Encore une fois sur les causes de la défaite en Espagne

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Les inventeurs du parapluie

Un humoriste français d’autrefois, Alphonse Allais, racontait un jour comment un petit bourgeois était arrivé à inventer le parapluie. Marchant dans la rue sous la pluie, il commença à se dire que ce serait bien si les rues étaient recouvertes de toits… Mais cela gênerait la libre circulation de l’air… Il faudrait qu’il soit déplacé par les piétons avec une sorte de levier dans les mains, etc. Finalement, notre inventeur s’exclama : « Mais, quoi ! C’est un parapluie ! » On peut aujourd’hui rencontrer à chaque pas des inventeurs de parapluie parmi les « gauchistes ». En son temps, le bolchevisme a discrédité la politique réformiste pour pas mal d’années. Mais, avec la venue de la réaction, les staliniens et leurs sous-fifres ont recommencé à inventer le parapluie du réformisme : « le Front populaire » (coalition avec la bourgeoisie), le devoir pour le prolétariat de défendre la patrie démocratique (social-patriotisme) et ainsi de suite. Et ils le font avec toute la vigueur de l’ignorance.

Un autre parapluie de nouveau inventé

Dans le journal mexicain El Popular, qui a mérité une réputation presque internationale pour la profondeur de son érudition, l’honnêteté de sa pensée et le caractère révolutionnaire de sa politique, Guillermo Vegas Leon, qui n’est pas tout à fait inconnu de nos lecteurs, vient à la défense de la politique du Front populaire avec un parapluie fraîchement inventé. La guerre d’Espagne, voyez-vous, n’est pas une guerre pour le socialisme, mais plutôt une guerre contre le fascisme, il n’est pas permis de s’engager dans des aventures comme la prise des usines ou des terres. Seuls des amis du fascisme peuvent proposer de tels plans. Et ainsi de suite. Les événements historiques n’ont de toute évidence aucune influence sur les gens qui vivent au royaume du papier journal à bon marché. M. Leon ne sait pas que ce même parapluie a été utilisé pour leurs opérations par les mencheviks et les social-révolutionnaires russes (le parti de Kerensky). Ils ne se lassaient pas de répéter que la révolution russe était « démocratique » et pas socialiste, que, dans la guerre avec l’Allemagne, qui menaçait la jeune république démocratique, toute tentative de s’engager dans des aventures comme l’expropriation des moyens de production revenait à aider les Hohenzollern. Et comme il ne manquait pas parmi eux de canailles, ils assuraient également que les bolcheviks faisaient tout cela pour quelque raison secrète…

Le caractère de classe de la révolution

Le fait qu’une révolution soit « antifasciste » ou prolétarienne, bourgeoise ou socialiste, est déterminé, non par des étiquettes politiques mais par la structure de classe d’une nation donnée. Quant à [Vegas] Leon, le développement de la société depuis environ la moitié du xixe siècle, lui a totalement échappé. Pourtant le développement dans les pays capitalistes a balayé la bourgeoisie petite et moyenne, les rejetant à l’arrière-plan, les dégradant et les abaissant. Les principales classes dans la société moderne — y compris en Espagne — sont la bourgeoisie et le prolétariat. La petite bourgeoisie ne peut pas, en tout cas pour une longue période au moins — exercer le pouvoir ; il doit être soit aux mains de la bourgeoisie soit dans celles du prolétariat. En Espagne, la bourgeoisie, inspirée par la crainte pour sa propriété et passée tout entière dans le camp du fascisme. L’unique classe capable de mener une lutte sérieuse contre le fascisme est le prolétariat. Lui seul aurait pu rallier les masses opprimées, avant tout la paysannerie espagnole. Mais le pouvoir ouvrier ne pouvait être qu’un pouvoir socialiste.

L’exemple de la Chine et de la Russie

Mais, objecte M. [Vegas] Leon, l’objectif immédiat est la lutte contre le fascisme. Toutes nos forces doivent être centrées sur ce but immédiat, etc. Bien sûr, bien sûr ! Mais dites-nous, s’il vous plaît, pourquoi, dans le cours d’une lutte contre le fascisme, la terre doit appartenir aux grands propriétaires, les usines et les fabriques aux capitalistes, qui sont tous dans le camp de Franco ? C’est peut-être parce que les paysans et les ouvriers « ne sont pas encore assez mûrs » pour la prise des terres et des usines? Mais ils ont prouvé leur maturité en s’emparant, de leur propre initiative, des terres et des usines. Les réactionnaires qui s’intitulent républicains, sous la direction des staliniens, ont pu écraser ce puissant mouvement prétendument au nom de l’antifascisme, mais en réalité dans l’intérêt des propriétaires bourgeois.

Prenons un autre exemple. La Chine est actuellement engagée dans une guerre contre le Japon, une guerre défensive, juste, contre des pillards et des oppresseurs. Sous le prétexte de cette guerre, le gouvernement de Tchiang Kai-chek, avec l’aide du gouvernement de Staline, a écrasé toute lutte révolutionnaire et surtout toute la lutte des paysans pour la terre. « Ce n’est pas le moment de résoudre la question agraire, disent les exploiteurs et les staliniens. Il s’agit maintenant de la lutte en commun contre le Mikado. » Il va pourtant de soi que si aujourd’hui précisément les paysans chinois étaient en possession de la terre, ils la défendraient bec et ongles contre les impérialistes japonais. Il nous faut encore rappeler que, si la révolution d’Octobre a pu vaincre dans une guerre de trois années d’innombrables ennemis, y compris les corps expéditionnaires des pays impérialistes les plus puissants, c’est seulement parce que cette victoire fut avant tout assurée par le fait que, pendant la guerre, les paysans s’étaient emparés des terres alors que les ouvriers tenaient les fabriques et les usines. Seule la fusion du bouleversement socialiste et de la guerre civile a rendu invincible la révolution russe.

Des hommes comme M. [Vegas] Leon déterminent le caractère d’une révolution selon le nom que lui donnent les bourgeois libéraux et non la manière dont il s’exprime dans la lutte de classes authentique ni par ce que ressentent — même si elles ne le comprennent pas toujours clairement — les masses révolutionnaires. Mais nous ne considérons pas la révolution espagnole avec les yeux du philistin Azaña, mais avec les yeux des ouvriers de Barcelone et des Asturies, et des paysans de Séville qui combattaient pour les fabriques et les usines, pour la terre, pour un avenir meilleur et pas du tout pour le vieux parapluie parlementaire du Front populaire.

L’abstraction vide de l’« antifascisme »

Les concepts même d’ « antifascisme » et d’ « antifascistes » ne sont que fiction et mensonge. Le marxisme aborde tous les phénomènes d’un point de vue de classe. Azaña est « antifasciste » seulement dans la mesure où le fascisme empêche les intellectuels bourgeois de faire une carrière parlementaire ou autre. Confronté à la nécessité de choisir entre le fascisme et la révolution prolétarienne, Azaña démontrera toujours qu’il est du côté des fascistes. Toute sa politique dans les sept années de la révolution le prouve. D’un autre côté, le mot d’ordre « Contre le fascisme, pour la démocratie ! » ne peut attirer des millions et des dizaines de millions de gens ne serait-ce que parce que, pendant la guerre, il n’y a pas eu et il n’y a pas de démocratie dans le camp des républicains. Aussi bien avec Franco qu’avec Azaña, il y a dictature militaire, censure, mobilisation forcée, faim, sang et mort. Le mot d’ordre abstrait « Pour la démocratie ! » suffit pour des journalistes libéraux, mais pas pour les ouvriers et paysans opprimés. Ils n’ont rien à défendre que leur asservissement et leur pauvreté. Ils ne banderont toutes leurs forces pour abattre le fascisme que si, en même temps, ils peuvent obtenir des conditions de vie nouvelles et meilleures. En conséquence, la lutte du prolétariat et des paysans les plus pauvres contre le fascisme ne peut être défensive au sens social, elle ne peut être qu’offensive. C’est pourquoi [Vegas] Leon dépasse les bornes quand, à la suite des philistins qui font le plus autorité, il nous enseigne que le marxisme rejette les utopies et que l’idée d’une révolution socialiste dans le cours de la lutte contre le fascisme est une utopie. En fait, la forme la pire et la plus réactionnaire de l’utopisme est l’idée qu’il est possible de lutter contre le fascisme sans renverser le capitalisme.

La victoire était possible

La totale ignorance de ces gens est véritablement stupéfiante. Ils n’ont aucune idée qu’il existe, à commencer par Marx et Engels, une littérature mondiale dans laquelle le concept même de la révolution démocratique et de son mécanisme interne de classe ont été analysés. Il est clair qu’ils n’ont jamais lu les documents fondamentaux des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste ni les recherches théoriques de la IVe Internationale qui prouvent, expliquent et permettent, même à un enfant, de comprendre que la lutte contre le fascisme est impensable dans les conditions modernes autrement que par les méthodes de la lutte de classe prolétarienne pour le pouvoir. Ces messieurs dépeignent l’histoire en train de préparer laborieusement les conditions pour la révolution socialiste, répartissant les rôles, inscrivant en grosses lettres sur un arc de triomphe : « entrée dans la révolution socialiste », garantissant la victoire et invitant poliment Messieurs les dirigeants à prendre les postes éminents d’ambassadeurs, ministres, etc. Non. La question se pose quelque peu différemment; elle est bien plus complexe, difficile et dangereuse. Les opportunistes, les entêtés réactionnaires et les poltrons petits-bourgeois n’ont jamais reconnu et ne reconnaîtront jamais la situation qui met à l’ordre du jour la révolution socialiste. Pour le faire, il faut être un marxiste révolutionnaire, un bolchevik : pour le faire, il faut être capable de mépriser l’opinion publique de la petite bourgeoisie « éduquée », qui ne fait que refléter les craintes égoïstes de classe du capitalisme.

Le prolétariat était assez fort

Les dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. ont déclaré eux-mêmes après l’insurrection de mai 1937 : « Si nous l’avions voulu, nous pouvions prendre le pouvoir à n’importe quel moment, parce que toutes les forces étaient de notre côté, mais nous ne voulions d’aucune dictature », etc. Ce que les laquais anarchistes de la bourgeoisie voulaient ou ne voulaient pas n’est à long terme qu’une question secondaire. Mais ils ont reconnu que le prolétariat insurgé était assez fort pour s’emparer du pouvoir. S’il avait eu une direction révolutionnaire et non une direction traître, il aurait épuré l’appareil d’État de tous les Azaña, érigé le pouvoir des soviets, donné la terre aux paysans, les fabriques et les usines aux ouvriers — et la révolution espagnole serait devenue socialiste et invincible.

Mais comme il n’y avait pas en Espagne de parti prolétarien révolutionnaire, mais, en revanche, beaucoup de réactionnaires se présentant comme socialistes ou anarchistes, ces derniers ont réussi, sous couleur de « Front populaire », à étouffer la révolution socialiste et à assurer la victoire de Franco.

Il est simplement ridicule d’expliquer la défaite par des références à l’intervention militaire des fascistes italiens et des nazis allemands, et par la conduite perfide des « démocraties » française et britannique. Les ennemis resteront toujours des ennemis. La réaction interviendra toujours dès qu’elle pourra. La « démocratie » impérialiste trahira toujours. Cela signifie que la victoire du prolétariat est impossible en général! Mais que dire de la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne? Là, pas d’intervention. Au lieu de cela, il y avait un prolétariat puissant et dans le premier cas un parti socialiste, dans le second un parti communiste, particulièrement forts. Pourquoi donc n’a-t-on pas battu le fascisme? Précisément parce que les partis dirigeants de ces deux pays ont essayé de ramener la question à une lutte « contre le fascisme », alors que seule une révolution socialiste peut battre le fascisme.

La révolution espagnole a été l’école suprême. Il n’est pas permis de permettre la plus légère frivolité à l’égard de ses leçons si cher payées. A bas le charlatanisme, le bla-bla-bla, l’ignorance crasse et le parasitisme intellectuel ! Il nous faut étudier sérieusement et honnêtement, et préparer l’avenir.