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Special pages :
Débats ententistes, 8 juin 1848
Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
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Écriture | 6 juin 1848 |
Publié en français dans le recueil La Nouvelle Gazette Rhénane aux Éditions sociales (1963-1971). Numérisé par MIA et l'UQAC.
Cologne, 6 juin
À la séance ententiste de Berlin du 2, M. Reuter déposa une proposition visant à la nomination d'une commission chargée de déterminer les causes de la guerre civile en Posnanie[1].
M. Parrisius demande que cette proposition vienne tout de suite en discussion.
Le président veut faire voter sur l'urgence lorsque M. Camphausen rappelle que la proposition de M. Parrisius n'a pas encore été discutée : « À mon tour, je dois rappeler qu'en acceptant cette proposition (celle de Reuter), on adopterait un principe politique important qui doit requérir (sic) un examen préalable en commission. »
Nous sommes curieux de connaître le « principe important » contenu dans la proposition Reuter, principe que, pour l'instant, M. Camphausen garde encore pour lui.
Tandis qu'il nous faut prendre patience à ce sujet, une conversation cordiale se déroule entre le président (M. Esser, vice-président) et plusieurs « voix » pour savoir si un débat sur la proposition Parrisius est recevable ou non. M. Esser lutte avec des arguments qui surprennent dans la bouche du président d'une soi-disant Assemblée nationale : « J'ai pensé que sur toutes les décisions de l'Assemblée une discussion est recevable. »
« J'ai pensé » ! L'homme pense, l'homme propose et M. Camphausen dispose - en ébauchant des règlements auxquels personne ne comprend rien, et en les faisant provisoirement adopter par son Assemblée.
Cette fois, M. Camphausen fut bon prince. Il lui fallait la discussion. Sans la discussion, la proposition de Parrisius, celle de Reuter, seraient peut-être passées, c'est-à-dire qu'un vote de défiance aurait été ainsi émis indirectement. Et pis encore, sans la discussion, que serait-il advenu de son « important principe politique » ?
On discute donc.
M. Parrisius souhaite que la proposition essentielle soit immédiatement débattue pour ne pas perdre de temps, et que la Commission puisse, autant que possible avant le débat sur l'adresse, présenter son rapport, sinon on porterait un jugement sans avoir tous les éléments de la situation en Posnanie.
M. Meusebach s'élève, mais avec une certaine modération, contre cette proposition.
Mais alors M. Ritz se dresse avec impatience pour mettre un terme à la proposition séditieuse de Reuter. Il est conseiller du gouvernement royal de Prusse et ne tolère pas que des assemblées - fussent-elles des assemblées destinées à parvenir à une entente - interviennent dans les affaires de sa compétence. Il ne connaît qu'une autorité qui le puisse, c'est la Cour Suprême. Pour lui, la voie hiérarchique prime tout. « Comment voulez-vous, Messieurs, s'écrie-t-il, envoyer une commission en Posnanie ? Voulez-vous vous transformer en représentants de l'autorité judiciaire et administrative ? Messieurs, je ne vois pas, d'après la proposition, ce que vous voulez faire. Voulez-vous demander des documents au général commandant en chef (quel sacrilège !) ou bien à l'autorité judiciaire (épouvantable), ou à l'administration ? (Cette idée laisse pantois le conseiller du gouvernement). Voulez-vous faire mener l'enquête par une commission improvisée (et qui n'a peut-être pratiqué aucun examen), alors que sur cette question personne n'a encore des idées claires ? Selon toute probabilité, M. Ritz ne nomme des commissions que pour enquêter sur les questions sur lesquelles tout le monde a des idées claires). Une affaire aussi importante où vous vous arrogez des droits qui ne vous reviennent pas... » (Interruption).
Que doit-on dire à ce conseiller gouvernemental tout ce qu'il y a d'authentique, à ce fils du tapis vert, à cette âme loyale ? Il est comme ce provincial de la gravure de Cham, qui, arrivé à Paris après la révolution de février, voit sur les murs des affiches portant la mention : République française et qui va chez le procureur général pour dénoncer les séditieux qui se dressent contre le gouvernement du roi. L'homme avait dormi pendant tout ce temps-là.
M. Ritz aussi a dormi. Comme un coup de tonnerre ces mots : Commission d'enquête pour la Posnanie, le réveillent en sursaut, et, encore ivre de sommeil, l'homme suffoqué s'écrie : Voulez-vous vous arroger des droits qui ne vous reviennent pas ?
M, Duncker estime une commission d'enquête superflue « puisque la Commission de l'adresse doit exiger du ministère les éclaircissements nécessaires ». Comme si elle n'était pas là justement pour comparer les « éclaircissements du ministère » et l'état de fait.
M. Bloem parle de l'urgence de la proposition. L'affaire doit être réglée avant la discussion de l'adresse. On parle de commissions improvisées. Hier M. Hansemann a improvisé de même une question de confiance, et l'on a pourtant voté.
M. Hansemann, qui durant ce débat peu édifiant avait probablement réfléchi à son nouveau projet financier, fut, à l'énoncé de son nom, tiré brutalement de ses rêves sonnants et trébuchants. Il était évident qu'il ne savait même pas de quoi il était question. Mais il avait été nommé : il fallait qu'il parle. Il n'avait plus en mémoire que deux points de repère : le discours de son président Camphausen et celui de M. Ritz.
Après quelques mots vides sur la question de l'adresse, il composa avec les deux discours le chef-d'œuvre d'éloquence ci-dessous :
« Justement, le fait que l'on ne sache pas encore ce que la Commission aura à faire, s'il lui faudra envoyer certains de ses membres dans le grand-duché, si elle aura à s'occuper de ceci ou de cela, - voilà qui prouve la grande importance de la question qui nous occupe (!) La résoudre ici immédiatement signifie : trancher au pied levé une des questions politiques les plus importantes. Je ne crois pas que l'Assemblée prenne cette voie, j'ai confiance en elle : je la sais prudente, etc. »
Quel mépris M. Hansemann doit-il éprouver à l'égard de l'Assemblée pour lui infliger de tels raisonnements ! Nous voulons nommer une commission qui, peut-être, devra aller en Posnanie, peut-être n'y pas aller. C'est justement parce que nous ne savons pas si elle doit rester à Berlin ou aller en Posnanie que la question de savoir si une commission doit être nommée ou non est de grande importance. C'est parce qu'elle est d'une grande importance qu'elle est une des questions politiques les plus importantes !
Mais M. Hansemann garde présentement pour lui cette question politique « la plus importante », comme M. Camphausen l'avait fait pour son principe politique. Encore une fois, un peu de patience !
L'effet de la logique hansemannienne est tellement foudroyant que tous réclament aussitôt à cor et à cris la conclusion. Et voilà que se déroule la scène suivante :
M. Jung demande la parole contre la conclusion.
Le président : il me paraît inadmissible d'accorder la parole sur ce point.
M. Jung : Il est partout d'usage d'avoir le droit de parler contre la conclusion.
M. Temme lit le paragraphe 42 du règlement provisoire des débats, d'après lequel M. Jung a raison et le président a tort.
M. Jung obtient la parole : Je suis contre la conclusion parce que le ministre a eu le dernier mot. La parole du ministre est de la plus grande importance parce qu'elle entraîne un grand parti d'un seul côté, parce qu'un grand parti n'aime pas désavouer un ministre...
Un oho ! oho ! prolongé et général. Un vacarme terrible s'élève à droite.
M. le magistrat Moritz, de sa place : Je propose que Jung soit rappelé à l'ordre, il s'est rendu coupable d'attaques personnelles contre toute l'Assemblée (!).
Une autre voix de la « droite » crie : Je m'associe à cette proposition et je proteste contre...
Le vacarme grandit. Jung s'égosille tant qu'il peut, mais il est impossible de dominer le bruit. Il somme le président de lui conserver la parole.
Le président : L'Assemblée ayant jugé, ma fonction est terminée (!!)
M. Jung : L'Assemblée n'a pas jugé; il faut d'abord que vous la fassiez voter dans les formes.
M. Jung doit se retirer. Le bruit ne s'apaise pas, tant qu'il ne quitte pas la tribune.
Le président : Le dernier orateur semble (!) s'être prononcé contre la conclusion. La question se pose de savoir si quelqu'un veut encore parler en faveur de la conclusion.
M. Reuter : Le débat sur la conclusion ou la non-conclusion nous a déjà pris 15 minutes : n'allons-nous pas l'abandonner ?
Là-dessus, l'orateur insiste encore sur l'urgence de la commission à nommer, ce qui oblige M. Hansemann à intervenir à nouveau et à donner enfin des éclaircissements sur sa « question politique des plus importantes ».
M. Hansemann : Messieurs ! Il s'agit d'une des plus grandes questions politiques, à savoir si l'Assemblée a envie de s'engager dans une voie qui peut la mêler à des conflits importants.
Enfin ! M. Hansemann, en Duchâtel conséquent, déclare de nouveau que la question était une question de confiance. Toutes les questions n'ont pour lui que cette unique signification : être des questions de confiance, et la question de confiance est naturellement pour lui « la question politique la plus grande de toutes » !
Cette fois, M. Camphausen ne semble pas content de cette méthode simple et expéditive. Il prend la parole :
« Il faut remarquer que l'Assemblée pourrait être déjà renseignée (sur la Posnanie), s'il avait plu au député de déposer une interpellation (mais on voudrait se faire soi-même une opinion). Ce serait la manière la plus rapide d'obtenir des éclaircissements (mais quelle sorte d'éclaircissements ?) ... Je termine en déclarant que la proposition tout entière ne vise à rien d'autre qu'à amener l'Assemblée à trancher la question de savoir si nous devons constituer des commissions d'enquête dans tel ou tel but; je suis tout à fait d'accord pour que cette question soit mûrement réfléchie et examinée, mais non pour qu'elle soit aussi soudainement mise ici en discussion. »
Voilà donc « le principe politique important », la question de savoir si l'Assemblée ententiste a le droit de constituer des commissions d'enquête ou si elle veut se le refuser !
Les Chambres françaises et anglaises ont de tout temps constitué de telles commissions (select committees) d'enquête (enquête*, parliamentary inquiry) et des ministres soucieux de correction n'y ont jamais vu d'inconvénient. Sans de telles commissions la responsabilité ministérielle est un mot creux. Et M. Camphausen conteste ce droit aux ententistes !
En voilà assez. Parler est facile, mais voter est difficile. On arrive à la conclusion; on veut voter : difficultés, doutes, subtilités et scrupules innombrables se font jour. Mais nous les épargnons à nos lecteurs. Après bien des parlotes, la proposition de Parrisius est rejetée et la proposition de Reuter est envoyée aux commissions. Que ses cendres reposent en paix.
- ↑ En 1772 la Prusse, la Russie et l'Autriche opèrent un premier partage de la Pologne. La Russie et la Prusse procèdent à un second partage en 1793, suivi, en 1795, de la liquidation définitive de l'État polonais. À la paix de Tilsitt, en 1807, la Prusse perd sa part de Pologne avec laquelle Napoléon constitue le grand-duché de Varsovie, attribué selon la tradition à l'électeur de Saxe. Le grand-duché de Varsovie et l'électorat de Saxe, transformé en royaume de Saxe, entrent dans la Confédération du Rhin. Le grand-duché de Varsovie s'agrandit en 1809, après l'échec de la cinquième coalition, de la Galicie occidentale que l'Autriche vaincue doit céder. Aux traités de Vienne en 1815, le tsar abandonne Torun (Thorn) et la Posnanie à la Prusse, érige Cracovie en ville libre pour apaiser l'Autriche. Le reste du duché reçoit le nom de royaume de Pologne; il est déclaré « à jamais réuni à l'empire de Russie ». Après la révolution de mars 1848, une insurrection éclate dans le grand-duché de Posnanie pour libérer le pays du joug prussien. Paysans et artisans prennent part à ce mouvement dirigé par la petite noblesse polonaise. En face du mouvement révolutionnaire démocratique, la noblesse tente d'arriver à une entente avec le roi de Prusse; d'autre part le roi de Prusse se voit obligé, devant la puissance de l'insurrection, de constituer une commission pour la réorganisation du grand-duché de Posnanie. Le général prussien Willisen réussit, grâce à des promesses, a amener les insurgés à déposer les armes et à conclure la convention de Jaroslawiec. Mais toutes les promesses en sont violées par la Prusse. Le 14 avril 1848, le toi de Prusse procède au partage du grand-duché de Posnanie en une province orientale polonaise, et une province occidentale « allemande » que ne concerne pas la réorganisation et qui est incorporée à la Confédération germanique. L'édit royal du 26 avril exclut d'autres territoires de la réorganisation. Étant donné cette mesure et les attaques continuelles des troupes prussiennes, les insurgés reprennent la lutte et battent les Prussiens à Miloslaw; mais ils doivent capituler le 9 mai 1848 devant une force supérieure. Le successeur de Willisen, le général von Pfuel, se distingue par la cruauté avec laquelle il fait pourchasser les insurgés.