Darlan et les libéraux

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L’accord de Washington avec l’amiral Darlan en Afrique du Nord [1] a porté un rude coup au mythe de la démocratie qui dissimulait les objectifs réels de cette guerre. Maintenant Darlan le geôlier œuvre avec Eisenhower [2] et Roosevelt à « libérer » la France. Chacun peut voir combien ils ont les mains sales, ceux qui apportent la liberté aux peuples d’Europe. Tous les idéaux démocratiques se sont soudain prostitués à un degré qui semblait impossible à beaucoup il y a seulement quelques semaines.

Et c’est ainsi que l’affaire Darlan a provoqué une grande anxiété dans la caste des grands prêtres qui sont les gardiens professionnels du mythe démocratique : les libéraux américains. Jusqu’à récemment, c’était pour eux le bon temps. Les Nations Unies étaient sur la défensive. Les crimes et conquêtes d’Hitler leur permettaient de concocter la légende de la guerre « antifasciste ». Qui aurait osé parler de lutte impérialiste devant la croisade de l’« humanité contre la barbarie fasciste » ? Non, c’était clairement une « guerre du peuple ». Et même une « guerre civile internationale », une « révolution ». Il y a moins d’un an, en février dernier, George Soule[3], un des rédacteurs de New Republic nous assurait : « La Deuxième Guerre mondiale est déjà une révolution ».

Curieuse révolution dont le premier acte offensif a été de porter au pouvoir Darlan-le-Geôlier ! L’ignoble accord d’Alger a déchiré et fait un grand trou dans le voile sacré de la démocratie avec lequel les grands prêtres du libéralisme essayaient d’habiller les peu agréables réalités de l’impérialisme. Ils ont été surpris. Le 16 novembre, New Republic commentait le débarquement qui venait juste de se faire sous le titre « Nous commençons » :

« La clique Pétain-Laval-Darlan fera de son mieux pour jouer le jeu de ses maîtres nazis (...) Ce qui est essentiel aujourd’hui, c’est (...) de prouver au peuple français dans son ensemble que le monde pour lequel nous nous battons comporte leur libération ».

Malheureusement pour ce conseil non sollicité, Eisenhower et Roosevelt avaient une autre idée de ce qui était « essentiel ».

La semaine suivante, réclamant encore une bonne attitude démocratique en Afrique du Nord, la New Republic avertissait : « Nous sommes en train de dessiner l’image de l’avenir sur le tableau noir de l’histoire ». Bien. Washingon est en train de dessiner l’image de l’avenir selon ses vœux, mais cette image diffère sensiblement du rêve bleu de démocratie peint par New Republic. Le tableau de l’avenir peint par Washington comprend aussi des silhouettes comme celles de Darlan, Otto de Habsbourg, Franco, Mannerheim[4] et quelque « bon » général ou prince italien.

Devant une telle différence entre le mythe qu’ils ont construit avec zèle et la réalité telle qu’elle est révélée dans la personne de Darlan, les libéraux se sont mis à la recherche d’une explication. Hélas, l’arsenal du libéralisme est plutôt vide quand il s’agit d’expliquer les mécanismes de l’impérialisme. La seule bribe d’explication qu’ils ont pu trouver est qu’il s’agit d’une « erreur ».

Dès le 14 novembre, Nation déclare : « L’exclusion de la France combattante de l’expédition d’Afrique du Nord était une erreur ». La semaine suivante, Freda Kirchwey[5] qualifie toute l’affaire d’« erreur politique coûteuse » et ne découvre pas moins de trois « erreurs » successives. Le 14 décembre, un édito dans New Republic nous donne l’explication finale de l’accord avec Darlan, en révélant qu’il « arrive parfois à Roosevelt de commettre des erreurs ». Sans doute. Un jour, il se trompe de chaussettes, le lendemain il ne met pas le bon au pouvoir à Alger.

Pourtant l’explication est encore trop creuse pour la Nation. Aussi, pour expliquer l’erreur, l’oracle du libéralisme révèle que « les partisans de l’apaisement n’ont jamais été en majorité au Département d’Etat de 1935 à présent, ils ont pu arracher une série de concessions et de combines qui ont peu à peu affaibli les forces de la résistance démocratique ». Qui sont ces mystérieux partisans de l’apaisement ? Pourquoi ont-ils été capables d’ankyloser leur volonté ? Que font les grands démocrates de notre gouvernement ? Pourquoi — mais pourquoi poser des questions quand la Nation n’a pas de réponse ?

Essayant d’approfondir leur explication superficielle, les libéraux vont avoir à séparer le militaire du politique : « Ce qui sans doute est apparu comme un expédient militaire raisonnable se révèle une erreur politique coûteuse », déclare Freda Kirchwey dans Nation du 21 novembre. La même distinction est faite et refaite par les libéraux dans leur critique du compromis Darlan. Pourtant la répéter ne la rend pas plus intelligente. Si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, la politique faite pendant une guerre répond au caractère de la lutte militaire, la classe qui mène le combat, ses buts de guerre, etc. L’accord de Washington avec Darlan n’est pas une « erreur », c’est-à-dire un accident, mais correspond au caractère impérialiste de la guerre actuelle.

Puisqu’on ne fait pas la guerre pour la démocratie, il est facile à Washington de prendre Darlan en qualité de premier Quisling[6] et il n’y a pas d’erreur là-dedans. Dans une polémique contre New Republic sur l’accord avec Darlan, le PM, dans un langage un peu cru mais très clair, a démontré le vide de la théorie de l’« erreur politique ». Dans un langage un peu cru mais très clair, il a démontré le vide de la théorie de l’« erreur politique ».

Il écrivait le 3 décembre :

« Hitler et Hirohito[7] sont les grands ennemis de la nation. Nous devons les détruire d’abord. Et en les combattant nous n’avons pas le droit d’être tâtillons avec la politique des autres Nations Unies (ils ne doivent pas l’être non plus avec la nôtre). Nous ne pouvons pas tourner le dos aux Polonais parce que leur gouvernement est tyrannique, brutal, virtuellement aussi antisémite que les Allemands et a participé au dépècement de la Tchécoslovaquie. Nous ne pouvons pas refuser de marcher avec les soldats néerlandais à cause de la manière dont leur nation exploite les Indes orientales et les Indonésiens. Nous soupons à la même table que Staline, bien que nous désapprouvions le communisme et ses agressions dans la Baltique, nous nous serrons les coudes avec Churchill quoique nous détestions son attitude à l’égard de l’Inde ».

L’accord Darlan est une partie authentique de la guerre telle qu’elle est et pas du tout une « erreur ».

Un avenir sombre — pour les libéraux[modifier le wikicode]

Avec une distinction aussi artificielle et creuse entre la bonne mesure militaire et l’« erreur » politique, les libéraux ne peuvent rassurer personne, même pas eux-mêmes, quant à la force du mythe démocratique.

Chacune des lignes qu’ils ont tracées au cours des dernières semaines trahit leur inquiétude.

Michael Straight, dans la New Republic du 30 novembre, interroge :

« Dans quel esprit le souvenir de 1919 ne souffle-t-il pas comme un vent sec qui souffle le malaise de la peur ? ». Le 14 décembre, il se plaint une fois de plus : « Notre ligne est durement attaquée ». Le 28 novembre, Freda Kirchwey découvre que l’époque actuelle ne manque pas de « mauvais présages pour l’avenir de la démocratie ». Et tous ensemble ils se lamentent : « quel genre de paix aurions-nous ? »

Le 30 novembre, dans New Republic, sous le titre « L’avertissement »,

Michael Straight rappelle l’expérience de la dernière guerre. Une expérience bien instructive en vérité et qui vaut d’être rappelée ! Il nous parle des promesses de Woodrow Wilson [8] d’éliminer « les causes même » de la guerre, de la façon dont (oui, la même) a salué la nationalisation des chemins de fer en 1917 comme le début d’un ordre social nouveau. Il cite des libéraux anglais et américains, surtout Sidney Webb [9], qui assuraient aux masses que le vieux monde ne reviendrait jamais, que la paix apporterait à tous abondance et sécurité.

On pourrait penser à les lire qu’on lit les promesses de leurs successeurs d’aujourd’hui. La seule différence est que cette vision démocratique de l’avenir était plus audacieuse, plus fraîche, plus claire en 1917-18 qu’aujourd’hui. C’est facile à comprendre. L’époque de l’entre-deux guerres nous a apporté des réalités plutôt dures et les libéraux d’aujourd’hui ont la tâche ingrate de faire réchauffer un poisson depuis longtemps refroidi. Après avoir fait la tâche utile de rappeler ce morceau d’histoire, Michael Straight n’a rien de plus à dire. Comme un animal effrayé, il voit le danger mais ne peut pas agir, il se tait. Pas un seul libéral pour proposer un meilleur remède.

Freda Kirchwey nous dit dans Nation du 28 novembre que, pour éviter l’« erreur Darlan », il aurait dû y avoir un « Conseil politique inter-alliés ». Si un tel conseil avait existé maintenant, on n’aurait pas fait l’« erreur Darlan ». Qui aurait nommé ce conseil ? Apparemment les hommes d’Etat qui ont fait l’accord avec Darlan, et les moindres hommes d’Etat qui ont subi passivement leur volonté. Tout le monde peut voir la valeur du remède.

La même Freda Kirchwey essaie de remettre Roosevelt dans le droit chemin de la démocratie. « M. Roosevelt est dans la nécessité de récupérer ce qu’il a perdu. Il doit prendre les risques d’une contre-offensive contre les réactionnaires qui l’ont obligé à reculer » Mais que faire si M. Roosevelt n’a rien à faire d’être tellement « forcé à reculer » par les réactionnaires ?

Non, il doit y avoir une solution plus radicale. C’est la New Republic qui nous la propose. Le 30 novembre, un édito a lancé ce cri de guerre : « Libéraux, soyez forts ! ». Deux semaines plus tard : « Libéraux, unissez-vous et agissez ». Hélas, qui ne sait aujourd’hui qu’un libéral fort, c’est une contradictio in adjecto, quelque chose comme un cercle carré ? La New Republic dit aux libéraux d’agir, mais elle se garde bien de leur dire ce que pourrait être cette action.

Le contenu réel de la querelle[modifier le wikicode]

L’embarras des libéraux est facile à comprendre si on se souvient de leur position sur la guerre. Ils étaient pour la guerre mais ils voulaient une guerre « propre », suivie d’une « bonne » paix. Mais si la guerre n’est pas si « propre » et que la future paix même, aujourd’hui ne paraît pas si « bonne », il leur faut, qu’ils le veuillent ou non, avaler tout ce qui va avec elle, parce qu’ils ne peuvent pas arrêter de la soutenir.

L’impuissance des libéraux découle de leur acceptation de la guerre et ils se retrouvent dans l’impasse chaque fois qu’ils essaient de critiquer une action anti-démocratique. C’est particulièrement clair dans l’affaire Darlan.

Dans Nation du 21 novembre, Freda Kirchwey écrit : « Il y avait des raisons d’utiliser Darlan. Aucun officiel français n’en sait autant sur les installations militaires et navales en Afrique de Bizerte à Tunis et ce sont des services qui valent cher ». Dans le même sens, un édito de New Republic affirme le 30 novembre : « Accepter temporairement l’amiral Darlan était sans doute sage ». Cette dernière phrase résonne comme la déclaration de Roosevelt selon laquelle l’accord avec Darlan « est temporaire ». Mais alors quelle est la divergence entre les libéraux et le gouvernement ? Et de quoi ont-ils peur ? Leurs écrits au cours des dernières semaines répondent avec précision à cette question. Michael Straight écrit dans PM du 3 décembre :

« Notre gouvernement libéral est de nouveau en danger de tant sacrifier de son esprit essentiel qu’il perd la base de ses plus chauds partisans : les ouvriers, les farmers progressistes, les Nègres et autres groupes ».

Et il continue :

« Si le mouvement libéral perd son cœur du fait d’un trop grand découragement, alors la base, bien qu’elle préfère le Président, ne lui accordera pas le soutien enthousiaste qui seul peut sauver le New Deal ».

On peut douter de ce qui reste du New Deal, mais le raisonnement de Michael Straight est clair : si Roosevelt conclut encore beaucoup d’accords Darlan, « la base » cherchera d’autres moyens. Mais puisque cet accord était sans doute « un geste sage », que pouvons « nous » faire, sinon demander au Président de respecter un petit peu plus à l’avenir les formes démocratiques, pour ne pas trop « décourager la base » ?

Le 30 novembre, New Republic révèle la vraie raison de son malaise en écrivant :

« On nous dit maintenant que nous pouvons vaincre sans avoir recours à toutes les sensibleries sur “la guerre du peuple”. Comme la véritable raison d’être des libéraux, ce sont les sensibleries, on peut facilement comprendre leur anxiété. Dans la distribution des rôles de guerre, on leur a donné le département du camouflage et ils se sont vaillamment appliqués à peindre des canevas intitulé “guerre pour la démocratie”, “guerre du peuple”, etc. Mais si une armée se camoufle pendant les préparatifs, elle doit inévitablement apparaître sans camouflage quand elle attaque. Ainsi, dans la première offensive de grande envergure de la part des Etats-Unis, il fallait rejeter une partie du camouflage démocratique pour installer Darlan. Les spécialistes du camouflage sont troublés ; se pourrait-il qu’on n’ait plus besoin de nous qui avons travaillé si dur ? »

L’un de ces spécialistes du camouflage a même donné un avertissement à ses patrons. Voyons, c’est très utile, le camouflage, et il est dangereux de l’abandonner entièrement si tôt. Son nom est Alvarez del Vayo[10], ancien dirigeant républicain espagnol, qui écrit dans Nation du 5 décembre :

« Cette guerre n’est pas encore terminée. Les troupes alliées ne sont pas encore en train d’approcher des frontières allemandes. Le moment n’est pas encore arrivé où les techniciens de la diplomatie et les professionnels de la politique peuvent hausser cyniquement les épaules comme unique réponse à la déception populaire. Il y a devant nous de graves crises dans lesquelles on aura besoin du peuple aussi bien que de tout le matériel que peuvent produire les Nations Unies. Quant au peuple, il n’existe aucun Darlan, même hôte occasionnel des démocraties, qui puisse garder vivant son enthousiasme et lui rendre la confiance ».

Telle est la position des libéraux dans leur hideuse servilité : attention au matériel humain qu’on appelle le peuple, MM. les hommes d’Etat, et ne nous rendez pas plus difficile notre tâche qui est de le conserver prêt à servir pour vous servir. Le moment n’est pas encore venu où vous pouvez le décevoir trop.

Washington est en train de nous démontrer — non, bien sûr par les discours du Vice-Président Henry Wallace [11], mais par des faits patents, simples et évidents — que cette guerre est une guerre impérialiste. Pas seulement la guerre, mais la paix qui la suivra sera une paix impérialiste — si Washington se fraie sa route.

Les libéraux ont essayé de présenter cette guerre comme « une guerre pour la liberté et la démocratie », et même comme une « guerre civile internationale » contre le nazisme. En fait, selon eux, elle continue et développe la lutte contre le fascisme, qui a commencé avec la Guerre civile espagnole. Nous, marxistes, nous répondons très simplement à ce sophisme. La guerre d’Espagne était essentiellement la guerre de plusieurs classes dans le cadre d’une nation, tandis que les belligérants dans la guerre actuelle appartiennent à la bourgeoisie impérialiste. Ils ne luttent pas pour la liberté dans le monde. Avec le développement de la guerre, cette simple vérité apparaît de plus en plus clairement. Les sensibleries libérales ne peuvent plus le cacher désormais. C’est la raison de leur désespoir. C’est la raison de notre espoir.

  1. Les Alliés avaient débarqué en Afrique du Nord le 8 septembre 1942. Le 13, les Etats-Unis avaient reconnu l’autorité de Darlan, qui lui-même se posait en héritier autorisé de Pétain.
  2. Dwight D. Eisenhower (1890-1969) était le commandant en chef et il semble que Roosevelt, qui avait eu des réticences, n’ait pas été capable d’argumenter contre lui sur le terrain de l’efficacité militaire où il se plaçait : selon le commandant en chef, seul Darlan pouvait assurer la soumission sans vrais combats de l’Afrique du Nord.
  3. George H. Soule Jr (1887-1970) était rédacteur en chef de The New Republic depuis 1924.
  4. Otto de Habsbourg (né en 1912), descendant des empereurs austro-hongrois, qui avait offert ses services aux Alliés, le caudillo Francisco Franco (1892-1975), l’homme de la guerre civile et Carl von Mannerheim, (1857-1951) le bourreau des ouvriers finnois en 1918 étaient tous ménagés par Washington.
  5. Freda Kirchwey (1873-1976), dirigeait The Nation et avait penché pour la thèse stalinienne des Procès de Moscou.
  6. Rappelons que Vidkun Quisling était le nazi norvégien placé à la tête du pays par l’occupant allemand. Le mot de « Quisling » était devenu un nom commun pour tous les gouvernants fantoches des occupants.
  7. Hirohito (1901-1989) était l’empereur du Japon.
  8. Woodrow Wilson (1856-1924), président démocrate des EU, assure l’entrée des EU en guerre et présente les 14 points pour une « paix démocratique ».
  9. Sydney Webb (1859-1947), théoricien réformiste, « fabien ».
  10. Julio Alvarez del Vayo (1892-1971), journaliste espagnol, d’abord socialiste, puis secrètement communiste.
  11. Henry Wallace (1888-1965), secrétaire à l’agriculture, puis vice-président de Roosevelt, fut le leader « progressiste » ami de l’URSS pendant la Guerre froide.