De l'Etat. Conférence faite à l'université Sverdlov

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Camarades, le thème de notre causerie d’aujourd’hui, selon votre plan d’études qui m’a été remis, est celui de l’État. J’ignore jusqu’à quel point cette question vous est déjà familière.

Si je ne me trompe, vos cours viennent de commencer, et c’est la première fois que vous abordez ce sujet d’une façon suivie. Cela étant, il se pourrait fort bien que dans ma première conférence sur cette question si difficile, mon exposé ne soit ni assez clair ni assez intelligible pour beaucoup de mes auditeurs. S’il en était ainsi, que cela ne vous trouble pas, car le problème de l’État est un des plus complexes, un des plus difficiles qui soit, c’est peut-être celui que les savants, les écrivains et les philosophes bourgeois ont le plus embrouillé. Aussi ne doit-on jamais s’attendre à réussir, au cours d’une brève causerie, à l’élucider entièrement d’emblée. Après la première causerie sur ce sujet, il convient de noter pour soi les passages non compris ou obscurs, afin d’y revenir une deuxième, une troisième, une quatrième fois ; afin de compléter et d’élucider plus tard, par la suite, ce qui était resté incompris, tant par des lectures qu’aux conférences et aux causeries. J’espère que nous aurons de nouveau l’occasion de nous réunir et qu’alors nous pourrons procéder à un échange de vues sur toutes les questions qui seront venues s’y ajouter et tirer au clair ce qui était resté le plus obscur.

J’espère aussi que pour compléter les causeries et les cours, vous consacrerez un certain temps à lire au moins quelques-uns des principaux ouvrages de Marx et d’Engels. Je suis certain que dans la liste des livres recommandés et dans les manuels mis par votre bibliothèque à la disposition des étudiants de l’école d’administration et du Parti, — je suis certain que vous trouverez ces principaux ouvrages ; bien que, là encore, les difficultés de comprendre l’exposé puissent au premier abord rebuter certains, je dois une fois de plus vous prévenir qu’il ne faut pas que cela vous trouble, que ce qui n’est pas clair après une première lecture le deviendra à la seconde lecture, ou lorsque vous aborderez la question d’un autre côté ; je le répète, cette question est si compliquée et si embrouillée par les savants et les écrivains bourgeois, que quiconque veut y réfléchir sérieusement et se l’assimiler par lui-même, doit l’aborder à plusieurs reprises, y revenir encore et encore, la considérer sous ses différents aspects pour en acquérir une intelligence nette et sûre. Il vous sera d’autant plus facile d’y revenir que c’est une question à ce point essentielle, à ce point capitale de toute la politique que vous vous y heurtez toujours, quotidiennement dans tout journal, à propos de tout problème économique ou politique, non seulement à une époque orageuse et révolutionnaire comme la nôtre mais aussi aux époques les plus calmes: qu’est-ce que l’État, quelle est sa nature, quel est son rôle, quelle est l’attitude de notre Parti, du parti qui lutte pour renverser le capitalisme, du Parti communiste, à l’égard de l’État ; chaque jour, pour telle ou telle raison, vous serez amenés à cette question. Ce qu’il faut, surtout, c’est que vos lectures, les causeries et les cours qui vous seront faits sur l’État, vous apprennent à aborder ce sujet par vous- mêmes, car il se posera à vous à tout propos, à propos de chaque question mineure, dans les imbrications les plus imprévues, dans vos causeries et vos discussions avec vos adversaires. C’est seulement le jour où vous aurez appris à vous orienter par vous-mêmes en cette matière que vous pourrez vous considérer comme suffisamment fermes dans vos convictions et les défendre avec succès devant n’importe qui et à n’importe quel moment.

Après ces brèves remarques, je passerai à la question même : qu’est-ce que l’État, comment il est apparu et quelle doit être, pour l’essentiel, l’attitude envers l’État du Parti communiste, parti de la classe ouvrière, qui lutte pour le renversement complet du capitalisme.

J’ai déjà dit qu’il n’est sans doute pas une question qui, sciemment ou non, ait été aussi embrouillée par les représentants de la science, de la philosophie, de la jurisprudence, de l’économie politique et du journalisme bourgeois. Très souvent, et aujourd’hui encore, on y fait intervenir des questions religieuses ; très souvent, les tenants des doctrines religieuses (ce qui est tout naturel de leur part), et aussi des gens qui se croient affranchis de tout préjugé religieux, mêlent au problème particulier de l’État des questions de religion ; ils tentent d’édifier une théorie bien souvent complexe, s’appuyant sur une conception et une argumentation d’ordre idéologique et philosophique, théorie selon laquelle l’État serait quelque chose de divin, de surnaturel, on ne sait quelle force vivifiante de l’humanité, qui confère ou doit conférer aux hommes, apporte avec soi, quelque chose qui n’a rien d’humain, qui lui vient du dehors, bref une force d’origine divine. Et il faut dire que cette théorie est si intimement liée aux intérêts des classes exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes, elle sert si bien leurs intérêts, elle a si profondément imprégné les habitudes, les opinions, la science de messieurs les représentants de la bourgeoisie, que vous en trouverez des vestiges à chaque pas, et jusque dans la conception que se font de l’État les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, qui repoussent avec indignation l’idée qu’ils sont sous l’emprise de préjugés religieux, et qui sont convaincus de pouvoir considérer l’État avec une parfaite lucidité. Si cette question est si embrouillée et si compliquée, c’est parce que, plus que toute autre, elle touche aux intérêts des classes dominantes (ne le cédant à cet égard qu’aux principes de la science économique). La théorie de l’État sert à justifier les privilèges sociaux, à justifier l’exploitation, à justifier l’existence du capitalisme ; ce serait donc une grosse erreur d’espérer qu’on fît preuve d’impartialité sur ce point, d’envisager ce problème comme si ceux qui prétendent à l’objectivité scientifique pouvaient vous donner à ce sujet le point de vue de la science pure. Dans la question de l’État, dans la doctrine de l’État, dans la théorie de l’État, vous retrouverez toujours, quand vous vous serez familiarisés avec cette question et l’aurez suffisamment approfondie, la lutte des différentes classes entre elles, lutte qui se reflète ou qui se traduit dans celle des différentes conceptions de l’État, dans l’appréciation du rôle et de l’importance de l’État.

Afin d’aborder ce sujet de la façon la plus scientifique, il convient de jeter un coup d’œil sur l’histoire, fût-il rapide, sur les origines et l’évolution de l’État. Dans toute question relevant de la science sociale, la méthode la plus sûre, la plus indispensable pour acquérir effectivement l’habitude d’examiner correctement le problème, et de ne pas se perdre dans une foule de détails ou dans l’extrême diversité des opinions adverses, la condition la plus importante d’une étude scientifique, c’est de ne pas oublier l’enchaînement historique fondamental ; c’est de considérer chaque question du point de vue suivant : comment tel phénomène est apparu dans l’histoire, quelles sont les principales étapes de son développement ; et d’envisager sous l’angle de ce développement ce que ce phénomène est devenu aujourd’hui.

J’espère que sur la question de l’État, vous lirez l’ouvrage d’Engels L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. C’est une des œuvres maîtresses du socialisme moderne, où l’on peut faire confiance à chaque phrase, être sûr qu’elle n’a pas été écrite au petit bonheur, mais qu’elle s’appuie sur une énorme documentation historique et politique. Sans doute, cet ouvrage n’est pas d’un accès et d’une compréhension également faciles dans toutes ses parties : quelques-unes supposent que le lecteur possède déjà certaines connaissances historiques et économiques. Mais je le répète : vous ne devez pas vous troubler si vous ne comprenez pas cet ouvrage à la première lecture, ce qui peut arriver à tout le monde. Mais lorsque vous y reviendrez par la suite, quand votre intérêt aura été éveillé, vous finirez par le saisir dans sa majeure partie, sinon entièrement. Si je mentionne ce livre, c’est parce qu’il montre comment aborder correctement la question sous le rapport que j’ai indiqué.

Il commence par tracer un aperçu historique de l’origine de l’État.

Pour traiter convenablement cette question, de même que toute autre, par exemple la naissance du capitalisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme, le socialisme, l’origine du socialisme, les conditions qui l’ont engendré, — pour aborder, dis-je, toute question de ce genre sérieusement, avec assurance, il faut d’abord jeter un coup d’œil d’ensemble sur l’évolution historique. Sur ce point, on doit tout d’abord observer que l’État n’a pas toujours existé. Il fut un temps où il n’y avait pas d’État. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.

Avant que surgît la première forme de l’exploitation de l’homme par l’homme, la première forme de la division en classes — propriétaires d’esclaves et esclaves, — il y avait la famille patriarcale ou, comme on l’appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l’époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs ; si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu’il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n’était pas divisée en propriétaires d’esclaves et en esclaves. Alors il n’y avait pas d’État, pas d’appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s’y soumettre. C’est cet appareil qu’on appelle l’État.

Dans la société primitive, à l’époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l’humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d’années, on n’observe pas d’indices d’existence de l’État. On y voit régner les coutumes, l’autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes — la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu’elle est aujourd’hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d’hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d’une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l’heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d’autrui par la violence, qui constitue l’essence même de l’État.

Si l’on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l’on va vraiment au fond des choses, on verra que l’État se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s’est dégagé de la société. C’est quand apparaît ce groupe d’hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d’un appareil coercitif particulier, — prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d’autrui par la violence, alors apparaît l’État.

Mais il fut un temps où l’État n’existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l’organisation du travail tenaient par la force de l’habitude et des traditions, par l’autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n’existait pas une catégorie particulière d’hommes, de spécialistes, pour gouverner. L’histoire montre que l’État, appareil coercitif distinct, n’a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d’hommes dont les uns peuvent constamment s’approprier le travail d’autrui, là où les uns exploitent les autres.

Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l’histoire est le fait essentiel. L’évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l’esclavage, une société esclavagiste. Toute l’Europe civilisée moderne passa par-là : l’esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l’écrasante majorité des peuples des autres continents. Des traces de l’esclavage subsistent, aujourd’hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l’esclavage, en Afrique par exemple. Propriétaires d’esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d’esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves.

À cette forme sociale, une autre, le servage, succéda au cours de l’histoire. Dans l’immense majorité des pays, l’esclavage se transforma en servage. Seigneurs féodaux et paysans serfs : telle était la principale division de la société. Les rapports entre les hommes changèrent de forme. Les propriétaires d’esclaves considéraient les esclaves comme leur propriété ; ce qui était consacré par la loi : l’esclave était une chose qui appartenait entièrement à son propriétaire. Pour le paysan serf, l’oppression de classe, la sujétion, subsistait ; mais le seigneur n’était pas censé posséder le paysan comme une chose ; il avait seulement le droit de s’approprier les fruits de son travail et de le contraindre à s’acquitter de certaines redevances. Pratiquement, vous le savez tous, le servage, notamment en Russie où il s’était maintenu le plus longtemps et avait pris les formes les plus brutales, ne se distinguait en rien de l’esclavage.

Par la suite, à mesure que le commerce se développait et qu’un marché mondial se constituait, à mesure que s’étendait la circulation monétaire, une nouvelle classe, celle des capitalistes, apparut dans la société féodale. La marchandise, l’échange des marchandises, le pouvoir de l’argent, engendra le pouvoir du capital. Au cours du XVIIIe siècle, ou plutôt à partir de la fin du XVIIIe siècle, et durant le XIXe siècle, des révolutions éclatèrent dans le monde entier. Le servage fut aboli dans tous les pays d’Europe occidentale. C’est en Russie qu’il disparut le plus tard. En 1861, la transformation s’y produisit également, à la suite de quoi une forme sociale se substitua à une autre ; le servage cède la place au capitalisme où la division en classes demeurait, ainsi que des traces et des survivances du servage, mais où, pour l’essentiel, la division en classes affectait une autre forme.

Les détenteurs du capital, les possesseurs de la terre, les propriétaires de fabriques et d’usines constituaient et constituent dans tous les États capitalistes une infime minorité de la population, qui dispose de tout le travail de la nation et qui partant tient à sa merci, opprime et exploite la masse des travailleurs, dont la majorité sont des prolétaires, des ouvriers salariés qui, dans le processus de la production, ne se procurent des moyens de subsister qu’en vendant leurs bras, leur force de travail. Avec le passage au capitalisme, les paysans, disséminés et opprimés à l’époque du servage, deviennent en partie des prolétaires (c’est la majorité), en partie des paysans aisés (c’est la minorité) qui eux- mêmes embauchent des ouvriers et forment une bourgeoisie rurale.

Vous ne devez jamais perdre de vue ce fait fondamental: la société passe des formes primitives de l’esclavage au servage, et, finalement, au capitalisme ; en effet, ce n’est que si vous vous rappelez ce fait essentiel, si vous inscrivez dans ce cadre fondamental toutes les doctrines politiques, que vous pourrez les juger correctement et comprendre à quoi elles se rapportent ; car chacune de ces grandes périodes de l’histoire humaine — esclavage, servage et capitalisme — embrasse des milliers ou des dizaines de milliers d’années, et offre une telle diversité de formes politiques, de théories, d’opinions, de révolutions politiques, qu’il est impossible de se retrouver dans cette extraordinaire diversité, dans cette variété prodigieuse, se rattachant surtout aux théories politiques, philosophiques et autres des savants et des hommes politiques bourgeois, si l’on ne prend une bonne fois pour fil d’Ariane cette division de la société en classes, le changement des formes de la domination de classe, et si l’on n’analyse de ce point de vue tous les problèmes sociaux, d’ordre économique, politique, spirituel, religieux ou autre. Si vous considérez l’État en partant de cette division primordiale, vous constaterez, comme je l’ai déjà dit, qu’avant la division de la société en classes, l’État n’existait pas.

Mais à mesure que se dessine et s’affirme la division de la société en classes, avec la naissance de la société de classes, on voit l’État apparaître et se consolider. Au cours de l’histoire de l’humanité, des dizaines et des centaines de pays ont connu et connaissent l’esclavage, le servage et le capitalisme. Dans chacun d’eux, malgré les immenses transformations historiques qui se sont produites, malgré toutes les péripéties politiques et les révolutions corrélatives à ce développement de l’humanité, au passage de l’esclavage au servage, puis au capitalisme et à la lutte aujourd’hui universelle contre le capitalisme, — vous verrez toujours surgir l’État. Celui-ci a toujours été un appareil dégagé de la société et composé d’un groupe d’hommes s’occupant exclusivement, ou presque exclusivement, ou principalement, de gouverner. Les hommes se divisent en gouvernés et en spécialistes de l’art de gouverner, qui se placent au-dessus de la société et qu’on appelle des gouvernants, des représentants de l’État. Cet appareil, ce groupe d’hommes qui gouvernent les autres, prend toujours en mains des instruments de contrainte, de coercition, que cette violence soit exercée par le gourdin à l’âge primitif, ou par des armes plus perfectionnées à l’époque de l’esclavage, ou par des armes à feu apparues au Moyen Âge, ou enfin au moyen des armes modernes qui sont, au XXe siècle, de véritables merveilles, entièrement basées sur les dernières réalisations de la technique. Les formes sous lesquelles s’exerçait la violence ont changé, mais toujours, dans chaque société où l’État existait, il y avait un groupe d’hommes qui gouvernaient, commandaient, dominaient et qui, pour garder le pouvoir, disposaient d’un appareil de coercition, d’un appareil de violence, de l’armement qui correspondait au niveau technique de l’époque. Et c’est uniquement si nous considérons ces faits d’ordre général, si nous nous demandons pourquoi l’État n’existait pas quand il n’y avait pas de classes, lorsqu’il n’y avait ni exploiteurs ni exploités, et pourquoi il a surgi quand les classes sont apparues, que nous trouverons une réponse nette à cette question : quelle est la nature de l’État et quel est son rôle ?

L’État, c’est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre. Quand la société ignorait l’existence des classes ; quand les hommes, avant l’époque de l’esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l’homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d’hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société. C’est seulement quand l’esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d’hommes, en s’adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n’était pas absolument indispensable à l’existence extrêmement misérable de l’esclave, était accaparé par les propriétaires d’esclaves, c’est alors que cette dernière classe s’est affermie ; mais pour qu’elle pût s’affermir, il fallait que l’État apparût.

Et il est apparu l’État esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d’esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. La société et l’État étaient alors beaucoup moins étendus qu’aujourd’hui ; ils disposaient d’un moyen de liaison infiniment plus rudimentaire : les moyens de communication actuels n’existaient pas. Les montagnes, les rivières et les mers étaient de bien plus grands obstacles qu’à présent, et l’État se constituait dans des frontières géographiques beaucoup plus restreintes. L’appareil d’État, techniquement très imparfait, desservait un État aux frontières relativement étroites et à la sphère d’action limitée. Mais c’était quand même un appareil qui maintenait les esclaves assujettis, qui tenait une partie de la société sous la contrainte et l’oppression exercée par l’autre. On ne saurait obliger la majeure partie de la société à travailler régulièrement pour l’autre sans un appareil coercitif permanent. Tant qu’il n’y avait pas de classes, il n’existait pas. Quand les classes sont apparues, à mesure que cette division s’accentuait et s’affirmait, toujours et partout on voyait apparaître une institution spéciale : l’État.

Les formes de l’État ont été extrêmement variées. Au temps de l’esclavage, dans les pays les plus avancés, les plus cultivés et les plus civilisés de l’époque telles la Grèce et la Rome antiques, entièrement fondés sur l’esclavage, nous avons déjà diverses formes d’État. Alors, on distingue déjà la monarchie et la république, l’aristocratie et la démocratie. La monarchie, c’est le pouvoir d’un individu ; en république, tout pouvoir repose sur l’élection ; l’aristocratie, c’est le pouvoir d’une minorité relativement restreinte ; la démocratie, c’est le pouvoir du peuple (en grec, le mot démocratie signifie littéralement: pouvoir du peuple). Toutes ces distinctions sont apparues à l’époque de l’esclavage. Mais malgré ces différences, que ce fût une monarchie ou une république aristocratique ou démocratique, l’État, à l’époque de l’esclavage, était un État esclavagiste.

Tous les cours d’histoire ancienne, toutes les conférences sur ce sujet vous parleront de la lutte entre les États monarchiques et républicains ; mais l’essentiel, c’est que les esclaves n’étaient pas considérés comme des hommes ; je ne dis pas comme des citoyens, mais même comme des hommes. Au regard du droit romain, ils étaient des choses. Les lois concernant le meurtre, pour ne rien dire des autres lois relatives à la protection de l’individu, ne s’appliquaient pas aux esclaves. Elles défendaient uniquement les propriétaires d’esclaves, qui seuls jouissaient de tous les droits civiques. Monarchie ou république, c’était une monarchie ou une république esclavagiste. Tous les droits y appartenaient aux propriétaires d’esclaves, alors que les esclaves n’étaient que des choses aux yeux de la loi ; non seulement toute violence était permise à leur égard, mais même le meurtre d’un esclave n’était pas considéré comme un crime. Les républiques esclavagistes différaient par leur organisation interne : il y avait des républiques aristocratiques et des républiques démocratiques. Dans la république aristocratique, un petit nombre seulement de privilégiés avaient le droit de vote ; dans une république démocratique, tous le possédaient, tous les propriétaires d’esclaves, tous, sauf les esclaves. Il ne faut pas perdre de vue cette circonstance essentielle, car c’est surtout elle qui éclaire la question de l’État et met en évidence la vraie nature de celui-ci.

L’État est une machine qui permet à une classe d’en opprimer une autre, une machine destinée à maintenir dans la sujétion d’une classe toutes les autres classes qui en dépendent. Cette machine revêt différentes formes. Dans l’État esclavagiste, nous avons la monarchie, la république aristocratique, ou même la république démocratique. En réalité, si la forme de gouvernement variait à l’extrême, le fond ne changeait pas : les esclaves n’avaient aucun droit et restaient une classe opprimée, ils n’étaient pas considérés comme des êtres humains. Il en va de même dans l’État féodal.

Le changement survenu dans les formes d’exploitation a transformé l’État esclavagiste en État féodal. Cela avait une importance énorme. Dans la société esclavagiste, l’esclave n’a aucun droit, il n’est pas considéré comme un être humain ; dans la société féodale, le paysan est attaché à la terre. Ce qui caractérisait essentiellement le servage, c’est que la paysannerie (les paysans constituaient alors la majorité, la population des villes étant très peu nombreuse) était attachée à la glèbe, d’où le terme même de servage. Le serf pouvait travailler un certain nombre de jours pour son compte, sur le lopin de terre que lui avait donné le seigneur ; les autres jours, il travaillait pour son maître. La nature même de la société de classe subsistait : elle reposait sur l’exploitation de classe. Les seigneurs féodaux seuls avaient tous les droits ; les paysans n’en avaient aucun. Pratiquement, leur situation se distinguait fort peu de celle des esclaves dans la société esclavagiste. Pourtant une voie plus large s’ouvrait pour leur émancipation, pour l’émancipation des paysans, car le serf n’était pas considéré expressément comme la propriété du seigneur. Il pouvait passer une partie de son temps sur son lopin de terre, il pouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’appartenir, jusqu’à un certain point ; les possibilités pour le développement des échanges et des relations commerciales étant devenues plus grandes, la féodalité se désagrégeait de plus en plus, la sphère d’émancipation paysanne allait s’élargissant. La société féodale a toujours été plus complexe que la société esclavagiste. Elle recelait un important élément de progrès commercial et industriel, ce qui dès cette époque conduisait au capitalisme. Au Moyen Âge, le servage prédominait. Là encore, les formes de l’État différaient, là encore nous avons la monarchie et la république, celle-ci toutefois sous un aspect beaucoup moins marqué ; mais toujours, les seigneurs féodaux constituaient la seule classe dominante reconnue. Le paysan serf était complètement lésé de droits politiques.

Sous l’esclavage comme sous le servage, la domination d’une petite minorité sur l’écrasante majorité des hommes ne peut se passer de la contrainte. Toute l’histoire abonde en tentatives incessantes des classes opprimées pour renverser l’oppression. L’histoire de l’esclavage connaît des guerres de dizaines d’années pour l’affranchissement des esclaves. Ainsi, le nom de « spartakistes », que se sont donné à présent les communistes d’Allemagne — seul parti allemand qui lutte réellement contre le joug du capitalisme, — ce nom, ils l’ont pris parce que Spartacus fut l’un des principaux héros d’une des plus grandes insurrections d’esclaves, il y a près de deux mille ans. Plusieurs années durant, l’Empire romain, entièrement fondé sur l’esclavage et qui semblait tout-puissant, fut secoué et ébranlé par une formidable insurrection d’esclaves qui s’armèrent et se rallièrent, sous la conduite de Spartacus, au sein d’une immense armée. Ils finirent par être exterminés, repris, torturés par les propriétaires d’esclaves. Ces guerres civiles jalonnent toute l’histoire de la société de classes. Je viens de vous citer l’exemple de la plus importante de ces guerres civiles à l’époque de l’esclavage. Toute l’époque du servage est de même remplie de perpétuels soulèvements paysans. En Allemagne, par exemple, la lutte entre la classe des féodaux et celle des serfs prit au Moyen Âge une vaste ampleur et se transforma en une véritable guerre civile des paysans contre les seigneurs terriens. Vous connaissez tous, en Russie également, de nombreux exemples de soulèvements paysans de ce genre contre les seigneurs féodaux.

Pour maintenir sa domination, pour conserver son pouvoir, le seigneur féodal devait disposer d’un appareil qui groupât et lui subordonnât un très grand nombre d’hommes, les soumît à certaines lois, à certaines règles ; et toutes ces lois se ramenaient au fond à une seule : maintenir le pouvoir du seigneur sur le serf. Tel était l’État féodal qui, en Russie par exemple, ou dans des pays asiatiques très arriérés où le servage règne jusqu’à présent, se distinguait par la forme : il était soit républicain, soit monarchique. L’État monarchique ne reconnaissait que le pouvoir d’un individu ; l’État républicain admettait une participation plus ou moins large des représentants de la société féodale : cela, dans la société fondée sur le servage. Celle-ci comportait une division en classes qui plaçait l’immense majorité, la paysannerie serve, sous la dépendance complète d’une infime minorité : les seigneurs féodaux possesseurs de la terre.

Les progrès du commerce, le développement des échanges entraînèrent la formation d’une classe nouvelle, celle des capitalistes. Le capital fit son apparition à la fin du Moyen Âge, quand le commerce mondial, après la découverte de l’Amérique, prit un essor prodigieux, quand la quantité des métaux précieux augmenta, quand l’or et l’argent devinrent un moyen d’échange, quand la circulation monétaire permit l’accumulation d’immenses richesses dans les mêmes mains. L’or et l’argent étaient une richesse reconnue dans le monde entier. Les forces économiques de la classe féodale déclinaient alors que croissait la vigueur d’une classe nouvelle, celle des représentants du capital. La refonte de la société rendit tous les citoyens égaux en principe, abolit l’ancienne division en esclavagistes et en esclaves, établit l’égalité de tous devant la loi indépendamment du capital possédé : propriétaire du sol ou gueux n’ayant que ses bras pour vivre, tous deviennent égaux devant la loi. La loi protège tout le monde dans la même mesure : elle protège la propriété de ceux qui en ont contre tout attentat de la masse de ceux qui n’en ont pas, qui n’ont que leurs bras et qui peu à peu tombent dans la misère, se ruinent et deviennent des prolétaires. Telle est la société capitaliste.

Je ne puis m’arrêter là-dessus plus en détail. Vous reviendrez à cette question quand vous étudierez le programme du Parti : on définira alors les traits caractéristiques de la société capitaliste. Cette société s’est dressée contre la féodalité, contre l’ancien régime, contre le servage sous le mot d’ordre de liberté. Mais c’était une liberté pour qui possédait quelque chose.

Et le servage une fois aboli, à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe — en Russie plus tard qu’ailleurs, en 1861, — à l’État féodal se substitue l’État capitaliste qui proclame la liberté pour tous, prétend être l’expression de la volonté de tous, nie être un État de classe ; alors, entre les socialistes, qui combattent pour la liberté du peuple tout entier, et l’État capitaliste, une lutte s’engage, qui a abouti aujourd’hui à la formation de la République socialiste des Soviets et qui gagne le monde entier.

Pour comprendre la lutte engagée contre le capital mondial, pour comprendre la nature de l’État capitaliste, il faut se rappeler que celui-ci, lorsqu’il se dressait contre la féodalité, allait au combat sous le mot d’ordre de liberté. L’abolition du servage, c’était la liberté pour les représentants de l’État capitaliste ; elle leur était avantageuse dans la mesure où, le servage disparu, les paysans pouvaient posséder en toute propriété la terre qu’ils avaient rachetée, ou le lot qu’ils avaient acquis au temps où ils payaient redevance, ce qui importait peu à l’État : il protégeait toute propriété, quelle qu’en fût l’origine, puisqu’il reposait sur la propriété privée. Les paysans devenaient des propriétaires dans tous les États civilisés modernes. L’État protégeait aussi la propriété privée là où le propriétaire remettait une partie de ses terres au paysan ; celui-ci devait dédommager le propriétaire par voie de rachat, à prix d’argent. En somme, l’État déclarait qu’il conserverait, pleine et entière, la propriété privée, à laquelle il accordait tout son appui, toute sa protection. L’État reconnaissait cette propriété en faveur de tout marchand, industriel ou fabricant. Et cette société, fondée sur la propriété privée, sur le pouvoir du capital, sur la subordination complète de tous les ouvriers et des masses paysannes laborieuses pauvres, cette société, dis-je, proclamait que sa domination était fondée sur la liberté. Luttant contre le servage, elle déclarait libre toute propriété et elle était particulièrement fière que l’État eût, soi-disant, cessé d’être un État de classe.

Or, l’État demeurait une machine qui aide les capitalistes à assujettir la paysannerie pauvre et la classe ouvrière ; mais, extérieurement, il est libre. Il proclame le suffrage universel, déclare par la bouche de ses zélateurs, de ses avocats, de ses savants et de ses philosophes, qu’il n’est pas un État de classe. Même aujourd’hui, quand les Républiques socialistes soviétiques ont engagé la lutte contre lui, ils nous accusent de violer la liberté, d’édifier un État fondé sur la contrainte, sur la répression des uns par les autres, alors qu’ils représenteraient, eux, l’État démocratique, l’État de tout le peuple. Et aujourd’hui, à l’heure où la révolution socialiste a commencé dans le monde entier, où la révolution triomphe dans quelques pays, où la lutte contre le capital mondial s’est exacerbée, la question de l’État a acquis une importance extrême, elle est devenue, pourrait-on dire, la question la plus névralgique ; elle est au cœur de tous les problèmes politiques, de toutes les controverses politiques de notre temps.

Quelque parti que nous considérions, en Russie ou dans n’importe quel pays d’une civilisation relativement avancée, les discussions, les divergences, les opinions politiques y gravitent aujourd’hui presque toutes autour de la notion de l’État. L’État, dans un pays capitaliste, dans une république démocratique — comme en Suisse et en Amérique, notamment, — dans les républiques démocratiques les plus libres, est-il l’expression de la volonté populaire, la résultante de la décision générale, l’expression de la volonté nationale, etc., ou bien est-ce une machine permettant aux capitalistes de ce pays de maintenir leur pouvoir sur la classe ouvrière et la paysannerie ? C’est la question majeure autour de laquelle gravitent aujourd’hui dans le monde entier les débats politiques.

Que dit-on du bolchevisme ? La presse bourgeoise vilipende les bolcheviks. Vous ne trouverez pas un journal qui ne reprenne contre eux l’accusation, devenue courante, de violer la démocratie. Si nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, dans leur candeur d’âme (mais peut-être s’agit-il ici de tout autre chose que de candeur, ou bien d’une candeur qu’on dit pire que la fourberie ?), pensent avoir découvert et inventé l’accusation, lancée contre les bolcheviks, de violer la liberté et la démocratie, ils s’abusent de la façon la plus comique. Il n’est pas, à l’heure actuelle, dans les pays richissimes, un seul des journaux richissimes qui dépensent des dizaines de millions pour les diffuser, sèment le mensonge bourgeois et exaltent la politique impérialiste en dizaines de millions d’exemplaires, — il n’est pas, dis- je, un seul de ces journaux qui ne reprenne contre le bolchevisme ces arguments et ces accusations massues, à savoir que l’Amérique, l’Angleterre et la Suisse sont des États avancés, fondés sur la souveraineté du peuple, alors que la République bolchevique est un État de brigands qui ignore la liberté, que les bolcheviks portent atteinte à l’idée même de la souveraineté populaire et qu’ils ont été jusqu’à dissoudre la Constituante. Ces terribles accusations lancées contre les bolcheviks sont reprises dans le monde entier.

Toutes, elles nous ramènent à cette question : qu’est-ce que l’État ? Pour comprendre ces accusations et pour s’y retrouver, pour les analyser en connaissance de cause et ne pas s’en rapporter uniquement aux bruits qui courent, pour se faire une opinion ferme, il faut bien comprendre ce qu’est l’État. Nous avons ici affaire à des États capitalistes de toute sorte, à toutes les théories qui ont été échafaudées avant la guerre pour les justifier. Afin d’aborder correctement la solution de ce problème, il convient d’envisager sous l’angle critique ces théories et ces idées.

Je vous ai déjà recommandé, pour vous faciliter la tâche, l’ouvrage d’Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, où il est dit précisément qu’aussi démocratique soit-il, tout État où existe la propriété privée de la terre et des moyens de production, où règne le capital, est un État capitaliste, une machine aux mains des capitalistes pour maintenir dans la soumission la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. Le suffrage universel, l’Assemblée constituante, le Parlement, ne sont que la forme, une sorte de lettre de change, qui ne changent rien au fond.

La forme que revêt la domination de l’État peut différer : le capital manifeste sa puissance d’une certaine façon là où existe une certaine forme, d’une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d’autant plus brutale, d’autant plus cynique que la république est plus démocratique. Les États-Unis d’Amérique sont une des républiques les plus démocratiques au monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l’a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d’une poignée de milliardaires sur l’ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. Du moment qu’il existe, le capital règne sur toute la société, et aucune république démocratique, aucune loi électorale n’y change rien.

Par rapport à la féodalité, la république démocratique et le suffrage universel constituaient un immense progrès : ils ont permis au prolétariat d’atteindre à ce degré d’union, de cohésion, qui est le sien aujourd’hui ; de former les organisations disciplinées qui mènent une lutte systématique contre le capital. Rien de tel, ni même d’approchant, n’existait chez le paysan serf, sans parler des esclaves. Les esclaves, nous le savons, se révoltaient, provoquaient des émeutes, déclenchaient des guerres civiles, mais jamais ils ne purent constituer une majorité consciente, former des partis capables de diriger leur lutte, avoir une idée nette du but qu’ils poursuivaient ; et même aux moments les plus révolutionnaires de l’histoire, ils furent toujours des pions aux mains des classes dominantes. La république bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l’échelle mondiale.

L’humanité s’était mise en marche vers le capitalisme ; et seul le capitalisme, grâce à la culture des villes, a permis à la classe opprimée des prolétaires de prendre conscience d’elle-même et de créer un mouvement ouvrier mondial, d’organiser des millions d’ouvriers du monde entier en partis — les partis socialistes — qui dirigent en connaissance de cause la lutte des masses. Sans le parlementarisme, sans le principe électif, cette évolution de la classe ouvrière eût été impossible. Voilà pourquoi tout cela a acquis tant d’importance aux yeux des masses les plus larges. Voilà pourquoi le tournant semble si difficile. Les hypocrites fieffés, les savants et les curés ne sont pas seuls à entretenir et à défendre le mensonge bourgeois selon lequel l’État est libre et appelé à sauvegarder les intérêts de tous ; beaucoup de gens font leurs, en toute candeur, les vieux préjugés et ne parviennent pas à comprendre comment s’opère le passage de la vieille société capitaliste au socialisme.

Ceux qui sont directement soumis à la bourgeoisie, qui sont assujettis au joug du capital ou sont corrompus par lui (le capital a à son service une foule de savants, d’artistes, de curés, etc., de toutes sortes), et aussi des hommes qui sont simplement influencés par les préjugés de la liberté bourgeoise, — tous, dans le monde entier, sont partis en guerre contre le bolchevisme parce qu’au moment de sa fondation, la République des Soviets a rejeté ce mensonge bourgeois et déclaré ouvertement : vous prétendez que votre État est libre ; mais en réalité, tant qu’existe la propriété privée, votre État, fût-il une république démocratique, n’est qu’une machine aux mains des capitalistes pour réprimer les ouvriers, et cela apparaît d’autant plus clairement que l’État est plus libre. La Suisse en Europe, les États-Unis en Amérique, en sont un exemple. Nulle part la domination du capital n’est aussi cynique et impitoyable, et nulle part cela n’éclate autant que dans ces pays qui sont pourtant des républiques démocratiques, malgré leur savant maquillage, malgré tous les propos sur la démocratie pour les travailleurs, sur l’égalité de tous les citoyens. En réalité, en Suisse et en Amérique, c’est le capital qui règne, et on riposte aussitôt par la guerre civile à toutes les tentatives faites par les ouvriers pour obtenir une amélioration tant soit peu substantielle de leur sort. Ces pays sont ceux qui ont le moins de soldats, de troupes permanentes ; en Suisse il existe une milice, et tout Suisse a un fusil chez lui ; jusqu’à ces derniers temps, l’Amérique n’avait pas d’armée permanente. C’est pourquoi, quand une grève éclate, la bourgeoisie s’arme, recrute des soldats et réprime la grève ; et nulle part le mouvement ouvrier n’est aussi férocement réprimé qu’en Suisse et en Amérique, nulle part l’influence du capital ne se fait aussi fortement sentir au Parlement. La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches... Mais plus le temps passe, et plus les yeux des ouvriers s’ouvrent, plus l’idée du pouvoir des Soviets progresse, surtout après le sanglant carnage que nous venons de subir. La classe ouvrière se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de lutter implacablement contre les capitalistes.

Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c’est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l’esclavage salarié, autrement dit si l’on n’y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet État est une machine qui permet aux uns d’opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l’État, c’est l’égalité générale. Ce n’est qu’un leurre ; tant que l’exploitation subsiste, l’égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l’égal de l’ouvrier, ni l’affamé du repu. Cet appareil qu’on appelait l’État, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d’après lesquelles l’État, c’est le pouvoir du peuple entier, — le prolétariat le rejette et dit : c’est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l’avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d’exploiter autrui, qu’il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu’il n’y aura plus de gavés d’un côté et d’affamés de l’autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n’y aura plus d’État, plus d’exploitation. Tel est le point de vue de notre Parti communiste. J’espère que nous reviendrons à cette question dans les conférences qui suivront, et à plus d’une reprise.