Débat sur la législation du rachat en vigueur jusqu'à présent

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Cologne, 4 août

De temps à autre l'Assemblée de Berlin exhume pour nous toutes sortes d'ordures de la Vieille Prusse, et tandis que la noblesse blanc-et-noir[1] devient de jour en jour plus insolente, c'est le moment d'utiliser ce genre de révélations.

À la séance du 21 juillet, il fut de nouveau question des charges féodales. Sur requête d'un député, la commission centrale proposa de suspendre soit d'office, soit à la demande d'un intéressé, les procès en instance relatifs à des tractations sur le rachat et la répartition des biens communaux.

Le député Dierschke entreprit d'examiner le mode actuel de rachat. Il expliqua d'abord comment l'organisation même du rachat lésait les paysans.

« C'est ainsi par exemple qu'on a fixé tout à fait unilatéralement l'indemnité à verser pour les prestations (corvées). On n'a pas pris en considération le fait que le salaire pour ces prestations fixé aux siècles précédents à 1 ou 2 groschen d'argent, correspondait alors aux prix des denrées, et aux conditions de l'époque; par conséquent il devait être considéré comme un équivalent adéquat du travail assumé, de telle sorte que ni la noblesse foncière, ni le corvéable ne puisse être très nettement favorisé. Or, actuellement il faut donner à un salarié libre non plus 2, mais 5 à 6 groschen d'argent par jour. Si donc un des intéressés demande le rachat de ce service, il lui faut, après transformation préalable des journées de corvée en journées de remplacement, acquitter une différence d'au moins 3 groschens d'argent par jour, par consé­quent, pour 50 jours il lui faut verser une rente de 4 à 5 talers par an que le propriétaire pauvre ne peut pas se procurer puisqu'il possède souvent à peine ¼ d'arpent de terre et qu'il ne trouve pas ailleurs de possibilité suffisante de travail. »

Ce passage du discours de M. Dierschke mène à toutes sortes de considérations, qui ne sont pas très flatteuses pour la fameuse législation libérale de 1807-1811.

Premièrement, il ressort que les corvées (spécialement pour la Silésie dont parle M. Dierschke) ne sont nullement une rente ou un bail emphytéotique, acquittés en nature, ni une indemnité pour l'utilisation de la terre, mais, quoi qu'en disent MM. Patow et Gierke, une pure « émanation de la suzeraineté et de la sujétion héréditaire »; par conséquent, suivant les propres principes de ces grands hommes d'État, elles devraient être abolies sans dédommagement.

En quoi consistait l'obligation du paysan ? Elle consistait à se mettre à la disposition du seigneur durant certains jours de l'année, ou pour certains services. Mais non gratuitement; il recevait un salaire qui à l'origine était parfaitement égal au salaire journalier du travail libre. L'avantage du seigneur consistait donc non pas dans le travail gratuit ou seulement à bon compte, fourni par le paysan, mais dans le fait d'avoir contre la rémunération habituelle, des ouvriers à sa disposition aussi souvent qu'il en avait besoin et sans être tenu de les occuper quand il n'en avait pas besoin. L'avantage du seigneur ne résidait pas dans la valeur en argent monnayé de la prestation en nature, mais dans l'obligation pour le paysan de fournir cette prestation, il ne résidait pas dans le désavantage économique du paysan, mais dans son assujettissement. Et cette obligation ne serait pas une « émanation de la suzeraineté et de la sujétion héréditaire » !

Étant donné le caractère des corvées à l'origine, il n'y a aucun doute, elles doivent êtres abolies sans dédommagement si Patow, Gierke et compagnie veulent être conséquents.

Or comment se présente l'affaire si nous considérons son caractère actuel ?

Les corvées sont restées les mêmes pendant des siècles, et le salaire, de corvée est resté également le même. Mais les prix des vivres ont monté et avec eux, le salaire du travail libre. La corvée qui au début était, du point de vue économique, aussi avantageuse pour les deux parties, et qui même procurait au paysan un travail souvent bien rémunéré pour ses jours de désœuvrement, devint peu à peu pour lui une « charge réelle » - pour parler comme M. Gierke - et un gain direct en argent pour le gracieux seigneur terrien. À la certitude qu'il avait d'avoir toujours à sa disposition un nombre suffisant d'ouvriers, s'ajouta encore la jolie réduction qu'il faisait sur le salaire de ces ouvriers. Grâce à une escroquerie poursuivie depuis des siècles, les paysans étaient ainsi frustrés d'une part toujours croissante de leur salaire, si bien que finalement ils n'en obtenaient plus qu'un tiers ou même un quart. Supposons qu'une ferme ait l'obligation de fournir ne serait-ce qu'un ouvrier pendant 50 jours par an seulement et que le salaire journalier ait augmenté depuis 300 ans en moyenne de 2 groschens d'argent seulement, ainsi le gracieux seigneur a gagné sur ce seul travailleur mille talers bien comptés, ainsi que les intérêts de 500 talers pendant 300 ans à 5 %, soit 7.500 talers, en tout 8.500 talers, pour un ouvrier, suivant une évaluation inférieure de moitié à la réalité !

Quelles en sont les conséquences ? Ce n'est pas le paysan qui devrait verser de l'argent au gracieux seigneur, mais le gracieux seigneur au paysan; ce n'est pas la ferme qui devrait payer une rente au domaine seigneurial, mais le domaine seigneurial à la ferme.

Or, ce n'est pas ainsi que jugent les libéraux de 1848. Au contraire, la conscience juridique prussienne déclare que ce n'est pas le seigneur qui doit dédommager le paysan pour la différence entre le salaire de corvée et le salaire libre, mais le paysan qui doit dédommager le seigneur. Pendant tant et tant d'années le gracieux seigneur a spolié le paysan de la différence de salaire : c'est justement pour cette raison que le paysan doit dédommager le gracieux seigneur de cette spoliation. Mais on donnera à celui qui possède, quant à celui qui ne possède pas, on lui ôtera ce qu'il a[2].

Ainsi on calcule la différence de salaire, son montant annuel est considéré comme rente foncière, et c'est sous cette forme qu'elle tombe dans la poche du gracieux seigneur. Si le paysan veut la racheter, elle est capitalisée à 4 % (même pas à 5 %) et c'est ce capital, 25 fois le montant de la rente, qui doit être remboursé peu à peu. On voit qu'avec les paysans on emploie un procédé tout à fait commercial; notre calcul précédent sur les profits de la noblesse était donc entièrement justifié.

Le résultat, c'est que des paysans ont à payer souvent 4 à 5 talers pour ¼ d'arpent de mauvaise terre, alors qu'on peut avoir tout un arpent de bonne terre, libre de corvée, pour 3 talers de rente annuelle !

Le rachat peut aussi s'effectuer par la cession d'une parcelle de terrain de valeur égale au capital dû. Mais seuls des paysans assez riches sont en mesure de le faire. Dans ce cas le seigneur touche une parcelle de terrain en prime pour l'habileté et l'esprit de suite avec lesquels lui et ses ancêtres ont escroqué les paysans.

Voilà la théorie du rachat. Elle confirme tout à fait ce qui s'est passé dans tous les pays où la féodalité a été peu à peu abolie, notamment en Angleterre et en Écosse : la transformation de la propriété féodale en propriété bourgeoise, de la suzeraineté en capital, constitue chaque fois un nouveau et criant préjudice subi par le serf au profit du seigneur féodal. Le serf doit chaque fois acheter sa liberté et l'acheter cher. L'État bourgeois procède suivant le principe : N'est gratuite que la mort.

Mais cette théorie prouve plus encore.

La conséquence nécessaire de ces énormes exigences à l'égard des paysans, c'est qu'ils tombent entre les pattes des usuriers ainsi que le remarque le député Dane. L'usure est l'inévitable compagne d'une classe de petits paysans libres : la France, le Palatinat et la province rhénane en sont la preuve. Bien avant que les petits paysans des anciennes provinces soient libres, la science prussienne du rachat a réussi à les faire participer aux joies du poids écrasant de l'usure. D'ailleurs le gouvernement prussien a su, de tout temps, soumettre les classes opprimées à la fois à l'oppression du système féodal et du nouveau système bourgeois, et rendre ainsi le joug deux fois plus pesant.

À cela s'ajoute un point sur lequel le député Dane attire également l'attention : il s'agit des frais énormes d'autant plus élevés que le commissaire, payé par termes, est plus négligent et plus inhabile : « La ville de Lichtenau, en Westphalie, a payé 17 000 talers pour 12 000 arpents et cela ne suffit pas encore à couvrir les frais » (!!)

Vient ensuite la pratique du rachat qui confirme mieux encore ce qui précède. Les commissaires à l'Agriculture, poursuit M. Dierschke, c'est-à-dire les fonctionnaires qui préparent le rachat « ont triple qualité. Ils sont d'abord des fonctionnaires chargés de l'enquête, ils entendent les deux parties, établissent les bases pratiques du rachat et calculent l'indemnité. Ils procèdent la plupart du temps avec beaucoup de partialité, ne tiennent souvent aucun compte des conditions juridiques existantes, puisque les connaissances juridiques leur font en partie défaut. Ils sont ensuite, pour une part experts et témoins, taxant eux-mêmes selon leur propre estimation la valeur des objets à racheter. Finalement ils remet­tent leur mémoire qui joue le rôle d'un jugement, puisque la commission générale doit en suivant la règle s'appuyer sur leurs avis fondés sur la situation locale.

Enfin, les commissaires à l'Agriculture n'ont pas la confiance des gens de la campagne car ils défavorisent souvent les demandeurs en les faisant attendre des heures durant, tandis qu'ils se gobergent à la table du seigneur (qui est lui-même partie) et suscitent ainsi à leur égard une méfiance toute particulière des intéressés. Quand, après avoir attendu trois heures, les hommes de la glèbe[3] sont finalement introduits, ils sont fréquemment apostrophés avec violence par les commissaires à l'agriculture et souvent rembarrés brutalement, s'ils répliquent. Je peux parler ici par expérience personnelle; commissaire à la justice, j'ai assisté, lors du rachat, les paysans intéressés. Le pouvoir dictatorial des commissaires à l'Agriculture doit donc être supprimé. La réunion en une seule personne de leur triple qualité d'instructeur, de témoin et de juge ne peut pas non plus se justifier. »

Le député Moritz défend les commissaires à l'Agriculture. M. Dierschke répond : « Je peux dire qu'il y en a beaucoup parmi eux qui négligent les intérêts des paysans; j'ai moi-même dénoncé quelques-uns d'entre eux pour qu'ils soient soumis à enquête, et si on le demande, je peux fournir des preuves sur ce point. »

Naturellement, le ministre Gierke se pose encore en défenseur du système de la Vieille Prusse et des institutions qui en découlent. Naturellement, il se doit d'encenser une fois de plus les commissaires à l'Agriculture : « Mais je dois m'en remettre au sentiment de l'Assemblée afin de décider s'il est juste d'utiliser la tribune pour formuler des reproches dénués de preuves et absolument sans consistance ! » Et M. Dierschke offre pourtant de fournir des preuves !

Mais comme Son Excellence Gierke semble être d'avis que des faits notoires se laissent étouffer par des affirmations ministérielles, nous apporterons prochainement quelques « preuves » qui démontreront que M. Dierschle, loin d'exagérer, n'a pas réprouvé avec assez de sévérité les procédés des commissaires à l'Agriculture.

Voilà où en est le débat. Les amendements déposés étaient si nombreux qu'ils ont dû être renvoyés à la commission centrale avec le rapport. Il faut donc attendre encore la décision définitive de l'Assemblée.

Parmi ces amendements, il s'en trouve un de M. Moritz pour attirer l'attention sur une autre mesure édifiante de l'ancien gouvernement. Il propose que tous les pourparlers concernant les redevances de meunerie soient suspendus.

Lorsqu'en 1810 l'abolition des droits de contrainte fut décidée, on nomma aussitôt une commission pour indemniser les meuniers exposés dès lors à la libre concurrence. C'était déjà une décision absurde. A-t-on indemnisé les maîtres des corporations pour l'abolition de leurs privilèges ? Mais l'affaire a ses raisons. Les moulins payaient des redevances extraordinaires pour la jouissance des droits de contrainte; au lieu de les abolir tout simplement, on indemnisa les meuniers et on laissa subsister les redevances. La forme est absurde, mais l'affaire garde au moins un semblant de droit.

Or dans les provinces rattachées en 1815[4], les redevances de meunerie ont été conservées, les droits de contrainte abolis, et pourtant, aucune indemnité n'a été accordée. Voilà l'égalité devant la loi, comme la concevait la Vieille Prusse. Certes, la loi sur la patente abolit toutes les redevances artisanales; mais, d'après la loi sur l'organisation artisanale de 1845, et d'après la loi sur l'indemnisation, les redevances de meunerie doivent être considérées, dans des cas litigieux, non comme des redevances artisanales, mais comme des redevances foncières. D'innombrables procès sont nés de ce chaos et de ces violations du droit, les tribunaux ont émis des jugements qui se contredisent mutuellement, la Cour de Cassation elle-même a prononcé des sentences contradictoires. Un cas cité par M. Moritz montre quelles étaient les sortes de redevances que l'ex-pouvoir législatif considérait comme « redevances foncières » : en Saxe, un moulin qui ne possède en dehors des bâtiments que la force hydraulique, et non la terre, est grevé d'une « redevance foncière » de quatre mesures de blé !

En vérité, on peut dire ce qu'on veut : la Prusse fut de tout temps l'État le plus sagement, le plus justement, le mieux administré !

  1. Le drapeau prussien était noir et blanc.
  2. Formule empruntée à la Bible.
  3. En allemand : Dreschgärtner. On appelait ainsi dans certaines régions de l'Allemagne et en particulier en Silésie, des paysans indépendants qui obtenaient du propriétaire foncier une parcelle de terrain et une maisonnette, mais qui devaient accomplir pour presque rien des travaux agricoles, en particulier le battage.
  4. Il s'agit des provinces rhénanes et d'une partie de la Saxe, annexées par la Prusse au Congrès de Vienne.