Fin d’année

De Marxists-fr
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Je vois qu’en faisant la revue obligée de l’année qui finit, beaucoup de journaux se félicitent de ce qu’ils appellent le calme de l’esprit public. Je ne sais s’il faut s’en féliciter à ce point, mais je conviens qu’en effet l’esprit est d’un calme absolu. Il n’est plus troublé par aucune idée. Hier au soir, quatre personnes de bon sens, causant autour d’une table de travail, se sont demandé à six heures moins le quart : « À quoi donc pense en ce moment l’espèce humaine ? » Elles ont été obligées de conclure mathématiquement que l’espèce humaine ne pensait à rien : ce qui leur a permis de constater sans trop d’angoisses patriotiques qu’au même jour et à la même heure, la France ne pensait pas à grand’chose.

Il paraît que la politique tenait tout entière dans les crises ministérielles et dans les gros mots ; car, depuis que les ministères ne tombent pas et que le boulangisme lui-même est à peu près poli, les Français considèrent que la politique n’existe plus. Les conservateurs ont depuis leur défaite perdu l’âme et l’esprit : ils ne savent plus ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils aiment, ni ce qu’ils haïssent. Ils tournent autour de la République sans y entrer, avec une mandoline sans cordes, comme les amoureux d’opéra qui chantent une sérénade ; et, incapables de s’accompagner eux-mêmes, ils prient l’orchestre républicain de leur jouer un petit air modéré et doux. Si les conservateurs ne savent pas trop ce qu’ils doivent faire de leur défaite, les républicains ne paraissent pas savoir davantage ce qu’ils doivent faire de leur victoire. Où est le mot d’ordre pour l’action commune ? où sont les plans de réforme et les idées directrices ? mais surtout, où donc est l’ardeur au progrès et la foi dans l’avenir ?

Il y aura, ces jours-ci, des élections sénatoriales, et, si les républicains avaient été vigilants, si la démocratie ouvrière avait compris son rôle, elle aurait pu agir un peu partout, directement ou indirectement, formuler des programmes, préparer par un mandat précis la transformation du Sénat en une Chambre du travail. Elle aurait pu, même aux élections pour le Sénat, remporter plus d’un succès, ouvertement, loyalement, par l’action de l’opinion publique sur les délégués sénatoriaux républicains, par des candidatures socialistes hardiment posées dans chaque région devant le congrès préalable des délégués républicains, et sans que le socialisme puisse nulle part être soupçonné d’attendre un appoint de voix de la réaction. — Mais non : la démocratie s’est désintéressée des élections sénatoriales, et c’est à peine si le pays sait qu’un tiers du Sénat sera renouvelé dimanche prochain.

Il ne me semble pas que cet effacement de la politique ait servi à grand’chose. Où sont les grandes manifestations de l’art ? Zola continue son œuvre qui se déroule monotone, sans apporter une conclusion. Cette œuvre puissante et pesante n’éveille plus la curiosité du public : l’oreille s’y habitue comme au bruit d’une gare. Daudet a soutiré à Tartarin ses dernières tarasconnades. On eût pu croire que la magnifique splendeur d’art de l’Exposition universelle allait se refléter en œuvres originales : il y avait dans cette vaste architecture de fer et de brique une conception nouvelle de l’art et de la vie. C’était l’art des foules immenses apaisées par la justice et éprises de lumière. Mais on dirait que ce sublime effort collectif de la pensée française n’a pas été compris. Il n’y a plus qu’un moyen aujourd’hui de faire du grand art, c’est de faire de la grande politique. L’art ne peut se renouveler en tout sens qu’en s’inspirant de la démocratie elle-même en ce qu’elle a de plus hardi et de plus noble. Il faut donc que nous agrandissions toutes nos institutions politiques, économiques et sociales, pour que le peuple puisse y entrer en foule, comme il entrait dans la prodigieuse enceinte du Champ de Mars.

Lorsque tous les travailleurs auront dans l’ordre économique et social leur part de libre action et de souveraineté ; quand tout individu dans le monde du travail fera partie d’un ensemble harmonieux et puissant, l’usine elle-même et l’atelier auront leur beauté architectonique. Lorsqu’une grandiose architecture sociale fondée sur l’égalité abritera le peuple tout entier, l’existence quotidienne de tout homme sera belle et noble ; l’art ne fera qu’un avec la vie, et il traduira sans cesse dans des formes originales et familières les joies, les souffrances, les labeurs, les rêves d’un peuple de frères.

Mais non, l’Exposition universelle est restée pour la plupart un symbole incompris. Ils ne voient pas que, par son ampleur ordonnée et son origine collective, elle a été la figure de la société nouvelle que nous rêvons, et qu’il n’y a plus de grand art possible, dans nos sociétés où tous les humbles aspirent à la vie d’homme, que l’art qui aura un caractère social et humain.

A ceux qui nous reprochent de n’être que des politiciens qui ne peuvent vivre sans une agitation factice, parce que nous déplorons l’indifférence morne où est tombé l’esprit public, nous avons le droit de dire : La politique se tait maintenant : où sont vos œuvres ? Qu’avez-vous ajouté à la vie humaine ? De quoi parlent les hommes quand ils se rencontrent et ont-ils quelque chose à se dire ? Pour nous, nous croyons que la vie de l’esprit ne peut plus être séparée de la vie sociale. Il n’y a plus de haute inspiration individuelle possible, si l’humanité tout entière n’est pas comme inspirée. Vous contemplerez de belles formes de statues, mais la société humaine vous apparaîtra tout à coup comme un limon pétri par le hasard, la misère et la force. Et les blanches statues mortes qui se profilent dans les musées vous fatigueront jusqu’au dégoût tant que la vivante humanité n’aura pas pris la forme de la justice. Vous échapperez à la platitude de l’heure présente en vous réfugiant dans les grands poètes : Hugo, le Dante, Eschyle. Mais, de toutes les profondeurs de leurs vers sonores et mystiques sortent des appels vers le droit ; si ces appels vibrent en vous, vous vous tournerez vers la vie, et vous comprendrez qu’il n’y a qu’un moyen pour l’humanité tout entière d’être un poète aussi, plus grand que tous les grands poètes, c’est de donner un corps à leurs rêves, et de faire une réalité de ce qui fut en eux image et pressentiment.

Vous êtes pleins de ces choses et vous sortez dans la rue : vous ne rencontrez que des ombres muettes et tristes qui circulent dans le brouillard en évitant de se heurter ; vous voudriez leur demander si elles vivent, si la vie est quelque chose, si elle a un sens, si les hommes ne pourraient pas lui en donner un, s’il ne vaudrait pas mieux s’entendre pour connaître et goûter la vie que se disputer misérablement les moyens de vivre ; mais vous sentez qu’elles ne vous répondraient pas : elles glissent à deux pas de vous, mais séparées de vous par une de ces profondeurs étranges comme on en voit dans les rêves. Vraiment, aujourd’hui, Faust renoncerait à courir le monde ; il resterait avec ses vieux bouquins et ses cornues, et il ne redemanderait plus la jeunesse dans une société qui ne veut plus être jeune.

Pas de politique, pas d’art, pas de religion. J’entends par là qu’il n’y a plus une conception supérieure de la vie et de la destinée humaine, qui soit d’accord avec la science et acceptée par l’ensemble des hommes ; les femmes vont beaucoup dans les églises quand il y a un prédicateur éloquent ; mais, sauf quelques marguilliers ou quelques curieux, les hommes n’y vont pas. Nous sommes vraiment une société étrange : dans les réunions publiques, il n’y a que des hommes ; et dans les églises, il n’y a que des femmes. Il est entendu que tout ce qui intéresse la vie sociale, le travail, l’éducation publique, la liberté des citoyens, ne regarde que les hommes, et que les rapports de l’être humain avec l’infini mystère des choses ne regardent que les femmes. La politique est un fumoir où les hommes s’exilent entre eux ; et la religion est un salon où les femmes s’ennuient entre elles.

J’ai entendu des prédicateurs distingués : ils disaient que la raison et la foi pouvaient fort bien s’accorder entre elles. On pourrait discuter longtemps là-dessus, mais enfin on ne peut que les approuver de porter devant de grandes foules de pareils sujets qui éveillent la réflexion ; mais ils ajoutaient que Jésus enfant souffrait au berceau beaucoup plus que les autres enfants, parce qu’il prévoyait avec sa science toute divine que dans huit jours son sang allait couler sous le couteau de la circoncision. Cela dégoûte du christianisme pour cinq ou six ans au moins. Avis à ceux qui croient, comme il en est plusieurs dans la génération nouvelle, qu’il suffit, pour rouvrir devant l’humanité les grands horizons religieux, d’un petit voyage d’imagination en Palestine ! Il est imprudent de flirter avec les Évangiles d’un air doucereux, car l’Église s’en est emparée et elle y glisse à l’improviste les puérilités du jésuitisme espagnol.

Si l’on tenait encore aujourd’hui à quoi que ce soit, le livre du P. Didon sur Jésus-Christ, qui a provoqué seulement quelques réflexions anodines, aurait fait beaucoup de bruit. C’est un livre terrible pour les croyants. Le P. Didon a voulu raconter, par le menu et presque mois par mois, une existence dont on ne sait presque rien ; et il est obligé à tout moment de combler des lacunes énormes par l’hypothèse. Pendant cette période, Jésus a dû faire ceci ; il est probable qu’à ce moment-là Marie était morte, car on n’en entend plus parler ; peut-être s’était-elle réfugiée chez des cousins. Toutes ces lacunes sont comme voilées dans les Évangiles, qui résument surtout la substance morale et religieuse de la vie du Christ ; elles apparaissent terriblement dans la biographie que le P. Didon a tentée ; et l’on sort de son livre en se disant : il est bien vrai pourtant que de la vie du Christ on ne sait presque rien. — Et puis, le P. Didon, pour concilier les contradictions des différents Évangiles, — dont les uns, les plus rapprochés en date de Jésus, ne montrent guère en lui qu’un prophète, tandis que le dernier surtout en fait un Dieu, — a une explication bien audacieuse : « Il faut se défaire, » dit-il, « de ce préjugé que les Évangiles sont des sténographies » ; les paroles du Christ n’y sont rapportées ni textuellement, ni complètement, et chacun en a recueilli ce qui répondait le mieux à ses préoccupations personnelles.

Encore une fois, si l’on attachait à quoi que ce soit aujourd’hui une importance quelconque, et si le calme de l’esprit public n’avait pas pénétré les controverses religieuses elles-mêmes, il y aurait eu dans le monde catholique une petite tempête. Mais on n’a pas l’air de s’occuper de tout cela. Et ceux qui se félicitent de la tranquillité qu’ils ont ramenée dans les esprits ne savent pas à quel point ils doivent se congratuler. Dans la société religieuse connue dans la société laïque, il n’y a plus qu’indifférence et somnolence. La vie n’est guère relevée tous les jours que par une partie de cartes, et la seule différence entre les laïques et le clergé, c’est que les laïques jouent à la manille et que les curés de campagne jouent encore à l’écarté.