Fondation de la 4e Internationale le 3 septembre 1938 à Périgny

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Souvenirs de Michel Pablo

Comment le jeune militant que tu étais en 1938 s’est-il retrouvé au congrès de fondation de la IVe Internationale ? Qu’était et comment fonctionnait l’opposition trotskyste à l’époque ?

Je venais d’arriver en France, après ma sortie de Grèce et un bref séjour en Suisse. C’était année terrible de 1938, avec la chute du Front populaire en France, l’esquisse de la défaite de la révolution espagnole, qui déjà paraissait inéluctable car isolée par les « démocraties » et étranglée par Staline, l’approche de la guerre mondiale et la répression sauvage contre les trotskistes en France et ailleurs, et surtout celle qui sévissait en URSS.

À l’époque, je ne maîtrisais pas encore très bien le français, je balbutiais un peu l’anglais et l’italien. Je sortais surtout d’un contexte national très différent de celui de la France. Le mouvement ouvrier grec auquel je participais depuis 1928, était quasi constamment en semi-clandestinité et depuis 1936 (début de la dictature de Metaxas) carrément clandestin. La lutte de classe en Grèce, pays considérablement arriéré à l’époque, était dure souvent sanglante et sauvage. Je provenais d’une série d’organisations se réclamant des idées de Léon Trotski et de l’opposition de gauche, qui avaient sur l’organisation des règles très strictes et une très haute conception du militantisme. Je ne fus jamais membre du parti communiste. J’ai trouvé la situation en France très différente : une vie politique très intense, une vie organisationnelle très relâchée. En arrivant en France Ellé et moi avons pris contact tout d’abord avec Pierre Naville et ensuite avec une série de camarades français et étrangers. Ceux-ci, des immigrés en France comme nous, comme notre compatriote George Vitsoris (Busson), et l’allemand Rudolf Klement, secrétaire administratif du centre international préparant la conférence de fondation de la Quatrième Internationale, étaient nos plus proches camarades.

L’atmosphère pesant sur la conférence était des plus lourdes. En France planait manifestement l’ombre de la réaction et de la guerre. À Paris, affluaient des réfugiés politiques de l‘Europe entière, fuyant l’avance irrésistible du nazisme et de la réaction gagnant l’Espagne. La terreur stalinienne anti-trotskiste était à son comble. Nous déplorions plusieurs victimes éminentes : Erwin Wolf en Espagne, Ignace Reiss en Suisse, Léon Sedov, le fils de Trotski à Paris en février 1938, et aussi notre ami Rudolf Klement, que nous voyions quasi quotidiennement avant qu’il ne disparaisse subitement avec une grande partie des documents destinés à la préparation de la conférence de fondation. Son corps fut repêché peu après dans la Seine, décapité. Pierre Naville l’a reconnu à la finesse caractéristique de ses longs doigts.

Un des principaux sujets de nos conversations avec Klement était de savoir comment remédier au relâchement organisationnel du parti ouvrier internationaliste (POI), comment redresser la situation du centre international auquel participaient nombre des éléments étrangers arborant le titre de « trotskiste » sans aucune vérification de leur passé et de leur véritable identité idéologique. C’est ainsi que le fameux Etienne (Mark Zborowski), qui trainait dans nos réunions et prit une part active aux délibérations de la conférence de fondation, s’avéra être le principal agent de Staline dans nos rangs.

Je me souviens bien de cette conférence. Je revois la gentille grange aménagée en villa des Rosmer à Périgny, au milieu d’un superbe jardin plein de fleurs et de verdure. Nous étions peu nombreux, vingt-et-un je crois, autour de la grande et longue table qui a réuni les fondateurs de la Quatrième Internationale, représentant douze pays. Je m’attendais à de longues discussions approfondies sur le programme transitoire, les statuts et les autres résolutions, mais j’ai rapidement compris qu’il fallait faire très vite et boucler en douze heures environ la séance plénière unique. Nous craignions surtout un nouveau coup de Staline, mais personne ne soupçonnait clairement Etienne, qui apparaissait comme un camarade très sérieux, ayant opinion surtout, et voulant manifestement faire partie du comité exécutif désigné par la conférence.

J’avais du mal à suivre les délibérations de la conférence, car je n’étais pas familiarisé par avance avec tous les textes. Mes interventions se sont limitées à quelques questions qui reflétaient le point de vue de l’organisation grecque à laquelle j’appartenais : la nécessité de discuter plus sérieusement le programme transitoire, d’accorder plus d’importance à la question agraire et aux paysans...

La conférence de fondation fut pour moi l’occasion de connaître toutes les grandes figures du firmament trotskiste international de l’époque, Naville, Cannon, Schachtman, James, Blasco, Lesoil, Mario Pedrosa et les camarades français avec lesquels j’ai eu par la suite à collaborer plus étroitement, Hic, Craipeau, David Rousset et Jean Rous. Chacun d’eux avait sa propre personnalité remarquable à plus d’un égard. Mais se fier à des impressions ne suffit guère pour cerner plus profondément la vérité de chacun, son vrai fond, ses caractéristiques dominantes, prouvées dans la pratique de sa vie.

Quelles étaient les principales forces de la Quatrième Internationale à sa fondation ? Le congrès était-il représentatif des forces les plus importantes ?

Les principales forces consciemment adhérentes à l’époque à la Quatrième Internationale étaient celles des États-Unis, de la Belgique, de la France et la Grande-Bretagne, avec d’autres déjà décimées par la réaction nazie ou par des dictatures, comme en Tchécoslovaquie, Pologne, Italie, Grèce, au Chili... Le cas de l’Union soviétique restait particulier et mal connu. Sur l’état du trotskisme chinois, très important à l’époque, on ne savait presque rien. D’autres situations restaient pour nous très vagues. La conférence de fondation, malgré le nombre très limité des représentants, reflétait l’essentiel des forces organisées à l’époque.

Trotsky considérait que l’année 1933 avait marqué un point de non-retour dans la dégénérescence stalinienne de l’Internationale, à partir de laquelle le mouvement communiste n’était plus redressable de l’intérieur. De ce point de vue, la fondation de la 4e Internationale en 1938 n’était-elle pas tardive ? Comment le voyaient les délégués et comment le vois-tu aujourd’hui ?

Normalement, la Quatrième Internationale aurait dû être fondée dès 1933, mais il y a eu la défaillance des organisations centristes du bureau de Londres, et d’autres obstacles qui ont retardé l’événement. La très grande majorité des présents à la conférence de septembre 1938 était acquise à la nécessité de fonder la Quatrième Internationale, à l‘exception d’une minorité française conduite par Yvan Craipeau, des Polonais et des Autrichiens. Même ces camarades reconnaissaient la nécessité de proclamer la formation d’une nouvelle Internationale, mais plus tard dans des conditions plus propices. J’étais à l’époque fervent partisan de la proclamation immédiate, question débattue également en Grèce contre certains adversaires de cette idée. Je partageais complètement les arguments de Léon Trotski, qui consistaient en ceci : le capitalisme est blessé à mort et va inexorablement à la guerre qui débouchera soit sur la barbarie généralisée, soit sur le socialisme. L’humanité ne saurait être sauvée que par une nouvelle direction de la classe ouvrière, les vieilles directions de la IIe et de la IIIe Internationale ayant fait faillite, j‘étais tout à fait dans l’esprit de l’éloquence du manifeste de la conférence déclarant :

«C’est seulement en faisant vivre les grandes traditions du marxisme révolutionnaire, en rompant avec la collaboration des classes, le social-patriotisme et les prêtres de la soumission dans le mouvement ouvrier, et en prenant la voie d’une lutte de classe résolument agressive, en lançant l’assaut contre la forteresse du capitalisme, avec les armes invincibles forgées par nos grands maîtres, Marx et Engels, Lénine et Trotski, que les exploités du monde peuvent s’écarter de la stagnation et de la défaite et marcher en avant comme la solide phalange de l’avenir socialiste. C’est la voie de la Quatrième Internationale !»

Aujourd’hui et depuis fort longtemps déjà, je considère que la Quatrième Internationale fut fondée pour des raisons fort valables à l’époque, mais que très vite la ruse de l’histoire a joué dans un sens contraire. En effet la guerre a éclaté dans des conditions non prévues, et la Quatrième Internationale est restée une organisation marginale, qui ne justifie plus en rien son titre qui correspondait à d’autres perspectives nullement réalisées.

C’est l’évidence même qu’il aurait fallu depuis bien longtemps déjà en tirer les conséquences et ajuster ce titre et ses prétentions aux nouvelles réalités historiques, c’est-à-dire se repenser comme une association internationale de révolutionnaires (qui reste toujours absolument nécessaire), mais prête à se fondre et à se recomposer avec d’autres forces du mouvement politico-social émancipateur global de notre temps.

Lénine avait analysé la première guerre mondiale comme essentiellement inter-impérialiste et ouvrant des espaces révolutionnaires. Quelle analyse les trotskystes avaient-ils de la nouvelle guerre qui approchait et qui avait plutôt commencé en Espagne comme une « guerre civile internationale »?

Les trotskistes étaient à l’époque, depuis 1933, les plus conscients de l‘approche inexorable de la deuxième guerre mondiale, qui serait selon eux inter-impérialiste comme la première. Ils croyaient que l’URSS risquait de faire les frais à un moment donné d’un front uni des impérialistes. Ils n’avaient pas prévu, et ils ne pouvaient pas le faire, que l’URSS combattrait en définitive aux côtés des « démocraties » contre le fascisme. Ils ne prévoyaient pas non plus que dans ce type de guerre se créerait de nouvelles conditions objectives et de nouvelles forces productives qui délivreraient le capitalisme vainqueur de sa stagnation, l‘acheminant vers une nouvelle phase longue de développement.

La ruse de l’histoire fut complète, relativisant les pronostics et les perspectives propres au marxisme, rappelant une fois de plus aux marxistes que leur théorie est une théorie scientifique expérimentale, nourrie de la praxis, vérifiée par elle, et donc nécessitant un aggiornamento permanent selon la marche de la réalité objectivement interprétée.

Quel a été l’apport fondamental du programme de transition ? Quels en sont les éléments que tu considères encore valables aujourd’hui ? On sait par ailleurs que le débat entre les délégués sur le programme de transition n’a pas été aussi approfondi qu’ils l’auraient souhaité. Trotsky et les délégués étaient conscients que le programme adopté restait à compléter sur plusieurs points. Dans quelle mesure ceci a-t-il eu une importance par la suite ? Peut-on par exemple expliquer ainsi le détachement de nombre de fondateurs dès l’éclatement de la guerre ?

Le programme de transition, principal document de la conférence de fondation, malheureusement trop rapidement et insuffisamment discuté lors de l’unique séance plénière, a une double valeur. Du point de vue de la méthode, il est toujours le meilleur exemple de comment jeter un pont entre les conditions objectives à chaque étape et les mots d’ordre subjectifs, afin de mobiliser les masses dans la voie révolutionnaire. Cette méthode tranche aussi bien avec les programmes statiques, minimalistes, du réformisme, qu’avec ceux, maximalistes, des anarchistes et des ultra-gauchistes.

Du point de vue de son actualité, il faut dire que ce programme correspondait surtout aux conditions de stagnation du capitalisme qui, à la veille de la deuxième guerre mondiale, paraissait frappé à mort. Aujourd’hui, il est absolument nécessaire d’élaborer un nouveau programme de transition dans un monde varié et très profondément changé, tout en recourant à la méthode du programme de 1938, et tout en se servant de certaines parties de celui-ci et de certains mots d’ordre toujours valables.

Quant à incriminer le programme de 1938 pour expliquer le détachement de nombre de fondateurs de la Quatrième Internationale dès l‘éclatement de la guerre, je dirai que cela a été surtout causé par la dureté des conditions dans lesquelles se trouva plongé très vite le mouvement organisationnellement très faible de la Quatrième Internationale, et par la tournure, certes très imprévue, des événements.
La victoire initiale du nazisme dans toute l’Europe a créé à la fois des conditions de lutte très difficiles et une démoralisation, une confusion, un pessimisme chez nombre de cadres et de dirigeants.

La fondation de la Troisième Internationale avait bénéficié, à l’échelle internationale, du processus de radicalisation très puissant issu directement d’octobre. Est-ce qu’avec le recul, la conception de l’État ouvrier, en maintenant un lien « organique » avec la révolution russe, n’avait pas entre autres pour fonction de remplacer un tel facteur de dynamisation, surtout après l’échec de la révolution en Espagne et en France ?

Ce qui a à la fois détourné les masses subissant la guerre de la voie indiquée par la Quatrième Internationale, et provoqué la non-répétition historique du scénario de la guerre, c ‘est indiscutablement l’existence de l’URSS, « État ouvrier », «patrie de la révolution d’octobre », sa présence dans la guerre et sa résistance victorieuse au nazisme. Les partis communistes, encouragés par cette conjoncture, se sont portés à la tête de la « résistance nationale » dans leurs pays respectifs. Ils ont ainsi été revigorés, de sorte qu’avec la défaite du nazisme et la victoire de l’URSS, ils ont pu sortir de la guerre beaucoup plus forts qu’auparavant.

Parallèlement à la fondation de la Quatrième Internationale, il y a eu la proclamation d’une Internationale de la jeunesse, avec un programme assez détaillé. Quelles conceptions présidaient cette proclamation et pourquoi une Internationale « séparée » ?

La conférence de fondation de 1938 a décidé l’organisation de la jeunesse révolutionnaire, non pas en tant que « parti politique de jeunes », ni en tant qu’«académie pour jeunes vieillards », mais comme « organisation autonome de la jeunesse à l’usine, à la caserne et aux champs », qui s’étendait également à la jeunesse intellectuelle. Cette organisation « collaborait de manière consciente et volontaire avec les partis de la Quatrième Internationale, sans engagement organisationnel strict ». Loisirs et divertissement faisaient partie intégrante des activités des organisations de la jeunesse, œuvrant pour la création d’un « monde et d’un homme nouveaux ». Il faut dire que les organisations de la Quatrième Internationale, ayant à de très rares exceptions évolué vers une composition sociale dépourvue d’une véritable base ouvrière et d’une majorité d’éléments adultes, furent pratiquement des partis politiques de jeunes, à majorité d’extraction plutôt intellectuelle, sans enracinement social précis. Cela explique pour beaucoup l’instabilité endémique de ces organisations, leur évolution politique et leur isolement.

On raconte que Trotsky se présentait parfois comme « artiste révolutionnaire ». Quelle signification faut-il donner à ceci ? Quelle conception Trotsky avait-il de l’individu révolutionnaire ? Comment cette conception était-elle intégrée par la Quatrième Internationale ?

Trotsky, « artiste révolutionnaire »? Cette idée me choque car elle ne correspond pas à l’idée que j’ai de Léon Trotsky. C’était à mon avis un être « surdoué », d’une très large culture générale, très sensible à la beauté de la nature et du grand art, en particulier en littérature et en peinture. Mais tout cela sur fond d’être révolutionnaire exemplaire, extrêmement sérieux dans son comportement de militant, d’artisan quotidien de la révolution. Il ne pardonnait aucun dilettantisme dans ce domaine, à commencer par lui-même et ses plus proches collaborateurs, comme son fils Léon Sedov, et il était d’une grande rigueur quant à l’activité pratique également. Cela ne l’empêchait nullement d’être un exemple de civilité et d’attention par rapport à ses camarades, de faire preuve de profonde compréhension pour les défaillances provisoires. Il cherchait inlassablement maintenir unité du mouvement et à y inclure toutes les énergies et tous les talents.

Trotski croyait profondément a la possibilité d’amélioration de l’homme social, et il imaginait un être de demain plus intelligent, plus racé jusque dans le moindre de ses mouvements et de ses gestes, plus sensible aux beautés diverses du monde, plus bienveillant et attentif pour ses semblables. Je n’ai personnellement été choqué que par son goût pour la chasse et la pêche et je n’ai d’ailleurs jamais compris que de grands artistes, de grands intellectuels, pouvaient assister à des tauromachies, insensibles au supplice monstrueux de l’animal avant sa mise à mort « glorieuse ». Mais naturellement, nous sommes tous encore, même les coryphées parmi nous, des hommes de la préhistoire de l’humanité...

Y a-t-il une anecdote significative qui t’as frappé lors du congrès de fondation ?

Je n’ai le souvenir d’aucune anecdote. Sur la conférence de fondation régnait, comme je l’ai dit, une lourde atmosphère et chacun de nous était surtout dominé par le sentiment d’endosser une responsabilité écrasante, à un moment culminant de la réaction et de l’approche de la guerre, mesurant au fond de soi la force numérique dérisoire de notre mouvement naissant, et ses propres capacités subjectives restreintes. Mais il fallait franchir le Rubicon et affronter le destin.

Même James Cannon, belle figure de tribun irlando-américain, par tempérament jovial et expansif, m’a paru pendant la longue séance unique plénière du 3 septembre 1938, avoir complètement oublié de recourir à son whisky corsé. Mais sur ce point je peux me tromper...

Propos recueillis le 15 août 1988.