoisie choisissaient un de ces représentants pour en faire un député. Ainsi, pour porter un bolchévik à la députation, il fallait arriver à ce que tous les représentants sans exception fussent bolchéviks, afin que les pomiestchiks fussent contraints de prendre un bolchévik.
Ce fut là la tâche que les bolchéviks s’assignèrent et dont ils s’acquittèrent brillamment. Bien que les menchéviks eussent beaucoup plus de facilités légales, les bolchéviks conquirent la curie ouvrière dans les six gouvernements susmentionnés. Bon gré mal gré, les pomiestchiks et les capitalistes étaient obligés de choisir un bolchévik. Ils tentaient bien, il est vrai, d’écarter le représentant désigné par nous, mais alors tous les bolchéviks démissionnaient et, en fin de compte, celui que l’organisation voulait envoyer à la Douma finissait par passer. C’est ce qui arriva pour Badaïev, qui avait été élu par l’usine Alexandrevo, où il travaillait comme serrurier. Il passa à la Douma, bien qu’à l’assemblée générale les octobristes et les cadets eussent la majorité. C’est ainsi également que furent élus à la Douma : Pétrovsky (gouvernement d’Iekatérinoslav), Mouranov (gouvernement de Kharkov), Samoïlov (gouvernement d’Ivanovo-Voznessensk), Chagov (gouvernement de Kostroma) et Malinovsky (gouvernement de Moscou).
Le provocateur Malinovsky
Malinovsky était un vieux militant ouvrier, président de l’Union des métallurgistes. Depuis de longues années, il jouissait spécialement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg, d’une très grande popularité. Aussi, quand il arriva à Prague comme délégué du groupe des militants syndicaux, nous l’accueillîmes à bras ouverts. Nous lui procurâmes une place dans une usine de la banlieue de Moscou et nous lui donnâmes l’ordre, de la part du Comité central élu à Prague, de se tenir tranquille toute une année, jusqu’aux élections, afin de ne pas se faire arrêter et de pouvoir entrer à la Douma d’Empire. C’est ce qui eut lieu.
Dans la suite, on le sait, Malinovsky fut reconnu comme un agent provocateur. Il réussit à pénétrer dans la fraction de la Douma, au C.C. du parti, à la rédaction de la Pravda et à celle de Rabotchi Pout de Moscou, à la fondation duquel il prit la plus grande part. Néanmoins, en raison de la situation d’alors, la police tsariste ne retira pas de sa manœuvre tous les résultats qu’elle en attendait. Certes, Malinovsky nous fit assez de mal, car, grâce à ses indications, la Sûreté arrêta plus de cent de nos meilleurs militants. Mais à tout prendre, les calculs de l’Okhrana (Sûreté) furent déjoués, car Malinovsky, prisonnier des circonstances, dut faire à la Douma des interventions révolutionnaires. Comme les autres députés, il lisait souvent à la tribune des discours écrits à l’étranger par Lénine ou moi. Président du groupe des six bolchéviks de la Douma, il fut obligé, pour ne pas perdre son crédit, de nous aider dans notre travail.
Mal équilibré, mais plein de talent, Malinovsky était une nature assez étrange. Descendant de nobles polonais, il avait commis dans sa jeunesse un délit de droit commun, ce qui le détermina à s’engager dans l’action illégale, où bientôt il se trouva pris dans les filets de l’Okhrana. Après avoir résigné son mandat de député, il se rendit à l’étranger et vint se présenter à nous. Le C.C. nomma une commission composée de Lénine, Zinoviev et Ganetsky pour faire la lumière sur les accusations portées contre lui. Cette commission reconnut à l’unanimité que rien ne permettait de soupçonner la loyauté politique de Malinovsky. Comme on le vit plus tard, la commission s’était trompée. Sentant qu’il n’allait pas tarder à être démasqué, Malinovsky, en 1914, s’engagea et fut envoyé sur le front. Il fut fait prisonnier et, comme le prouvent des nombreuses lettres envoyées par des prisonniers, il se livra parmi ces derniers à une propagande bolchéviste. Il est peu probable que, dans sa situation, il eût alors des raisons de continuer à jouer un double rôle. Après Octobre, il revint de lui-même en Russie, se remit entre nos mains, fut arrêté, transféré à Moscou, où il fuit condamné à mort et exécuté. Le fait que Malinovsky vint se livrer lui-même aux mains de la justice, alors qu’il était à peu près sûr d’être fusillé, semble montrer qu’il y avait en cet homme deux natures : celle du révolutionnaire et celle de l’agent provocateur, qui tour à tour prenaient en lui le dessus.
Scission de la fraction parlementaire
En même temps que nos six députés, il y avait à la Douma un groupe de sept menchéviks, élus surtout par la petite bourgeoisie du Caucase et dirigé par le fameux Tchéïdzé. Celui-ci, qui avait déjà été membre de la troisième Douma, avait acquis une certaine popularité et, au début de la révolution de mars 1917, il joua un rôle assez important. Lorsque, avec l’aide de la Pravda, nous provoquâmes la scission dans la fraction parlementaire, les menchéviks menèrent, parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg et de toute la Russie, une agitation effrénée sous le mot d’ordre de l’unité. Une fois de plus, ils exploitèrent ce mot d’ordre contre nous, spéculant sur l’attraction qu’exerce l’unité sur les ouvriers, qui parfois résonnent très simplement et se disent que plus on est, mieux cela vaut. La masse ouvrière a besoin de dures épreuves pour comprendre que, dans certaines situations, la scission devient un devoir sacré pour le révolutionnaire et qu’il est nécessaire de briser une vieille organisation devenue contre-révolutionnaire qui entrave la marche de la classe ouvrière. C’était le cas de l’organisation du parti dans les années 1908, 1909 et 1910. A Prague, en 1912, la scission avec les liquidateurs s’imposait et fut effectuée. Puis, en 1912 et au début de 1913, ce fut la scission entre la Pravda et le Loutch (le Rayon), entre les six bolchéviks de la Douma et les sept menchéviks dirigés par Tchéïdzé.
Le bloc d’août
Pour faire pièce à la conférence de Prague, les menchéviks, réunis à Vienne en août 1912 en conférence panrusse, y formèrent, ce qu’on a appelé le « Bloc d’août ». A cette conférence participaient les liquidateurs avérés, les menchéviks partisans de Martov et le groupe de Trotsky. Celui-ci collabora activement à la création du bloc. Il menait alors une campagne énergique contre notre Pravda bolchéviste, contre la scission à la Douma, et considérait qu’il fallait conserver à tout prix l’unité avec la fraction de Tchéïdzé. Le bloc d’août, qui réunit plusieurs groupes, se prononça nettement contre nous. Il déclara que la conférence de Prague s’était arrogé ses pouvoirs, condamna la scission commencée dans la fraction parlementaire et adopta une plate-forme liquidationniste.
Discussion sur les revendications partielles
L’année 1912 fut marquée également par un violent conflit sur les revendications partielles. Les bolchéviks, à leur conférence de Prague, dans la Zviezda et la Pravda, et par leur fraction parlementaire, défendirent alors les trois revendications fondamentales : république démocratique, journée de huit heures, confiscation des terres des pomiestchiks. A leur tour, les menchéviks et le Bloc d’août formulèrent leur programme, qui se distinguait radicalement du nôtre. A la base de leur agitation ils mettaient la revendication de la liberté de parole, de grève, de réunion et de coalition. Autrement dit, à la place du programme révolutionnaire bolchéviste, ils proposaient un programme de réformes ; à la place des revendications fondamentales, des revendications partielles. Les bolchéviks déclaraient n’avoir rien à objecter aux revendications partielles et être prêts à lutter pour tout ce qui pouvait améliorer tant soit peu le sort de l’ouvrier. Mais ils estimaient que toute agitation pour les revendications partielles devait être accompagnée d’une agitation pour les trois revendications fondamentales. Brièvement parlant, notre revendication principale était le renversement de l’autocratie, tandis que les menchéviks acceptaient la monarchie constitutionnelle et voulaient adapter le parti au régime Stolypine. Ainsi se trouvèrent en présence deux plateformes, fort différentes : celle de Prague et celle du Bloc d’août.
La question de la république démocratique
A maintes reprises, les bolchéviks ont réclamé la république démocratique. Mais il faut reconnaître que, dans cette question, il y a eu chez nous, de 1915 à 1917, un peu d’équivoque, un certain manque de netteté. Depuis 1905, nous considérions que la Russie allait droit à la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Par suite, nous estimions que si notre révolution était victorieuse et balayait l’autocratie et qu’en outre elle coïncidât avec le début de la révolution en Occident, elle serait plus qu’une révolution démocratique, elle serait le début d’une révolution socialiste. Dans les thèses de Lénine, parue dans le Social-Démocrate en 1916, nous parlions toujours de révolution démocratique, tandis que la vague révolutionnaire commençait à monter. Plus tard seulement, voyant les profonds changements causés par la guerre impérialiste en Russie et dans le monde entier, ainsi que le développement formidable du mouvement ouvrier provoqué par la révolution de mars 1917, les bolchéviks formulèrent définitivement leur plate-forme : révolution prolétarienne socialiste, et parlèrent d’un nouveau type d’Etat, l’Etat soviétique. Il y eut un temps où bolchéviks et menchéviks posaient également la revendication de la république démocratique. Mais ce que voulaient les menchéviks, c’était la république bourgeoise ordinaire, tandis que les bolchéviks donnaient à cette revendication de la république démocratique un sens beaucoup révolutionnaire.
Evolution du bolchévisme
Cette évolution des conceptions bolchévistes, de 1905 à 1917, est indéniable. Elle n’alla pas sans des frictions, et même, à la veille d’Octobre, sans des désaccords dangereux. Trop longtemps plusieurs d’entre nous crurent que, dans notre pays rural par excellence, on ne réussirait pas à sauter d’un seul coup à la révolution socialiste. En 1917 encore, ces bolchéviks se bornaient à espérer que, si notre révolution coïncidait avec le début d’une révolution prolétarienne internationale, elle pourrait être le prélude d’une révolution prolétarienne. Ils ne comprenaient pas que la guerre de 1914 avait considérablement avancé l’heure du triomphe du socialisme. Cette guerre, il est vrai, faisait d’innombrables victimes, mais elle sapait les bases du capitalisme, détruisait son équilibre, rapprochait la révolution mondiale et permettait à notre parti de poser en Russie de façon concrète la question de la révolution prolétarienne. Cette marche des événements rendait inévitable l’évolution du bolchévisme dans le sens que j’ai indiqué.
C’est en partie sur ces problèmes que portèrent les divergences de vue qui s’élevèrent dans notre C.C. immédiatement avant la révolution d’Octobre et aussitôt après. Une partie des bolchéviks (et j’étais du nombre) commit la faute énorme de continuer à considérer les menchéviks et, en partie, les s.-r. comme une fraction du mouvement socialiste, et non comme des ennemis de classe. Nous jugions les menchéviks et les s.-r. moins contre-révolutionnaires qu’ils ne l’étaient en réalité et, de cette appréciait on, nous tirions des conclusions profondément erronées, que Lénine combattit vigoureusement et avec raison. Au bout de quelques semaines nous reconnûmes notre erreur et le parti se retrouva plus uni que jamais.
Bolchéviks et liquidateurs
à la veille de la guerre de 1914. Qu’est-ce qui nous séparait du Bloc d’août ? Tout simplement le fait que nous étions pour un programme révolutionnaire, alors que nos adversaires préconisaient un programme de réformes, un compromis avec la monarchie constitutionnelle, car ils ne croyaient pas à la possibilité de la révolution. Ce qui nous séparait d’eux, ce n’était pas des divergences de vues sur le caractère de la révolution future, c’était le fait qu’ils ne désiraient pas la révolution, qu’ils ne la voulaient pas et qu’ils s’adaptaient à la monarchie constitutionnelle d’alors.
Observant avec attention la route suivie par le prolétariat durant la guerre impérialiste, nous nous écartions peu à peu de la formule « Dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » pour nous rapprocher de celle-ci : « Dictature du prolétariat ». Nous passions de la formule « Révolution démocratique intégrale » à la formule « Pouvoir des soviets et révolution prolétarienne », de la formule « Assemblée constituante » que nous défendions encore pendant l’été de 1917, à la formule « Pouvoir soviétiste ».
Ainsi, vers la fin de 1912, après le Bloc d’août et les dures années de réaction, deux forces se dressaient l’une contre l’autre : d’une part, les bolchéviks, qui s’étaient remis de leurs pertes et avaient fondé un nouveau parti ; de l’autre, les menchéviks-liquidateurs, les conciliateurs et les partisans de l’unité à tout prix, qui, rassemblés sous le drapeau des revendications partielles, s'efforçaient de créer un parti légal adapté à la monarchie constitutionnelle.
Que faisait pendant ce temps la classe ouvrière ? L’effervescence y était de plus en plus grande. Au début, le mouvement se manifestait par des grèves. En 1912 et 1913, Saint-Pétersbourg, Moscou et les autres centres ouvriers étaient le théâtre de grèves ininterrompues. On sentait que les ouvriers reprenaient conscience de leur force et tendaient leurs muscles. Ils saisissaient toutes les occasions de transformer une grève économique en grève politique.
Les menchéviks prirent immédiatement position contre ce mouvement de grève, dont ils sentaient le danger. Leur journal, le Loutch, leur Bloc et la fraction Tchéïdzé s’élevèrent contre les ouvriers de Saint-Pétersbourg qui, disaient-ils, étaient en proie à la « passion de la grève ». Mais leurs articles ne portèrent pas les fruits qu’ils en espéraient : en les lisant, les ouvriers comprenaient où étaient leurs amis et leurs ennemis.
Victoire de la « Pravda »
La Pravda enlevait progressivement aux menchéviks les usines où ils avaient la majorité. Les ouvriers envoyaient à notre journal – sorte d’état-major et centre d’organisation – des dizaines et des centaines de lettres. Les assemblées syndicales et, en particulier, les élections au syndicat des Métaux et à la direction des Caisses d’assurances se déroulaient sous l’égide de la Pravda, qui présentait ses listes de pravdistes ou de « marxistes conséquents » défendant la « démocratie ouvrière » et les revendications « intégrales ». Dans leur journal, les menchéviks attribuaient leurs défaites continuelles à une vogue passagère de la Pravda dans la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg et des principales villes de Russie. Ils ne comprenaient rien au nouveau mouvement révolutionnaire, ils l’attribuaient au hasard et se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre le grondement qui montait des quartiers ouvriers.
La Pravda fut l’objet de violentes répressions. On la suspendait, on lui infligeait des amendes pour chaque article, on arrêtait ses rédacteurs, ses collaborateurs et employés, à tel point que, pendant un certain temps, il lui fut même impossible de trouver un correcteur. Mais les héroïques travailleurs de Saint-Pétersbourg soutenaient la Pravda qui, en dépit des poursuites, se renforçait de jour en jour. Plus on la frappait, plus elle devenait chère aux masses ouvrières, qui, littéralement, réunissaient sou à sou l’argent nécessaire à son existence et au paiement des amendes, et infatigablement lui fournissaient de nouveaux rédacteurs voués à la prison. Toutes les ruses de la police (qui parfois montait la garde auprès de la typographie pour confisquer les premiers numéros) étaient déjouées, grâce à la vigilance et à l’énergie des ouvriers de Saint-Pétersbourg, qui avaient organisé supérieurement la distribution du journal. L’encre n’était pas encore séchée que déjà des centaines d’ouvriers, d’ouvrières et leurs enfants distribuaient sous le manteau la Pravda dans les fabriques et les usines. La Pravda était lue et commentée dans chaque famille ouvrière et une place d’honneur lui revient indubitablement dans l’histoire de notre révolution et du bolchévisme.
La guerre et la révolution
En 1913, et surtout au début de 1914, le mouvement ouvrier entra dans une phase nouvelle, passant des grèves aux manifestations et aux combats de rues. Dès le début de 1914, les premières barricades apparurent à Saint-Pétersbourg, et les grèves y prirent une ampleur et une impétuosité irrésistibles. Sans la guerre, nous aurions eu vraisemblablement, en 1915, des événements analogues à ceux de 1905, à cela près pourtant que, cette fois, la paysannerie aurait fait preuve de plus de maturité. Mais la guerre au début freina quelque peu la révolution, elle contribua dans la suite à révolutionner la Russie et nous permit de remplacer la formule « Révolution démocratique » par celle de « Révolution prolétarienne ».
Au début de 1914, notre parti était le directeur de la classe ouvrière, au sens le plus large du mot. Il était alors illégal. Une fraction importante de notre Comité central se trouvait à l’étranger. Lénine et quelques autres bolchéviks, parmi lesquels Kroupskaïa, Kaménev et Zinoviev, allèrent se fixer à Cracovie, d’où ils dirigèrent la Pravda et la Zviezda et où ils maintinrent une liaison étroite avec la Russie par l’intermédiaire des camarades qui venaient de Saint-Pétersbourg à Cracovie pour conférer sur les questions importantes. En même temps, nous avions à Saint-Pétersbourg et à Moscou nos états-majors, travaillant légalement et illégalement. Il est difficile de dire quel était alors le nombre des membres du parti. La dernière fois que nous avions pu faire un recensement – c’était au congrès de Londres en 1907, alors que le parti était à moitié légal – nous avions trouvé à peu près 150 000 membres (toutes fractions réunies : bolchéviks, menchéviks, fractions nationales). En 1914, nous ne pouvions déterminer exactement nos effectifs, mais nous savions à coup sûr que nous avions pour nous la majorité des travailleurs organisés.
Comme je l’ai dit, en 1914, les ouvriers commencèrent à passer à l’action directe. Les premières barricades apparurent peu avant la déclaration de guerre. La situation devint si critique que, vraisemblablement, notre fraction à la Douma allait être arrêtée tout entière, car avec Pétrovsky, Mouranov et Badaïev, elle était devenue un véritable foyer révolutionnaire. Badaïev avait déjà été arrêté à l’usine Poutilov et Pétrovsky dans le bassin houiller du Donetz, pour participation à des assemblées illégales. Tout cela montrait clairement que le mouvement révolutionnaire avait fait de grand progrès. Complètement impuissant, le Bloc d’août commença à se désagréger et à s’effriter ; peu à peu ses meilleurs éléments passèrent dans notre camp. Les menchéviks-liquidateurs, bien que disposant des hommes et des orateurs les plus populaires (comme Tchéïdzé à la Douma), n’avaient qu’une minorité infime dans la masse ouvrière.
La guerre et le parti
Telle était la situation au début de la guerre impérialiste. La guerre amena la destruction presque complète du parti. On commença par arrêter nos cinq députés à la Douma. (On ne toucha pas aux menchéviks). On les prit, avec d’autres camarades, à une réunion illégale dans un village des alentours de Pétrograd. On trouva sur eux l’appel de notre Comité central relatif à la guerre impérialiste, écrit par Lénine à l’étranger. Dans cet appel, nous lancions pour la première fois le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.
Aujourd’hui, ce mot d’ordre semble tout naturel. Mais alors, il n’en était pas ainsi et, dans la IIe Internationale, on nous regardait comme des pestiférés. Lorsque nous proclamâmes la nécessité de transformer cette guerre en une guerre civile contre la bourgeoisie, on nous laissa clairement entendre que nous devions avoir « une araignée au plafond ». Nous nous adressâmes à l’homme « le plus gauche de la gauche » de la IIe Internationale, Robert Grimm, pour lui demander de faire imprimer quelques extraits de notre appel, mais il nous répondit avec la pitié que l’on a pour les déments qu’il ne pouvait publier des écrits qui partout seraient regardés comme le fruit du délire.
Et quand nous eûmes l’audace de proclamer que la IIe Internationale avait fait faillite, qu’elle était morte, on se mit à nous montrer du doigt. L’Internationale jouissait alors d’une immense autorité, elle comptait, disait-on, 25 millions de travailleurs organisés. Certes, elle n’a pas réussi à empêcher la conflagration européenne, disaient alors les Kautsky, mais qu’y faire ! Elle est un instrument du temps de paix et non du temps de guerre, et, pendant la guerre, la lutte de classe doit être suspendue.
Tous les socialistes s’entendaient alors pour s’accorder en quelques sorte une amnistie réciproque. La social-démocratie allemande n’avait qu’à soutenir son gouvernement, les socialistes anglais et français, le leur, et, quand la guerre sera finie, tous les socialistes du monde se rassembleraient, s’absoudraient réciproquement de leurs péchés et, après avoir versé une larme sur les millions de travailleurs exterminés, promettraient que cela ne se reproduirait plus. Et quand nous, bolchéviks, représentants du seul parti illégal de la IIe Internationale, nous déclarâmes que les leaders socialistes étaient des traîtres, que la IIe Internationale avait ignominieusement fait banqueroute, qu’elle avait trompé la classe ouvrière, on nous boycotta moralement et l’on fit contre nous la conspiration du silence.
Si étrange que cela puisse paraître, ce furent des politiciens bourgeois qui accordèrent les premiers une attention sérieuse à nos interventions. Un professeur allemand publia à propos du manifeste précité et de la brochure Le socialisme et la guerre, une « savante » étude sur les bolchéviks. Il y déclarait qu’on ne pouvait pas, malgré tout, ne pas tenir compte de ce « phénomène », qu’il était facile de traiter ces gens-là de fous, mais qu’en réalité un courant nouveau était né dans le socialisme, dans le mouvement ouvrier international et que la bourgeoisie devait veiller au grain. Quoi qu’il en soit, la IIe Internationale appliqua contre nous la mesure de l’ostracisme ; elle fit le silence complet sur nos interventions et nos personnes, nous considérant comme des illuminés à la recherche d’un idéal chimérique.
Arrestation et procès des membres du C.C. à Pétrograd
Tant étaient fortes l’emprise de la social-démocratie et la pression de l’opinion publique que même des hommes comme Liebknecht, qui dès le début s’était prononcé contre la guerre, ne se décidaient cependant pas à voter contre les crédits militaires. On devine quel accueil, dans ces conditions, pouvait recevoir l’appel de notre Comité central. Deux de ses membres seulement, Lénine et Zinoviev, étaient à l’étranger. Les autres étaient emprisonnés ou déportés ; un certain nombre, comme je l’ai dit, av aient été arrêtés près de Saint-Pétersbourg et déférés aux tribunaux. Au cours du procès, certains de nos camarades manquèrent quelque peu de fermeté, mais la plupart de nos ouvriers, surtout Mouranov, Pétrovsky et Badaïev, eurent une attitude des plus courageuse. On lut au jury le journal de Pétrovsky, qui était tombé aux mains des gendarmes et qui constituait une preuve matérielle de la culpabilité de son auteur. Mais à quelque chose malheur est bon. Le journal de Pétrovsky montra aux ouvriers de tous les pays, qui s’intéressaient vivement à cette affaire, comment devait travailler au Parlement un député ouvrier. On y voyait comment Pétrovsky, au lieu de se livrer à des exercices oratoires à la Douma, concentrait presque toute son activité sur le travail illégal, sur l’organisation de réunions, d’assemblées et de conférences clandestines. Ainsi, sans négliger l’action légale, Pétrovsky donnait une grande part à l’action illégale. Le procès de la fraction parlementaire eut une grande portée et montra comment devait œuvrer un véritable bolchévik.
A quelques exceptions près, tous les bolchéviks adoptèrent une position nettement internationaliste et antichauvine. Au contraire les menchéviks, sauf quelques-uns, étaient pour la guerre. Les s.-r. partageaient leur point de vue.
La guerre, il va de soi, fut l’épreuve la plus sérieuse pour tous les partis, le nôtre y compris. Les bolchéviks sortirent avec honneur de cette épreuve et, jusqu’au bout, tinrent ferme le drapeau de l’internationalisme, montrant par là leur dévouement à la classe ouvrière. L’attitude des menchéviks et des s.-r. devant la guerre n’était pas fortuite : elle découlait de leur évolution antérieure. De la droite du marxisme légal, les menchéviks, par l’économisme et le liquidationnisme, étaient arrivés logiquement au défensisme et au social-chauvinisme. Les bolchéviks, eux, passèrent de l’iskra au bolchévisme, à l'anti-liquidationnisme, à l’internationalisme et au communisme.
Le front unique bourgeois-menchéviste
Il est intéressant de noter la rapidité avec laquelle se constitua le front unique de la bourgeoisie et des menchéviks. Voici par exemple ce qu’écrit à ce sujet Izgoïev, membre du Comité central du parti, cadet, ex-marxiste, « spécialiste » des questions ouvrières.
Les forces historiques véritables se sont exercées et il est apparu qu’il n’y a pas de social-démocratie internationale opposé au monde bourgeois. Il n’y a que des partis ouvriers nationaux, dont les chefs s’intitulent social-démocrates.
Ainsi, un des leaders les plus en vue du parti cadet déclare solennellement qu’il n’y a pas de social-démocratie internationale, mais seulement des partis ouvriers nationaux, dont chacun emboite le pas à la bourgeoisie de son pays.
Piotr Ryss, leader non moins éminent des cadets, s’exprimait encore plus franchement. A cette époque, Rosa Luxembourg et K. Liebknecht, en internationalistes véritables, menaient campagne en Allemagne contre la guerre. La bourgeoisie russe, qui combattait alors la bourgeoisie allemande, aurait dû, semble-t-il, approuver jusqu’à un certain point cette campagne qui affaiblissait le kaiser. Mais elle comprenait que, à côté de ses intérêts passagers, il y avait ses intérêts fondamentaux de classe. Et quoiqu’elle eût avantage à ce moment à voir le kaiser affaibli par Luxembourg et Liebknecht, elle comprenait parfaitement que l’apparition du bolchévisme en Allemagne était pour elle une menace indirecte. Aussi Ryss écrivait-il :
« Rosa Luxembourg et ses quelques partisans sont des gens qui n’ont pas le sentiment du devoir envers la patrie. Et si l’on veut regarder la vérité en face, ne point la voiler de phrases hypocrites, il faut dire que la conduite de la social-démocratie allemande est légitime et raisonnable, comme celle des socialistes de France, de Belgique, de Grande-Bretagne. Au contraire, Rosa Luxembourg et K. Liebknecht, objectivement, commettent une faute énorme et montrent qu’ils ne se rendent pas compte des conditions de temps et de lieu. »
Ces paroles sont à retenir. La bourgeoisie russe, lorsqu’elle était en guerre avec la bourgeoisie allemande, déclarait que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht étaient de tristes personnages, car ils manquaient à leur devoir envers la patrie. La bourgeoisie de Russie haïssait celle d’Allemagne et ne pouvait souffrir Guillaume. Mais elle n’oubliait pas que Luxembourg et Liebknecht, tout en affaiblissant ses adversaires, ouvraient la voie à l’internationalisme et, par là, étaient ses ennemis. Ainsi, immédiatement, elle se mit à soutenir la social-démocratie, c’est-à-dire les menchéviks.
Les narodniki, dès le début, déclarèrent, eux aussi, par le truchement de Kérensky, qu’ils étaient pour la guerre. Kérensky prononça à la Douma un discours où il disait : « Nous sommes fermement convaincus que la grande bourgeoisie russe, unie à toutes les autres forces du pays, opposera une résistance acharnée à l’ennemi qui nous a attaqués. » Cette déclaration est extrêmement importante. Kérensky, à ce moment, posa en quelque sorte sa candidature au poste de ministre de la bourgeoisie.
Les comités industriels de guerre
Les menchéviks entraînèrent les ouvriers de Pétrograd dans les comités industriels de guerre. Organisés sous les auspices de Goutchkov, un des représentants les plus en vue de la bourgeoisie octobriste, ces comités avaient pour but de relever la production dans les usines et d’accroître ainsi les chances de victoire. Parmi les ouvriers de Pétrograd, une ardente discussion s’engagea. Fallait-il collaborer à cette entreprise bourgeoise ? En internationalistes conséquents, les ouvriers bolchévistes refusèrent de participer à ces comités, qui étaient des organes du gouvernement tsariste et devaient l’aider à faire la guerre. Les menchéviks, avec Gvozdiev, qui fut après la révolution de mars 1917 un des ministres du gouvernement de coalition, entrèrent dans les comités industriels de guerre. Chez les s.-r., à part quelques personnalités isolées comme Natanson, qui combattait les conceptions de Kérensky, personne ne s’opposa ouvertement au chauvinisme.
Plékhanov fut le principal promoteur du social-chauvinisme russe, ce qui fut particulièrement pénible pour nous, car il jouissait d’une grande autorité dans la IIe Internationale et, malgré toutes ses fluctuations, d’une influence non moindre dans notre parti. Germanophobe et social-chauvin, il en vint même à déclarer que la Russie menait une guerre juste. Je suis un vieux révolutionnaire, disait-il ; vous savez que, depuis vingt-cinq ans, je lutte contre le tsarisme, qui n’a cessé de me persécuter. Eh bien ! je dis que la guerre que fait la Russie est juste et que, tant qu’elle durera, nous devons cesser la lutte contre le gouvernement russe.
Le chauvinisme des menchéviks devint tel que Iordansky (alors chauvin enragé, aujourd’hui rallié au communisme) inséra dans le Sovrémiopnni Mir, qu’il dirigeait à cette époque, un article enthousiaste de Kleinbort, qui écrivait :
« ;Comme par enchantement, l’incendie s’est éteint à Pétrograd et les grèves ont cessé à Moscou et à Bakou. Comprenant que l’heure était grave, les ouvriers ont voulu souligner que ce n’était pas le moment de se livrer aux luttes intestines. »
Ces paroles constituent une véritable trahison à l’égard de la classe ouvrière, car elles l’invitent à suspendre toute lutte, même économique, contre les capitalistes.
A la veille de la guerre, à Bruxelles, le Bureau de la IIe Internationale, sur l’initiative de son président, Vandervelde, avait tenu une conférence dont le but était de réconcilier dans le parti russe les tendances alors au nombre de sept. A cette conférence, la majorité avait voté une résolution condamnant les dissensions et en rejetant toute la faute sur les bolchéviks. En ce temps-là, nous n’étions pas encore sortis officiellement de la IIe Internationale et nous devions compter jusqu’à un certain point avec ses décisions. Mais nous ne nous soumettions qu’extérieurement ; en réalité, nous continuions à suivre notre ligne. Lorsqu’éclata la guerre, les sept tendances, sauf la tendance bolchéviste, furent pour le social-chauvinisme. Seuls, les bolchéviks défendirent le drapeau du parti et eurent à supporter tous les coups du tsarisme, qui punissait du bagne la plus légère manifestation d’internationalisme. Les dernières organisations légales du bolchévisme furent supprimées.
La conférence de Zimmerwald
Les premiers mois, il sembla que nous étions condamnés pour longtemps à la solitude. Ceux des membres du Comité central qui étaient restés à l'étranger commencèrent à travailler à l’union des internationalistes des différents pays.
A la conférence de dont il fut un des initiateurs, Lénine représentait avec Zinoviev le Comité central de notre parti ; Martov et Axelrold représentaient le Comité d’organisation des menchéviks, et Trotsky son propre groupe. Les représentants du C.C., qui n’étaient qu’une faible minorité, organisèrent la gauche zimmerwaldienne, embryon de la future IIIe Internationale. Quelques camarades allemands, suédois et lettons se joignirent à nous. Tous les autres membres de la conférence furent contre nous.
La majorité de la conférence se prononça contre la guerre impérialiste, mais aussi contre la guerre civile. Elle était formée de pacifistes, de social-démocrates bien intentionnés, qui ne voulaient pas trahir ouvertement la classe ouvrière, mais qui ne croyaient ni à la révolution prolétarienne, ni à la guerre civile et n’allaient pas plus loin que le vote contre les crédits de guerre et autres mesures analogues. Dirigée par Ledebour, cette majorité eut avec Lénine une violente discussion. Lénine, qui est émigré, a beau jeu à prêcher la guerre civile, disait Ledebour ; mais qu’il aille donc en Russie et qu’il nous montre ceux qui sont avec lui.
Dans la IIe Internationale, on nous tenait pour des originaux ne représentant personne en Russie, et, sur la foi de Gvozdiev, Tchéïdzé et Kérensky, on croyait fermement que tous les ouvriers russes étaient pour la guerre. Peut-être les bolchéviks ont-ils raison, se disait-on ; mais ils sont isolés, ils n’ont pas les masses derrière eux, nul ne les suivra.
Lénine en Suisse
A Zimmerwald, nous fûmes en minorité. Et c’est avec une somme infime, ramassée sou à sou parmi les ouvriers allemands et polonais et nos groupes russes à l’étranger, que nous fondâmes la première cellule de la gauche zimmerwaldienne, qui édita en allemand la revue Vorbote (le Précurseur), où parurent d’excellents articles de Lénine, Roland-Holst et autres. Il avait d’abord été convenu que la rédaction du Vorbote serait composée de représentants des deux groupes : Roland Holst, Pannekoek et Radek pour le groupe hollando-polonais ; Lénine et Zinoviev pour le C.C. russe. Mais Radek, qui alors était encore assez loin d’être bolchévik, fit si bien qu’il nous élimina, Lénine et moi, de la rédaction du Vorbote. Après avoir réfléchi, nous consentîmes à rester simples collaborateurs du Vorbote et, au moyen de cette revue, nous commençâmes à grouper les révolutionnaires des différents pays.
Il nous fallut alors travailler en Suisse, où la guerre ne sévissait pas. Ce petit pays, où la classe ouvrière était peu nombreuse, ne pouvait avoir d’influence notable sur la révolution prolétarienne mondiale. Le parti social-démocrate suisse était surtout petit-bourgeois. Vivant en Suisse, Lénine et moi nous y adhérâmes. Mais quand Lénine se mit à rassembler, pour les dresser contre la guerre, des groupes de la jeunesse ouvrière de Zurich, on demanda son exclusion du parti pour « propagande criminelle » contre la guerre parmi les jeunes. Durant les années 1915 et 1916, nous fûmes qu’une minorité insignifiante, qui s’efforçait de renouer les liens internationaux et de rester en contact avec le mouvement russe.
A partir du second trimestre de 1916, nos relations avec la Russie devinrent plus suivies. Nous commençâmes à recevoir des lettres d’ouvriers et, peu à peu, nous nous rendîmes compte que la classe ouvrière était nettement contre la guerre. Malgré tous les obstacles, le Social-Démocrate, que nous éditions alors, et dont les articles ont été réunis dans Contre le Courant, pénétrait, à un petit nombre d’exemplaires il est vrai, en Russie, où il était lu à tel point qu’on le recopiait à la main. Ce journal joua un très grand rôle à cette époque.
Les voies du bolchévisme et du menchévisme
Le bolchévisme, qui posa pendant la guerre impérialiste les bases de notre tactique internationale, prouva qu’il n’avait pas travaillé en vain pendant vingt-cinq ans dans la classe ouvrière et que, depuis la période du marxisme légal jusqu’à la fin de la guerre, il était resté fidèle à son idée. Evidemment, il lui arriva de faire des faux pas, mais sa ligne fut toujours celle de la tactique révolutionnaire communiste.
Les menchéviks également ont eu leur ligne, mais elle va du marxisme légal à l’économisme, puis au liquidationnisme et au social-chauvinisme. Il y a là aussi une continuité, mais c’est la continuité du réformisme petit-bourgeois. La guerre impérialiste, qui fut une crise menaçante pour toute l’humanité, et pour le mouvement ouvrier en particulier, eut pour effet de fixer définitivement les tendances politiques. Dans le socialisme international, trois tendances se formèrent : le social-chauvinisme, l’internationalisme communiste et la tendance Kautsky, la « tendance du centre », à laquelle appartint un certain temps Martov et qui se subdivisa elle-même en deux fractions : le centre droit et le centre gauche, auquel Trotsky appartint un moment.
La tendance centriste
Nous considérons comme très dangereuse cette tendance centriste et nous la combattîmes de toutes nos forces. Les chauvins sincères, comme Plékhanov, qui déclarait que le tsar menait une guerre « juste », agissaient ouvertement. Leur tactique n’était pas très dangereuse, car il était certain que les ouvriers la perceraient à jour et s’en éloigneraient d’eux-mêmes. La tendance centriste, qui avait pour elle presque tous les représentants influents de la IIe Internationale, adversaires acharnés de la scission avec les social-chauvins avérés, était bien plus dangereuse. C’est pourquoi, quand la social-démocratie allemande se scinda, notre Comité central considéra cet événement comme très important, car il comprenait que l’idée d’unité, pesant sur la classe ouvrière allemande, enlevait toute force à ceux de ces groupes qui voulaient se soulever contre la guerre.
Ainsi, depuis l’assemblée plénière de 1910, nous avions une organisation distincte de celle des menchéviks. Durant toute la guerre, de 1914 à 1917, nous agîmes séparément. Dans l’ensemble, les menchéviks soutenaient le carnage mondial, approuvaient l’activité des comités industriels de guerre et faisaient bloc avec la bourgeoisie cadette. Quant aux bolchéviks, ceux d’entre eux qui avaient été jetés hors de Russie rassemblaient en un petit noyau les représentants de la gauche zimmerwaldienne, les futurs représentants de l'Internationale communiste. Ceux qui étaient restés en Russie luttaient contre les comités industriels de guerre et le social-chauvinisme et s’efforçaient de réunir et d’organiser les ouvriers pour la révolution prolétarienne.
L’emprise du social-chauvinisme
Le chauvinisme n’épargna pas les ouvriers russes. Un seul fait suffirait à le montrer : pendant les premiers mois qui suivirent la révolution de mars 1917, l’immense majorité des ouvriers de Pétrograd même était du côté des s.-r. et des menchéviks. La guerre fut un puissant instrument aux mains de nos adversaires. Proclamant « la patrie en danger », la bourgeoisie arriva, par l’intermédiaire de la IIe Internationale, à infecter de chauvinisme la jeune classe ouvrière russe, pourtant animée de l’esprit révolutionnaire. Les ouvriers de Pétrograd, qui en 1914, une semaine avant la guerre, construisaient des barricades contre le tsarisme, furent, pendant plusieurs mois après la révolution de mars 1917, pour les s.-r. et les menchéviks, c’est-à-dire pour les social-chauvins. Voilà pourquoi le parti bolchévik qui, bien qu’en minorité pendant la guerre, a marché résolument contre le courant et mené les ouvriers à la victoire d’Octobre, a rendu un immense service au prolétariat.
La révolution de mars 1917 et surtout la révolution d’Octobre et le rôle qu’y a joué le parti demanderait une dizaine de conférences. Je ne puis les faire. Je conduis mon exposé – d’ailleurs très schématique et incomplet – jusqu’à la révolution de mars 1917. Je n’ai presque rien dit de la vie économique de la Russie pendant l’époque que je vous ai retracée. C’est évidemment une grande lacune. Je me suis borné à l’histoire de notre parti au sens étroit du mot ; je n’ai même pas donné l’histoire détaillée de la révolution. Ma tâche était seulement de vous aider à aborder l’étude de l’histoire de notre parti. Le reste, à vous de le faire.
Au moment de la révolution de mars 1917, les membres de notre Comité central étaient soit à l’étranger, soit en prison ou dans la déportation. Le parti était dispersé et écrasé. Néanmoins, le travail qu’il avait accompli pendant vingt-cinq ans porta ses fruits. Notre parti fut toujours un parti vraiment révolutionnaire, et c’est pourquoi il travaillait non seulement quand il existait sous forme d’organisation hiérarchique fortement soudée, mais aussi quand, réduit à l’action clandestine, il semblait avoir disparu comme tout unique organisé. Combien de fois, sous le tsarisme, il semblait détruit, réduit à quelques membres ! Mais grâce aux efforts héroïques de l’élite du prolétariat, il répandait parmi les masses ouvrières les idées fondamentales nécessaires à la création d’un grand parti panrusse de la classe ouvrière. Et, au bout de quelques temps, tel le Phénix, il renaissait de ses cendres.
Notre parti ne joua pas un rôle décisif dans la révolution de mars 1917, et il ne pouvait le faire, car la classe ouvrière était alors pour la défense nationale. En revanche, au cours des quelques mois qui suivirent, il réalisa le « capital » placé par lui dans le mouvement ouvrier pendant un quart de siècle et, guidé par l’idée de l’hégémonie du prolétariat, il libéra la classe ouvrière russe de l’emprise des menchéviks et des S.-R. et la conduisit à la victoire totale sur la bourgeoisie.Annexe[modifier le wikicode]
Manifeste du Parti social-démocrate ouvrier russe
Il y a cinquante ans, les vagues de la révolution de 1848 déferlaient sur l’Europe.
Pour la première fois, la classe ouvrière apparaissait sur la scène comme un puissant facteur historique. Grâce à elle, la bourgeoisie réussit à abolir nombre de survivances féodales. Mais bientôt elle reconnut dans son nouvel allié son ennemi le plus acharné et elle se jeta dans les bras de la réaction en lui livrant et le prolétariat, et la cause de la liberté. Mais il était déjà trop tard : la classe ouvrière, matée pour un temps, réapparaissait une douzaine d’années après sur la scène historique, cette fois plus consciente et plus forte et prête à lutter pour son émancipation définitive.
La Russie, semblait-il, restait à l’écart du mouvement historique. Mais si la lutte de classe n’y était pas visible, elle existait pourtant et ne cessait de se développer. Le gouvernement russe lui-même se chargeait de l’entretenir en dépouillant les paysans, en favorisant les seigneurs terriens, en engraissant les capitalistes aux dépens de la population laborieuse. Mais le capitalisme ne saurait se concevoir sans le prolétariat, qui nait et grandit avec lui et qui, à mesure qu’il se fortifie, est amené à se mesurer avec la bourgeoisie.
Serf ou libre, l’ouvrier industriel russe a toujours mené plus ou moins ouvertement la lutte contre ses exploiteurs. Avec le développement du capitalisme, cette lutte prenait de l’extension et englobait des couches de plus en plus nombreuses d’ouvriers. L’éveil de la conscience de classe du prolétariat et la croissance du mouvement ouvrier spontané en Russie coïncidèrent avec la constitution définitive de la social-démocratie internationale, porte-drapeau de la lutte de classe et guide des ouvriers conscients du monde entier. Consciemment ou inconsciemment, toutes les organisations ouvrières russes ont constamment agi dans l’esprit de la social-démocratie. La force et l’importance du mouvement ouvrier et de la social-démocratie ont été démontrées de façon éclatante par les nombreuses grèves qui ont éclaté ces derniers temps en Russie et en Pologne, et particulièrement par celles des tisseurs de Saint-Pétersbourg en 1896 et en 1897. Ces grèves ont contraint le gouvernement à promulguer la loi du 2 juin 1897 sur la durée de la journée de travail. Malgré son insuffisance, cette loi restera à jamais la preuve de la pression exercée sur le gouvernement par les efforts combinés des ouvriers. Mais le gouvernement se trompe en croyant apaiser les ouvriers par des concessions. Partout la classe ouvrière devient d’autant plus exigeante qu’on lui accorde davantage. Il en sera de même en Russie. Jusqu’à présent on n’a donné au prolétariat russe que ce qu’il a exigé et on ne continuera à lui donner ce qu’il exigera.
Or, que veulent les ouvriers russes ? Il leur manque ce dont jouissent leurs camarades étrangers : participation à l’administration publique, liberté de parole, liberté de presse, liberté de coalition et de réunion, en un mot, tous les moyens et instruments avec lesquels le prolétariat d’Europe occidentale et d’Amérique améliore sa situation et, en même temps, lutte pour son émancipation finale, pour la réalisation du socialisme, contre la propriété privée et le capitalisme. La liberté politique est nécessaire au prolétariat russe comme l’air aux poumons. Elle est la condition essentielle de son développement et de sa lutte victorieuse pour l’amélioration de sa vie et son émancipation intégrale.
Mais cette liberté qui lui est indispensable, le prolétariat russe ne peut la conquérir que par lui-même.
A mesure qu’on avance vers l’est de l’Europe (et la Russie est à l’est), la faiblesse, la poltronnerie et la lâcheté politique de la bourgeoisie, ainsi que la nécessité pour le prolétariat de résoudre lui-même les questions culturelles et politiques, apparaissent de plus en plus clairement. La classe ouvrière russe devra conquérir et conquerra la liberté politique. Ce sera là le premier pas vers la réalisation de la mission historique du prolétariat, qui est de créer un régime social où l’exploitation de l’homme par l’homme sera impossible. Le prolétariat russe secouera le joug de l’autocratie pour continuer avec un redoublement d’énergie la lutte contre le capitalisme et la bourgeoisie jusqu’au triomphe complet du socialisme.
Les premiers efforts du prolétariat russe devaient fatalement être dispersés et manquer plus ou moins de méthode et d’unité. Le moment est venu d’unir les forces, les organisations et les cercles locaux en un « Parti social-démocrate ouvrier russe » unique. Conscients de cette nécessité, les représentants des « Unions de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière », du groupe étudiant la Gazette ouvrière et de l’ « Union ouvrière juive de Russie et de Pologne » ont organisé un congrès, dont on trouvera les décisions ci-dessous.
S’unissant en parti, les groupes locaux conçoivent toute l’importance de cet acte et toute la responsabilité qu’ils assument. Par là, ils marquent définitivement que le mouvement révolutionnaire russe entre dans une phase de lutte de classe consciente. En tant que mouvement et tendance socialistes, le Parti social-démocrate russe continue l’œuvre et la tradition de tout le mouvement révolutionnaire antérieur en Russie ; s’assignant comme tâche principale pour l’avenir prochain la conquête de la liberté politique, la social-démocratie va au but déjà nettement fixé par les glorieux militants de la vieille Narodnaïa Volia. Mais ses moyens et ses voies sont autres. Le choix en est déterminé par le fait qu’elle veut être et rester le mouvement de classe des masses ouvrières organisées. Fermement convaincue que l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, la social-démocratie russe ne cessera dans tous ses actes de se conformer à ce principe fondamental de la social-démocratie internationale.
Vive la social-démocratie russe ! Vive la social-démocratie internationale !
Manifeste du Comité central du Parti social-démocrate ouvrier russe
La guerre européenne, que préparaient depuis des dizaines d’années les gouvernements et les partis bourgeois de tous les pays, a éclaté. La course aux armements, la rivalité croissante pour la possession des marchés au stade actuel de développement de l’impérialisme, les intérêts dynastiques des monarchies retardataires d’Europe orientale devaient fatalement amener cette guerre. Soumettre des nations étrangères et s’emparer de leurs territoires, ruiner les peuples rivaux et faire main basse sur leurs richesses, détourner l’attention des masses laborieuses des crises intérieures en Russie, en Allemagne, en Angleterre et dans d’autres pays, diviser les ouvriers, les tromper en leur inculquant le nationalisme, détruire leur avant-garde pour affaiblir le mouvement révolutionnaire, tel est le but, le sens véritable de la guerre actuelle.
C’est à la social-démocratie en premier qu’incombe le devoir de découvrir aux masses la nature véritable de la guerre et de dévoiler impitoyablement les mensonges et les sophismes répandus par les classes dominantes pour susciter le patriotisme et justifier la guerre
La bourgeoisie allemande est à la tête d’une des coalitions belligérantes. Elle berne la classe ouvrière et les masses laborieuses en affirmant qu’elle combat pour la défense de la patrie, de la liberté et de la civilisation, pour la libération des peuples opprimés par le tsarisme, pour le renversement de l’autocratie en Russie. En réalité, s’aplatissant devant les junkers et Guillaume II, elle a toujours été le plus fidèle allié du tsarisme et l’ennemi du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans russes. Quelle que soit l’issue de la guerre, elle unira ses efforts à ceux des junkers pour soutenir la monarchie tsariste contre la révolution en Russie.
Elle a entrepris une expédition contre la Serbie pour la soumettre et étouffer la révolution nationale des Slaves du Sud, tout en dirigeant le gros de ses forces militaires contre la France et la Belgique, pays plus libres et plus riches, qu’elle veut dépouiller pour se débarrasser de leur concurrence. Cherchant à faire accroire qu’elle combat uniquement pour se défendre, elle a en réalité choisi le moment qui lui paraissait le plus favorable pour une guerre dans laquelle elle utilisera les derniers perfectionnements de sa technique militaire et par laquelle elle prévient les nouveaux armements dont la réalisation était déjà résolue par la France et la Russie. L’autre groupe de nations belligérantes est dirigé par la bourgeoisie anglaise et française, qui trompe la classe ouvrière et les masses laborieuses en déclarant qu’elle fait la guerre pour la patrie, la liberté et la civilisation contre le militarisme et le despotisme de l’Allemagne. En réalité, il y a longtemps qu’avec ses milliards elle payait et préparait les troupes du tsarisme, la monarchie la plus barbare et la plus réactionnaire de l’Europe, pour les lancer contre l’Allemagne.
En réalité la bourgeoisie anglaise et française lutte pour s’emparer des colonies allemandes et ruiner la nation rivale, dont le développement économique est extrêmement rapide. Et c’est dans ce but que les Etats démocratiques « avancés » aident le tsarisme à comprimer encore davantage la Pologne, l’Ukraine, etc, c’est-à-dire à étrangler la révolution en Russie.
Aucun des deux groupes des pays belligérants ne le cède à l’autre en pillages, en cruautés et en excès de toute sorte, mais pour abuser le prolétariat et détourner son attention de la seule guerre véritablement libératrice, la guerre civile contre la bourgeoisie de son pays et des pays étrangers, la bourgeoisie de chaque Etat cherche, au moyen de phrases patriotiques mensongères, à idéaliser sa guerre nationale et à faire croire qu’elle veut terrasser son adversaire non pas pour le dépouiller et s’emparer de son territoire, mais pour réaliser la libération de tous les peuples.
Mais plus les gouvernements et la bourgeoisie de tous les pays s’efforcent de diviser les ouvriers et de les lancer les uns contre les autres, employant à cet effet un système de mesures spéciales et une censure militaire rigoureuse (dirigée beaucoup plus contre l’ennemi « intérieur » que contre l’ennemi extérieur), plus le prolétariat conscient a le devoir de défendre son unité de classe, son internationnalisme, ses convictions socialistes contre le chauvinisme effréné de la bourgeoisie de tous les pays. Se dérober à ce devoir serait, pour tous les ouvriers conscients, renoncer à leurs aspirations démocratiques et, à plus forte raison, à leur idéal socialiste.
Avec un sentiment de profonde amertume nous devons constater que les partis socialistes des principaux pays européens ne se sont pas acquittés de ce devoir et que la conduite de leurs chefs, particulièrement en Allemagne, est presque une trahison directe au socialisme. A un moment des plus graves dans l’histoire de l’humanité, la plupart des leaders de la IIe Internationale tentent de substituer le nationalisme au socialisme. Se réglant sur eux, les partis ouvriers, au lieu de s’opposer aux menées criminelles de leurs gouvernements, ont exhorté la classe ouvrière à se rallier aux impérialistes. Le chef de la IIe Internationale ont trahi le socialisme en votant les crédits militaires, en répétant les mots d’ordre chauvins de la bourgeoisie de leurs pays respectifs, en justifiant et en soutenant la guerre, en participant aux ministères bourgeois, etc., etc. Les leaders et les organes socialistes les plus influents en Europe défendent le point de vue de la bourgeoisie libérale chauvine et non le pont de vue du socialisme. La responsabilité de cette honte infligée au socialisme incombe avant tout à la social-démocratie allemande, qui était le parti le plus fort et le plus influent de la IIe Internationale. Mais on ne saurait justifier non plus les socialistes français qui acceptent des portefeuilles ministériels et collaborent avec les descendants de cette bourgeoisie qui n’a pas hésité jadis à trahir sa patrie et à s’allier à Bismarck pour écraser la Commune.
Les social-démocrates allemands et autrichiens qui soutiennent la guerre cherchent à se justifier en déclarant qu’ils luttent contre le tsarisme russe. Nous, social-démocrates russes, nous considérons cette justification comme un sophisme. Le mouvement révolutionnaire contre le tsarisme a pris de nouveau, ces dernières années, une extension formidable dans notre pays. La classe ouvrière russe a été constamment à la tête de ce mouvement. Les grèves politiques de ces dernières années, grèves qui ont englobé des millions d’hommes, se sont déroulées sous le mot d’ordre du renversement du tsarisme et de l’instauration de la république démocratique. A la veille de la guerre, le Président de la République française, Poincaré, au cours de sa visite à Nicolas II, a pu voir de ses propres yeux les barricades élevées par les ouvriers russes dans les rues de Saint-Pétesbourg. Le prolétariat russe ne s’est arrêté devant aucun, sacrifice pour libérer l’humanité de la honte de la monarchie tsariste. Mais s’il est un facteur qui puisse retarder la chute du tsarisme et aider ce dernier dans sa lutte contre toute la démocratie russe, c’est bien la guerre actuelle, dans laquelle la bourgeoisie anglaise, française et russe met son argent au service du tsarisme réactionnaire. Et s’il est quelque chose qui puisse entraver la lutte de la classe ouvrière russe contre le tsarisme, c’est la conduite de la social-démocratie allemande et autrichienne, conduite que la presse bourgeoise russe ne cesse de nous donner en exemple.
Si même la social-démocratie allemande manquait de force au point d’être obligée de renoncer à toute action révolutionnaire, elle ne devait pas en tout cas rallier le camp des chauvins et se conduire de façon à justifier l’accusation des socialistes italiens, qui ont déclaré avec raison que les leaders allemands déshonoraient le drapeau de l’Internationale prolétarienne.
Le parti social-démocrate ouvrier russe a déjà été et sera encore cruellement éprouvé par la guerre. Toute notre presse légale est supprimée ; la plupart de nos unions sont dissoutes ; un grand nombre de nos camarades ont été arrêtés et déportés. Mais, fidèle au socialisme, notre représentation parlementaire à la Douma d’Empire s’est refusée à voter les crédits de guerre et, pour donner plus d’éclat à sa protestation, a quitté la salle des séances de la Douma. Elle a jugé de son devoir de flétrir la politique impérialiste des gouvernements européens. Et malgré l’oppression formidable du pouvoir tsariste, les ouvriers russes accomplissant leur devoir devant la démocratie et l’Internationale, éditent déjà leurs premières publications illégales contre la guerre.
Si la social-démocratie révolutionnaire, représentée par la minorité des social-démocrates allemands et l’élite des socialistes des pays neutres, sent la honte lui monter au visage devant la faillite de la IIe Internationale, si en France et en Angleterre il s’élève des voix isolées contre le chauvinisme de la majorité des parties socialistes, il n’en est pas moins vrai que les opportunistes, comme ceux du groupe Sozialistische Monatshefte, peuvent à bon droit célébrer leur victoire sur le socialisme européen. Mais les éléments les plus néfastes au prolétariat en ce moment sont ceux qui (comme le « centre » de la social-démocratie allemande) hésitent entre l’opportunisme et la social-démocratie révolutionnaire et cherchent, par des phrases diplomatiques, à dissimuler ou à voiler le krach de la IIe Internationale.
Ce krach, il faut au contraire le reconnaître ouvertement et en comprendre les raisons afin de pouvoir réaliser une nouvelle union socialiste qui soudera fortement les ouvriers de tous les pays.
Les opportunistes ont fait échouer l’application des décisions des congrès de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle, qui obligeaient les socialistes à lutter contre le chauvinisme en toutes circonstances et à riposter par la propagande de la guerre civile et par la révolution sociale à toute guerre entreprise par la bourgeoisie et les gouvernements bourgeois. La faillite de la IIe Internationale est celle de l’opportunisme, qui avait trouvé un terrain favorable à son développement dans la période d’avant-guerre et qui, ces dernières années, était devenu le maître dans l’Internationale. Les opportunistes préparaient depuis longtemps cette faillite, ils niaient la révolution socialiste et la remplaçaient par le réformisme bourgeois ; ils niaient la lutte de classe et sa transformation nécessaire en guerre civile à un moment donné et préconisaient la collaborations des classes ; sous couleur de patriotisme et de défense de la patrie, ils prêchaient le chauvinisme bourgeois, oubliant ou niant la vérité énoncée dans le Manifeste Communiste, qui déclare que les ouvriers n’ont pas de patrie ; ils se bornaient à combattre le militarisme du point de vue sentimental petit-bourgeois, au lieu de reconnaître la nécessité de la lutte révolutionnaire des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie de tous les pays ; ils érigeaient en fétiches la légalité et le parlementarisme bourgeois et oubliaient la nécessité de recourir à des formes d’organisation et d’agitation illégales aux époques de crise. Complément naturel de l’opportunisme, aussi bourgeois et aussi hostile au marxisme que ce dernier, l’anarcho-syndicalisme, lui aussi, a honteusement répété les mots d’ordre chauvins au cours de la crise actuelle.
A l’heure présente, il est impossible de s’acquitter de ses devoirs de socialiste et de réaliser l’union internationale véritable des ouvriers sans rompre résolument avec l’opportunisme, dont il est nécessaire de montrer aux masses la banqueroute inévitable.
Dans chaque pays, la tâche de la social-démocratie doit être en premier lieu de lutter contre le chauvinisme. En Russie, le chauvinisme a envahi tout le camp du libéralisme (cadets) et, en partie, celui des narodniki ; il a gagné jusqu’aux socialistes-révolutionnaires et aux social-démocrates de droite. (Il convient en particulier de flétrir les interventions chauvines de E. Smirnov, P. Maslov et G. Plékhanov, interventions largement exploitées par la presse patriote.)
Dans la situation actuelle, on ne saurait dire, du point de vue du prolétariat international, quel est le groupe de belligérants dont la défaite serait le moindre mal pour le socialisme. Mais il n’est pas douteux que, pour la classe ouvrière et les peuples de Russie, le moindre mal serait la défaite de la monarchie tsariste qui est le gouvernement le plus réactionnaire et le plus barbare et qui opprime la plus grande quantité de nations et le plus d’individus en Europe et en Asie.
La social-démocratie européenne doit prendre comme mot d’ordre de réalisation immédiate la constitution des Etats-Unis républicains d’Europe. Mais, contrairement à la bourgeoisie, prête à tout promettre pour entraîner le prolétariat dans le torrent du chauvinisme, elle doit montrer la fausseté et l’inanité de ce mot d’ordre s’il n’est accompagné du renversement révolutionnaire des monarchies allemande, autrichienne et russe.
Travaillant dans un pays arriéré qui n’a pas encore accompli sa révolution bourgeoise, la social-démocratie russe doit continuer de s’assigner les trois tâches suivantes, conditions essentielles de la réalisation de la démocratie : instauration d’une république démocratique où tous les peuples seront égaux et auront le droit de disposer d’eux-mêmes, confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et établissement de la journée de huit heures. Mais, dans tous les pays avancés, la guerre met à l’ordre du jour la révolution socialiste, qui devient d’autant plus urgente que le prolétariat a plus à souffrir de la guerre et qu’il lui faudra déployer plus d’activité pour reconstruire l’Europe après les dévastations accumulées par le carnage impérialiste.
Comme la bourgeoisie profite des lois du temps de guerre pour bâillonner complètement le prolétariat, ce dernier a le devoir de recourir aux formes illégales d’agitation et d’organisation. Que les opportunistes conservent les organisations légales en trahissant leurs convictions, les social-démocrates révolutionnaires, eux, mettront en œuvre les facultés d’organisation et les liaisons de la classe ouvrière pour créer des formes illégales de lutte adaptées à la crise actuelle et pour unir les ouvriers non pas à la bourgeoisie chauvine de leur pays, mais aux ouvriers de tous les pays. L’Internationale prolétarienne n’est pas morte et ne mourra pas. Les masses ouvrières, en dépit de tous les obstacles, créeront une nouvelle Internationale. Le triomphe de l’opportunisme ne sera pas de longue durée. Plus la guerre fera de victimes, plus les masses ouvrières comprendront que les opportunistes les ont trahies et qu’il leur faut tourner leurs armes contre le gouvernement et la bourgeoisie de leur pays.
Transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile, tel est le seul mot d’ordre prolétarien véritable, mot d’ordre qui nous a été enseigné par l’expérience de la Commune, qui a été adopté au congrès de Bâle en 1912 et qui découle de toutes les conditions de la guerre impérialiste entre pays bourgeois hautement développés. Quelles que soient les difficultés de cette transformation, les socialistes ne renonceront jamais à la préparer de toutes leurs forces, du moment que la guerre est devenue une réalité.
De cette façon seulement le prolétariat pourra s’affranchir de la bourgeoisie chauvine et progresser vers la liberté véritable et le socialisme.
Vive la fraternité internationale des ouvriers contre le patriotisme et le chauvinisme de la bourgeoisie de tous les pays !
Vive l’Internationale prolétarienne libérée de l’opportunisme !
Le Comité central du parti social-démocrate ouvrier russe
- ↑ Le mot « narodniki » vient de « narod » : peuple
- ↑ Pomiestchiks : Grands propriétaires fonciers
- ↑ Liberté du peuple
- ↑ L’organisation en question prit ce nom après l’arrestation du groupe des dékabristes qui eut lieu en décembre 1895
- ↑ On trouvera le texte de cet appel dans l’Annexe au présent ouvrage
- ↑ Cette œuvre, publiée en brochure, est intitulée : Des amendes
- ↑ Certes, tous les chefs des menchéviks n’avaient pas été auparavant des économistes : P. Axelrod, Zassoulitch, Martov, Potressov, Dan, D. Radichenko, Trotsky et autres n’appartenaient pas aux économistes. Mais, en se séparant au 2e congrès du noyau fondamental des iskristes et en s’engageant dans la voie du menchévisme, ils capitulèrent en fait devant l’économisme, car, idéologiquement et politiquement, le menchévisme n’était que la continuation de l’économisme dans une situation nouvelle
- ↑ Le premier numéro de l’iskra
- ↑ La Pensée ouvrière, organe des économistes
- ↑ L’iskra avait pour devise : « De l’étincelle jaillira la flamme », phrase tirée de la réponse des dékabrioles à Pouchkine
- ↑ Le mot « otzovisme » vient du mot russe « otziv », qui veut dire « rappel » (N. du Tr.)Membres des états provinciaux
- ↑ On faisait dériver « bolchévik » du mot russe « bolché », qui veut dire « plus » et « menchévik » du mot « menché » qui veut dire « moins » (N. du Tr.)
- ↑ Membres des assemblées provinciales de districts et de gouvernements.
- ↑ Le trotskysme, durant plusieurs années, représenta un courant plus ou moins déterminé dans le mouvement ouvrier russe. En 1903, au deuxième congrès du parti, Trotsky se rangea du côté des menchéviks. En 1904, il publia sa brochure intitulée Nos tâches Politiques, qui fut éditée par les menchéviks et qui était dirigée contre l’ancienne iskra et principalement contre Que faire ? et contre la nouvelle brochure de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière. Il y déclarait qu’entre l’ancienne iskra (de Lénine) et la nouvelle dirigée par les menchéviks, il y avait un abîme et rendait ainsi sans le vouloir un grand service au bolchévisme en reconnaissant ouvertement le caractère révisionniste de la nouvelle iskra. En 1905, Trotsky et Parvus étaient à la gauche du menchévisme. Ils se séparaient du centre dans la question de la bourgeoisie. Néanmoins, dans le journal Natchalo (paraissant à Saint-Pétersbourg) et au premier soviet des députés ouvriers, Trotsky continua à travailler avec les menchéviks tout en défendant ses points de vue particuliers. Sa théorie de la révolution permanente touchait au menchévisme en ce qu’elle niait le rôle révolutionnaire de la paysannerie dans notre pays, c’était là son défaut capital. Dans le courant de l’année 1906, Trotsky collabore à quelques publications bolchévistes. En 1907, au congrès de Londres, Trotsky intervient dans quelques questions en qualité de social-démocrate en dehors des fractions ; mais dans l’ensemble il continue de faire bloc avec les menchéviks. A ce congrès, il soutient que Prokopovitch peut et doit être membre du parti. A partir de 1909, Trotsky commence à se rapprocher des menchéviks liquidateurs. Il soutient que le parti ouvrier doit être la somme des différentes tendances, des différentes fractions, des différents groupes et courants. Lénine s’élève énergiquement contre cette conception du rôle du parti. Au début de la discussion entre bolchéviks et liquidateurs, Trotsky ne soutenait pas ouvertement ces derniers. Il reconnaissait qu’ils avaient tort sur beaucoup de points. Mais il accordait au « liquidationnisme » droit de cité dans le parti ouvrier. « Vis et laisse les autres vivre en paix », telle était au fond sa devise. Autrement dit, le parti, au lieu d’être une organisation coulée d’un seul bloc, devenait un agglomérat de fractions et de courants. De 1910 à 1912, Trotsky publie à Vienne un journal ouvrier populaire, la Pravda, qui cherche à s’élever au dessus des fractions, mais qui en réalité soutient les menchéviks liquidateurs. De 1911 à 1913, Trotsky est l’un des principaux organisateurs du « bloc d’août », c’est-à-dire du bloc formé par les menchéviks et les liquidateurs en août 1911 à la conférence de Vienne qui résolut d’engager une lutte implacable contre les bolchéviks. Lorsque deux quotidiens légaux, le Loutch, organe des liquidateurs, et la Pravda, organe des bolchéviks, commencèrent à paraître à Saint-Pétersbourg, Trotsky devint un des collaborateurs les plus en vue du Loutch. En même temps, il collabora également à la revue théorique des liquidateurs, La Nacha Zaria, éditée par A. Potressov. En 1914, au début de la guerre, il se produit un regroupement sérieux dans la social-démocratie. Trotsky prend résolument position contre la guerre impérialiste et les chefs de la IIe Internationale. Néanmoins, il se refuse à collaborer à la revue bolchéviste, le Communiste, et, avec L. Martov et quelques bolchéviks-conciliateurs, entreprend à Paris la publication du Naché Slovo. Malgré son caractère internationaliste et ses critiques de la IIe Internationale, ce journal continue à défendre la fraction Tchéïdzé contre Lénine et les léniniens. Après la révolution de février, Trotsky participe d’abord à la fraction « interrayon » de Pétrograd, puis, en juin ou en juillet 1917, adhère au parti bolchévik.
- ↑ Les menchéviks proposaient, en même temps qu’auraient lieu les élections à la Douma Bouliguine, de procéder, sans la permission des autorités, à l’élection d’une « Douma populaire ». Evidemment, ce plan « génial » ne pouvait aboutir à rien.
- ↑ Organisation démocratique bourgeoise comprenant des ingénieurs, des médecins, des employés de chemin de fer, etc.
- ↑ Le mot russe qui signifie « constitutionnel » commence par un K (N. du Tr.)
- ↑ Le 3 juin 1907 avait été promulguée la nouvelle loi fixant le système des élections à la Douma d’Empire
- ↑ Organe des cadets (N. du Tr.)
- ↑ Nom du principal héros du célèbre roman d’Artsibaschev intitulé Sanine (N. du Tr.)
- ↑ Le mot « otzovisme » vient du mot russe « otziv », qui veut dire « rappel » (N. du Tr.)
- ↑ A. Bogdanov, qui, comme je l’ai dit, a maintenant quitté le parti, soutint les vues contre-révolutionnaires du groupe de la Rabotchaïa Pravda (Pravda ouvrière) et, pendant un an, essaya de faire triompher ses théories dans les « Centres de culture prolétarienne » (Préletkults) et les Facultés ouvrières. Vers 1908, il était l’un des dirigeants les plus influents du bolchévisme
- ↑ Déporté par le tsarisme, mourut en Sibérie
- ↑ Du mot russe « Goloss », nom de l’organe édité à l’étranger par Martov, Dan et consorts