Entretiens avec Lénine

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J’ai vu Lénine plus d’une fois. En évoquant aujourd’hui les motifs de nos rencontres, je constate que je m’adressais toujours à lui à propos d’une question complexe, d’une situation embarrassante qui nécessitaient sa lucidité d’esprit et sa perspicacité exceptionnelles.

Il m’est difficile maintenant de me souvenir de tous nos entretiens. Quoique surchargé de besogne, Lénine trouvait le temps de me parler quelques minutes au téléphone et même de me donner rendez-vous, en cas d’urgence. Je me rappelle nettement son grand intérêt pour la visite d’une délégation des trade-unions anglais [1]. C’est moi que le Conseil central des syndicats de Russie avait alors chargé de recevoir les délégués. Avant de me rendre au-devant d’eux à Pétrograd, j’eus un entretien avec Lénine. Voici ce qu’il me dit : — Il faut que les trade-unionistes voient la Russie telle qu’elle est. Qu’ils voient notre indigence, notre misère et l’enthousiasme qui anime néanmoins les ouvriers.

Lorsque, après avoir accueilli la délégation, je téléphonai à Lénine de Pétrograd à Moscou pour lui communiquer mes premières impressions, il me questionna longuement sur chaque délégué, sur leurs réactions aux événements, sur ce qui les frappait le plus, sur la manière dont ils formulaient leur attitude envers la Russie soviétique : leurs déclarations témoignaient-elles d’une politesse « européenne » ou d’un sentiment sincère ? Je lui racontais en détail mon premier contact avec nos hôtes, et il me posait toujours de nouvelles questions.

J’accompagnais les visiteurs étrangers dans un voyage sur la Volga, et au retour j’eus une autre conversation avec Vladimir Ilitch. Cette fois il s’enquit de l’impression produite sur eux par nos villages, nos villes, et l’on voyait que tout cela se gravait à jamais dans sa mémoire.

Au début de juillet 1920, je consultai Lénine sur le Conseil international des syndicats, qu’on était en train de fonder Moscou. On sait que le premier germe du Profintern [2] fut créé sous ce nom en juillet 1920.

La déclaration qui devait être à la base de ce nouveau centre était fort difficile à élaborer. D’ Aragona et Bianchi, représentants de la Confédération italienne du travail [3], ainsi que Dugoni, y faisaient obstacle. Ils proposaient des formules absolument inacceptables. D’Aragona et Bianchi repoussèrent catégoriquement le projet rédigé par moi. Je repoussai catégoriquement le leur. Alors ce fut Serrati qui entreprit d’en rédiger un, auquel j’apportai quelques amendements. Mais la déclaration, même revue et corrigée, ne me satisfaisait pas.

La question se posa de savoir si on pouvait signer cette déclaration, formulée en termes insuffisamment précis. Comme toujours en cas de difficulté, je vins trouver Lénine. Je lui soumis mon texte, celui de d’Aragona et le compromis proposé par Serrati.

— Le texte du compromis n’est pas fameux, dit Lénine, mais tout compte fait, on peut le signer. Il ne s’agit pas pour le moment du texte, mais du fait même que vous créez une organisation. Vous rédigerez par la suite un texte meilleur ; l’essentiel, actuellement, est de fonder, ne serait-ce qu’une cellule internationale des syndicats révolutionnaires. Si vous ne réussissez pas à obtenir une déclaration plus nette, signez le projet de Serrati revu par vous.

Lénine avait souligné que l’essentiel était de créer un centre international actif et que le reste s’arrangerait à son tour. L’avenir confirma ses prédictions.

Je vins voir Lénine à propos d’affaires internationales, avant le départ pour l’étranger, en août 1920, d’une délégation du Conseil central des syndicats de Russie. On se rappelle qu’à l’époque le Conseil avait décidé de rompre le blocus.

Notre délégation partit pour Mourmansk, s’embarqua à bord du vapeur soviétique Soubbotnik, atteignit la petite ville norvégienne de Vardö, puis Trondhjem, obtint l’autorisation de se rendre pour huit jours à Christiania [4], puis gagna l’Allemagne.

Avant ce voyage, j’eus un entretien assez prolongé avec Lénine, auquel j’exposai les perspectives de rupture du blocus. Il m’écouta attentivement et dit :

— Allez-y, on verra.

À mon retour d’Allemagne (d’où on m’avait expulsé) j’eus une autre conversation prolongée avec Vladimir Ilitch. Il s’intéressait vivement a la situation des syndicats allemands : étaient-ils aussi solides qu’ils le paraissaient ? Quelles étaient nos forces et celles de l’ennemi ? Quel était le moral en Allemagne même ?, etc. Quand je lui racontai que notre délégation avait été conviée par le docteur Simons, ministre des Affaires étrangères, et que Artiom [Sergeïev-Artem], Antsélovitch et moi avions eu avec lui un long entretien, Lénine jeta en passant :

— On veut agir sur les alliés par la menace de l’orientation russe…[5]

Lors du congrès d’organisation du Profintern [6], je demandai a Vladimir Ilitch de parler à un groupe de syndicalistes français qui sortaient pour la première fois de leur pays et s’entendaient assez mal à nos affaires.

Leur délégation au congrès d’organisation du Profintern comprenait, on le sait, des partisans absolus, des partisans conditionnels et des adversaires du Profintern. Lénine s’entretint longuement avec ceux-ci, et quelques-uns des anarchisants reconnurent que la révolution russe n’avait pu recourir à aucune autre tactique envers les anarchistes russes.

Les délégués anarchisants me dirent que l’entretien avec Lénine leur avait fait une très grande impression. L’un d’eux déclara naïvement :

— Si nous avions en France des politiciens comme Lénine, notre attitude à leur égard ne serait plus la même.

L’année suivante, au cours du IIe Congrès du Profintern [en novembre 1922], Lénine eut un autre entretien avec la délégation française, après que j’eus assez longuement parlé avec lui des concessions à la Confédération unitaire du travail quant aux relations entre le Profintern et le Komintern. [7]

— Si la suppression des représentations mutuelles entre le Profintern et le Komintern, dit-il, peut faciliter en quoi que ce soit le travail de nos partisans en France, il faut évidemment le faire.

Les statuts furent modifiés en conséquence, ce qui permit à la Confédération unitaire du travail de se joindre au Profintern.

Même pendant sa maladie, Lénine continuait à s’intéresser aux affaires internationales. Lorsqu’il fut décidé en décembre l922 d’envoyer une délégation du Conseil central des syndicats de Russie au Congrès international de la paix à La Haye[8]. Vladimir Ilitch insista sur la création d’une commission spéciale dont il fit partie. Cette commission devait examiner avec la délégation toutes les questions relatives au congrès pacifiste.

Empêché par la maladie de venir à la séance de la commission, Lénine exposa par écrit son point de vue concernant la lutte contre le danger de guerre. Dans cette lettre il faisait preuve de l’étonnante lucidité d’esprit qui le caractérisait. Il avait horreur de la grandiloquence, que les réformistes de tous les pays excellaient à pratiquer dans leurs déclarations contre la guerre. C’est ce que Lénine soulignait énergiquement dans son message. Il mettait en garde nos délégués contre les belles phrases révolutionnaires, il exigeait que nous formulions nettement les conditions dans lesquelles une grève contre la guerre serait possible, sans créer les moindres illusions à ce sujet.

Ces quelques exemples montrent que pour toute question tactique importante qui se posait à l’un de nous dans un domaine quelconque de notre travail, Lénine venait à la rescousse, avec sa faculté exceptionnelle d’énoncer en termes concis la ligne de conduite du parti dans son ensemble et celle de chacun de ses membres.

J’ai entendu plus d’une fois Vladimir Ilitch aux congrès des syndicats, des Soviets et du Komintern. Il exerçait sur l’auditoire un ascendant extraordinaire.

Était-il orateur ? En se plaçant au point de vue de l’art oratoire tel qu’on le conçoit d’habitude, avec ses grands gestes parlementaires et ses péroraisons, on peut dire que Lénine n’était pas orateur. Mais si, au lieu de prendre pour mesure l’éloquence de barreau, on envisage le contenu et l’influence de la parole sur le public, le rapport intime entre celui qui parle et ceux qui écoutent, Lénine était un orateur éminent. J’avais toujours l’impression qu’il hypnotisait son auditoire… Il parlait d’une voix un peu sourde, répétait parfois la même phrase à plusieurs reprises, comme pour l’incruster dans les esprits. Il s’exprimait très simplement, très clairement, sans artifices de langage, sans bagout, et cependant on l’écoutait, le souffle en suspens.

Était-ce dû au prestige de son nom ? Nullement. On sentait toujours dans son parler une persuasivité exceptionnelle et une volonté de fer. Son énergie irradiait, ses paroles assaillaient chaque auditeur, l’obligeant à se recueillir, à concentrer sa pensée. Il soumettait l’assistance à sa logique puissante, au flux irrésistible de sa volonté. Moi, qui l’ai entendu des centaines de fois, j’ai aussi subi cette espèce de magnétisme.

Lénine était particulièrement imposant aux moments les plus critiques de la révolution russe. Notre révolution, si riche en péripéties, a connu maints tournants périlleux, où tout semblait ne plus tenir qu’à un cheveu. Il fallait entendre Vladimir Ilitch à ces instants-là (paix de Brest-Litovsk, prise de Kazan par les Tchèques et les socialistes-révolutionnaires, marche de Dénikine sur Toula, insurrection de Cronstadt, etc.) pour comprendre toute la force de ce tribun et de ce combattant de la Révolution.

Quand on évoque Lénine dans les circonstances variées où il a dû agir, quand on se rappelle la première révolution, son écrasement, la période de l’otzovisme et du courant liquidateur [9], le nouvel essor, la lutte au sein du Parti social-démocrate ouvrier de Russie, la guerre, Zimmerwald, Kienthal, la révolution de Février, les journées de juillet, la Révolution d’Octobre, la débâcle de l’Assemblée constituante, la paix de Brest-Litovsk, les comités de paysans pauvres, les prélèvements des denrées agricoles, l’attentat contre Lénine, la perte de tout le Sud de la Russie, de la Sibérie, d’Arkhangelsk, du Caucase, les soulèvements de paysans, Cronstadt, la nouvelle politique économique, les congrès du parti, des syndicats, des Soviets, du Komintern, du Profintern, etc., lorsqu’on passe en revue tous ces événements qui auraient pu suffire à des siècles d’évolution pacifique, et que l’on songe au rôle que Lénine a joué à cette époque de bouleversement, on commence à comprendre ce que le prolétariat russe et international a perdu en perdant Lénine.

Les grandes époques engendrent les grands hommes, et les grands hommes prêtent un éclat particulier à l’époque qui les a vus naître. Lénine est apparu aux confins de deux mondes : le capitalisme et le communisme. Né en pleine évolution pacifique du capitalisme, Lénine fut l’un des plus puissants destructeurs de l’ancien régime et l’un des constructeurs les plus actifs du nouveau. La grandeur de Lénine tient à ce que le léninisme et le communisme ne font qu’un.

N’est-ce pas assez pour estimer le rôle historique de ce révolutionnaire immortel, de ce guide génial des masses ?

  1. À la suite d’une résolution adoptée lors d’un congrès spécial du Trades Union Congress TUC) le 10 décembre 1919, une délégation de représentants des syndicats britanniques et du Labour Party se rendit en Russie en mai et juin 1920. Ses membres étaient : Ben Turner (président), Labour Party ; Margaret Bondfield, A.A Purcell et H. Skinner, Trades Union Congress ; Ethel Snowden, Tom Shaw et Robert Williams, Labour Party ; Charles Roden Buxton et Leslie Haden Guest, cosecrétaires. La délégation fut rejointe pendant une partie de sa visite par R.C. Wallhead et Clifford Allen, de l’Independant Labour Party et par plusieurs journalistes, dont le philosophe Bertrand Russell.
  2. L’Internationale Syndicale Rouge (Profintern) était une association internationale de syndicats révolutionnaires qui a existé de 1921 à 1937. Elle était étroitement liée à l’Internationale communiste et Lozovsky en fut le principal dirigeant pendant toute son existence.
  3. Il s’agit de la Confederazione Generale del Lavoro, CGdL (Confédération générale du travail), syndicat socialiste créé en 1906.
  4. Il s’agit de l’actuelle Oslo, capitale de la Norvège.
  5. Lénine fait ici référence à l’orientation des dirigeants allemands : en faisant mine de s’associer plus étroitement avec la Russie soviétique, ils voulant en réalité faire pression sur les puissances de l’Entente afin d’obtenir des concessions.
  6. Le congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge (ISR) s’est tenu à Moscou en juillet 1921 en présence de 380 délégués d’organisations syndicales représentants 15 millions de membres.
  7. La Confédération générale du travail unitaire (CGTU) avait été constituée par la minorité de la Confédération générale du travail (CGT) voulant adhérer à l’Internationale Syndicale Rouge (ISR). Mais cette adhésion était conditionnée, afin de satisfaire dans ses rangs les partisans de l’indépendance syndicale, à la suppression des liens statutaires permanents entre l’Internationale communiste et l’ISR. En 1936, à l’époque du Front populaire, la CGTU s'est réunifiée avec la CGT.
  8. Le Congrès international de la Paix de la Haye s’est tenu du 10 au 15 décembre 1922, à l’initiative de la IIe Internationale socialiste et sous les auspices de sa Fédération syndicale internationale d’Amsterdam. Cette initiative rassembla des organisations politiques, syndicales, coopératives et pacifistes liées au mouvement ouvrier.
  9. Otzovisme : tendance opportuniste manifestée par une faible minorité de bolcheviques après la défaite de la révolution de 1905-1907. Les otzovistes exigeaient le rappel des députés social-démocrates de la Douma d’État et l’abandon du travail dans les organisations légales et semi-légales. Sous le couvert d’un verbiage « révolutionnaire », ils empêchaient pratiquement le parti d’utiliser les formes légales de lutte, le détachaient des masses et l’exposaient aux coups de la réaction. Lénine critiquait vivement les otzovistes, les qualifiait de « liquidateurs d’un type nouveau » et de « mencheviques à l’envers ». Courant liquidateur : tendance opportuniste qui domina dans le menchévisme à l’époque de réaction, après la défaite de la révolution de 1905-1907. Ses représentants voulaient liquider le parti révolutionnaire illégal du prolétariat et le remplacer par un parti opportuniste qui agit légalement dans le cadre du régime tsariste. Lénine et les autres bolcheviques dénonçaient inlassablement ces liquidateurs qui trahissaient la révolution. La conférence de Prague du P.O.S.D.R. (janvier 1912) exclut les liquidateurs du Parti. (N.R.)