Conférences à l'université Sverdlov sur la libération des femmes

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Préface[modifier le wikicode]

Les quatorze conférences que je donnai au printemps 1921 (avril-mai-juin) à l'université Sverdlov de Leningrad étaient destinées à des étudiantes se préparant à travailler dans des secteurs féminins. Une partie des conférences avaient été prises en sténo, je reconstituai l'autre partie moi-même à partir de mes notes à l'automne 1921.

Par mes conférences, je voulais donner aux étudiantes une vue d'ensemble essentielle de la position marxiste sur la question des femmes - à vrai dire, sous une forme simplifiée et abordable - et, dans les quatre dernières parties, montrer les changements révolutionnaires des conditions de vie et la nouvelle position de la femme dans l'État ouvrier. J'entends par sa reconnaissance comme membre à part entière de la société. La nouvelle position de la femme ne conduisait pas seulement à une appréciation nouvelle et positive de ses droits politiques et sociaux, mais aussi à une transformation profonde des relations entre homme et femme.

Cela apparut clairement en 1921, lorsque la révolution, étant passée du communisme de guerre à la nouvelle économie politique (NEP), se trouvait à un tournant décisif. Le niveau de développement du processus de libération des traditions de la bourgeoisie devint plus visible qu'autrefois, grâce aux conséquences de la nouvelle économie politique dans l'Union soviétique. Lors des trois années révolutionnaires, les fondements socio-économiques de la société bourgeoise avaient été anéantis et l'on avait essayé avec persévérance de jeter les bases de Russie soviétique il n'y a pas de mouvement indépendant des ouvrières, le prolétariat des deux sexes est indissolublement uni dans la société communiste. L'atmosphère qui régnait alors rendit caduques les anciennes traditions à une rapidité extraordinaire. A leur place, on assista à l'éclosion de formes de communautés humaines radicalement nouvelles. Le modèle de la famille bourgeoise n'était plus inévitable. La femme, par son travail communautaire et obligatoire pour la société, se trouva confrontée à. des modes d'existence entièrement nouveaux. Elle ne fut plus exclusivement à la disposition de sa famille, mais aussi à celle du collectif de travail. Ainsi naquirent d'autres conditions de vie, de même que de nouvelles formes d'union, et les rapports entre enfants et parents se transformèrent. En 1921, année décisive, on vit apparaître avec une acuité particulière les signes annonciateurs d'une nouvelle manière de penser, de nouvelles mœurs, d'une nouvelle morale et, avant tout, d'un nouveau rôle de la femme et de sa signification pour la collectivité et l'État des soviets. Sous le grondement des canons qui défendaient, à nos innombrables frontières, notre république ouvrière révolutionnaire, s'écroulèrent les traditions du monde bourgeois mortellement atteint.

De nombreuses habitudes de vie, de pensée et des lois morales ont aujourd'hui complètement disparu ou sont en voie de disparition. La nouvelle économie politique était incapable de différer les changements intervenus au niveau de la famille et du couple et elle n'a pas réussi non plus à affaiblir la position de la femme au sein de l'économie soviétique. Mais, à ce moment, les nouveaux modes d'existence que connurent les travailleuses du parti jusqu'en 1921 n'avaient guère de répercussions sur la grande majorité des femmes. Les nouvelles conditions sociales et, partant, la situation de la femme sont étroitement liées à la structure et à l'organisation du système économique. Le développement d'une production socialiste entraîne la désagrégation de la famille traditionnelle et permet de ce fait une émancipation et une liberté croissantes de la femme dans la société. Comme il ne semble pas possible d'éviter certains détours et retards dans l'élaboration de notre société communiste, cela signifie logiquement que le vaste processus de l'émancipation de la femme peut se trouver bloqué pour quelque temps.

La situation et l'influence politiques des femmes travailleuses ne sont aujourd'hui plus comparables aux conditions qui régnaient en 1921. A vrai dire, nos ouvrières et nos paysannes ont réussi, avec le soutien du Parti communiste, à défendre victorieusement les conquêtes des premières années de la révolution et à élargir et à consolider, bien qu'avec un succès variable, les droits de la femme travailleuse. Il n'y a aucun doute que les forces sociales qui ont réussi à imposer l'obligation du travail pour les femmes de toutes les catégories sociales, en vue de créer ainsi les conditions objectives à la transformation de la famille et des habitudes de vie, sont aujourd'hui considérablement affaiblies. Cela est incontestablement le résultat de la nouvelle économie politique. Les changements économiques et politiques ne se réalisent plus aujourd'hui sous la pression et la mobilisation des masses, mais, à plus longue échéance, sous la conduite consciente du Parti communiste. Malheureusement, cela signifie dans la pratique que des changements ne peuvent être imposés par le parti que lorsque les conquêtes révolutionnaires de la bourgeoisie sont menacées.

Je me suis résolue à ne pas corriger ni même à compléter la nouvelle édition de mes conférences. Un remaniement en fonction des conditions actuelles leur aurait enlevé leur modeste valeur de témoignage, rendant compte en effet de l'atmosphère de travail de l'époque, des faits et des conquêtes de la vie réelle, permettant de mesurer l'ampleur de la révolution et caractérisant la situation des femmes travailleuses dans la république ouvrière.

Il m'apparaît clairement que mon livre n'apporte qu'une contribution parcellaire à la solution de la question de la femme à un stade précis de la révolution.

Cependant, je me suis résolue à publier les conférences sous leur forme première. Je suis fermement convaincue que l'étude et la compréhension du passé - en l'occurrence une analyse historique de la position de la femme dans ses rapports avec le développement économique - peut faciliter la compréhension de notre tâche actuelle et contribuer à renforcer la vision communiste du monde. Elle peut aussi aider la classe ouvrière dans sa recherche du chemin le plus court menant à la libération totale et sans restriction des femmes travailleuses.

Alexandra Kollontaï, Oslo 1925

I° conférence. La situation de la femme dans le communisme primitif[modifier le wikicode]

Nous débuterons aujourd'hui par une série de conférences traitant les questions suivantes : la situation de la femme selon le développement des différentes formes économiques de sociétés ; la situation de la femme dans la société déterminant sa position dans la famille. On retrouve cette relation étroite et indissoluble à tous les stades intermédiaires du développement socio-économique. Comme votre futur travail consiste à gagner les femmes des ouvriers et des paysans à la cause de la nouvelle société où elles sont appelées à vivre, vous devez comprendre cette relation. L'objection la plus fréquente que vous allez rencontrer sera la suivante : il est impossible de ne rien changer à la situation de la femme et à ses conditions de vie. Celles-ci seraient déterminées par les particularités de son sexe. Si vous vous en prenez à l'oppression des femmes, si vous cherchez à vouloir les libérer du joug de la vie de famille, si vous réclamez une plus grande égalité des droits entre les sexes, on va vous servir les arguments les plus éculés : «L'absence des droits de la femme et son inégalité par rapport à l'homme s'expliquent par l'histoire et ne peuvent donc être éliminés. La dépendance de la femme, sa position subordonnée à l'homme ont existé de tout temps, il n'y a donc rien à y changer. Nos ancêtres ont vécu ainsi et il en ira de même pour nos enfants et nos petits-enfants. » Nous rétorquerons à de tels arguments par l'histoire elle-même : l'histoire du développement de la société humaine, la connaissance du passé et de la manière dont les rapports se sont véritablement noués alors. Dès que nous aurons pris connaissance des conditions de vie telles qu'elles existaient il y a plusieurs milliers d'années, vous ne tarderez pas à être profondément persuadées que l'absence de droits de la femme par rapport à l'homme, que sa soumission d'esclave n'ont pas existé depuis toujours. Il y a eu des périodes où l'homme et la femme ont eu des droits absolument égaux. Et il y a même eu des périodes où l'homme, dans une certaine mesure, attribuait à la femme une position dirigeante.

Si nous examinons plus attentivement la situation de la femme en mutation constante au cours des différentes phases du développement social, vous reconnaîtrez aisément que l'absence actuelle des droits de la femme, son manque d'autonomie, ses prérogatives limitées au sein de la famille et de la société ne sont nullement des qualités innées propres à la « nature » féminine. Il n'est pas vrai non plus que les femmes sont moins intelligentes que les hommes. Non, la situation dépendante de la femme et son manque d'émancipation ne sont pas explicables par de quelconques qualités « naturelles », mais par le caractère du travail qui leur a été attribué dans une société donnée. Je vous demande de bien vouloir lire attentivement les premiers chapitres du livre de Bebel : la Femme et le Socialisme. Bebel démontre la thèse suivante - dont nous nous servirons tout au long de notre entretien - selon laquelle il existe une correspondance particulièrement étroite et organique entre la participation de la femme dans la production et sa situation dans la société. Bref, il s'agit là d'une sorte de loi socio-économique qu'il ne vous faudra désormais plus perdre de vue. Il vous sera ainsi plus facile de comprendre les problèmes de la libération universelle de la femme et de ses rapports avec le travail. D'aucuns croient que la femme, en ces temps reculés où l'humanité plongeait encore dans la barbarie, était dans une situation encore pire que celle d'aujourd'hui, qu'elle menait quasiment une vie d'esclave. Ce qui est faux. Il serait erroné de croire que la libération de la femme dépendrait du développement de la culture et de la science, que la liberté des femmes serait fonction de la civilisation d'un peuple. Seuls des représentants de la science bourgeoise peuvent affirmer de telles choses. Cependant, nous savons que ce ne sont ni la culture ni la science qui peuvent affranchir les femmes, mais un système économique où la femme peut réaliser un travail utile et productif pour la société. Le communisme est un système économique de ce type.

La situation de la femme est toujours une conséquence du type de travail qu'elle fournit à un moment précis de l'évolution d'un système économique particulier. A l'époque du communisme primitif - il en a été question dans les conférences précédentes traitant de l'évolution sociale et économique de la société -, à une période donc si reculée qu'il nous est difficile de l'imaginer, où la propriété privée était inconnue et où les hommes erraient par petits groupes, il n'y avait aucune différence entre la situation de l'homme et celle de la femme. Les hommes se nourrissaient des produits de la chasse et de la cueillette. Au cours de cette période de développement des hommes primitifs, il y a de cela plusieurs dizaines, que dis-je, plusieurs centaines de milliers d'années, les devoirs et les tâches de l'homme et de la femme étaient sensiblement les mêmes. Les recherches des anthropologues ont prouvé qu'à l'aube du développement de l'humanité, c'est-à-dire au stade de la chasse et de la cueillette, il n'y avait pas de grandes différences entre les qualités corporelles de l'homme et de la femme, qu'ils possédaient une force et une souplesse à peu près équivalentes, ce qui est tout de même un fait intéressant et important à noter. De nombreux traits caractéristiques des femmes, tels que grosse poitrine, taille fine, formes arrondies du corps et faible musculature, ne se développèrent que bien plus tard, à partir du moment où la femme dut remplir son rôle de « pondeuse » et assurer, génération après génération, la reproduction sexuée.

Parmi les peuples primitifs actuels, la femme ne se distingue pas de l'homme de façon notable, ses seins restant peu développés, son bassin étroit et ses muscles solides et bien formés. II en allait de même à l'époque du communisme primitif, lorsque la femme ressemblait physiquement à l'homme et jouissait d'une force et d'une endurance pratiquement égales.

La naissance des enfants n'entraînait qu'une brève interruption de ses occupations habituelles, c'est-à-dire la chasse et la cueillette des fruits avec les autres membres de cette première collectivité que fut la tribu. La femme était obligée de repousser les attaques de l'ennemi le plus redouté à cette époque, l'animal carnassier, au même titre que les autres membres de la tribu, frères et sœurs, enfants et parents.

Il n'existait pas de dépendance de la femme par rapport à l'homme, ni même de droits distincts. Les conditions pour cela faisaient défaut, car, en ce temps-là, la loi, le droit et le partage de la propriété étaient encore choses inconnues. La femme ne dépendait pas unilatéralement de l'homme, car lui-même avait entièrement besoin de la collectivité, c'est-à-dire de la tribu. En effet, la tribu prenait toutes les décisions. Quiconque refusait de se plier à la volonté de la collectivité périssait, mourait de faim ou était dévoré par les animaux. Ce n'est que par une étroite solidarité au sein de la collectivité que l'homme était en mesure de se protéger de l'ennemi le plus puissant et le plus terrible de cette époque. Plus une tribu était solidement soudée et plus les individus se soumettaient à sa volonté. Ils pouvaient opposer un front plus uni à l'ennemi commun, ainsi l'issue du combat était plus sûre et la tribu s'en trouvait renforcée. L'égalité et la solidarité naturelles, si elles assuraient la cohésion de la tribu, étaient les meilleures armes d'autodéfense. C'est pour cette raison que, lors de la toute première période du développement économique de l'humanité, il était impossible qu'un membre de la tribu soit subordonné à un autre ou dépendant unilatéralement de celui-ci. A l'époque du communisme primitif, la femme ne connaissait ni esclavage, ni dépendance sociale, ni oppression. L'humanité ignorait tout des classes, de l'exploitation du travail ou de la propriété privée. Et elle vécut ainsi des milliers d'années, voire des centaines de milliers d'années.

Le tableau se modifia au cours des phases suivantes du développement de l'humanité. Les premières ébauches du travail productif et de l'organisation économique furent le résultat d'un processus de longue haleine. Pour des raisons climatiques et géographiques, selon qu'elle se trouvait dans une région boisée ou dans une steppe, la tribu se sédentarisait ou pratiquait l'élevage. Elle atteignit alors un stade plus évolué que celui de la première collectivité reposant sur la chasse et la cueillette. Parallèlement à ces nouvelles formes d'organisation économique apparurent de nouvelles formes de communauté sociale.

Nous examinerons maintenant la situation de la femme dans deux tribus qui, vivant à la même époque, connurent cependant des formes d'organisation différentes. Les membres de la première tribu s'établirent dans une région boisée entrecoupée de petits champs et devinrent des paysans sédentaires. Quant aux seconds, ils vécurent dans des régions de steppe avec leurs grands troupeaux de buffles, de chevaux et de chèvres et se convertirent à l'élevage. Ces deux tribus demeuraient cependant toujours dans le communisme primitif, ignorant la propriété privée. Or, la situation de la femme au sein de ces deux tribus se différenciait déjà. Dans la tribu pratiquant l'agriculture, la femme jouissait non seulement d'une pleine égalité de droits, mais elle occupait même parfois une position dominante. En revanche, chez les éleveurs nomades, la situation à la fois subordonnée, dépendante et opprimée de la femme s'accentuait à vue d'œil.

La recherche portant sur l'histoire économique fut longtemps dominée par cette conception que l'humanité devait nécessairement passer par toutes les étapes, tous les stades du développement économique : chaque tribu se serait d'abord consacrée à la chasse, puis à l'élevage, enfin à I'agriculture et, en dernier lieu seulement, à l'artisanat et au commerce. Cependant, les plus récentes recherches sociologiques montrent que les tribus passèrent souvent directement du stade primitif de la chasse et de la cueillette à l'agriculture, omettant ainsi le stade de l'élevage. Les conditions géographiques et naturelles étaient en fait déterminantes.

En clair, cela signifie qu'à la même époque et sous des conditions naturelles différentes se développèrent deux formes d'organisation économique fondamentalement dissemblables, c'est-à-dire l'agriculture st l'élevage. Les femmes des tribus pratiquant l'agriculture jouissaient d'un état sensiblement plus élevé. Certaines tribus paysannes possédaient même un système matriarcal (matriarcat est un mot grec qui désigne la prédominance de la femme - c'est la mère qui perpétue la tribu). En revanche, le patriarcat, c'est-à-dire la prédominance des droits du père - la position dominante du plus ancien de la tribu -, se développa chez les peuples éleveurs et nomades. Pourquoi cela et qu'est-ce que cela nous prouve ? La raison de cette différence tient évidemment au rôle de la femme dans l'économie. Chez les peuples d'agriculteurs, la femme était la principale productrice. Il existe de nombreuses preuves que ce fut elle qui, la première, eut l'idée de l'agriculture, qu'elle fut même « le premier travailleur agricole ». L'ouvrage de Marianne Weber, Das Mutterrecht (« les droits de la mère »), rend compte d'une foule de faits intéressants concernant le rôle de la femme au sein des premières formes d'organisation économique. L'auteur n'est pas communiste. Son livre donne cependant beaucoup d'informations. Malheureusement, il n'est accessible qu'en allemand.

C'est de la façon suivante que la femme conçut l'idée de l'agriculture : au moment de la chasse, les mères et leurs nourrissons furent laissés à l'arrière parce qu'ils étaient incapables de suivre le rythme des autres membres de la tribu et entravaient la poursuite du gibier.

Il n'était alors guère facile de se procurer d'autres nourritures et la femme attendait souvent longtemps. Elle se vit contrainte de se procurer des aliments pour elle et ses enfants. Les chercheurs en ont tiré la conclusion que c'est très probablement la femme qui a commencé à travailler la terre. Quand les provisions s'épuisèrent à l'endroit où elle attendait le retour la tribu, elle se mit à la recherche d'herbes contenant des graines comestibles. Elle mangea ces graines et en nourrit ses enfants. Mais alors qu'elle les broyait entre ses dents - les premières meules - une partie des graines tomba sur le sol. Et quand la femme revint au bout de quelque temps au même endroit, elle découvrit que les graines avaient germé. Elle savait maintenant qu'il lui serait avantageux de revenir quand les herbes auraient repoussé et que la recherche d'une nourriture plus abondante lui coûterait moins d'efforts. C'est ainsi que les hommes apprirent que les graines tombant sur le sol se mettent à pousser.

L'expérience leur enseigna aussi que la récolte était meilleure quand ils avaient remué la terre au préalable. Cependant, cette expérience tomba encore souvent dans l'oubli, car le savoir individuel ne put devenir propriété de la tribu qu'à partir du moment où il fut communiqué à la collectivité. Il fallait qu'il soit transmis aux générations suivantes. Or, l'humanité dut fournir un travail de réflexion inimaginable avant de parvenir à saisir et à assimiler des choses apparemment si simples. Ce savoir ne s'ancra dans la conscience de la collectivité que lorsqu'il se traduisit par une pratique quotidienne.

La femme avait intérêt à ce que le clan ou la tribu revint à l'ancienne halte où poussait l'herbe qu'elle avait semée. Mais elle n'était pas en mesure de convaincre ses compagnons de la justesse de son plan d'organisation économique. Elle ne pouvait les convaincre verbalement. Au lieu de cela, elle favorisa certaines règles, habitudes et idées servant ses propres projets. C'est ainsi qu'apparut la coutume suivante, qui eut bientôt force de loi : si le clan avait laissé les mères et les enfants dans un terrain près d'un ruisseau pendant la pleine lune, les dieux ordonnaient à ses membres de retourner à ce même lieu quelques mois plus tard. Quiconque ne respectait pas cette loi était puni par les esprits. La tribu découvrant que les enfants mouraient plus vite lorsque cette règle n'était pas respectée, c'est-à-dire lorsqu'on ne revenait pas à « l'endroit où l'herbe pousse », en vint à respecter strictement ces coutumes et à croire à la « sagesse » des femmes. Comme la femme recherchait une production maximale pour un minimum de travail, elle fit bientôt la constatation suivante : plus le sol où elle semait était poreux, meilleure était la récolte. Accroupie, elle grava à l'aide de branches, de pointes et de pierres des sillons dans le premier champ. Une telle découverte se révéla fructueuse, car elle offrit à l'homme une plus grande sécurité que lors de ses incessantes pérégrinations à travers la forêt où il s'exposait constamment au danger d'être dévoré par les animaux.

Du fait de sa maternité, la femme occupa une position particulière parmi les membres de la tribu. C'est à la femme que l'humanité doit la découverte de l'agriculture, découverte extrêmement importante pour son évolution économique. Et ce fut cette découverte-là qui, pour une longue période, détermina le rôle de la femme dans la société et dans l'économie, la plaçant au sommet des peuplades pratiquant l'agriculture. De nombreux chercheurs attribuent également à la femme l'utilisation du feu comme outil économique.

Chaque fois que la tribu partait à la chasse ou à la guerre, les mères et leurs enfants étaient laissés à l'arrière et furent obligés de se protéger des animaux carnassiers. Les jeunes filles et les femmes sans enfant partaient avec les autres membres de la tribu. C'est par sa propre expérience que l'homme primitif sut que le feu offrait la meilleure protection contre les carnassiers. En taillant les pierres pour fabriquer les armes ou les premiers outils domestiques, on avait appris à faire du feu. Pour assurer la protection des enfants et de leurs mères, on alluma donc un feu avant le départ de la tribu pour la chasse. Pour les mères, c'était un devoir sacré de conserver ce feu destiné à éloigner les animaux. Pour les hommes, le feu était une force effrayante, insaisissable et sacrée. Pour les femmes qui s'en occupaient en permanence, les propriétés du feu leur devinrent familières, et elles purent ainsi l'utiliser pour faciliter et économiser leur propre travail. La femme apprit à cuire ses récipients en terre pour les rendre plus résistants et à rôtir la viande qu'elle pouvait ainsi mieux conserver. La femme, liée au foyer par sa maternité, dompta le feu et en fit son serviteur. Mais les lois de l'évolution économique modifièrent par la suite cette relation, et la flamme du premier foyer réduisit la femme en esclavage, la dépouillant de tous ses droits et l'attachant pour longtemps à ses fourneaux.

La supposition que les premières huttes furent construites par des femmes pour se protéger avec leurs enfants des intempéries n'est sans doute pas injustifiée. Mais non seulement les femmes élevaient des huttes et cultivaient la terre dont elles récoltaient les céréales, etc., elles furent également les premières à pratiquer l'artisanat. Le filage, le tissage et la poterie furent des découvertes féminines. Et les lignes qu'elles traçaient sur les vases de terre furent les premières tentatives artistiques de l'humanité, le stade préliminaire de l'art. Les femmes ramassaient des herbes et apprirent à connaître leurs propriétés : les ancêtres de nos mères furent les premiers médecins. Cette histoire-là, notre préhistoire, est restée conservée dans les vieilles légendes et dans les croyances populaires. Dans la culture grecque, qui était à son apogée il y a deux mille ans, ce ne fut pas le dieu Asclépios (Esculape), mais sa mère, Coronis, qu'on considéra comme le premier médecin. Elle supplanta Hécate et Diane qui avaient été les premières déesses de l'art de guérir. Chez les anciens Vikings, c'était la déesse Eir. De nos jours, nous rencontrons encore fréquemment dans les villages de vieilles femmes qui passent pour être particulièrement intelligentes et à qui l'on attribue des pouvoirs magiques. Le savoir des ancêtres de nos mères était étranger à leurs compagnons qui partaient souvent à la chasse ou à la guerre ou se consacraient à d'autres activités exigeant des forces musculaires particulières. Ils n'avaient tout simplement pas le temps de se livrer à la réflexion ou à l'observation attentive. Il ne leur était donc pas possible de réunir et de transmettre de précieuses expériences sur la nature des choses. Le terme « Vedunja », la magicienne, est formé sur le mot « Vedatj », le savoir. Le savoir a donc été de tout temps un apanage de la femme, que l'homme craignait et respectait. C'est pour cela que la femme, à la période du communisme primitif - l'aube de l'humanité -, n'était pas seulement à égalité avec l'homme, mais, à cause d'une série de trouvailles et de découvertes utiles au genre humain et qui contribuèrent à son évolution économique et sociale, elle alla même jusqu'à le surpasser. Donc, à des périodes précises de l'histoire de l'humanité, la femme joua un rôle nettement plus important pour le développement des sciences et de la culture que celui que la science bourgeoise, bardée de préjugés, lui a attribué jusque-là. Les anthropologues, par exemple, spécialistes de l'étude sur l'origine de l'humanité, ont passé sous silence le rôle de la femelle au cours de l'évolution de nos ancêtres simiesques vers les hominiens. Car la station verticale si caractéristique de l'être humain a été essentiellement une conquête de la femme. Dans les situations où notre ancêtre à quatre pattes devait se défendre contre les attaques ennemies, elle apprit à se protéger d'un seul bras, tandis que de l'autre elle tenait fermement son petit contre elle, qui s'agrippait à son cou. Elle ne put cependant réaliser cette prouesse qu'en se redressant à demi, ce qui développa par ailleurs la masse de son cerveau. Les femmes payèrent chèrement cette évolution, car le corps féminin n'était pas fait pour la station verticale. Chez nos cousins à quatre pattes, les singes, les douleurs de l'enfantement demeurent totalement inconnues. L'histoire d'Eve, qui cueillit le fruit de l'arbre de la connaissance et qui, pour cela dut enfanter dans la douleur, possède donc un arrière-plan historique.

Mais nous analyserons tout d'abord le rôle de la femme dans l'économie des tribus d'agriculteurs. A l'origine, les produits agricoles ne suffisaient pas à nourrir la population, c'est pourquoi l'on continua à pratiquer la chasse. Cette évolution amena une division naturelle du travail. La partie sédentaire de la tribu, les femmes donc, organisèrent l'agriculture, tandis que les hommes continuèrent à partir à la chasse ou à la guerre, c'est-à-dire en expéditions de pillage contre les tribus voisines. Mais comme l'agriculture était nettement plus rentable et que les membres de la tribu préféraient les produits de, la moisson à ceux si dangereusement acquis par la chasse ou le pillage, elle devint bientôt le fondement économique du clan. Et qui était alors le producteur principal de cette économie basée sur l'agriculture ? La femme ! II était donc tout naturel que le clan respectât la femme et estimât hautement la valeur de son travail. De nos jours> il existe toujours une tribu d'agriculteurs en Afrique centrale, les Balondas, où la femme est le membre de la communauté le plus « apprécié ». L'explorateur anglais bien connu, David Livingstone, rapporte ce qui suit : « Les femmes sont représentées au Conseil des Anciens. Les futurs maris doivent rejoindre le village de leurs futures épouses et vivre auprès d'elles après la consommation du mariage. L'homme s'engage à entretenir sa belle-mère jusqu'à sa mort. Seule, la femme a le droit de demander une séparation, après quoi tous ses enfants demeurent auprès d'elle. Sans l'autorisation de l'épouse, l'homme ne doit contracter aucune obligation vis-à-vis d'un tiers, aussi anodine soit-elle. » Les hommes mariés n'opposent aucune résistance et sont résignés à leur situation. Leurs épouses administrent à leurs hommes récalcitrants des coups ou des gifles ou les privent de nourriture. Tous les membres de la communauté du village sont obligés d'obéir à celles qui jouissent de l'estime générale. Livingstone pense que, chez les Balondas, ce sont les femmes qui exercent le pouvoir. Or, cette tribu n'est nullement une exception. D'autres chercheurs affirment que, dans les tribus africaines où les femmes labourent et sèment, construisent les huttes et mènent une vie active, celles-ci ne sont pas seulement totalement indépendantes, mais intellectuellement supérieures aux hommes. Les hommes de ces tribus se laissent entretenir par le travail de leurs femmes, deviennent « féminins et mous ». « Ils traient les vaches et bavardent », si l'on en croit les comptes rendus de nombreux chercheurs.

Les temps préhistoriques nous offrent des exemples suffisants de la domination des femmes. Chez une partie des tribus pratiquant l'agriculture, la filiation ne se fait pas par le père, mais par la mère. Et là oh est apparue la propriété privée, ce sont les filles qui héritent et non pas les fils. Nous rencontrons encore aujourd'hui des survivances de ce système de droits chez certains peuples montagnards du Caucase.

L'autorité de la femme auprès des peuplades agricoles augmentait sans cesse. C'était elle qui conservait et protégeait les traditions et les coutumes, ce qui signifie que c'était elle principalement qui dictait les lois. Le respect de ces traditions et de ces coutumes était une nécessité vitale absolue. Sans elle, il eût été terriblement difficile d'amener les membres du clan à obéir aux règles découlant des tâches économiques. Les hommes de cette époque n'étaient pas capables d'expliquer logiquement et scientifiquement pourquoi il leur fallait semer et récolter à des périodes données. De ce fait, il était nettement plus simple de dire : « Chez nous existe cette coutume, établie par nos ancêtres, c'est pourquoi nous devons faire cela. Celui qui s'y oppose est un criminel. » Le maintien de ces traditions et de ces coutumes était assuré par les anciennes du village, les femmes et les mères, sages et expérimentées.

La division du travail des tribus pratiquant à la fois la chasse et l'agriculture a entraîné les faits suivants : les femmes, responsables de la production et de l'organisation des lieux d'habitation, ont davantage développé leurs capacités de raisonnement et d'observation, tandis que les hommes, à cause de leurs activités de chasse et de guerre, ont plutôt développé leur musculature, leur adresse corporelle et leur force. A ce stade de l'évolution, la femme était intellectuellement supérieure à l'homme. Et, au sein de la collectivité, elle occupait, bien entendu, la position dominante, c'est-à-dire celle du matriarcat.

Nous ne devons pas oublier qu'à cette époque les hommes étaient incapables de faire des réserves. C'est pourquoi, les mains travailleuses représentaient la « force vive » de travail et la source de prospérité. La population n'augmentait que lentement, le taux de natalité était bas. La maternité était très hautement prisée, et la femme-mère occupa dans les tribus primitives une place d'honneur. Le faible taux des naissances est partiellement explicable par l'inceste et les mariages entre proches parents. Et il a été prouvé que ces mariages consanguins étaient responsables de fausses couches, freinant par là l'évolution normale de la famille.

Lors de la période de chasse et de cueillette, l'importance du réservoir de la force du travail d'une tribu ne jouait aucun rôle. Bien au contraire, dès que la tribu prenait trop d'ampleur l'approvisionnement devenait plus difficile. Aussi longtemps que l'humanité se nourrissait exclusivement des produits aléatoires de la cueillette et de la chasse, la maternité de la femme n'était pas particulièrement appréciée.

Les enfants et les vieillards étaient un lourd fardeau pour la tribu. On essayait de s'en débarrasser d'une manière ou d'une autre, et il arrivait même qu'on les mangeât. Mais les tribus qui assuraient leur entretien grâce à un travail productif, c'est-à-dire les tribus d'agriculteurs, avaient besoin de travailleurs. Chez eux, la femme acquit une nouvelle signification, en l'occurrence celle de produire de nouvelles forces de travail, les enfants. La maternité fut vénérée religieusement. Dans de nombreuses religions païennes, le dieu principal est le sexe féminin, par exemple la déesse Isis en Egypte, Gaïa en Grèce, c'est-à-dire la Terre qui, à l'époque primitive, représentait la source de toute vie.

Bachofen, connu pour ses recherches sur le matriarcat, a prouvé que le féminin, dans les religions primitives, prédominait sur le masculin, ce qui en dit long sur la signification de la femme chez ces peuples. La terre et la femme étaient les sources premières et essentielles de toute richesse. Les propriétés de la terre et de la femme se confondirent. Terre et femme créaient et perpétuaient la vie. Quiconque blessait une femme, blessait aussi la terre. Et aucun crime ne fut plus mal vu que celui dirigé contre une mère. Les premiers prêtres, c'est-à-dire les premiers serviteurs des dieux païens, étaient des femmes. C'étaient les mères qui décidaient pour leurs enfants, et non pas les pères, comme dans d'autres systèmes de production. Nous trouvons des survivances de cette domination des femmes dans les légendes et les coutumes des peuples tant de l'Orient que de l'Occident. Ce n'était pourtant pas sa signification de mère qui mit la femme dans cette position dominante auprès des tribus agricoles, mais bien plutôt son rôle de producteur principal dans l'économie du village. Aussi longtemps que la division du travail amena l'homme à ne s'occuper que de la chasse, considérée comme activité secondaire, tandis que la femme cultivait les champs - l'activité la plus importante de cette époque -, sa soumission et sa dépendance à l'égard de l'homme étaient inconcevables.

C'est donc le rôle de la femme dans l'économie qui détermine ses droits dans le mariage et la société. Cela apparaît encore plus clairement lorsque nous comparons la situation de la femme d'une tribu d'agriculteurs avec la situation de la femme d'une tribu d'éleveurs nomades. Vous remarquerez qu'un même phénomène, comme la maternité, c'est-à-dire une propriété naturelle de la femme, peut avoir des conséquences radicalement opposées dans des conditions économiques différentes.

Tacite nous donne une description de la vie des anciens Germains. C'était une saine, vigoureuse et combative tribu d'agriculteurs. Ils tenaient leurs femmes en haute estime et écoutaient leur avis. Chez les Germains, les femmes avaient toute la responsabilité du travail des champs. Les femmes des tribus tchèques pratiquant l'agriculture jouissaient de la même estime. La légende qui nous a été transmise sur la sagesse de la princesse Libussa rapporte que l'une des sœurs de Libussa s'occupait de l'art de guérir, tandis que l'autre bâtissait des villes nouvelles. Quand Libussa arriva au pouvoir, elle choisit comme conseillères deux jeunes filles particulièrement versées dans les questions de droit. Cette princesse gouvernait de façon démocratique et consultait son peuple pour toutes les décisions importantes. Libussa fut détrônée plus tard par ses frères. Cette légende témoigne assez bien de la manière dont les peuples ont conservé la mémoire de la domination de la femme. Le matriarcat devint dans la légende populaire une époque particulièrement heureuse et bénie puisque la tribu menait encore une vie collective.

Quelle était maintenant la situation de la femme dans une tribu de pasteurs ? Une tribu de chasseurs se transformait en tribu de pasteurs lorsque les conditions naturelles étaient favorables (grands espaces de steppe, herbe abondante, troupeaux de bovins ou de chevaux sauvages) et lorsque l'on disposait d'un nombre suffisant de chasseurs forts, adroits et intrépides, capables non seulement de tuer leur proie, mais aussi de la capturer vivante. C'était surtout les hommes qui possédaient ces qualités corporelles. Les femmes ne pouvaient s'y consacrer que temporairement, lorsqu'elles n'étaient pas absorbées par les tâches maternelles. La maternité les reléguait dans une position particulière et fut à l'origine d'une division du travail reposant sur la différence des sexes. Quand l'homme partait à la chasse accompagné des femmes célibataires, la femme-mère était laissée à l'arrière pour surveiller le troupeau capturé. Elle devait aussi assurer la domestication des animaux. Mais cette tâche économique ne revêtait qu'une signification de second ordre, elle était subordonnée. Réfléchissez vous-même. Qui, selon un point de vue strictement économique, sera plus favorisé par le clan, l'homme qui capture la femelle du buffle ou la femme qui trait celle-ci ? Naturellement l'homme ! Comme la richesse de la tribu reposait sur le nombre des animaux capturés, c'était logiquement celui qui pouvait accroître le troupeau qui fut considéré comme producteur principal et source de prospérité pour la tribu.

Le rôle économique de la femme dans les tribus de bergers était toujours secondaire. Comme la femme, d'un point de vue économique, avait moins de valeur et que son travail était moins productif, c'est-à-dire qu'il ne contribuait pas autant à la prospérité de la tribu, la conception selon laquelle la femme n'était pas non plus l'égale de l'homme se fit jour. II est important de remarquer ce qui suit : les femmes de ces tribus n'avaient pas, lors de l'exécution de leur travail subordonné à la garde du troupeau, à satisfaire les mêmes exigences et les mêmes besoins, c'est-à-dire à développer des habitudes régulières de travail, comme c'était le cas pour les femmes des tribus d'agriculteurs. Le fait que les femmes ne souffraient jamais du manque de provisions lorsqu'elles demeuraient seules sur les lieux d'habitation fut particulièrement déterminant. En effet, le bétail qu'elles gardaient pouvait, à tout moment, être abattu. Les femmes des tribus de pasteurs n'étaient donc pas obligées d'inventer d'autres méthodes de subsistance, comme les femmes des tribus pratiquant aussi bien la chasse que l'agriculture. Par ailleurs, la garde du bétail nécessitait moins d'intelligence que le travail compliqué de la terre.

Les femmes des tribus de bergers ne pouvaient pas se mesurer intellectuellement aux hommes et, d'un point de vue strictement corporel, elles leur étaient, par la force et la souplesse, totalement inférieures. Ce qui renforça naturellement la représentation de la femme comme une créature inférieure. Avec l'augmentation du cheptel de la tribu, la condition de servante de la femme se renforçait - elle valait moins que les animaux - de même que s'élargissait la faille entre les sexes. Les peuples nomades et pasteurs se transformèrent d'ailleurs plus facilement en hordes guerrières et pillardes que les peuples tirant leur subsistance de l'agriculture. La richesse des paysans reposait sur un travail plus paisible que celui des éleveurs et des nomades, pour qui le pillage était une source évidente d'enrichissement. Au commencement, ils ne volèrent que des bêtes, puis ils pillèrent et ruinèrent progressivement les tribus avoisinantes, brûlant leurs réserves et faisant parmi eux des prisonniers, qui devinrent les premiers esclaves.

Mariages forcés et rapts de femmes des tribus voisines étaient surtout pratiqués par les tribus nomades et guerrières. Le mariage forcé a fortement marqué l'histoire de l'humanité. Il a incontestablement contribué à renforcer l'oppression de la femme. Après avoir été arrachée contre son gré à sa propre tribu, la femme se sentait particulièrement sans défense. Elle était totalement livrée à ceux qui l'avaient enlevée ou capturée. Avec l'avènement de la propriété privée, le mariage forcé amena le vaillant guerrier à renoncer à sa part de butin sous forme de vaches, de chevaux ou de moutons pour exiger la possession absolue d'une femme, c'est-à-dire le droit de disposer entièrement de sa force de travail. « Je n'ai nul besoin de bovins, de chevaux ou d'animaux à longs poils, accorde-moi seulement le droit de posséder la femme que j'ai capturée de mes propres mains ». Il est bien évident que la capture et l'enlèvement par une tribu étrangère signifièrent pour la femme la suppression de toute égalité de droits. Elle se trouva ainsi dans une position subordonnée et dépourvue de droits à l'égard de tout le clan, mais en particulier vis-à-vis de celui qui la captura, c'est-à-dire de son mari. Malgré cela, les chercheurs attribuant la non-émancipation de la femme au mariage ont tort : ce n'était pas l'institution du mariage mais avant tout le rôle économique de la femme qui fut la cause de son absence de liberté parmi les peuples de pasteurs nomades. Le mariage forcé, s'il se rencontrait parmi certaines tribus d'agriculteurs ne portait pas atteinte aux droits de la femme, solidement enracinés alors dans ces tribus. L'histoire nous apprend que les anciens Romains enlevèrent les femmes des Sabins. Or les Romains étaient un peuple agraire. Et, tant que ce système économique prédomina, les Romains respectèrent profondément leurs femmes, même s'ils les avaient arrachées par la force aux tribus voisines. Le langage actuel, pour traduire la considération dont jouit une femme de la part de sa famille et de son entourage, la compare à une « matrone romaine », ce qui est manifestement une survivance de cet état de fait. Avec le temps, cependant, la position de la femme romaine se dégrada, elle aussi.

Les peuples bergers n'ont aucun respect de la femme. C'est l'homme qui règne, et cette domination, le patriarcat, existe encore de nos jours. II suffit d'examiner plus attentivement les tribus de pasteurs et de nomades des Républiques fédérales de l'URSS : les Bachkirs, les Kirghizes et les Kalmouks. La situation de la femme dans ces tribus est particulièrement désolante. Elle est la propriété du mari qui la traite comme du bétail. Il l'achète tout comme il achèterait un mouton. II la transforme en bête de somme et en esclave obligé d'assouvir tous ses désirs. Inutile d'ajouter que la femme kalmouk ou kirghize n'a pas droit à l'amour. Le bédouin nomade, avant de conclure le marché, met un fer rouge dans la main de sa future femme pour mesurer sa résistance. Si la femme qu'il s'est procurée tombe malade, il la chasse de chez lui, persuadé qu'il a fait une mauvaise affaire. Aux îles Fidji, l'homme avait encore, jusqu'à un passé récent, le droit de consommer sa femme. Chez les Kalmouks, l'homme pouvait légalement tuer sa femme, si elle le trompait. Par contre, si c'était elle qui tuait le mari, on lui arrachait le nez et les oreilles.

Dans de nombreuses tribus sauvages de la préhistoire, les femmes étaient considérées à tel point comme propriété de leur mari qu'elles étaient obligées de le suivre jusque dans la mort. Les veuves devaient monter sur le bûcher préparé pour l'incinération et y être brûlées. Cette coutume barbare lut longtemps pratiquée chez les Indiens d'Amérique et de l'Inde ainsi que dans les tribus africaines, chez les anciens Norvégiens et les nomades slaves de l'ancienne Russie. Dans toute une série de peuples africains et asiatiques, il y a des prix fixes pour l'achat des femmes, comme pour l'achat des moutons, de la laine ou des fruits. Il n'est pas difficile d'imaginer la vie de ces femmes.

Si un homme est riche, il peut s'acheter plusieurs épouses. Celles-ci lui fournissent gratuitement leurs forces de travail et lui assurent une diversité dans ses ébats sexuels. En Orient, tandis que l'homme pauvre doit se contenter d'une seule femme, les membres de la classe dominante rivalisent à l'envi avec le nombre de leurs esclaves domestiques. Le roi de la tribu primitive des Aschantis possède à lui seul trois cents femmes. Les roitelets indiens font étalage de plusieurs centaines de femmes. Il en va de même en Turquie et en Perse, où les malheureuses femmes passent leur vie entière enfermées derrière les murs des harems. En Orient, cette situation s'est perpétuée jusqu à nos jours. L'ancien système économique est resté inchangé, commandant les femmes à la captivité et à l'esclavage. Mais cette situation n'est pas à attribuer uniquement à l'institution du mariage.

Quelle due soit la forme du mariage, elle dépend toujours du système économique et social et du rôle de la femme à l'intérieur de celui-ci. Nous reviendrons sur ce sujet de façon plus approfondie dans une autre série de conférences. En attendant, nous la résumons comme suit : tous les droits de la femme, tant marital que politique et social, sont déterminés uniquement par son rôle dans le système économique.

Je vais vous donner un exemple actuel. Il est pénible de voir combien la femme est dépourvue de droits chez les Bachkirs, les Kirghizes et les Tatars. Mais dès qu'un Bachkir ou un Tatar s'installe en ville et que sa femme réussit à y gagner sa propre vie, le pouvoir de l'homme sur sa femme s'en trouve sérieusement affaibli.

Pour résumer la conférence d'aujourd'hui : nous avons vu que la situation de la femme, lors des toutes premières étapes de l'évolution humaine, se différenciait selon les différents types d'organisation économique. Là où la femme était la principale productrice du système économique, elle était honorée et avait des droits importants. Mais si son travail pour le système économique revêtait une importance et une signification moindres, elle occupait bientôt une position dépendante et sans droits et devenait la servante et même l'esclave de l'homme.

Grâce à l'augmentation de la productivité du travail humain et à l'accumulation des richesses, le système économique se. compliqua avec le temps. Ce fut alors la fin du communisme primitif et de la vie en tribus renfermées sur elles-mêmes. Le communisme primitif fut remplacé par un système économique basé sur la propriété privée et l'échange croissant, c'est-à-dire le commerce. La société se divisait désormais en classes.

La prochaine fois, nous parlerons de la situation de la femme dans ce système économique.

II° conférence. Le rôle de la femme dans le système économique de l'esclavage[modifier le wikicode]

Camarades, la dernière fois, nous nous sommes arrêtés au stade du développement de la société qui se caractérise par le passage à un système économique fondé sur la propriété privée.

Le communisme primitif a existé pendant des millénaires. Cette période a duré considérablement plus longtemps que la suivante, qui vit apparaître la propriété privée. La femme fut respectée et estimée pendant des milliers d'années en raison du rôle qu'elle jouait dans le système économique des peuplades paisibles pratiquant l'agriculture.

Le matriarcat a régné pendant de longues périodes. Les légendes et les vieux contes populaires témoignent de la haute estime dont jouissaient les femmes de ce temps, ainsi qu'il apparaît dans les récits qui ont pour thème les exploits des Amazones, en provenance, entre autres, de la Grèce, des pays baltiques, d'Afrique et de Bohême. L'un de ces récits parle de 20 000 cavalières, un autre fait allusion à une armée d'Amazones qui aurait constitué une menace permanente pour le puissant empire égyptien. Il y a deux mille ans, les femmes d'une tribu germanique de paysans guerriers prirent une part active aux combats lors d'une attaque romaine et dispersèrent l'ennemi. Encore à l'heure actuelle, la garde du corps princière d'une certaine tribu du Dahomey est composée de femmes armées. Chez les Kurdes, peuple du Caucase, les femmes sont célèbres pour leur bravoure et prennent une part active à tous les combats.

Tout cela prouve sans ambiguïté que, lors de certaines phases du développement socio-économique, la femme pouvait être non seulement producteur, mais soldat. La mobilisation de toutes les forces disponibles par une communauté encore faible, pour assurer sa défense, était alors une nécessité absolue. Lors de la dernière conférence, nous avons constaté que la femme de ce temps-là et dans les tribus d'agriculteurs jouissait du plus grand prestige qu'elle devait à sa qualité de producteur principal. Pourtant, à la même époque, la situation de la femme dans les tribus de pasteurs était tout autre.

Des siècles s'écoulèrent avant que l'asservissement de la femme ne se généralise et que le règne de la femme appartienne définitivement au domaine de la légende.

La suprématie de l'homme, c'est-à-dire du patriarcat et du droit patriarcal, n'est pas née du jour au lendemain. Les vieux contes populaires témoignent d'une lutte de plusieurs siècles entre matriarcat et patriarcat. Les mythes païens en sont une bonne illustration. Une légende grecque, relatant les aventures du demi-dieu Hercule, décrit son voyage dans un pays dominé par une tribu d'Amazones guerrières : le voyageur décide d'en finir avec la domination des femmes et de libérer les hommes. Une autre légende raconte comment les dieux d'Athènes déchurent les femmes de leurs droits, car elles avaient utilisé leur droit de vote pour nommer leur ville " Athéna ", en l'honneur de la déesse, au lieu de la baptiser du nom de dieu Poséidon.

Les légendes germaniques que nous connaissons, par exemple la Chanson des Nibelungen, décrit avec force détails les combats de preux guerriers contre de belles femmes non moins belliqueuses, avant que celles-ci ne se soumettent pour devenir leurs épouses. La belle Brunehilde ne fut vaincue par son prétendant Gunther que par la ruse. Cependant, au cours de la nuit de noces, non seulement elle ne se rendit point, mais elle continua à combattre et vainquit son héros qu'elle suspendit au toit par la ceinture avant d'aller se coucher en toute quiétude. Les chants folkloriques russes montrent aussi la liberté et l'égalité dont jouissaient les femmes non seulement dans la vie économique, mais aussi sur le champ de bataille. Citons, par exemple, le héros Dobrynja Nikititsch affrontant à découvert un « chevalier errant, femme », représentante sans doute d'une tribu où dominait toujours le matriarcat. Dobrynja commence à combattre avec elle. Elle le saisit par sa chevelure bouclée, le "fourre" dans un "sac", et lui explique qu'elle ne consentira au mariage que si cela lui "chante".

Ces chants et ces contes sont une mine d'or et autant de témoignages de la lutte séculaire entre patriarcat et matriarcat. cela se traduit également par les transformations des conceptions religieuses. L'homme des cavernes vénérait la Terre, mère originelle toute puissante et source de vie. Cette croyance se perpétua jusqu'au jour où l'homme, plus expérimenté, comprit que la fertilité de la terre dépendait aussi du ciel. La terre, à elle seule, ne pouvait produire une bonne récolte, si le ciel ne dispensait pas soleil et pluie en quantité suffisante. De même que la femme reste stérile dans la semence du mâle, la terre ne peut verdoyer et porter de fruits sans chaleur et humidité. C'est ainsi que la vénération de la Terre, comme déité unique, céda la place à l'adoration du Soleil, aux dieux Osiris et Apollon et au dieu russe Jarilo.

La suprématie de la femme - le matriarcat - se perpétua aussi longtemps que la communauté resta liée par des intérêts communs et que la femme constitua le principal producteur de l'économie primitive. Le patriarcat s'imposa avec l'apparition de la propriété privée et les conflits d'intérêts qu'elle engendra entre les membres de la tribu. Il fallait empêcher l'éclatement de la tribu, non seulement en raison d'une solidarité instinctive, née autour du foyer domestique où régnait la mère commune, mais en raison de l'autorité du plus fort.

Quelles conséquences entraîna l'apparition de la propriété privée pour le statut social de la femme ? Beaucoup croient que le servage et la dépendance de la femme sont apparus en même temps que la propriété privée. C'est faux. Il est vrai que la propriété privée a contribué à faire déchoir la femme de ses droits, mais seulement là où celle-ci avait déjà perdu de son importance comme élément producteur, en raison de la division du travail. La femme cessa d'être respectée dès que le système économique primitif s'effondra sous la pression de l'accumulation des biens et de la croissante division du travail.

A côté de l'agriculture, se développèrent, à des stades précis de l'évolution, différents métiers comme potier, tanneur, tisserand, soldat, sacrificateur, etc., c'est-à-dire spécialisés dans différents domaines. Avec le développement et l'épanouissement de l'artisanat, le travail du paysan perdit peu à peu de sa fonction et ne fut plus seul à assurer la survie du clan. L'apparition des métiers entraîna nécessairement avec elle celle du commerce d'échange, autrement dit, la recherche du profit. Le potier qui fabriquait une cruche en terre ne voulait pas renoncer au produit de son travail et risquer ainsi de perdre à l'échange. Le paysan cherchait de son côté à acquérir le produit du potier à moindre frais. Il n'était plus question, comme à l'époque du communisme primitif, de satisfaire seulement les besoins et la subsistance du clan. La chasse au profit devint véritablement le moteur de l'économie.

A cette période, le travail du potier, du tanneur ou du tisserand a acquis plus de valeur que celui du paysan. Le travail de ce dernier s'est déprécié progressivement. Et cela, non pas parce que l'agriculture n'occupait plus une place essentielle dans l'économie, mais parce qu'elle exigeait un plus grand investissement de main-d'œuvre. Dès que l'artisanat a atteint un niveau de développement élevé au sein d'une tribu, le travail de la terre a été confié aux esclaves capturés à la guerre.

Quelle était la situation de la femme dans un pareil système économique ? Continuait-elle à jouir des mêmes honneurs qu'autrefois alors que le travail agricole avait considérablement perdu de sa valeur et qu'il était devenu juste bon pour les esclaves ? Voici un exemple tiré de l'histoire : l'Egypte, pays riche et puissant s'il en fut, conserva longtemps des survivances de la domination des femmes, du matriarcat. Alors que partout ailleurs à la même époque, dans des pays culturellement très évolués comme la Grèce et la Rome antique, les femmes étaient dépendantes et privées de droits, en Egypte, elles vivaient relativement libres et à égalité avec les hommes.

Comment cela s'explique-t-il ? Sur les bords fertiles du Nil, l'agriculture florissait comme nulle part ailleurs. La tribu qui s'était établie en Egypte était un peuple de paysans. Nous savons maintenant qu'à une phase reculée de l'évolution historique, les femmes des tribus d'agriculteurs ont été les principaux producteurs. La femme égyptienne conserva ce rôle avec les attributs et les privilèges qui s'y attachèrent pendant des siècles, en dépit de l'apparition de la propriété privée et du régime des castes. Lorsque le commerce et l'artisanat connurent un développement plus important, les commerçants et artisans supplantèrent les paysans et créèrent un nouveau mode de vie. Pourquoi ? Les métiers de commerçant et d'artisan étaient plus rentables, puisqu'ils rapportaient un gain plus important que le travail du paysan. Dès que la propriété privée réussit à s'imposer, la chasse au profit remplaça le travail dans l'intérêt de la communauté. Une conséquence logique de cette nouvelle évolution fut que la femme, en perdant sa place comme producteur principal du système économique, perdit en même temps sa position privilégiée. Les femmes appartenant à des tribus et à des castes très estimées furent les seules à pouvoir conserver leurs droits. Mais les femmes des autres catégories sociales (à l'exclusion bien sûr des femmes esclaves) perdirent leurs droits et furent opprimées comme les femmes des autres pays.

Nous nous sommes volontairement attardées sur l'Egypte et sa culture pour illustrer combien les droits de la femme dépendent de son importance économique. Nous pouvons en conclure également que la femme réussit à conserver ses droits nettement plus longtemps chez les peuples où elle avait occupé autrefois une position de producteur principal. Cet état de fait se perpétua même lorsque le communisme primitif fut remplacé par un système socio-économique fondé sur la propriété privée.

La propriété privée n'aurait pas conduit à l'asservissement de la femme si celle-ci n'avait pas déjà perdu son importance comme principale responsable de l'entretien de la tribu. Mais la propriété privée et la division de la société en classes formèrent et conduisirent l'évolution économique de telle sorte que le rôle de la femme dans la production fut pratiquement réduit à zéro.

L'oppression de la femme se rattache à la division du travail reposant sur la différence de sexes et où l'homme s'est accaparé tout le travail productif, tandis que la femme se chargeait des tâches secondaires.

A mesure que cette division du travail se perfectionna, la dépendance de la femme se renforça jusqu'à la précipiter définitivement dans l'esclavage.

Formellement, l'introduction de la propriété privée accéléra le processus au cours duquel la femme fut coupée du travail productif. Cette évolution avait néanmoins déjà été entamée à l'époque du communisme primitif (par exemple chez les tribus d'éleveurs). Mais, même si la propriété privée ne peut être tenue pour seule responsable de cette situation d'inégalité entre les sexes, elle contribua fortement à consolider celle-ci par la dépendance et l'oppression de la femme.

Une conséquence importante de l'introduction de la propriété privée fut que l'économie domestique se détacha bientôt de l'économie homogène et communautaire qui avait été jusque là celle de la tribu. L'existence de ces organisations économiques autonomes entraîna un type de famille de plus en plus fermée et repliée sur elle-même. A l'intérieur de cette économie familiale isolée et individuelle, on assista de surcroît au renforcement de la division du travail. Les travaux productifs à l'extérieur furent réservés aux membres masculins de la famille, tandis que la femme fut reléguée à ses fourneaux.

La propriété privée familiale donc, qui permit l'économie domestique, contribua par le travail limité et improductif à domicile à l'asservissement de la femme. D'un point de vue économique, le travail de la femme perdit de son importance, et elle ne tarda pas à être considérée comme une créature dépourvue de valeur et totalement superflue par rapport au représentant des valeurs nouvelles, c'est-à-dire l'homme.

La pelle et la meule, qui avaient été autrefois des découvertes de la femme, lui furent retirées au profit de l'homme. Les champs eux-mêmes cessèrent d'être le domaine de la femme. Son existence libre, et sans entraves prit fin également. Elle fut confinée pour des siècles entre les quatre murs de sa maison et exclue de tout travail productif. Dorénavant, elle ne veillait plus sur le feu en tant que figure maternelle collective et dans l'intérêt de tout le clan, mais seulement en tant qu'épouse et servante de son mari. Elle avait à filer et à tisser, à confectionner des vêtements et à préparer la nourriture de la famille. Bien que la fabrication du lin et du chanvre soit restée jusqu'à nos jours et dans les campagnes une activité féminine, la femme n'occupa plus dans l'organisation économique paysanne qu'une position secondaire.

J'espère que, dans l'ensemble, vous vous souvenez encore de la dernière conférence. Nous passons maintenant à l'analyse de la situation de la femme dans le stade suivant du développement économique et nous nous trouvons donc deux mille cinq cents ans en arrière, c'est-à-dire dans l'Antiquité pré-chrétienne. Nous n'avons plus affaire maintenant à des peuplades sauvages et peu civilisées, mais à des États hautement développés, disposant d'armées puissantes et où existaient la propriété privée, de grandes différences de classes, un artisanat et un commerce florissants. Leur système économique était fondé sur le travail servile, une forme transitoire de l'économie naturelle et un commerce d'échange plus développé. Nous voyons apparaître pour la première fois une accumulation du capital sous sa forme la plus élémentaire.

Quel était le rôle de la femme à ce stade de l'évolution ? Quels droits avait-elle dans les républiques païennes de Grèce, de Rome et dans la ville libre de Carthage ?

Il n'est alors plus guère possible de parler du rôle de la femme dans la production sans déterminer auparavant son appartenance de classe. Lorsque le système social de cette époque culmina sur le plan économique, il se subdivisa en deux classes nettement distinctes : les citoyens libres et les esclaves. Seul le travail des citoyens libres était reconnu, même si les esclaves étaient responsables de la fabrication du pain et de tous les autres produits de première nécessité. L'estime dont jouissait un citoyen dépendait des services qu'il rendait à l'État organisé. Les hommes d'État, capables de discipliner la collectivité et de faire respecter l'ordre et la loi dans la vie sociale, jouissaient du plus grand prestige. Les guerriers venaient tout de suite après. En revanche, les commerçants et les artisans n'avaient que des droits limités, et les esclaves, véritables producteurs de la prospérité de tous, n'en avaient absolument aucun. Comment cela était-il possible ? Pourquoi les membres les plus utiles à la collectivité, qui auraient occupé indubitablement la première place à la période du communisme primitif, étaient-ils les plus méprisés ?

Le principe fondamental de l'inviolabilité de la propriété privée et du commerce fut essentiellement responsable de cet état de choses. Lorsqu'un propriétaire terrien pouvait organiser effectivement ses esclaves, leur imposer une discipline et les obliger à fabriquer les produits nécessaires à la population, il jouissait de l'estime et de la considération de ses contemporains. On ne reconnaissait donc que le gain de l'esclavagiste. Dans des États aussi développés culturellement que les États grecs et romains, la femme était totalement dépourvue de droits, quasi esclave. Mais, même en Grèce, la situation de, la femme n'avait pas toujours été ainsi. Elle était différente lorsque la population vivait encore regroupée en petites tribus et ne connaissait ni propriété privée ni pouvoir étatique. A l'origine, les Grecs étaient un peuple d'agriculteurs et de bergers. Mais pour des raisons à la fois climatique et géographique, ils furent obligés très tôt d'évoluer vers une forme d'économie plus complexe. Les femmes ne travaillaient pas seulement la terre, elles furent employées également à la garde et aux soins des immenses troupeaux, elles filaient et tissaient.

A l'époque d'Homère - ses récits poétiques rendent compte de la vie des anciens Grecs - les femmes prirent aux côtés des hommes une part active à la production. Elles n'étaient pas totalement égales en droits, mais cependant relativement libres. Il semble difficile d'établir avec certitude l'existence du matriarcat en Grèce. En tout cas, comme la population grecque connut précocement une forme économique mitigée, nous pouvons supposer que le matriarcat n'était pas, de loin, aussi répandu en Grèce qu'en Egypte ou chez d'autres peuples plus spécifiquement agricoles. Si l'on en croit leurs religions, la femme joua cependant un rôle important chez les anciens Grecs. Ils honoraient Déméter, déesse de la fécondité et non pas seulement à la terre, comme ce fut le cas à des périodes plus reculées de l'histoire de l'humanité. A travers la déesse Athéna, les Grecs vénéraient la sagesse féminine. Les hommes doivent à Athéna - mais en réalité aux femmes de leurs ancêtres - les arts du filage et du tissage, de même que l'invention des poids et mesures et la culture de l'olivier. D'autres religions reflétèrent la position de la femme dans les systèmes économiques d'autrefois : les anciens Norvégiens, par exemple, vénéraient la déesse Idun comme protectrice et jardinière du pommier.

Chez les Grecs, la justice n'était pas représentée sous la figure d'un homme, mais sous celle d'une femme, la déesse Théznis, tenant les deux plateaux de la balance. Ce qui prouve assez que, dans la période préclassique de la Grèce, la femme avait occupé une position dominante et que c'était elle qui réglait les conflits intervenant dans la famille.

La découverte du feu fut attribuée à la déesse Hestia (Vesta). De jeunes vierges (les vestales) étaient les gardiennes du feu sacré. La mythologie grecque nous offre aussi quantité d'exemples relatant la lutte entre le droit maternel et paternel. Ce qui tend à prouver qu'il devait y avoir eu une période au cours de laquelle la femme comme mère, dirigeait le système économique de la tribu.

A l'époque d'Homère, la femme assistait aux banquets et était aimée et respectée comme épouse. Les hommes étaient déférents et attentifs à son égard. Mais il ne s'agissait nullement d'un système matriarcal. Homère nous rapporte comment Pénélope, modèle de la parfaite épouse> sut attendre le retour de son mari disparu. Pénélope, au cours d'une fête, fut d'avis que sa belle-mère n'avait pas sa place parmi les invités, qu'elle ferait mieux de retourner à ses appartements et de s'occuper des travaux domestiques.

Ce fut justement à l'époque d'Homère que s'imposèrent le mariage, la propriété privée et l'économie familiale individuelle. Il ne faut donc pas s'étonner qu'à cette période économique, les Grecs commencèrent à prêcher aux femmes les « vertus familiales », tout en les incitant à se montrer indulgentes envers les frasques extraconjugales de leur mari. Ce qui permettait non seulement de réduire le nombre des membres de la famille, mais également d'éviter au maître de maison d'avoir à nourrir des bouches inutiles. La femme du roi Priam, Hécube, se plaignait amèrement de sa sujétion et disait qu'elle se sentait attachée à la porte de son époux, comme un « chien à sa niche ».

Il importe maintenant d'examiner la situation de la femme à l'époque où l'État grec reposait sur la propriété et le travail des esclaves. Tandis que s'épanouissait la culture grecque, que furent construits des temples superbes, que les sculpteurs créaient les impérissables statues d'Apollon et de Vénus et que les villes grecques devinrent les métropoles du commerce international, où l'artisanat était florissant et où s'ouvraient des écoles philosophiques réputées, berceaux de la science moderne, à cette même période donc, la femme dut renoncer à la totalité de ses anciens droits et privilèges et devint l'esclave domestique de son seigneur et maître, bref, de son mari.

L'égalité des sexes n'existait alors que chez les esclaves. Mais de quelle égalité s'agissait-il ? Ils étaient également sans droits, privés de toute liberté et opprimés, exécutaient les mêmes travaux harassants et souffraient pareillement de la faim et de toutes sortes de maux. Les conditions de vie des esclaves sont explicables par leur position sans droits en étroite liaison avec leur statut social. Mais le fait que les Grecques, libres citoyennes d'une république culturellement extrêmement développée, étaient aussi privées de leurs droits et opprimées exige une autre explication.

Naturellement, comparées aux esclaves, les femmes d'Athènes et de Sparte étaient des citoyennes ayant des droits et même des privilèges. Mais ceux-ci, elles les devaient à la position de leur mari et non pas à leurs propres mérites. Par elles-mêmes, elles n'avaient aucune valeur - comme êtres humains et comme citoyennes - et ne furent considérées finalement que comme compléments de leur mari. Leur vie entière était placée sous tutelle, d'abord sous celle du père, puis sous celle du mari. Elles n'avaient pas le droit d'assister aux fêtes qui marquaient la vie publique en Grèce. Les citoyennes de la Grèce libre, de Carthage et de Rome ne connaissaient rien d'autre que l'univers étriqué du foyer. Elles étaient entièrement occupées à filer, à tisser, à cuisiner et à surveiller les domestiques et les esclaves de la maison. Les femmes les plus riches étaient aussi dispensées de ces tâches. Leur existence se déroulait dans les appartements qui leur étaient réservés. Coupées et isolées de toute forme d'activité, elles menaient dans une atmosphère étouffante une vie d'ermite, très peu éloignée de celle à laquelle seront condamnées les femmes et les filles de l'aristocratie russe, de nombreux siècles plus tard. Le satirique auteur Aristophane décrit avec ironie la vie des femmes riches : « Elle porte des vêtements safran, se couvre de fards, chausse des sandales à la mode, vit du travail de son mari et de ses esclaves et demeure au reste un parasite. » Il n'est donc pas étonnant si, du point de vue de l'homme, la tâche de la femme finit par se réduire à l'enfantement. Elle était élevée en fonction du « foyer ». Elle avait à être « vertueuse », c'est-à-dire désintéressée et bête. Les femmes les plus appréciées étaient celles à qui l'on ne trouvait rien à redire, ni en bien ni en mal. D'un côté, l'homme pouvait vendre la femme adultère comme esclave ; de l'autre, il pouvait se procurer une maîtresse lorsque sa vertueuse femme commençait à l'ennuyer. En dehors du mariage monogamique légal, la polygamie, illégale, n'en était pas moins généralement acceptée et très répandue en Grèce : « Comme procréatrice et ménagère, une épouse officielle, une esclave pour l'assouvissement des besoins de la chair et, pour la satisfaction de la vie intellectuelle et affective, une hétaïre. »

Dans les républiques grecque et romaine si fières de leurs cultures et de leurs richesses, la femme du citoyen libre était tout aussi dépendante et dépourvue de droits que les serviteurs et les esclaves qu'elle régentait au nom de son mari. Les femmes de la tribu des Balondas vivaient peut-être dans une hutte en bambou, mais elles étaient nettement plus libres et égales de l'homme que leurs compagnes de l'époque grecque ou romaine qui habitaient les palaces de marbre.

Comment cela était-il possible ? Comment peut-on expliquer cette absence de droits pour les femmes, alors que les sociétés dont elles faisaient partie bénéficiaient parallèlement d'un prodigieux essor économique et culturel ? Il ne devrait pas être difficile de le deviner, camarades. Je vois à vos visages que vous avez compris. Les femmes de la tribu africaine des Balondas exécutaient un travail productif pour la collectivité, tandis que les Grecques, si tant est qu'elles faisaient quelque chose, n'étaient occupées que de travaux domestiques dans le cadre limité de la famille. A un stade très précoce du développement social, la Grecque avait été également une force productrice importante pour la collectivité. Pourtant, avec l'avènement de la propriété privée, et depuis que la production reposait sur le travail des esclaves, elle s'était transformée peu à peu en instrument de procréation. Rappelez-vous donc, camarades, que dans une société aussi éclairée que la Grèce, ou encore à Rome, avec ses innombrables colonies, et dans la ville libre de Carthage, même les femmes des classes dominantes ne bénéficiaient d'aucun droit ni d'aucun privilège. Toutefois, nous devons tenir compte du fait qu'en Grèce le matriarcat n'avait été que très peu développé, que le patriarcat a pu ainsi s'imposer très tôt et que la femme tomba rapidement dans une grande dépendance. En revanche, dans la république romaine, il y avait encore des survivances du matriarcat alors que Rome était déjà le pays le plus puissant du monde. Même à l'époque où la propriété privée était protégée par la loi et où les esclaves exécutaient le travail productif, la matrone romaine jouissait toujours de l'estime et du respect de tous. Dans la rue, les citoyens libres s'écartaient sur son passage pour lui céder la place. A la maison, son autorité restait incontestée et c'était la mère qui élevait les enfants.

A quoi est due cette différence ? Le royaume romain fut fondé par une tribu d'agriculteurs. C'est pourquoi le matriarcat était profondément ancré dans le passé de cette société et continua à influencer celle-ci à des stades d'évolution ultérieurs.

A côté des femmes dépendantes, des vertueuses épouses, il existait également en Grèce un groupe autonome de femmes indépendantes, les hétaïres. Elles étaient les maîtresses des grands hommes de Grèce. Les hétaïres étaient soit des citoyennes libres, soit des esclaves affranchies, qui transgressaient courageusement les lois morales du mariage. De nombreuses hétaïres sont entrées dans l'histoire, comme Aspasie, l'amie du célèbre homme d'État Périclès, Laïs, Phryné ou Lamia. Ces femmes étaient très cultivées et s'intéressaient à la science et à la philosophie. Elles étaient politiquement actives et influençaient les affaires de l'État. Les épouses respectueuses et vertueuses les fuyaient. Les hommes, cependant, appréciaient leur compagnie. Il arrivait que les philosophes et les penseurs de l'époque furent inspirés par les idées et les pensées nouvelles de ces hétaïres cultivées. Des contemporains ont témoigné de l'amitié entre le célèbre philosophe Socrate et Aspasie, ainsi que des brillants discours politiques de cette dernière. Phryné inspira le célèbre sculpteur Praxitèle, et Lamia, qui vivait au V° siècle avant notre ère, joua un rôle déterminant dans une conspiration contre deux tyrans qui s'étaient accaparés tout le pouvoir dans la république. Elle fut, ainsi que ses compagnons qui avaient lutté pour la liberté, jetée en prison et cruellement torturée. Pour ne pas trahir, elle se coupa la langue d'un coup de dents et la cracha au visage du juge.

L'existence des hétaïres est la preuve que la femme cherchait alors à se libérer de l'étouffante prison qui lui avait été attribuée et qui signifiait sa dépendance. Il manquait pourtant aux hétaïres une condition essentielle et capitale à leur réussite : elles n'exécutaient aucun travail productif. Pour l'économie nationale, elles n'avaient pas plus de valeur que les épouses incultes et bornées des hommes grecs et romains. Les libertés et les privilèges qu'elles avaient conquis étaient construits sur du sable ; d'un point de vue matériel, elles dépendaient des hommes, après comme avant.

En Grèce, il y avait aussi des femmes isolées qui apportèrent une contribution importante à la science, à l'art et à la philosophie. La poétesse grecque Sapho, par exemple, fonda une école pour ses amies. Aguidique, la première femme médecin, s'était déguisée en homme pour pouvoir suivre des études, après quoi elle entreprit de soigner les malades. A Alexandrie vivait une femme professeur et philosophe, extrêmement cultivée et très belle femme de surcroît. Autour d'elle se rassembla un cercle d'érudits et de curieux venus du monde entier. Néanmoins, cette femme trouva une mort tragique. Elle fut littéralement dépecée par une foule aveugle et déchaînée, soulevée contre elle par des prêtres jaloux. Cela se passait au début du christianisme. Ces belles et puissantes figures de femmes témoignent de ce dont la femme était capable lorsque sa raison, son cœur et son âme n'étaient pas détruits par une existence avilissante entre les quatre murs de son foyer. Malheureusement, ces rares femmes courageuses n'avaient aucun pouvoir réel sur l'atmosphère générale de l'époque, marquée par le parasitisme et l'oisiveté des femmes. Elles étaient des exceptions et, pour cette raison, incapables de rien changer aux conditions de vie féminine, n'occupant dans l'économie qu'un rôle insignifiant. Certes, beaucoup de femmes souffraient de leur situation sans droits et quelques-unes tentèrent de suivre leur propre voie, mais la plupart persévéraient dans leur rôle d'esclave du foyer, de l'homme et de la famille. Les femmes sentaient instinctivement que l'économie domestique, la propriété privée et le mariage légal étaient les principaux obstacles à leur libération. Dans l'Assemblée des femmes, comédie du célèbre auteur grec Aristophane, elles sont ridiculisées parce qu'elles veulent introduire un ordre nouveau et prendre elles-mêmes en main le destin de l'État. Il est surtout intéressant de noter que l'héroïne de cette comédie, Praxagora, préconise la propriété commune. « Je demande, dit Praxagora, que tout devienne commun, que tout appartienne à tous, qu'il n'y ait plus ni riches ni pauvres. Cela ne peut plus durer, que certaines personnes règnent sur des champs immenses, tandis que la petite parcelle de terre que possèdent les autres suffit tout juste pour l'emplacement de leur tombe. La femme doit être la propriété de tous. Chacun doit avoir le droit de faire des enfants avec qui il veut. » C'est ainsi que les femmes protestaient contre la propriété privée, le mariage forcé et la dépendance, en 400 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire il y a environ deux mille trois cents ans. Le rêve d'une organisation communiste, qui aurait pu délivrer la femme de sa tutelle, devait être si généralement répandu que le célèbre Aristophane put le transposer dans ses comédies extrêmement connues et accessibles à tous. Les femmes voyaient dans un système d'organisation communiste la possibilité de se libérer de leur situation, c'est probablement aussi parce que le langage populaire rappelait leur passé heureux à l'époque du communisme primitif. Quoi qu'il en soit, les Grecques avaient entièrement raison de penser qu'il était impossible de rien changer au rôle de la femme sans un bouleversement radical de la société grecque tout entière, reposant sur la division des classes et le travail des esclaves. Les tentatives de femmes isolées pour arracher la grande masse des femmes à leur esclavage corporel et mental devaient donc totalement échouer. II s'est écoulé plus de vingt siècles avant que le rêve de Praxagora ne devint réalité. La Russie actuelle est cependant la preuve vivante que Praxagora avait raison lorsqu'elle croyait que l'affranchissement de la femme n'était possible que par le communisme.

III° conférence. La situation de la femme dans l'économie naturelle d'autosubsistance[modifier le wikicode]

Camarades, notre dernière conférence s'achevait avec la description de la situation de la femme dans l'Antiquité, lorsque la propriété privée, le commerce et l'artisanat existaient déjà et que le travail était marqué par l'absence de liberté et l'esclavage. A côté du travail des esclaves, il y avait bien entendu les premières ébauches d'un artisanat libre. Mais le travail productif assuré par les esclaves était le fondement de ce système économique.

La femme était condamnée à vivre entre les quatre murs de sa maison et perdit peu à peu toute espèce de signification pour le système économique. Elle cessa bientôt d'être une « unité de travail » contribuant d'une façon ou d'une autre à la prospérité de l'État et de la société. Son rôle se limita alors soit à celui de reproductrice, engendrant des enfants pour son mari, soit à celui d'objet de plaisir, que ce soit sous la variante grossière de l'esclave ou sous celle, plus relevée, de l'hétaïre. Les conditions économiques dominantes transformèrent les femmes en parasites de la société.

La vie des femmes-esclaves se déroulait en marge de la société établie. Courbée sous le joug d'un dur labeur, elles partageaient leur sort avec leurs compagnons de malheur, les hommes-esclaves. Et ils eurent beau faire, leur travail ne fut jamais reconnu pour ce qu'il était : en fait, source de toute prospérité.

Ce n'était pas le travail, mais le revenu et le profit qui étaient appréciés. Progressivement, dans ces anciennes sociétés pré-chrétiennes, apparut le premier prolétariat de l'histoire, ainsi que la lutte entre les classes. Les États de l'Antiquité furent ruinés par ces luttes de classes, mais aussi par l'insuffisance de leur système de production reposant sur le travail forcé des esclaves. Un État après l'autre sombra dans la décadence, se désagrégea et disparut. Les États de l'Antiquité furent repoussés par de nouveaux peuples pratiquant d'autres formes d'organisation économique. Nous abandonnerons donc les civilisations anciennes pour passer à une période déjà plus proche de nous, le Moyen Age.

Dans toute l'Europe de ce temps-là - c'est-à-dire il y a huit ou neuf cents ans - c'était alors le règne de l'économie naturelle, qui dépendait non plus, comme dans l'Antiquité, du travail des esclaves, mais de celui des paysans serfs. Les paysans n'abandonnaient plus la totalité du bénéfice de leur travail au grand propriétaire terrien. Une partie des produits servait à améliorer les conditions de vie des serfs. Bien entendu, le serf devait verser des impôts au seigneur, sous forme de redevances en nature ou de corvées. Néanmoins, il conservait une part des produits et pouvait en faire ce que bon lui semblait. Il pouvait, par exemple, les échanger contre d'autres produits. De ces échanges à des endroits précis naquirent les marchés. Ceux-ci se développèrent bientôt de façon régulière et donnèrent naissance à des villes, lieux d'échange et de commerce. Si ces villes se trouvaient sur les terres du propriétaire, il les considérait comme siennes et les taxait également. Mais il y avait aussi des villes libres (villes franches) qui s'étaient soustraites à la domination des boyards et des chevaliers. Nos villes libres, Novgorod et Pskov en sont un exemple.

La population était divisée en trois classes : celle des propriétaires terriens, celle des paysans et celle des bourgeois. Alors que le Moyen Age était à son apogée - entre 900 et 1300 - la situation de la femme était très différente selon la classe à laquelle elle appartenait. Mais à l'intérieur de chaque classe sociale, sa position était déterminée par un facteur unique, en l'occurrence par son rôle dans la production.

Tout d'abord, nous analyserons les conditions de vie de la grande noblesse et des boyards. Lorsque le féodalisme eut atteint son point culminant et que le. pouvoir fut concentré entre les mains des grands propriétaires terriens et de la noblesse, le système économique était basé sur l'économie naturelle. Ce qui signifiait que tous les biens de consommation dont le propriétaire terrien - seigneur féodal possédant des domaines immenses - et ses paysans serfs avaient besoin, étaient fabriqués par les serfs eux-mêmes à l'intérieur des frontières de la propriété. Le commerce d'échange était inhabituel (en dehors de ces frontières). Le mode de vie et l'économie domestique de ce temps-là nous ont été transmis par des récits de cette époque.

Le château du propriétaire féodal représentait le centre économique. Les domestiques étaient des serfs. Tout ce dont le château avait besoin - et celui-ci renfermait de nombreux habitants, d'abord la famille proche et lointaine du seigneur, puis les hôtes, la domesticité, les gardiens et les soldats - était fabriqué sur le territoire de la propriété.

Les serfs payaient leur redevance en matériaux bruts - peaux de bêtes, laine, viande et céréales - qu'ils amenaient au château ou, en Russie, à la maison du propriétaire noble. Le traitement de ces matières premières se faisait à l'intérieur du château. L'économie domestique des seigneurs féodaux était extrêmement compliquée et réclamait de ce fait un organisateur compétent. Et qui étaient habituellement au Moyen Age, en France, en Angleterre et en Allemagne, les organisateurs de l'économie domestique féodale ? Le propriétaire terrien, le seigneur ou le chevalier en personne ? En général, le maître de maison était trop occupé au combat ou au pillage. C'est pourquoi il abandonnait l'administration de son château à sa femme. C'était elle qui recueillait les redevances des paysans en temps nécessaire. Couturiers, cordonniers, forgerons et autres artisans travaillaient sous sa surveillance. On tissait du drap fin ou du lin grossier, on fabriquait des dentelles ou on forgeait des heaumes. La femme du seigneur faisait aussi moudre la farine et était responsable de la réserve de provisions pour l'hiver. La cave du château contenait des centaines de tonneaux de vin et de bière, les magasins étaient garnis de toutes sortes de marchandises. Tout ce qui était consommé dans le château, que ce soit par le seigneur lui-même et ses hôtes ou par les serviteurs et les soldats, devait être produit sur place. Rien ne pouvait être acheté. Le marchand visitait bien de temps à autre le château et il y était bien accueilli. Mais habituellement il n'avait que des marchandises étrangères à proposer ou des articles de luxe : soie orientale, verre poli vénitien, armes ou pierres précieuses.

II va sans dire que les femmes appartenant à la classe dominante étaient respectées comme organisatrices de la production. D'après les droits coutumiers allemand, anglais et français, la femme pouvait hériter des titres et des propriétés de son mari.

Au début du XI° siècle, après que les croisades eurent fortement décimé les héritiers mâles, ce droit héréditaire féodal devint loi en Angleterre, en Flandres, en Burgondie et en Castille. Les chroniqueurs du Moyen Age célébrèrent avec ferveur la sagesse et l'humanité des administrateurs féminins des propriétés féodales. Lorsqu'Aliénor, souveraine d'Aquitaine, épousa le roi de France, tout son peuple prit le deuil. Les chroniques nous relatent comment Aliénor prenait soin de ses subordonnés, comment elle réduisit les droits de douane pour faciliter le commerce, de même qu'elle garantit légalement l'auto-administration des villes, pour les protéger de l'arbitraire des propriétaires terriens. Nous apprenons aussi combien elle était charitable.

Les historiens et les conteurs populaires louèrent à peu près dans les mêmes termes Anne de Bretagne. La princesse Olga, qui fut la première Russe d'origine princière à se convertir au christianisme, survit toujours dans la mémoire du peuple pour avoir été une souveraine sage. D'après l'ancien droit français, le pouvoir du père sur sa famille était transmis, en cas d'absence ou de décès, à la mère. Elle était considérée comme tutrice de ses enfants. Comme les comtes et les princes, les femmes des familles dirigeantes exerçaient également des fonctions de juges. Les abbesses avaient des privilèges semblables. Il arrivait même que des jeunes filles pouvaient hériter du droit de rendre la justice. Des femmes assistaient donc aux séances des tribunaux de l'époque et se coiffaient d'un bonnet de juge.

Pendant l'absence du seigneur, l'épouse n'avait pas seulement tout pouvoir sur ses serfs, mais également sur ses vassaux, c'est-à-dire les propriétaires de domaines plus petits, dépendant directement du seigneur féodal. Il était de son devoir de préserver l'honneur de son blason. Lors des fêtes et des tournois, elle était assise à la place d'honneur. Les tournois de chevaliers étaient alors un passe-temps très prisé dans la haute société. Les femmes étaient vénérées par les chevaliers ; les trouvères et les troubadours chantaient leurs louanges. Le plus grand devoir du chevalier était de « défendre la femme». Si un chevalier rencontrait une femme, il descendait de son cheval. Chaque chevalier avait une « Dame de son cœur » qu'il admirait à distance, sans le moindre espoir de voir son désir réalisé. Cependant, de tels hommages ne s'adressaient qu'aux femmes des classes possédantes de la noblesse. Le chevalier n'avait nul sentiment de devoir ou de respect à l'égard des femmes des autres couches sociales.

Tandis que l'on accordait à la femme, en tant que représentante de la noblesse, un certain statut, puisque son rôle d'organisatrice de l'économie domestique féodale renforçait le pouvoir du seigneur, on piétinait simultanément ses droits en tant qu'être humain et individu. La duchesse ou la margrave, devant laquelle tremblaient des centaines de serfs et que même les jeunes aristocrates n'osaient braver, puisque c'était elle qui, selon la coutume et en l'absence du mari, tenait le gouvernail, cette femme puissante, donc, tremblait de peur devant son propre mari, n'étant rien d'autre que sa propriété et son esclave.

A cette période où la noblesse était au pouvoir, régnait le droit du plus fort. Le chevalier, propriétaire terrien, devait son pouvoir à ses expéditions de pillage et à ses actes de violence et de vandalisme. Le chef de famille exerçait sa domination sur ses subordonnés, vassaux et serfs, et assurait sa suprématie sur la totalité de son territoire. Le pouvoir du père et du mari n'avait jamais revêtu dans l'Antiquité des formes aussi caricaturales qu'au Moyen Age. Le terrorisme qu'exerçait le propriétaire terrien paralysait tous ses sujets. II avait tous les droits sur sa femme et ses enfants. Il pouvait, par exemple, maltraiter sa femme, la ridiculiser, la chasser ou encore la léguer à un ami, en y ajoutant son meilleur cheval ou sa meilleure épée dérobée aux Sarrasins, si tel était son bon plaisir. Jusqu'au XII° siècle, il pouvait la jouer aux dés. Si elle lui était infidèle ou si elle s'était rendue autrement coupable, il était en droit de la tuer. La toute-puissance de l'homme était alors sans bornes. C'est ainsi que l'élégante et fière comtesse, qui ne s'abaissait pas à répondre au salut d'un chevalier de petite noblesse, rampait à genoux devant son mari lorsque celui-ci était de mauvaise humeur et se résignait silencieusement à ses coups et à ses mauvais traitements.

En Angleterre, en dehors des comtes et des princes, les grands propriétaires terriens avaient également droit au vote lors des élections parlementaires. Leurs femmes ne perdirent ce droit que progressivement, dans la mesure où la structure sociale générale se modifia avec l'apparition des conditions de la société bourgeoise (même à une période aussi tardive que le XVII° siècle, la propriétaire terrienne anglaise, Anne Clifford, s'efforçait de reconquérir ses droits anciens). Or, parallèlement, le mari trompé pouvait vendre sa femme à l'encan. Comment expliquer le caractère contradictoire de la situation des femmes issues des classes possédantes ? Tout simplement ainsi : famille et clan familial exerçaient au Moyen Age un contrôle absolu sur ses membres et, à l'intérieur de la famille, marquée par le climat de brigandage et d'illégalité générale qui régnait alors, celui qui avait le plus de pouvoir était celui qui défendait le mieux les intérêts de la famille et du clan face à l'hostilité du monde extérieur.

Quelle que fut l'utilité du travail accompli par la femme au sein de l'économie féodale, le métier des armes revêtait cependant une valeur plus grande. De quelle manière les revenus et les richesses d'un prince ou d'un comte augmentaient le plus sûrement et le plus visiblement ? Il est bien évident que la fortune de la famille s'accroissait plus rapidement par le pillage des voisins et des paysans que par le paisible travail économique. C'est pourquoi même la gestion de la femme ne revêtait aux yeux de la noblesse qu'un aspect secondaire. Et le fait qu'il ait été possible de s'enrichir de cette manière, en pillant les biens d'autrui, renforçait naturellement la popularité des revenus acquis eu dehors du travail. Ce qui conduisit bientôt au mépris de toute forme de travail. Ces conditions expliquent le caractère contradictoire de la situation de la femme : d'un côté, elle avait droit, en tant qu'épouse du seigneur, à des titres et à des propriétés> elle exerçait sur ses subordonnés une souveraineté absolue - souvent même des femmes régnaient sur des royaumes - et elle avait le même pouvoir absolu sur ses serfs qu'un homme dans sa situation, c'est-à-dire qu'elles pouvaient les chasser, les punir, les torturer et même les tuer ; d'autre part, par rapport au chef de famille, ces femmes ne possédaient pas les droits humains les plus élémentaires. En ce qui concerne leur situation au sein du mariage, les épouses des grands propriétaires terriens du Moyen Age étaient tout aussi sans droits et opprimées que les femmes des tribus d'éleveurs.

En Russie, la situation des femmes de la noblesse était encore moins enviable. Celles-ci n'avaient participé activement au travail comme organisatrices de l'économie que pendant un temps extrêmement court de l'histoire de la Russie. Très tôt, elles furent supplantées par les éléments masculins de la famille ou par des régisseurs. Depuis, le devoir de la femme du boyard consistait uniquement à concevoir des héritiers chargés de conserver la race.

Le droit paternel s'imposa très tôt en Russie. La domination des Tatars (tribu de pasteurs nomades dont les femmes étaient totalement opprimées) ne vint jamais que renforcer les conditions déjà existantes, c'est-à-dire le pouvoir illimité de l'homme sur la femme. Malgré cela, et jusqu'au XI° siècle, des survivances d'un très ancien matriarcat continuèrent à se transmettre par les légendes populaires. La femme de l'ancienne Russie aurait disposé de propriétés sans permission spéciale de son mari. Elle prenait part aux délibérations judiciaires et procédait à l'arbitrage. Et, d'après les premières lois russes - le « droit russe » ne fut écrit qu'au XII° siècle - la filiation se faisait par la mère et non par le père. Ce qui est une preuve manifeste qu'il existait chez les peuples slaves archaïques un mélange prédominant de matriarcat, de communisme primitif et d'économie agraire. Le droit paternel ne s'imposa en Russie qu'avec le passage à une organisation économique plus complexe et après l'introduction de l'élevage qui ne réclamait qu'une faible quantité de bétail et était, de surcroît, plus rentable. C'est ainsi que l'agriculture ne joua bientôt plus qu'un rôle secondaire dan; le système économique de l'ancienne Russie. Mais, parmi les paysans du nord de la Russie, le souvenir de la position dominante de la femme dans le système économique demeura néanmoins vivace. Il se perpétua à travers les ballades et les refrains populaires que l'on chantait encore alors que l'oppression de la femme du propriétaire terrien ainsi que celle de la femme du paysan étaient manifestes.

Pour le cas où vous seriez particulièrement intéressées par le destin de la femme russe, procurez-vous l'ouvrage de Schischkov sur l'histoire de la femme russe. Vous trouverez là de nombreuses et très intéressantes descriptions qui rapportent comment la femme fut peu à peu transformée en servante de la famille. Par ailleurs, ce processus se déroulait parallèlement à l'introduction de la propriété privée et du droit du plus fort.

L'ignorance de la jeune aristocrate et sa position subordonnée par rapport à sa famille furent renforcées par les exigences du clan. Son destin était fixé par d'autres : dans la noblesse, c'était avant tout le père qui décidait, mais d'autres membres plus âgés de la famille avaient leur mot à dire quand il s'agissait du choix du partenaire. Son mariage était une affaire de famille. Il s'agissait avant tout de protéger les intérêts de la maison. Les mariages ne se faisaient pas pour des raisons de sentiments, mais seulement pour des raisons d'ordre matériel. Soit que l'on cherchait à agrandir son propre domaine par la dot de la belle-fille, soit encore à apaiser un voisin belliqueux en lui proposant, à lui ou à l'un de ses fils, sa propre fille en mariage. Ce qui permettait de doubler sa puissance, sa fortune ou encore le titre de sa propre maison, tandis que l'on réunissait deux titres en un, etc. C'étaient là les véritables raisons de ces mariages. Souvent les fiancés ne s'étaient jamais vus avant le jour des noces. Ils arrivaient généralement de contrées éloignées, et il n'était pas rare que l'on fiançât des enfants de cinq à sept ans. Au Moyen Age, le mariage entre mineurs était normal. Le duc de Bouillon, complètement ruiné, épousa une enfant de douze ans pour l'importance de sa dot. Le marquis d'Eauoise se fiança avec une enfant de deux ans, le futur beau-père s'étant déclaré prêt à verser annuellement une part de la dot au futur mari. La sage et prévoyante comtesse Adélaïde de Savoie promit au successeur du trône d'Allemagne la main de sa fille Berthe alors que le fiancé et la fiancée n'avaient pas encore six ans. Il y avait même des parents qui recherchaient des fiancées pour leur fils pas encore né. L'absence de droits des jeunes gens et des jeunes filles par rapport à la famille était égale en cette matière, leurs mariages étaient conclus collectivement par le clan familial.

Une telle violation des intérêts individuels fut encore assez longtemps répandue parmi nos paysans russes. Il s'agissait alors de préserver les intérêts économiques de la ferme familiale. Les parents concluaient les mariages par-dessus la tête de leurs enfants. Ce n'est que la Révolution qui mit un terme à ces coutumes immorales héritées du Moyen Age en supprimant totalement l'ancien droit paternel.

II n'est pas difficile d'imaginer ce que pouvait être la vie d'une femme mariée contre son gré par ses parents et dont le mari avait de surcroît la loi pour lui. Pour la noblesse de ce temps-là, le mariage ne revêtait qu'une seule signification : il devait garantir la perpétuation de l'illustre lignage. La capacité d'une femme d'engendrer des enfants et d'assurer la descendance de la famille était de ce fait hautement prisée. C'est pourquoi son infidélité était aussi sévèrement punie. En introduisant un bâtard dans la famille, elle souillait la noblesse de son sang. Dans le cas d'adultère, l'homme n'était pas seulement autorisé légalement à chasser ignominieusement sa femme, il pouvait également la torturer et même la tuer. La défense des intérêts de la famille nécessitait des mesures de protection contre d'éventuelles mésalliances. Si un simple mortel s'avisait de mélanger son sang impur avec le sang bleu d'une fille d'aristocrates, celle-ci était aussitôt déshéritée et reléguée au couvent ou tuée. La stérilité d'une femme n'était pas seulement malheureuse, mais également déshonorante. Un homme, dont la femme ne pouvait pas lui donner d'héritiers, était autorisé à divorcer. D'innombrables femmes de seigneurs et de chevaliers étaient condamnées à une vie de célibat au couvent, tandis que leurs maris prenaient d'autres femmes. L'idéal de l'époque était une femme saine et féconde, capable par ailleurs de diriger et d'administrer un ménage. L'importance accordée à la fécondité de la femme se traduisit par une série de légendes tissées autour de ce thème. On raconta par exemple que l'épouse du comte Henneberg avait donné naissance à 364 enfants. Lors du baptême tous les garçons reçurent le nom d'Ivan, les filles celui d'Elisabeth.

Mettre des enfants au monde n'était pourtant pas suffisant. Le devoir d'une épouse, d'une mère et d'une ménagère, c'était aussi de veiller à l'éducation de ses enfants et de leur servir d'exemple. La plus importante et la plus noble des règles de vie de l'époque, c'était de se plier entièrement et sans broncher à la volonté de l'homme. De nombreux écrits du Moyen Age prônaient cet idéal de la femme. Dans leurs manuels de savoir-vivre, les défenseurs acharnés de l'ordre régnant dispensaient aux femmes de la noblesse des instructions appropriées à leur rang ainsi que de sages conseils aux époux.

Quelle importance pouvait bien revêtir les tâches des femmes au sein des familles d'une société reposant sur la force, le travail des serfs et sur l'absence totale de droits humains pour les femmes ? A quel domaine de l'économie la femme pouvait-elle prendre une part active ? Au XIV° siècle, l'écrivain italien, Barberino, se rendit populaire par ses écrits où il conseillait aux jeunes filles de se comporter dignement, c'est-à-dire de rester à la maison et d'aider leur mère aux travaux ménagers. Barberino était aussi d'avis qu'elles pouvaient s'épargner totalement l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Le pope russe Silvestre dispensait des conseils semblables dans son célèbre ouvrage : Préceptes de la vie domestique.

Ces manuels conseillaient aux maris de veiller à ce que leur épouse vive dans la vertu et la crainte de Dieu. Et, pour atteindre ce but, le recours aux châtiments corporels et autres méthodes coercitives n'étaient aucunement à exclure. Cependant, lorsque l'organisation économique féodale atteignit son apogée (900-1200), les femmes, malgré leur asservissement au sein de la famille, et si elles étaient d'origine aristocratique, reçurent une instruction relativement correcte pour l'époque. Les filles de familles nobles apprenaient non seulement à coudre, à filer et à tisser, mais aussi à lire, à écrire, à chanter et à danser. Elles obtenaient de surcroît un certain aperçu sur les sciences de l'époque. Généralement, elles apprenaient aussi le latin.

La formation dans les couvents anglais englobait la lecture, l'écriture, la connaissance de la Bible, de la musique, le soin des malades, le dessin et la cuisine. Les femmes connaissaient souvent le latin (tous les écrits scientifiques de l'époque étaient alors rédigés en latin) et possédaient parfois de solides connaissances d'astronomie, et cela, en dépit du fait que les hommes - chevaliers et soldats intrépides - étaient le plus souvent analphabètes. Fréquemment, des chevaliers, seigneurs renommés et propriétaires d'immenses territoires, gardaient pendant des semaines la lettre de leur bien-aimée, jusqu'au moment où ils rencontraient un frère d'armes sachant lire et écrire. Beaucoup d'entre eux avaient engagé un scribe, chargé d'assurer la correspondance avec leur bien-aimée, alors que la femme croyait qu'elle correspondait avec son amant. Et elle pouvait, grâce à ses lettres, éprouver une profonde sympathie pour «l'âme » de son bien-aimé. Imaginez ce qui se serait passé si elle avait su qu'elle ouvrait son cœur à un scribe. L'un des poètes courtois les plus célèbres de l'époque, Wolfram von Eschenbach, était incapable de transcrire lui-même ses poèmes et dépendait de copistes féminins.

L'histoire nous transmet une longue liste de femmes écrivains et penseurs qui s'étaient rendues célèbres au cours de ces sombres années du haut Moyen Age. Au X° siècle, la nonne Roswitha écrivit des drames religieux et toute une série de récits scientifiques. Au VIII° siècle, donc à une période encore plus reculée, vivait en Angleterre une abbesse, Elfleda, réputée pour sa grande sagesse. Missionnaire enthousiaste au service de l'Eglise naissante, elle assista à des conciles œcuméniques, c'est-à-dire à des conférences internationales sur des questions religieuses. Une autre nonne, Hildegarde - qui vivait au XI° siècle - était devenue célèbre comme philosophe. A l'écart des machinations de l'Eglise, elle refusa d'abandonner sa pensée propre, abandon réclamé par la foi, et affirma ouvertement ses conceptions sur les forces de la nature et de la vie. Sa pensée était colorée de panthéisme, c'est-à-dire qu'elle était d'avis que Dieu n'était en vérité rien d'autre que la force cachée de toute vie. Environ à la même époque, l'abbesse allemande Herrade von Landsberg élabora son œuvre scientifique le Jardin des délices, contenant les principes de base de l'astronomie, de l'histoire et autres disciplines de ce temps.

C'est aussi aux XI° et XII° siècles que s'ouvrirent des écoles attenantes aux couvents et dans lesquelles jeunes gens et jeunes filles bénéficièrent d'un enseignement de qualité. Les écoles des couvents de religieuses d'Alais et de Poitiers en France étaient particulièrement renommées. Les nonnes Gertrude de Nivelle. Aldegonde de Maubeuge, et Berthilde de Chelles - toutes trois françaises - avaient sur leurs élèves une très grande influence. Au XIII° siècle vivait en France une religieuse nommée Héloïse, dont la correspondance philosophique avec son ami Abélard est restée célèbre.

Les couvents n'étaient pas alors des lieux d'oisiveté, de débauche et d'hypocrisie. Ils étaient au contraire des centres de travail, abritant les premières études scientifiques et philosophiques. Le monde environnant était marqué par le brigandage, les actes de violence et de vandalisme des plus forts. Il était donc tout naturel pour celui qui recherchait une tranquillité et une sécurité relatives, pour mener à bien sa réflexion et sa recherche, de venir se réfugier au couvent. Les épouses stériles et les filles déshonorées n'étaient donc pas seules à disparaître dans les couvents. Les femmes indépendantes, qui n'avaient pas la moindre envie de se marier avec les hommes qu'elles ressentaient comme oppresseurs, venaient les y rejoindre.

C'est pourquoi la plupart des femmes entre le X° et le XII° siècle qui s'étaient fait un nom dans la science et la littérature étaient des religieuses.

Plus tard - entre 1300 et 1400 - nous rencontrons également hors des couvents des femmes qui s'adonnaient à la science, qu'elles enseignaient d'ailleurs ouvertement. Déjà au XIII° siècle, il y eut une femme professeur à Bologne, en Italie, à l'une des universités les plus réputées de l'époque. Cette femme devait être d'une beauté exceptionnelle. Pour éviter de troubler ses élèves, elle faisait ses cours dissimulée derrière un rideau. Les deux filles d'Andrea, Novella et Bettina, enseignèrent par la suite à la même université. Elles furent des juristes renommées. Et pour citer d'autres exemples : Eleonora Sangvitelli et Théodora Danti, mathématiciennes brillantes, et Madeleine Buosignore, auteur d'un remarquable traité sur le toit matrimonial de l'époque.

Mais les femmes ne se distinguèrent pas seulement dans les domaines scientifiques et littéraires. Des représentantes de la classe féodale jouèrent un rôle politique non négligeable au Moyen Age, surtout entre le IX° et le XI° siècle. Les comtesses régnantes Margarela de Toscane et Adélaïde de Savoie en sont des exemples célèbres, Toutes deux vécurent au début du XI° siècle au nord de l'Italie. La puissante et fière comtesse de Toscane, Mathilde, régnait sur l'opulente ville commerçante et artisanale de Florence. Elle avait épousé le margrave de Toscane et hérité après sa mort de toutes ses immenses propriétés, alors que, d'après la loi, elle n'avait que le titre de comtesse. Sa souveraineté s'étendait sur de nombreuses villes et communes et sur les possessions de la petite noblesse. Cette comtesse active tenait à présider elle-même les délibérations judiciaires et à signer toutes les sentences. On conserve à Florence des documents intéressants sur les jugements rendus par la comtesse Mathilde. Comme toutes les femmes issues de la noblesse régnante, elle disposait à sa guise de ses possessions personnelles, ce qui signifie absolument sans aucune tutelle. Cette période fut aussi marquée par la rivalité grandissante entre le pape et l'empereur, c'est-à-dire par le combat entre l'Eglise et l'État. Mathilde, qui était l'amie personnelle du puissant et rusé pape Grégoire VII, s'opposa à l'empereur et légua dans son testament tous ses biens au pape, ce qui renforça le pouvoir de ce dernier. L'université de Bologne devint un centre intellectuel important parce que Mathilde y avait fait venir le célèbre juriste Irnérius. La comtesse Adélaïde de Savoie, sa contemporaine, administrait seule - bien qu'elle ait eu deux fils - ses impressionnants domaines et fit de la politique. Les chroniqueurs la décrivaient comme une a femme fière et énergique D, qui affronta sans crainte le pape tout-puissant et se permit même de menacer l'empereur. Elle avait également la réputation d'être juste et bonne. Mais, à vrai dire, et en dépit du fait qu'il lui arrivait de protéger les faibles, elle luttait davantage pour l'indépendance de ses villes et se préoccupait plutôt de renforcer son propre pouvoir. Les deux femmes possédaient de solides connaissances scientifiques et savaient parfaitement ce que la science pouvait apporter pour le développement de leurs propres domaines. De telles femmes étaient des exceptions à la règle. Mais le simple fait de leur existence à une période aussi sombre de l'histoire prouve bien que l'on avait besoin d'elles.

On pourrait être amené à croire que les femmes - esclaves et propriétés des maris - enchaînées contre leur volonté à des époux exécrés étaient là uniquement pour perpétuer la filiation, du clan et qu'elles n'avaient donc nul besoin d'instruction. Or, si ces femmes recevaient une instruction, c'était pour des raisons économiques. Le droit des femmes à l'instruction et au savoir ne s'explique que par leur rôle dans l'organisation économique féodale, c'est-à-dire leur rôle comme épouse du propriétaire de fortunes immenses. Je viens d'ailleurs de parler du rôle de la femme comme organisatrice de la complexe économie domestique féodale.

Une femme qui savait lire, écrire et calculer était naturellement plus utile qu'une personne ignorante et bornée. Il lui était alors plus facile de contrôler les recettes et les dépenses, d'établir un budget, de recouvrer les dettes des paysans et d'évaluer avec précision la quantité de produits nécessaires pour constituer ou compléter la réserve du château. On ne demandait donc pas seulement aux femmes de cette époque d'être belles, on leur demandait également d'être intelligentes. Un historien du XII° siècle rapporte que la femme du duc Robert de Calabre possédait toutes les qualités : « bonne naissance, beauté et intelligence ».

Par ailleurs, les femmes étaient très appréciées quand elles étaient aussi de bons médecins. Nous savons maintenant que les femmes se sont depuis toujours consacrées au soin des malades. Déjà à l'époque du communisme primitif, elles expérimentaient les propriétés curatives de certaines plantes. Au Moyen Age, l'art de guérir était très faiblement développé. Seul le seigneur pouvait consulter un médecin. Les autres se débrouillaient tout seuls, comme ils le pouvaient. Or, les guerres, tant civiles que nationales, et leur cortège d'épidémies amenèrent le château à se transformer en hôpital pour abriter blessés et malades, et à devenir, outre un centre de production, un centre médical où venaient les paysans des environs.

Ainsi, aux yeux de la population, le château ne représentait plus seulement la tyrannie du seigneur, mais aussi un centre de secours efficace. C'est pourquoi il était commode que la femme du seigneur sache soigner les malades. Tant qu'elle arrachait les blessés et les mutilés à la mort et qu'elle guérissait grâce à ses potions, tant qu'elle n'était pas trop fière pour assister une paysanne lors de ses couches, les paysans étaient prêts à pardonner au seigneur nombre de ses atrocités.

Au Moyen Age, la médecine était l'apanage des femmes. La femme idéale, telle qu'elle fut décrite dans de nombreuses légendes, savait guérir les malades. Paracelse, médecin célèbre au Moyen Age, assurait qu'il avait considérablement plus appris par des femmes que dans les manuels de médecine, confus et souvent erronés. Lorsqu'en 1250 Louis IX revint d'une croisade de Jérusalem, il remit à la doctoresse, qui l'avait si bien soigné lors de son voyage, une reconnaissance écrite. La chaire de médecine à l'université de Bologne fut occupée au XV° siècle par une femme, Dorothea Bocca.

En ce temps-là, la médecine était encore très peu scientifique, encombrée de formules magiques et de superstition. II n'existait pas de sciences exactes au sens moderne du terme. On ignorait jusqu'à l'anatomie du corps humain. L'art de guérir, qui était alors si étroitement lié aux charmes et aux sortilèges, était généralement considéré comme un art magique. La femme « guérisseuse » n'était rien d'autre qu'une magicienne qui, parce qu'elle communiquait avec les forces des ténèbres, savait soigner les hommes et exerçait par ailleurs un contrôle sur leur vie, leur bonheur et leur santé. Elle était crainte et respectée de tous. Mais, dans des conditions sociales et économiques différentes, le savoir de ces femmes dans le domaine de la guérison ne tarda pas à devenir une malédiction.

Elles furent bientôt poursuivies comme sorcières et magiciennes et brûlèrent sur les bûchers dressés longtemps à leur intention à travers toute l'Europe. Des centaines, des milliers, des dizaines de milliers de femmes furent ainsi livrées aux flammes, et cela simplement parce que les « saints pères » de l'Eglise les soupçonnaient d'entretenir des relations avec le diable.

Mais nous parlerons de façon plus approfondie des procès de sorcières lors de la prochaine conférence. Nous résumerons maintenant la situation de la femme de la noblesse à l'époque du féodalisme.

De par son haut lignage, la femme était respectée et jouissait de certains droits. Hors de sa famille, la chevalerie l'abordait avec respect et admiration. Mais dans sa propre famille, elle était tout aussi privée de droits que l'un de ses serfs.

Lorsque l'organisation économique féodale atteignit son apogée (jusqu'au XIV° siècle environ), l'épouse du seigneur, chargée de l'administration de cette économie, bénéficia d'une certaine instruction. Elle était chargée également de l'éducation des enfants. Mais, avec le développement du commerce, cette forme d'organisation économique perdit de son importance et entraîna la dévaluation du travail de la femme. L'argent devint le critère principal de richesse. La femme fut réduite à n'être plus qu'une machine à procréer. Elle se transforma en parasite, comme ce fut le cas pour les épouses des riches citoyens d'Athènes. Dès lors, elle cessa de surveiller le travail des forgerons ainsi que celui des tisserands chargés d'inventer de nouveaux motifs. Elle ne vérifia plus le bon état des meules et cessa également de se préoccuper de la fabrication des armes et des armures. Toutes ces branches de la production cessèrent d'être partie intégrante de l'organisation économique féodale. Elles se déplacèrent du château à la ville ou à la grange du paysan. La propriété féodale ou le château ne conservait plus que le travail domestique au sens étroit du terme, c'est-à-dire le travail ménager. Et les femmes nobles se déchargèrent également de ces tâches qu'elles abandonnèrent à leur domesticité ou à leur régisseur. La mollesse, la bêtise et l'étroitesse d'esprit engendrées par cette vie d'oisiveté et de paresse ne tardèrent pas à se généraliser parmi les femmes.

On peut donc constater que l'effondrement de l'organisation économique féodale de type autarcique bâtie sur l'économie naturelle fut responsable d'une chute rapide du niveau d'instruction et de culture, des femmes appartenant aux couches élevées de la société. A première vue, cela peut nous paraître étrange. Mais comment expliquer autrement le fait qu'à une période aussi obscurantiste que le X° siècle vivaient des femmes aussi cultivées et intelligentes que Roswitha ou Hildegarde, alors que les femmes du XVII° et du XVIII° siècle se distinguaient par leur sottise, leur faible culture, leur penchant à la superstition ainsi que leur goût prononcé pour les commérages et les divertissements superficiels. Ce qui prouve, une fois de plus, que la situation de la femme, son droit à la dignité humaine et à l'instruction dépendent toujours de sa participation à l'économie et à la production.

IV° conférence. Le travail féminin dans la communauté agricole et dans la production artisanale[modifier le wikicode]

Nous analyserons maintenant les conditions de vie des autres classes. Quels droits avaient au Moyen Age les femmes des villes et des campagnes, comment vivaient-elles ? Nous commencerons par les paysannes. Pour elles, il est difficile de parler en termes de droits au cours d'une période aussi impitoyable que le Moyen Age et alors que régnait exclusivement le droit du plus fort. Paysans et paysannes étaient serfs de leur « seigneur ». Ce qui veut tout dire. Le pouvoir du propriétaire terrien sur la paysannerie était sans bornes.

Pour comprendre les relations entre la chevalerie, les boyards ou nobles propriétaires terriens et les paysans, nous devons chercher à comprendre clairement ce qu'était le fondement du féodalisme. L'économie du féodalisme était totalement dépendante des plus grandes propriétés rurales sur lesquelles régnaient en maîtres absolus ceux - chevaliers et guerriers - qui dominaient le pays. Terres et champs du patrimoine du grand propriétaire terrien étaient cultivés par les paysans qui disposaient de leurs propres parcelles familiales. Les paysans n'étaient certes plus des esclaves comme dans l'Antiquité grecque, romaine ou égyptienne (l'esclave étant propriété privée de son maître et, partant, un individu non libre, alors que le paysan, lui, était libre), mais ils se trouvaient dans une situation de dépendance économique et politique telle que leur asservissement était inéluctable et qu'ils devinrent bientôt les serfs du propriétaire terrien.

Naturellement, chevaliers et boyards se réservèrent les meilleures terres. Pour survivre, les paysans étaient contraints d'affermer les terres seigneuriales, pour lesquelles ils payaient fort cher, d'abord en nature, plus tard en argent, et ils devaient par ailleurs accomplir des corvées journalières pour leur seigneur. A l'origine, cet état de fait n'était pas réglementé juridiquement, les lois sur le servage proprement dit n'apparurent que bien plus tard (en Russie, au XVI° siècle). Nous avons affaire ici bien plus à une conséquence de ce droit du plus fort, qui conférait au seigneur un pouvoir sans restriction sur la paysannerie.

Au Moyen Age, le propriétaire ne possédait pas seulement la terre, il détenait également des pouvoirs politiques extraordinaires. Dans la pratique, cela signifiait qu'il avait la pleine disposition de son patrimoine : il prenait des décrets, levait des impôts, infligeait des peines et des condamnations à mort et répartissait des fiefs. C'est ainsi que chaque grand seigneur propriétaire terrien finit par régner sur toute une série de petits seigneurs et propriétaires qui lui étaient soumis et qui, à leur tour, commandaient aux nobles qui leur étaient inférieurs. La hiérarchie nobiliaire, constituée de propriétaires terriens (seigneurs) et de princes et, dans d'autres pays, de suzerains et de vassaux (c'est-à-dire où les seconds se trouvaient en position inférieure par rapport aux premiers) était née. Ce réseau de subordination et de dépendance réciproque garantissait la stabilité du féodalisme et renforçait l'autorité des princes et des seigneurs. Dans cette chaîne aristocratique, les paysans étaient condamnés à une vie qui ressemblait à ceci : obéissance aveugle au seigneur et dur labeur dont les paysans eux-mêmes ne recueillaient pas les fruits, destinés en grande partie aux seigneurs des châteaux qui s'employaient à les dilapider.

Ici, la position de la paysanne ne se distingue en rien de celle du paysan. Tous deux trimaient infatigablement du matin au soir et ne récoltaient pour prix de leurs peines que mépris et absence totale de droits. A cette époque, seules les propriétés des seigneurs étaient respectées. Eux seuls avaient des droits. Le fait que le paysan était aussi asservi que sa femme, contribua à diminuer, voire à effacer les différences entre eux. Homme et femme ployaient ensemble sous le joug de la seigneurie.

Dans sa vie de famille cependant, le serf soumis et dépouillé de tout droit, ne se comportait pas moins en seigneur et maître à l'égard de sa femme et de ses enfants. Tout comme le chevalier dans son château qui commandait à sa femme munie de titres de noblesse, le paysan exerçait sa tutelle sur son épouse. Tandis que le chevalier était autorisé à jouer sa femme aux dés ou à l'enfermer dans un couvent, le paysan, quant à lui, pouvait chasser sa femme de son exploitation ou la vendre à l'encan sur la place du marché. Lorsque la propriété privée réussit à s'imposer au sein de la classe paysanne, le droit paternel et, partant, le droit de l'homme sur la femme et les enfants s'en trouva renforcé. A partir de là, les paysans se mirent eux aussi à contracter des mariages d'intérêt et non plus des mariages d'amour. Il est vrai que ces derniers étaient souvent contrariés par les seigneurs qui ordonnaient tout bonnement à Ivan de tel village d'épouser Maria de tel autre. C'est ainsi que la paysanne servait deux maîtres à la fois, son seigneur, à qui elle devait sa subsistance, et son propre mari.

Le chevalier et ses fils n'avaient aucun égard pour les paysans. Pour la « Dame de son cœur », bien évidemment de haute naissance, le chevalier était capable de veiller des nuits entières, pieds nus et en dépit du froid glacial, en guise de démonstration d'amour et d'admiration. En revanche, vis-à-vis des femmes et des filles de paysans, le même homme se comportait de la façon la plus ignoble et sans aucune retenue. Pour égayer ses beuveries, il était capable d'ordonner de rassembler toutes les jeunes femmes du village le plus proche. Et si une paysanne avait le malheur de lui plaire, sans plus de façons, il faisait chasser le mari de sa propre maison. A tout moment, le seigneur avait le pouvoir de transformer ateliers et dépendances de son château en harem. C'est ainsi que la chevalerie, tout en célébrant en vers la gloire des femmes, écrasait sans pitié la volonté et les sentiments des femmes du peuple. C'était là une bien sombre époque fertile en maux de toutes sortes.

Ce n'est que vers la fin du Moyen Age que les paysans commencèrent à se révolter contre les abus des seigneurs. Les femmes jouèrent un rôle très actif au cours des révoltes paysannes. Lors de la « Jacquerie » (soulèvement des paysans français en 1358), les femmes étaient les plus enthousiastes à brûler les châteaux et à massacrer les habitants à coups de hache ou de fourche. On rapporte des faits identiques concernant les femmes des lollards en Angleterre (secte religieuse des XIV° et XV° siècles à caractère social et qui subit de rudes persécutions), les femmes des paysans allemands, des hussites et des adeptes de Thomas Münzer. Les historiens décrivent les paysannes révoltées comme des créatures vindicatives, insensibles et sanguinaires qui dépassaient même en cruauté la colère déchaînée des paysans. Comment pouvait-il d'ailleurs en être autrement ? Les paysannes, de par les droits et les usages qui s'étaient établis à leur encontre et qui découlaient du droit patriarcal, menaient une vie de chien. Elles subissaient l'autorité du chef de famille et n'étaient rien d'autre que des bêtes de somme. Elles labouraient, récoltaient et gardaient le bétail. Aucun travail n'était trop dur pour elles. Ces conditions sont d'ailleurs inchangées dans les régions les plus reculées et retardées de la Russie et dans d'autres pays économiquement sous-développés. La paysanne n'avait aucun droit alors qu'elle occupait la même place que le paysan au sein de la production. Comment cela était-il possible ?

Nous avons déjà dit que le système économique au Moyen Age était fondé sur la propriété privée. Or, là où prédomine la propriété privée, l'accent n'est pas mis sur le travail ni sur son résultat direct - j'entends par là la confection des indispensables biens de consommation - seulement sur certains revenus que l'on retire, grâce au droit d'usage de la propriété privée, du travail d'autrui, c'est-à-dire les profits. Vous vous souvenez sans doute que les esclaves en Grèce étaient les véritables producteurs de toutes les richesses, et quelles richesses ! Cependant, le travail des esclaves n'avait aucune valeur aux yeux des Grecs. Ils n'étaient considérés qua comme force de travail, et ceux qui exploitaient cette force de travail étaient seuls à être reconnus socialement. Ce qui, en clair, signifiait que les propriétaires obtenaient un profit maximal en exploitant leurs esclaves. II n'en allait pas autrement avec le travail des serfs. L'avènement de la propriété privée entraîna un éclatement de l'exploitation agricole en petites unités indépendantes. Néanmoins prés et forêts étaient encore propriété communale. Chaque serf possédait sa propre exploitation qui n'appartenait pas à la femme mais à l'homme - l'époux, le père ou le frère. Cette conception du droit reposant sur les coutumes patriarcales se développa et se renforça.

On doit également tenir compte de ce qui suit : malgré sa position subordonnée au sein de sa propre famille, la femme jouissait néanmoins d'une certaine estime dans son clan, en particulier dans les sociétés issues des anciens peuples agraires et ayant vécu une période matriarcale. Pour ce qui a trait à la position de la femme, le servage chez les Français, les Anglais et les Allemands ne revêtait pas des formes aussi marquées que chez les tribus d'éleveurs, comme les Huns et les Tatars qui terrorisèrent les paisibles paysans d'Europe par leurs invasions.

La lutte entre les deux formes de propriété de la terre, c'est-à-dire, d'une part, la propriété privée et, d'autre part, la propriété communale, était loin d'être achevée. En Russie, ce droit de possession collective resta très longtemps en vigueur, grâce au système du mir et ne fut aboli que sous le règne de Nicolas II, par les lois du ministre Stolypine. Pour l'économie villageoise, la femme représentait une importante force de travail. La prospérité dépendait autant de son travail que du travail du paysan. C'est pour cette raison qu'elle pouvait assister en de nombreux cas aux délibérations des villageois, alors que chez elle, vis-à-vis de son père ou de son époux, elle n'avait pratiquement pas voix au chapitre. Aux réunions, même les anciens étaient prêts à l'écouter. Dans une province Russe, une coutume autorisait les paysannes - en particulier lors de l'absence de leur mari - à assister aux réunions du mir et cela malgré la perte de leurs droits ancestraux et le fait que le pater familias avait considérablement élargi ses prérogatives. Les choses ne commencèrent véritablement à changer pour la paysanne qu'avec l'introduction particulièrement humiliante du statut de bru. A partir de ce moment-là l'homme pouvait bafouer et maltraiter impunément sa femme. Ce statut signifiait que la femme, au cas où son époux partait à l'étranger, devait rester auprès de son beau-père et avoir avec lui des rapports sexuels.

La position de la paysanne serve se distinguait cependant avantageusement sur un point de celle de son homologue noble. Car, même si le seigneur exerçait un pouvoir illimité sur ses paysans, forçant leurs mariages et leurs séparations et pratiquant à leur égard le fameux et dégradant droit de cuissage, il y avait au sein de la paysannerie nettement plus de mariages d'amour que dans la noblesse. (Le droit de cuissage signifie le droit du seigneur de passer la première nuit des noces avec la nouvelle mariée.) Les filles de paysans avaient davantage de possibilités de décider de leurs propres mariages que les filles des aristocrates. Ce dont témoignent également les chansons populaires et les légendes.

Il est intéressant de remarquer que la fille du chevalier qui avait eu des rapports intimes avec un homme avant son mariage jetait le discrédit non seulement sur elle-même, mais aussi sur toute sa famille - de sorte qu'aucun homme n'acceptait plus de l'épouser -, alors que chez les paysans, ces histoires n'étaient en fait pas aussi graves. Les relations avant le mariage étaient appréhendées naturellement et n'apparaissaient pas comme déshonorantes. Pourquoi ? Pour des raisons économiques. Chez les paysans de cette époque, la force de travail, étant donné les conditions difficiles exigées par le travail agricole, revêtait une valeur particulièrement élevée. Chaque enfant signifiait une force de travail supplémentaire et, partant, avantageuse pour l'économie paysanne. C'est aussi pour cela que le paysan pouvait s'accommoder du droit de cuissage, sans être pour autant obligé de chasser sa femme ; il n'y voyait pas le comble de l'opprobre, mais une épreuve désagréable, sans plus. Ces coutumes se modifièrent par la suite, lorsque les exploitations s'individualisèrent et que s'amenuisa l'étendue de la propriété communale. A partir de ce moment-là, le père chassait sa fille si elle se retrouvait enceinte hors du mariage, et la femme adultère était fouettée jusqu'au sang par son mari.

C'est ainsi que l'avènement de la propriété privée dans la paysannerie allait de pair avec l'aggravation de la situation de la femme, situation de plus en plus désespérée et insupportable, la dépouillant de tout droit. Le prétendu "destin féminin" devint le lot des paysannes partout où était répandue la domination violente du grand propriétaire terrien, bref, dans tout système économique sur le servage et la propriété privée de la terre.

En résumé, on peut décrire la situation de l'aristocrate et de la paysanne comme suit : au cours du Moyen Age et pour des raisons essentiellement économiques, aucune égalité, aucune indépendance, aucun droit humain fondamental, rien n'était respecté.

Nous allons maintenant aborder la situation de la femme de la troisième catégorie sociale, la bourgeoisie, qui, par la suite, se divisera en deux classes opposées et ennemies, la bourgeoisie et le prolétariat. Nous avons déjà parlé de la naissance des villes. Elles s'étaient développées essentiellement à partir des marchés, plaques tournantes de commerce et d'échanges, Dans les villes vivaient avant tout des commerçants et des artisans. Par bourgeoises, nous entendrons habituellement les femmes des artisans et des commerçants n'ayant pas joué de rôle autonome. Ce qui était probablement la conséquence du fait que les commerçants travaillaient le plus souvent avec de la marchandise étrangère, ce qui réclamait une mobilité et une indépendance que la femme ne possédait tout simplement pas. Ce n'est que vers la fin du Moyen Age (aux XIII° et XIV° siècles) que l'échange des marchandises s'effectua par des marchands intermédiaires, au lieu d'être directe, comme c'était le cas jusque-là, entre deux producteurs, c'est-à-dire entre un artisan et un paysan ou deux artisans de professions différentes.

La femme de la classe commerçante était hôtesse et épouse. Son activité productive se limitait au travail ménager, qui était alors, il est vrai, plutôt compliqué, puisque la satisfaction des besoins quotidiens dépendait exclusivement de lui. Ce travail domestique ne satisfaisait cependant que des besoins immédiats et ne produisait aucune précieuse marchandise. Il en découla que le travail de la femme n'était pas estimé. Dans la classe commerçante des villes, l'homme était chef et habituellement seul soutien de famille.

Il en allait tout autrement pour les femmes et les filles des artisans qui eux vivaient du travail de leurs mains et non pas du profit que les commerçants retiraient de la vente d'une marchandise étrangère ou du travail improductif du marchandage. Plus l'artisan produisait de bottes, de tables, d'armoires, de selles ou de vêtements, plus sa vie en était améliorée. Par conséquent, il était tout à fait naturel que l'artisan cherchât de l'aide auprès de sa femme ou des autres membres de sa famille. Ce n'est qu'ainsi qu'il pouvait espérer « monter » un atelier. Plus il y avait de mains, mieux et plus vite avançait le travail. Les clients préféraient des maîtres qui exécutaient la commande le plus rapidement possible. Les artisans célibataires étaient donc obligés d'engager des aides pour pouvoir rivaliser avec leurs concurrents et leur famille. L'artisan prenait des apprentis qui pouvaient ainsi apprendre le métier et qui devenaient par la suite ses aides ou ses compagnons. Un tout nouveau mode de production naquit de la sorte, l'artisanat, avec un maître artisan au sommet et tout un bataillon d'apprentis et de compagnons qui lui étaient subordonnés. Ceux-ci n'étaient pas des esclaves, mais des travailleurs libres sous la direction du maître. Les artisans se regroupèrent dans des associations, formant des corporations en vue de réglementer les rapports entre clients et artisans et d'atténuer la concurrence qui menaçait d'affecter sérieusement le niveau de vie de l'artisan. L'artisanat existait parallèlement au servage des paysans et complétait le système féodal.

Dans les métiers artisanaux, la femme jouait un rôle important, particulièrement entre le XII° et XIV° siècle. Dans certains corps de métiers, le travail des femmes était prédominant : par exemple, le tissage, la confection de dentelles aux fuseaux, de franges, de bas, de bourses, etc. Jusqu'au XIV° siècle, le maître prenait en apprentissage les filles comme les garçons. Les femmes travaillaient avec leur mari. Si le mari mourait, la femme héritait de l'atelier et du titre de maître, elle n'avait cependant pas le droit d'engager de nouveaux apprentis. C'est pour cette raison qu'elle ne pouvait poursuivre le travail de son mari que si elle épousait l'un de ses compagnons. Ce compagnon devenait alors maître à son tour et avait non seulement toute liberté de diriger, mais aussi d'agrandir son affaire (par un mariage de ce type, les droits des deux maîtres de corporation se cumulaient et permettaient l'augmentation du nombre d'apprentis, ce qui était bien entendu très avantageux pour le propriétaire d'un atelier).

Entre le XII° et le XIV° siècle, le travail des femmes était si répandu dans de nombreuses villes d'Angleterre, d'Allemagne : de France et d'Italie que certaines corporations étaient uniquement composées d'artisanes. C'était le cas pour le filage de la laine qui depuis toujours a été l'apanage des femmes, et au Moyen Age il y avait des corporations spécifiques de fileuses, de cardeuses et de dévideuses. A Cologne, centre industriel allemand ancien, la guilde des dévideuses était très puissante. En France, les deux corporations réunissant les fabricantes de bourses et les modistes s'épanouirent tout particulièrement. Le tissage d'étoffes de laine était considéré comme un travail uniquement féminin. Le tissage, comme le lavage des voiles, était exclusivement réservé aux femmes. Il existait même une corporation de tisseuses d'étoffes délicates et, aux XIV° et XV° siècles, une corporation de cordelières.

Au XIV° siècle, l'Angleterre comptait autant de femmes que d'hommes dans 495 guildes sur 500. Une loi promulguée au milieu du XIV° siècle par Edouard III nous permet d'imaginer l'importance du travail des femmes dans les différents corps de métiers : en effet, cette loi contient des réglementations sur le droit des femmes occupées dans les brasseries, les boulangeries, les ateliers de tissage, etc. En Angleterre, deux métiers féminins étaient particulièrement répandus : tenancière d'auberge et lavandière. La brasserie était également considérée comme un travail typiquement féminin. Les femmes se sont imposées tout particulièrement dans les métiers suivants : le tissage, le foulage du drap, le filage du lin, la broderie d'or, la fabrication des bougies, la couture, la boulangerie, la fabrication de dentelles, de bas et de franges.

La préparation des bains et la lessive ont été en tout temps l'apanage des femmes. Le métier de coiffeuse était aussi exercé par des femmes. Et, si les femmes n'étaient pas représentées dans le grand commerce, le petit commerce était presque exclusivement aux mains des femmes. Cela était particulièrement valable pour le Moyen Age finissant. Les femmes offraient bruyamment sur le marché poulets, oies, fleurs, fruits, légumes et autres produits de consommation. Beaucoup d'entre elles vendaient également de vieux vêtements.

Quand une corporation était composée d'autant d'hommes que de femmes, ces dernières bénéficiaient généralement des mêmes droits que les premiers. Jusqu'au XIV° siècle, dans les villes allemandes, telles que Munich, Cologne ou Danzig, chaque maître pouvait engager comme apprenti indifféremment garçon ou fille. A Hambourg et Strasbourg, la corporation de tisserands était composée uniquement de femmes. Les femmes travaillaient aussi dans des ateliers de cuir, des orfèvreries et appartenaient à la guilde des fileuses d'or.

Le travail des femmes dans les métiers artisanaux prit finalement une telle extension qu'on finit par le réglementer par des décrets. Le maître d'un atelier d'orfèvrerie ne pouvait prendre à son service que trois enfants au maximum, les femmes continuant cependant à travailler comme aides. En 1920, les fabricants de tapis interdirent le travail pour les femmes enceintes, d'une part pour ménager leur grossesse, d'autre part pour freiner la concurrence des femmes. Plus tard, aux XV° et XVI° siècles, lorsque la concurrence entre les artisans s'était notablement aggravée, on commença à refuser l'entrée des femmes dans les corporations. Cependant, lors de la période d'expansion de l'artisanat, le travail des femmes jouait un rôle important dans les villes. Si le travail féminin était tellement répandu, c'est parce que la bourgeoisie du Moyen Age comptait une majorité de femmes. Les statistiques de plusieurs villes des XIII° et XIV° siècles montrent qu'il y avait environ 1200 à 1 250 habitantes pour 1 000 habitants. Par moments, la partie féminine de la population était plus grande encore. L'absence d'hommes obligeait ces femmes à gagner leur propre vie, toutes ne réussissant pas à se faire entretenir dans le mariage.

L'excédent de la population féminine dans les villes est explicable par la grande saignée des habitants masculins, occasionnée par les guerres incessantes. Ces guerres exterminèrent un nombre incalculable d'êtres humains, en particulier, des hommes. Par ailleurs, on assista à un exode massif des femmes des campagnes à la ville, ce qui représentait pour elles la seule possibilité de se soustraire à la tyrannie du grand propriétaire terrien. Pour échapper au servage, la fille du paysan était obligée de trouver un emploi à la ville. Le fils du paysan, quant à lui, pouvait partir pour la guerre en s'engageant comme soldat. Pour une femme, les seules échappatoires étaient le couvent ou la ville.

Les femmes allèrent donc en ville pour assurer par leur travail leur propre entretien et le plus souvent celui de leurs enfants. Si elles n'y réussissaient pas, il leur restait toujours la possibilité de vendre leur corps. Cette manière de gagner de l'argent était si répandue que les prostituées formèrent dans beaucoup de villes leurs propres corporations. Ces corporations furent légalisées par les notables de la ville, et les prostituées poursuivaient impitoyablement toute femme qui tentait de se prostituer hors des organisations officielles. C'est pour cela qu'il était très difficile de gagner sa vie comme prostituée en dehors des établissements de filles, c'est-à-dire des bordels.

De par sa participation à la production, l'artisane menait une vie totalement différente de ses contemporaines, paysannes et aristocrates. Elle avait voix au chapitre quant aux décisions relatives à la politique de production de la ville ; elle gérait ses propres bénéfices et participait activement aux nombreuses fêtes et beuveries de l'époque. Elle était incontestablement indépendante et libre. Même en Russie, qui vivait encore au XVI° siècle à l'heure du Moyen Age, la femme de la ville avait une position plus avantageuse que l'aristocrate. Cela était particulièrement vrai pour les villes libres de Pskov, de Novgorod et autres. Martha Posadwitz, mairesse de Novgorod-la-Grande, en fut un vivant exemple, qui lutta passionnément pour la liberté de sa ville et contre le pillage et le vandalisme des nobles. Ce qui est une preuve que les femmes faisaient de la politique et que cela n'avait manifestement rien de répréhensible aux yeux des bourgeois. Chez les artisans, la relation entre les époux était aussi nettement plus égalitaire reposant sur une reconnaissance réciproque, que, plus tard, au sein de la famille bourgeoise. Cet état de fait s'explique assez bien comme suit : au Moyen Age, beaucoup de femmes participaient de façon active à la production des ateliers d'artisanat des villes, dans une période où l'artisanat régional était la forme économique dominante. Le fait qu'hommes et femmes fabriquaient des produits de même valeur atténuait considérablement les coutumes patriarcales, et l'exercice du droit du plus fort de l'homme sur la femme s'en trouva momentanément supprimé.

Il ne faut pourtant pas surestimer l'importance du rôle de la femme dans l'économie des villes et le système de production en général de l'époque. Même si un grand nombre de femmes assuraient leur propre subsistance, la grande majorité d'entre elles demeuraient opprimées, dépendantes du travail de leur mari dont elles tenaient le ménage. Ces femmes fournissaient un travail qui occupait dans l'économie une place de second ordre. II était donc naturel que les droits des artisanes et membres féminins des guildes ne fussent pas absolument égaux à ceux de leurs époux et de leurs frères. Ces dernières ne pouvaient pas prétendre à une égalité totale de droits tant que la majorité des femmes - ou du moins une grande partie d'entre elles - ne produisaient pas elles-mêmes des marchandises et n'effectuaient pas un travail utile à l'ensemble de la société. En dernier ressort, l'homme était et restait le producteur principal et créateur de toutes les richesses et de tous les produits, quelle que soit sa position. C'est aussi pour cela que la femme demeura dépouillée de ses droits au sein de la société et de l'État et que sa dépendance dans le mariage et la famille resta inchangée.

Les historiens bourgeois voient habituellement le Moyen Age comme une époque bénie où la vie de famille des habitants des villes était heureuse et où la citadine bénéficiait d'une indépendance et d'une estime raisonnables. Même les femmes plus âgées étaient adulées par les hommes. Sous la plume de ces écrivains bourgeois, le Moyen Age tout entier apparaît nimbé de romantisme. Nous savons cependant ce qu'il en était réellement. Nous connaissons la cruauté et la barbarie de cette époque. Les femmes, quel qu'ait été leur rang social, vivaient pour la plupart dans des conditions difficiles et étaient exposées à toutes sortes d'inimaginables souffrances, conséquences de l'obscurantisme de l'époque. C'est alors que se répandit la croyance aberrante que la femme était un « instrument du diable ». Le christianisme répandit la « mortification de la chair » introduisit des exercices de prière jusqu'à épuisement et prêcha de surcroît le jeûne et l'abstinence. L'Eglise catholique n'exigeait pas seulement le célibat de ses prêtres et de ses moines, elle attendait la même chose du reste de la population. Le mariage était considéré comme l'expression de la concupiscence de la chair. L'Eglise, en dépit du fait qu'elle en avait fait un sacrement, ne considérait pas moins la vie conjugale des époux comme un abandon au péché. Lors d'un concile de l'Eglise à Mâcon (France) au IX° siècle, on déclara que tout véritable chrétien devait se soumettre à la «mortification de la chair ». Il nous est facile d'imaginer les conséquences qu'entraînèrent de telles conceptions sur le corps et les besoins humains de la femme.

Toutes les religions marquées par le patriarcat se sont rendues coupables de discriminations envers les femmes, essentiellement pour avoir érigé en loi divine l'infériorité de la femme par rapport à l'homme. Le christianisme, au départ religion des esclaves, mais dont les riches et les puissants ont su rapidement tirer parti, a de ce point de vue particulièrement frappé les femmes. Le christianisme doit sa formidable expansion au Moyen Age à son empressement à légaliser la propriété privée, l'abîme creusé entre les classes et la violence envers les pauvres. Le christianisme élevait la pauvreté, la douceur et la patience au rang de vertus que les serfs sans droits avaient le devoir de pratiquer et pour lesquelles un jour, dans l'au-delà, ils seraient largement récompensés. L'effet soporifique de la religion sur la pensée et la volonté empêchait tout réveil : « Crois sans douter !» La classe des grands propriétaires terriens avait besoin d'être appuyée par Dieu lui-même pour assurer sa suprématie. Se « mortifier » était extrêmement désagréable. Les chevaliers, les propriétaires terriens ou même les représentants fanatiques de l'Eglise respectaient-ils ces saintes règles de vie ? Non, d'aucune manière ! Ils menaient une vie de débauche écœurante et abandonnèrent aux moines et aux ermites le soin de « mortifier leur corps ». Ils versaient des dons aux couvents pour le rachat de leurs péchés.

Le christianisme était donc, et à tous égards, une religion très commode pour les puissants, puisqu'elle confirmait les classes non possédantes et dominées et en particulier les femmes appartenant à ces classes dans leur oppression et les terrorisait. L'appel au Tout-Puissant légalisa le droit du plus fort au sein de la famille et l'assujettissement de la femme à la tyrannie de l'homme. Ce qui eut naturellement des conséquences catastrophiques sur le futur destin de la femme. Le christianisme reprochait à la femme d'inciter l'homme à l'amour charnel. Les pères de l'Eglise du Moyen Age remplirent d'énormes grimoires pour tenter de prouver la nature pécheresse de la femme. Ils rendirent les femmes responsables de leur propre concupiscence. Et le peuple, simple et inculte, qui n'avait pas appris à penser par lui-même, croyait aveuglément les enseignements de l'Eglise.

En réalité, la corruption des mœurs n'en diminua pas pour autant. Au Moyen Age, la prostitution était florissante, et si nous examinons plus attentivement les mœurs de l'époque, nous découvrons bientôt que, sur le plan de la débauche, elles n'avaient rien à envier à notre siècle capitaliste bourgeois. Avec l'apparition de la « double morale » qui pesait de tout son poids sur la femme, le climat de bigoterie et d'hypocrisie ne cessa de s'aggraver. L'Eglise, l'homme de la rue, tous se mêlèrent des affaires conjugales, et c'est ainsi que débuta la persécution brutale des mères célibataires. Fréquemment, ces femmes attentèrent à leur vie ou à celle de leur enfant. Mais parmi les crimes que la religion chrétienne avait à se reprocher, les pires étaient cependant les procès de sorcières.

Le christianisme soutenait la paresse de l'esprit et le conservatisme, reculait devant toute innovation et considérait naturellement toute forme de travail intellectuel comme néfaste. Les sciences, par exemple, étaient persécutées parce que l'Eglise soupçonnait les savants capables de découvrir le charlatanisme religieux et de dessiller les yeux des croyants. Tous ceux qui exerçaient une influence spirituelle sur leur entourage sans porter soutane étaient énergiquement poursuivis par l'Eglise.

Mais les femmes, ces « instruments du diable », étaient en beaucoup de domaines nettement plus cultivées que les hommes. Le chevalier était tout à ses guerres, à ses actes de vandalisme et à ses débauches. Il se rendait coupable d'indescriptibles cruautés, mais de son cerveau il ne se servait guère. II laissait à d'autres le soin de penser. S'il avait péché, il s'en allait trouver son confesseur. Et celui-ci lui octroyait généreusement l'absolution. Chez les femmes issues de la noblesse, il en allait tout autrement. Leur culture plus élevée et les responsabilités qu'elles prenaient dans la conduite de l'économie féodale formèrent leur faculté de penser et les rendirent spirituellement supérieures à leurs maris. Le confesseur était forcé à d'autant plus de vigilance. Il devait à tout prix réussir à mettre leurs pensées et leur volonté sous son influence. S'il n'y parvenait pas, une lutte sans merci s'engageait entre le confesseur et la femme du chevalier. Et gare à elle, si le chevalier suivait les sages avis de son épouse au lieu d'écouter le mauvais conseil du prêtre ou du moine. L'Eglise ne pardonnait jamais une telle victoire à la femme. Elle la poursuivait et la persécutait sans relâche, guettant l'occasion propice pour la précipiter à sa perte. Ce qui n'était ma foi guère difficile pour un « bon chrétien », la femme n'étant de toute façon qu'un « instrument du diable » et une « source de tentation ». Même les bonnes qualités de cette femme devenaient pour le prêtre ou le moine autant d'armes dirigées contre elle. Lorsque, par exemple, une paysanne réussissait à guérir la maladie de sa voisine et gagnait de ce fait son respect et sa reconnaissance, l'Eglise voyait en elle une rivale, puisqu'elle pouvait exercer une influence spirituelle sur son entourage. C'est pour cela que l'Eglise s'empressa de susciter la méfiance à son égard : son travail était l'« œuvre de Satan » ou plus simplement encore de la « sorcellerie ». Plus une femme était intelligente et cultivée et plus elle avait de risques d'être qualifiée de sorcière par le clergé. A partir de là, l'Eglise mit en scène, pour plusieurs siècles, une série de procès de sorcières, au cours desquels des femmes furent persécutées et assassinées de manière épouvantable. Entre le XV° et le XVII° siècle, des milliers de prétendues sorcières montèrent au bûcher. Au cours d'une seule année, par exemple, sept cents « sorcières » furent brûlées vives dans la seule ville de Fulda, et dans la région entourant le lac de Côme, au nord de l'Italie, pas moins d'une centaine de femmes furent jugées pour avoir « commerce avec le diable ». Un ouvrage spécialisé, le Marteau de la sorcière, indiquait avec forces détails comment reconnaître facilement une sorcière et comment se comporter à son égard au cas où elle vous jetterait un sort. De nombreuses victimes de cette « dévotion » chrétienne s'effondrèrent sous d'horribles tortures et reconnurent d'invraisemblables histoires, naturellement totalement inventées. Elles affirmaient qu'elles avaient assisté à la « fête des sorcières » sur le mont Chauve, qu'elles avaient signé un pacte avec le diable, qu'elles s'étaient métamorphosées en animal, qu'elles avaient ensorcelé des hommes ou qu'elles leur avaient apporté le malheur et la maladie, etc.

Le simple peuple, inculte et abusé, croyait à tous ces « péchés », et le clergé y trouvait son compte. Pour nous, ce qui nous intéresse ici, c'est le fait que les femmes étaient alors tout autre chose que des filles obéissantes et des serviteurs de l'Eglise, sinon les esprits bornés n'auraient pas déployé une telle rage à leur égard lors des innombrables procès de sorcières. Ce n'est qu'avec le temps que les femmes furent définitivement apprivoisées, lorsque les conditions économiques lui ôtèrent toute initiative et qu'elle perdit ses facultés intellectuelles et pratiques. La persécution des femmes pour magie et sorcellerie débuta environ au milieu du Moyen Age. Ce processus une fois enclenché ne semblait plus vouloir s'arrêter. Il se poursuivit de nombreux siècles, même après que la femme eut été reléguée à ses fourneaux et fut réduite à n'être plus que le complément et le faire-valoir de son mari.

Nous résumerons la conférence d'aujourd'hui comme suit : du IX° au XV° siècle, donc à l'époque du féodalisme et de l'économie naturelle, la femme, bien que dépendante et dépourvue de droits, se trouvait dans une position bien meilleure qu'à l'époque suivante, annonçant l'économie capitaliste, et se caractérisant par l'essor du commerce, du capital et de la manufacture.

L'aristocrate, responsable de l'organisation domestique du château, jouissait de certains privilèges découlant de sa fortune. qui lui conféraient un pouvoir sur les autres classes de la société. Mais vis-à-vis de son mari, elle était totalement dépourvue de droits et, selon la loi, sa subordonnée. Il n'y avait pas d'égalité entre les sexes. L'artisane qui, dans sa spécialité comme représentante d'un métier productif, avait certains droits, n'en avait aucun au sein de sa famille où le pouvoir du maître de maison sur la femme et les enfants ne souffrait aucune discussion. Et il en allait de même dans la famille paysanne. Théoriquement, plus symboliquement et comme une nostalgie du passé, le paysan estimait sa femme, la reconnaissant comme conservatrice du clan et producteur principal de l'économie ; dans la pratique, le paysan traitait néanmoins sa femme comme sa servante ou son esclave. C'est ainsi que vivait la femme dans le système féodal.

Mais avant de pouvoir définitivement se débarrasser de ce lourd fardeau, le rôle de servante ou d'esclave dépourvue de tout droit, la femme dut encore subir de rudes épreuves, je veux dire par là qu'elle dut gagner sa vie comme esclave salariée sous la domination du capital. Le capitalisme permit à la femme d'accéder à un travail productif et créa ainsi la condition nécessaire à la lutte des femmes pour l'égalité des droits et sa propre libération. Mais la libération définitive de la femme n'est possible que dans un système de production plus développé de notre époque - le système communiste - en l'occurrence lorsque l'on emploiera utilement les forces de la femme de façon productive pour la collectivité.

V° conférence. La position de la femme durant l'époque florissante du capital marchand et de la manufacture[modifier le wikicode]

Camarades, nous allons passer aujourd'hui à l'analyse de la position de la femme dans la période de naissance du capitalisme. Lors de la dernière conférence, nous nous sommes occupées du féodalisme, du servage, du faible développement du commerce d'échange et de l'épanouissement de l'artisanat dans les villes. Nous avons découvert qu'à cette période - comme à toutes les périodes reculées du développement économique - le rôle de la femme dans la société et ses droits étaient dépendants de sa position dans la production. A l'époque du féodalisme et de l'économie naturelle, la plupart des femmes participaient à la production. L'économie familiale individuelle et privée tint les femmes éloignées du travail productif pour l'ensemble de la collectivité, les reléguant au seul travail productif destiné à l'entretien de la famille. Même si la femme dépensait une grande énergie dans ses activités ménagères et effectuait un dur travail corporel, son travail dans l'économie nationale n'était pas reconnu puisqu'elle ne pouvait pas en vendre les produits.

Nous avons remarqué aussi que la position de la femme dans la société variait au Moyen Age selon son appartenance de classe. La société de l'époque comprenait les classes suivantes : la noblesse, la bourgeoisie (au sens habitants des bourgs ou citadins), la paysannerie et les serfs.

La paysanne serve avait, pour les mêmes raisons que son mari, le paysan serf, perdu ses droits. L'homme et la femme étaient dépendants et sans droits. Le paysan en Allemagne, par exemple, respectait d'une certaine façon la femme, étant donné que la tradition populaire avait conservé des éléments de sa fonction précédente dans l'économie naturelle. En revanche, chez les tribus nomades de l'Antiquité, la femme était uniquement esclave et servante de son mari (la paysannerie russe a été imprégnée fortement par les us et coutumes des nomades).

Avec l'avènement de la propriété privée et de la famille, le patriarcat s'imposa également dans la paysannerie, et l'activité de la femme se limita de nouveau au seul travail ménager. Des bourgeoises prirent activement part à la production. Mais elles étaient loin d'être la majorité. L'artisane libre, comme membre d'une corporation, bénéficiait de certains droits dans la mesure où sa production contribuait à augmenter la prospérité de la ville.

Cependant, dans la famille, elle restait sous la coupe de son mari ou de son père qui demeurait soutien de famille comme par le passé. Aussi longtemps que la majorité des femmes dépendaient du travail des hommes et exécutaient des travaux qui, dans l'économie nationale, n'occupaient qu'une place secondaire, leur mise en tutelle demeura inchangée.

Dans la classe des seigneurs et grands propriétaires terriens, la femme vivait sous la domination de son mari ; elle jouissait pourtant d'un certain prestige puisqu'elle était responsable de l'organisation de l'économie domestique féodale. Mais c'est justement à l'époque du féodalisme que l'économie naturelle recula en faveur de l'économie d'échange et que se développa l'artisanat. L'argent s'imposa alors comme monnaie d'échange et le nombre des serviteurs qui exécutaient des travaux contre paiement se multiplia rapidement. De ce fait, la femme comme organisatrice économique perdit considérablement de sa valeur. Il devint inutile de continuer à emmagasiner avec compétence des provisions pour plusieurs années ou de surveiller la production domestique à l'intérieur du château. L'inspection et le partage méthodiques des réserves de provisions étaient devenus autant d'activités superflues, puisque la plupart des besoins pouvaient être assouvis sans trop de difficultés par une tournée d'achats dans la ville commerçante et artisanale voisine. Les châteaux forts qui, entre le IX° et le XII° siècle, étaient encore des unités d'économie fermées sous la direction de la châtelaine devinrent de véritables nids de brigands. La chevalerie ne cherchait plus qu'à augmenter au maximum ses profits, en vue d'équiper le château et ses habitants de tout le luxe possible et imaginable. Ce qui ne pouvait se faire que si elle suçait la paysannerie jusqu'au sang et imposait lourdement la bourgeoisie des villes. Les femmes des aristocrates finirent par mépriser toute forme de travail et renoncèrent même à s'occuper de leur propre ménage. Elles en abandonnèrent la direction à leurs serfs ou à leurs domestiques. La tâche de ces femmes se réduisait à jouer les « pondeuses » et à mettre des enfants au monde.

Ayant atteint son point culminant, la forme économique féodale ne tarda pas à devenir un frein au développement ultérieur des forces de production. Il en était de même pour le travail des serfs. Le nouveau système économique qui était en train de naître cherchait à tirer un profit maximal des opérations de commerce et d'échange. Selon les lois incontournables du développement économique, le système existant devint périmé et fut remplacé par un autre, fondé sur le commerce d'échange, le capitalisme.

Je vous demande encore un peu de patience. Avant de passer à l'analyse de la position de la femme au sein du capitalisme, il faut que vous puissiez voir clairement que le capitalisme n'est pas apparu brusquement, dans toute sa force, comme nous le connaissons aujourd'hui. Au cours de son développement, il a suivi naturellement différentes étapes. Il débuta par un processus de concentration du capital, aussi bien dans le commerce (à l'époque le capital commercial était aussi le plus rentable) que dans la manufacture. Vers la fin du XVIII° siècle, la manufacture évolua progressivement vers la forme de l'usine et de l'entreprise industrielle. C'est alors que le capital industriel prit le pas sur le capital commercial et devint le facteur de plus en plus dominant de l'économie. Nous assistons alors à une période de concurrence illimitée où petits et gros producteurs se livrèrent une lutte sans merci. Les petits producteurs furent impitoyablement ruinés par le grand capital, et le marché du travail regorgea en permanence d'un surplus de main-d'œuvre disponible. Au XIX° siècle, les entreprises fusionnèrent sous forme de trusts qui s'imposèrent parallèlement à la victoire de la grande production. Par ailleurs, une force jusque-là inconnue apparut dans le système économique capitaliste, à savoir le capital financier.

La surproduction des pays les plus développés et la recherche de nouveaux débouchés pour le capital accumulé poussèrent les États capitalistes à une politique de conquête coloniale. Dès lors, le système capitaliste ayant atteint son point culminant ne peut plus que s'effondrer, étant donné la nécessité de poursuivre l'accroissement des forces productives réclamé par le développement économique. Or, le système capitaliste empêche justement le déploiement de ces forces et ne laisse aucune place à la créativité économique de la classe ouvrière, devenue principale classe productrice. Il ne reste en somme qu'une seule issue : un système économique plus développé doit réussir à s'imposer, permettant l'épanouissement de l'activité créatrice économique et le développement complet du potentiel de travail de la collectivité laborieuse, c'est-à-dire le communisme. Je me suis volontairement un peu éloignée du sujet, parce que je voulais vous donner une vue d'ensemble - même grossière - de l'histoire du développement capitaliste.

Mais nous retournerons maintenant au début de ce processus de développement, à la période de naissance du capitalisme commercial. C'est alors que s'intensifia la lutte entre le féodalisme et le capitalisme, ce dernier rendant caduque l'économie naturelle. Dans certains pays, comme en Italie, ce processus s'acheva au début du XII°siècle ; dans d'autres pays, comme en France et en Angleterre, il ne débuta pas avant le XIV° siècle et se prolongea en Allemagne tout le XVII° siècle, jusqu'au milieu du XVIII° siècle. En Russie, cette évolution ne s'amorça qu'au début du XVIII° et se poursuivit jusqu'au XIX° siècle. En Asie, il est actuellement toujours en cours. L'inégalité du développement capitaliste dans les différents pays peut s'expliquer par une série de circonstances, mais qui restent le plus souvent le domaine du hasard. Dans l'ensemble, le premier stade du développement capitaliste se déroula partout de la même manière. Mais, comme ce stade pesait d'un poids décisif sur le destin des futures générations féminines, nous nous occuperons maintenant tout spécialement de celui-ci.

Qu'est-ce qui caractérisait le système capitaliste ? Par quoi se distinguait-il des stades de développements économiques précédents ? Le capitalisme ne reposait plus sur le travail des paysans serfs, mais sur celui de salariés libres. Lors de l'économie naturelle, où le commerce d'échange n'était que faiblement développé, la production était orientée vers la satisfaction des besoins vitaux et non vers la vente. Dans la production artisanale, l'artisan travaillait sur commande et pour une zone de débouchés limitée. Il ne vendait pas sa force de travail, mais le produit de celui-ci. Sous le système de production capitaliste, le salarié vendait sa force de travail au capitaliste. Pendant l'âge d'or de l'artisanat, le maître n'était nullement intéressé par l'augmentation de la productivité. Les prix étaient fixés par la corporation, et il n'avait pas à se soucier des commandes. Les forces productrices n'augmentèrent que lentement. Dans le capitalisme, l'entrepreneur ou, selon le cas, l'intermédiaire recherchait le profit sans relâche, ce qui signifie qu'il se préoccupait aussi bien d'élargir ses débouchés que d'augmenter la productivité. Cette dernière put être obtenue par une plus grande exploitation des ouvriers, mais aussi par l'introduction de nouvelles formes de travail - par exemple le système de la manufacture et le développement de la technique. Alors que les maîtres de corporation cherchaient à limiter de toutes les manières passibles l'augmentation du nombre des apprentis, puisqu'ils craignaient la concurrence, les capitalistes, au contraire, cherchaient à disposer du plus grand nombre possible de travailleuses. Si bien que les forces de travail peu coûteuses étaient très recherchées, et cette demande fut également à l'origine de la participation des femmes à la production.

Les tous premiers débuts du capitalisme, soit entre le XIV° et, selon les cas, le XVII° ou le XVIII° siècle, furent des temps très durs pour ceux qui n'avaient pas la chance d'appartenir à la classe possédante. C'était une période sombre et mouvementée, riche de significations pour les hommes, mais où les guerres intestines entre l'aristocratie dégénérée et la bourgeoisie montante marquaient l'anéantissement du système de production précédent.

La naissance de ce nouveau système économique ne se fit pas sans dommages. Villes et villages furent réduits en cendres. Les mendiants, vagabonds et autres sans-logis se multiplièrent de façon alarmante. Pendant une période relativement brève, les femmes seules furent jetées sur le marché du travail. Femmes d'artisans ruinés, paysannes cherchant à se soustraire aux trop lourdes charges des seigneurs, veuves innombrables d'innombrables guerres civiles et nationales, sans oublier la cohorte grouillante des orphelins, les femmes affamées engorgèrent les villes où elles se réfugièrent en masse. La plupart d'entre elles sombrèrent dans la prostitution, tandis que les autres proposèrent leurs services aux maîtres artisans avec une opiniâtreté devenue inhabituelle de nos jours. Ayant réussi à s'introduire dans la place, elles s'employèrent à consolider leur position. C'était souvent des veuves ou filles de veuves qui> par leur adresse au travail ou leur ruse, comptaient bien trouver à l'atelier un mari à leur convenance. La ruée des forces de travail à bon marché dans les ateliers était telle au XIV° siècle et au début du XV° siècle que les corporations, pour mettre un frein à la concurrence féminine, furent obligées de réglementer leur accès aux métiers artisanaux. Certaines corporations dissuadèrent leurs maîtres de prendre des femmes en apprentissage. On alla même jusqu'à interdire aux femmes l'exercice de certains métiers. En France, par exemple, une loi émise en 1640, défendit aux femmes de fabriquer des dentelles aux fuseaux alors qu'il s'agissait pourtant là d'un métier typiquement féminin.

La faim, la pauvreté et l'absence de logis obligèrent les femmes à se soumettre aux lois dirigées contre elles. Elles se résignèrent aux travaux qui n'étaient pas encore exclusivement réservés aux hommes et, comme leurs chances de réussite étaient faibles, elles en arrivèrent à sous-estimer la valeur de leur propre force de travail. Ce qui eut pour résultat d'aggraver encore leurs conditions de vie. Il n'est donc pas étonnant qu'à partir de la fin du XIII° siècle, le nombre des couvents se multiplia de façon inhabituelle. Le couvent était un refuge sûr pour les paysannes ou les citadines seules et sans défense. Elles y étaient protégées de la pauvreté et de la violence des classes dirigeantes. Mais les femmes de haut rang se retirèrent aussi dans les couvents pour échapper au despotisme de leur mari ou de leur père. Au bas Moyen Age s'ouvrirent des refuges pour femmes seules, appelés béguinages. Ils étaient financés en général par les dons de riches bienfaiteurs cherchant ainsi à racheter leurs péchés et à s'assurer une place dans l'au-delà. Les béguinages étaient des sortes de communautés de femmes travailleuses, animées par un esprit religieux strict. Les habitantes de ces maisons menaient une vie d'abnégation et s'engageaient à exécuter tout le travail qu'on leur confiait. Elles portaient un costume spécial et sur leur tête un fichu blanc, ou béguin, en guise de coiffe qui les distinguait des autres femmes de la ville. C'est pour cette raison qu'on les appelait les béguines. Elles devaient s'acquitter de toutes les tâches - visiter les malades, coudre, filer, etc. - que les bourgeois exigeaient d'elles. Les béguinages fleurirent entre le XIII° et le début du XV° siècle, puis disparurent. La principale cause de leur désaffection étant l'apparition des ateliers de manufacture vers lesquels les femmes seules se tournèrent désormais. C'est ainsi que tout au long des XV° et XVI° siècles, donc jusqu'à une époque plus tardive, les femmes tentèrent de se regrouper dans des associations diverses pour lutter contre l'aggravation de leurs conditions de travail et de vie.

Les XV° et XVI° siècles ont été baptisés du nom prestigieux de Renaissance. Il serait plus juste de nommer cette époque « période de la formation du capitalisme ». L'économie naturelle et autarcique était révolue. Les forces productives exigeaient un autre système économique pour continuer à s'épanouir. Le capital commercial naissant cherchait de nouveaux moyens pour augmenter ses profits. Le grand propriétaire terrien faisant marcher ses serfs à coups de trique fut remplacé par un autre personnage, l'entrepreneur intermédiaire, qui achetait la force de travail des pauvres, obligeant le prolétariat en croissance constante à lui remplir les poches. Les premières victimes de cette couche d'entrepreneurs rapaces en pleine expansion furent bien évidemment les femmes, sans appui et sans protection. C'est alors que naquit, parallèlement à la production artisanale placée sous le régime des corporations, une toute nouvelle branche de l'économie, le « travail à domicile ». II se développa entre le XV° et le XVII° siècle dans presque tous les pays européens.

Le travail à domicile représentait une forme transitoire entre l'artisanat et le travail salarié. II se distinguait de l'artisanat par le fait que celui-ci ne nécessitait pas d'intermédiaire entre le produit et son acheteur. En revanche, dans le travail à domicile, le producteur distribuait son produit par l'intermédiaire d'un acheteur accaparant un marché précis. L'ouvrier à domicile renonça donc à une certaine part de son bénéfice au profit de l'intermédiaire. Pour pouvoir subvenir décemment à ses besoins, l'ouvrier, en l'occurrence l'ouvrière fut obligée d'augmenter sans cesse son propre rendement. Ce qui entraîna une augmentation générale de la productivité en même temps qu'une nouvelle forme d'exploitation.

Dans la mesure où s'accrut le nombre d'ouvriers à domicile qui, pour pouvoir se nourrir, devaient produire de plus en plus, il devint non seulement nécessaire de vendre ses produits à l'acheteur intermédiaire, mais aussi de réclamer à celui-ci la fourniture du matériel de travail. Ce qui signifia le passage au travail aux pièces ou travail salarié.

Entre le XI° et le XIV° siècle, dans les grandes villes italiennes, à côté de l'artisanat déclinant se répandit toute une série d'industries à domicile. En particulier des industries de tissage, de filage, de broderie sur soie et autres branches du travail qui occupaient particulièrement les femmes. En Flandres, partie de la Hollande, et en Angleterre, naquit aux XV° et XVI° siècles la confection de vêtements et de textiles. La production était aux mains des entrepreneurs qui embauchaient des ouvriers à domicile. Les femmes démunies et sans ressources n'étaient cependant pas les seules à être ainsi associées à la production. Le travail à domicile offrit à la paysanne la chance de travailler, sans pour cela être obligée de quitter sa maison ni sa famille. Le travail à domicile devint, à l'époque où les exigences du grand propriétaire terrien ne cessaient de croître, un important apport économique pour la population laborieuse des campagnes. Mais, à mesure qu'augmentait le nombre des hommes qui avaient accès à la production, les méthodes d'exploitation des entrepreneurs empiraient, aggravant encore le sort des pauvres. La situation des femmes était particulièrement désolante. Les entrepreneurs savaient parfaitement qu'ils pouvaient faire de ces pauvresses ce qu'ils voulaient. Ils pouvaient, par exemple, menacer la paysanne en fuite de la livrer à son seigneur ou dénoncer la citadine esseulée pour prostitution et vagabondage, ce qui entraînait pour elle des sanctions sévères et humiliantes. C'est pour cela que les ouvrières à domicile et, plus tard, les salariées des manufactures acceptèrent les conditions dictées par ce suceur de sang que fut l'intermédiaire.

Lors de l'apogée de l'artisanat, si dans la famille la femme était sans droits et sous la tutelle de son mari, cependant comme membre et productrice de la corporation, elle jouissait du respect et de la considération de tous. L'ouvrière à domicile perdit ce privilège. Son dur labeur - car elle travaillait du matin jusque tard dans la nuit - ne revêtait aux yeux de l'entrepreneur qu'une valeur d'appoint à son travail ménager. Les réglementations des corporations, aussi modestes soient-elles, qui protégeaient le travail des femmes dans les ateliers d'artisanat, ne furent bientôt plus appliquées pour les ouvrières à domicile. Et il n'en va pas autrement de nos jours : les femmes devant gagner leur vie par des travaux à domicile sont les plus désavantagées. La qualification d'exploitation sanguinaire pour le système du travail à domicile est donc tout à fait justifiée.

Le plus pénible dans le travail à domicile, c'était, d'une part, les interminables journées de travail et, d'autre part, les bas tarifs horaires. La concurrence de plus en plus grande entre les travailleuses à domicile inorganisées et la crainte de perdre les commandes des entrepreneurs les amenèrent à effectuer des journées de quatorze et même quinze heures de travail. Mais les revenus n'augmentaient pas en proportion, bien au contraire, si bien que les ouvrières à domicile et leurs familles continuèrent à s'appauvrir. La femme vendait maintenant son corps au grand jour. La prostitution hors des maisons closes se répandit massivement dans les villes où le capitalisme naissant avait réussi solidement à s'incruster.

Souvent, ces entrepreneurs, trafiquants et négociants, étaient des hommes audacieux et hardis. Dans leur quête permanente de nouveaux marchés, ils accomplissaient de longs et dangereux voyages d'exploration et agrandirent ainsi leur horizon. La recherche de ces marchés permit la découverte de l'Amérique (1493) et ouvrit la route de l'Inde au trafic maritime. La classe capitaliste active et en pleine expansion garantissait le développement de la science et la liberté de pensée. Les faiblesses qui avaient présidé autrefois à la naissance du système capitaliste, c'est-à-dire l'inertie, l'assujettissement et la croyance aveugle aux valeurs de droit et de morale séculaires, freinaient dorénavant le développement économique. La bourgeoisie montante se débarrassa rapidement de ces notions périmées. Elle ébranla le bastion de l'Eglise catholique dominante et força les représentants de l'Église à reconnaître la puissance monétaire. Ils remirent en question jusqu'à l'infaillibilité du pape. La bourgeoisie déploya dans les guerres de religion le drapeau de la rébellion et lutta contre le pouvoir des grands propriétaires terriens et du féodalisme. La bourgeoisie réussit également à imposer la conception selon laquelle le capital est un bien plus précieux que la propriété terrienne à la rentabilité incertaine.

Cette période de transition vers un tout nouveau système fut secouée par d'innombrables crises. Mais c'était aussi une époque riche et brillante, qui mit un terme à l'atmosphère sombre, étouffante et brutale du Moyen Age. Lorsque l'humanité eut découvert les lois de rotation des étoiles et autres vérités scientifiques de base, la science et la pensée se développèrent rapidement. Depuis que la société n'était plus divisée en états (noblesse, clergé, tiers état), les richesses rapidement acquises se concentrèrent aux mains d'une minorité, tandis que la grande majorité s'appauvrit de façon particulière. Il n'existait plus alors que deux classes principales qui se dressaient avec hostilité l'une contre l'autre : la classe des possédants et celle des non-possédants. La naissance de l'économie monétaire incita les seigneurs à remplacer les corvées journalières effectuées en nature par le prélèvement d'impôts en argent extrêmement lourds pour les paysans. Ce qui contribua à tendre encore les rapports entre propriétaires terriens et paysans. Ceux-ci se rebellèrent ouvertement contre les seigneurs. Ils rallièrent la « religion nouvelle », c'est-à-dire le luthéranisme, le calvinisme et autres doctrines. Toute l'Europe fut ravagée par un raz-de-marée de guerres paysannes. Dans les villes, la population se divisa en deux camps : d'un côté, les représentants du capital commercial, les riches ; de l'autre, les artisans des corporations et les travailleurs à domicile. Une sourde lutte s'engagea entre les deux camps. Les commerçants aisés dirigeaient la ville. Plus tard, ils étendirent leur pouvoir sur les environs, où les paysans appauvris cherchaient péniblement à réunir par le travail à domicile l'argent nécessaire au paiement des impôts et redevances de toutes sortes. La vie n'était qu'un combat sans répit et désespéré pour l'existence, une compétition et une lutte permanentes. Le monde vieillissant du féodalisme s'écroula. Le capitalisme n'en était cependant qu'à ses premiers vagissements.

Quelle fut la position économique de la femme dans cette époque de crise économique ?

Dans la nouvelle législation des XIV° et XV° siècles, la femme fut, comme par le passé, considérée comme un être mineur et dépendante de l'homme. Comparée aux us et coutumes du Moyen Age, la position de la femme s'était plutôt aggravée au cours de la fastueuse période de la Renaissance. Dans l'intérêt du capital, les richesses accumulées ne pouvaient être morcelées entre d'innombrables héritiers, c'est pourquoi les filles perdirent leur droit à l'héritage. A l'époque de la chevalerie, la femme avait été propriétaire légale de sa dot. Les législateurs de la Renaissance, pour garantir le processus de l'accumulation du capital, décidèrent que la totalité des possessions de l'épouse iraient à son époux. On émit des lois qui sanctionnaient la prostitution, mais sans tenir compte des conditions qui poussaient les femmes à exercer ce métier. Le nouvel ordre social, conséquence de la prise de pouvoir de la bourgeoisie, n'arracha nullement la femme à la tyrannie du Moyen Age et n'amena aucune amélioration à ses conditions de vie. L'ancienne absence de droits, la subordination et l'exploitation continuèrent à régner, mais sous des formes différentes et inconnues jusque-là.

Dans cette période mouvementée et contrastée, nous rencontrons des types de femmes diamétralement opposés. D'un côté, le cortège de femmes affaiblies par le travail et les soucis, absolument dépourvues de droits, résignées et soumises à leur " bienfaiteur " ; d'autre part, les femmes parasites et désœuvrées nageant dans le luxe et avides de distractions de toute sorte pour tenter d'échapper à leur ennui. Ces dernières, les épouses de comtes et de princes occupés à dilapider leur fortune, abandonnèrent bien sûr le soin de leur ménage et de leur progéniture à la domesticité. Certes, ces parasites n'avaient pas plus de droits que les précédentes, mais tant que le pouvoir de l'argent et du titre leur garantissait une vie agréable, il leur était aussi nettement plus facile de s'en passer. Le mariage restait pour elles une affaire commerciale, une simple affaire d'argent. L'influence de l'Église s'étant relâchée, ces dames cessèrent de consulter les prêtres pour leurs affaires de cœur. Après tout, il existait d'autres voies pour contourner la loi. La vigoureuse période de la Renaissance offrait un tableau bigarré de débauches et d'excès amoureux en tout genre. Les écrivains de l'époque, dont le grand écrivain satirique et historien Boccace, décrivirent honnêtement et sans ménagement le climat d'immoralité qui régnait alors.

A l'époque de la Renaissance, les femmes de la classe dominante devinrent des créatures sans âme, hypocrites, orgueilleuses et inutiles, dont la seule fonction consistait à distraire les hommes. Ces parasites de la société ne s'intéressaient qu'à la mode et aux distractions. Les nonnes du Moyen Age, préoccupées de « vérités éternelles » , étaient de très loin supérieures à ces femmes, de même que les châtelaines responsables de la bonne marche de l'économie domestique féodale et qui participaient courageusement à la défense du château en cas d'attaques ennemies.

D'un côté - côté lumière -, retentissaient les rires et les gazouillis des belles harnachées de soie et de pierreries, en quête de divertissements. De l'autre - côté ombre - dans les couches les plus défavorisées de la population, les paysannes et les ouvrières à domicile menaient une vie misérable, courbées sous le poids d'un travail excessif. Même l'artisane appartenant à une corporation puissante, avec la concurrence qui ne cessait de croître, craignait pour son avenir, car elle risquait à tout moment de se retrouver à la rue. Tandis que les uns s'amusaient et festoyaient, les autres souffraient de l'insécurité, de la pauvreté et de la faim. Ce fut effectivement un siècle riche de contrastes et de bouleversements divers. La société connut alors une nouvelle répartition des classes, la puissance de l'argent s'affermit et la force de travail libre devint une marchandise négociable.

Mais la Renaissance n'avait pas que des aspects négatifs. Car, en cette période de bouleversements intenses, s'ouvrirent aussi les vannes de la créativité humaine dans les domaines les plus variés, depuis les nouvelles méthodes de production jusqu'aux conquêtes de la science et de la philosophie. Raison et volonté humaines cherchèrent et expérimentèrent de concert.

Jamais, jusque-là, l'individualité humaine n'avait acquis une telle valeur. Dans les cultures grecque et romaine, l'individu était reconnu comme citoyen de l'État, mais non pas comme un être humain. Au Moyen Age, la valeur d'un homme était fonction de son rang social et de ses titres. La bourgeoisie montante réclamait dorénavant le droit à la reconnaissance individuelle. Dans la première période de l'accumulation du capital, la fortune du marchand ou de l'entrepreneur était encore considérée comme le résultat de son travail et de ses dons personnels, opiniâtreté, courage, détermination, puissance d'esprit et de volonté. C'est pourquoi la bourgeoisie estimait que, si la fortune était supérieure au rang et aux titres, les dons, les mérites et les réalisations individuelles indépendantes des origines familiales l'étaient aussi. Ces nouvelles conceptions jouèrent également un rôle dans la relation à, la femme, même si ce n'est qu'à l'intérieur de la bourgeoisie. En effet, il n'était d'aucun intérêt que les plébéiens, travailleurs asservis de la société, puissent avoir une « personnalité humaine » .

Au cours de cette période de transition, la femme distinguée jouissait, au sein de la bourgeoisie montante, d'une certaine reconnaissance, ainsi que de certaines libertés. Ces femmes ne pouvaient pas seulement tuer leur temps dans d'innombrables fêtes et réunions mondaines, elles avaient aussi librement accès, si elles le désiraient, aux études scientifiques et philosophiques. Elles pouvaient également élargir leurs connaissances au contact des célèbres penseurs de leurs temps, et, au cas où elles en éprouvaient le désir, prendre une part active à la politique C'est ainsi que la Renaissance eut aussi son contingent de femmes fortes et expressives. De nombreuses femmes entretinrent une correspondance suivie avec des philosophes et des poètes de leur temps. Autour d'elles se réunirent des personnes progressistes et partageant les mêmes idées. Elles protégèrent et encouragèrent de leur amitié de nombreux érudits, artistes et poètes.

Lors des guerres civiles, les femmes combattirent vaillamment aux côtés des hommes, et cela dans les deux camps. Elles participèrent aux guerres de religion qui mirent toute l'Europe à feu et à sang et qui furent au cœur de la lutte entre le féodalisme et la bourgeoisie. Elles surprirent souvent leurs ennemis par leur grande résistance et leur opiniâtreté, Les guerres civiles du XVI° siècle (je veux dire la lutte entre les huguenots bourgeois et les catholiques nobles en France, l'affrontement entre les luthériens et les adeptes de l'Église catholique en Allemagne, entre les catholiques et les protestants en Angleterre, etc.), les guerres civiles donc arrachèrent souvent les femmes à leur foyer. Elles perdirent non seulement tous leurs biens, mais elles furent massacrées, emprisonnées ou condamnées au bûcher, côte à côte avec leurs corréligionnaires " hérétiques ".

Les femmes ne reculèrent pas pour autant devant les tourments engendrés par les guerres civiles. Leur instinct de classe l'emportait sur leur passivité, leur soumission et leur résignation habituelles. Tout aussi typique fut le fait que les hommes, qui avaient prêché auparavant que la place des femmes était au foyer, cherchaient alors à obtenir leur adhésion et à les entraîner dans le tourbillon des luttes sociales et politiques.

Les réformateurs religieux (Luther, Calvin et Zwingli) avaient des épouses qui ne se contentaient nullement de leurs seuls travaux ménagers. Elles étaient aussi leurs élèves et leurs adeptes enthousiastes. De toute manière, la femme jouait un rôle important lors de la Réforme de l'Église. A vrai dire, la Réforme, qui lutta contre l'autorité du féodalisme, ouvrit la voie à la bourgeoisie. Les épouses de hauts dignitaires appuyèrent à la cour les nouvelles religions. Parfois même des reines engageaient secrètement leurs propres prêtres protestants, c'est-à-dire les idéologues de la bourgeoisie. Elles propageaient les nouvelles religions, participaient aux conspirations et aux réunions secrètes et élevaient leurs enfants dans l'esprit de la nouvelle classe. Les femmes étaient souvent des adeptes plus zélées des nouvelles religions que les hommes. Elles écrivaient des ouvrages pour la défense du protestantisme, affrontaient les tortures de l'Inquisition avec le même héroïsme que les martyrs de la première communauté chrétienne et encourageaient, par leur résistance, les faibles et les hésitants.

De nombreuses femmes issues des classes féodales soutinrent la Réforme. Ce qui est facilement explicable. La bourgeoisie, en prenant le pouvoir, avait asséné un coup mortel au droit paternel, c'est-à-dire à la toute-puissance de l'homme sur sa femme et ses enfants. Elle promit à la femme appartenant à la classe aisée la reconnaissance de son individualité et de ses droits humains. C'est pourquoi la femme était aussi passionnément acquise aux réformateurs et aux humanistes, les pionniers de leur temps. C'est ainsi que l'on vit apparaître des figures comme Renée de Ferrare, fille du roi de France, qui renonça à son titre et à sa fortune et rallia le protestantisme. Des aristocrates russes, comme sa Morosova, tinrent tête au tsar et adhérèrent au mouvement démocratique populaire Avvakoum (l'archiprêtre Avvakoum, mort en 1682, fut le fondateur d'une secte russe). Wilhelmine, la fille du roi de Bohême, fonda une secte et fut fermement persuadée qu'elle était elle-même l'incarnation du Saint-Esprit. Après avoir bénéficié d'une solide instruction, elle quitta son pays pour se rendre à Milan où, grâce à son talent d'orateur, elle gagna de nombreux adeptes, dont des prêtres, des moines et des archevêques. Sa secte s'appela la Wilhelmine en l'honneur de sa fondatrice. Toutefois, après sa mort, son corps fut brûlé sur ordre du pape.

A Florence, apparut une autre secte, la Catherine, fondée par une florentine, également réputée pour ses talents d'orateur. Les chroniqueurs la décrivirent ainsi : « Ses paroles lui gagnèrent de nombreux adeptes. »

Les femmes avaient alors une influence notable sur la politique. Si certaines d'entre elles embrassèrent la foi nouvelle, les autres défendirent avec non moins d'acharnement les principes et les prérogatives immuables de la classe féodale. C'est ainsi qu'entre le XVI° et le XVIII° siècle, des femmes exercèrent une influence directe ou indirecte sur la politique française. Ce fut le cas pour l'intelligente et rusée Catherine de Médicis, catholique convaincue et intrigante sans scrupules (c'était elle qui fut responsable de la nuit de la Saint-Barthélemy, où les protestants furent massacrés par traîtrise), de même que pour Anne d'Autriche, qui rivalisa avec le puissant Richelieu. Deux reines, Elisabeth d'Angleterre et Marie Stuart d'Ecosse furent chacune à la tête de deux groupes antagonistes : d'un côté l'Ecosse féodale attardée ; de l'autre l'Angleterre progressiste où l'industrialisation était plus avancée. En Russie, Sophie, fille du tsar Alexis I° et sœur de Pierre le Grand, fut l'inspiratrice de la conjuration qui devait s'opposer à la limitation des prérogatives des boyards.

La comtesse Mackintosh commandait les troupes des partisans des Stuart, son mari dirigeait les troupes de l'opposition, c'est-à-dire l'armée protestante de la reine Elisabeth. Lorsque le «colonel Anna » rencontra son époux fait prisonnier, elle se découvrit selon l'usage et l'accueillit en ces termes : « Je suis à votre disposition, capitaine », sur quoi celui-ci répondit : « Je suis à votre service, colonel. »

L'histoire fourmille d'exemples de femmes ayant participé activement aux combats sanglants des guerres civiles. C'est pourquoi il n'est pas davantage surprenant de rencontrer des femmes qui siégeaient au Parlement ou qui s'acquittaient, en dépit de leur position subalterne et sans droits, de missions diplomatiques. La France mandatait Mme Delhay comme ambassadrice à Venise et Mme Gabrielle occupa le même poste en Pologne. Lors des délibérations extrêmement délicates qui présidèrent à l'élection du duc d'Anjou comme roi de Pologne, Catherine de Clairmeau, diplomate remarquable, dirigea la délégation française.

A la période de la Renaissance et de la Réforme, les femmes ne se contentaient pas de faire de la politique ni de participer activement aux guerres civiles. Elles exerçaient aussi une grande influence sur les sciences, les arts et la philosophie. L'Italie de cette époque fut le berceau de découvertes extraordinaires, la patrie de penseurs et de créateurs dont l'influence fut énorme. Grâce à la situation géographique favorable de ce pays, le capital marchand s'y développa plus tôt qu'ailleurs, entraînant bientôt dans son sillage, le capital industriel. C'est à l'orée du XIII° siècle que nous rencontrons dans les florissantes villes italiennes les premières manufactures. Dans un pays économiquement aussi développé, l'influence de la bourgeoisie augmenta rapidement et les femmes qui s'étaient forgées une réputation par leurs travaux intellectuels ou artistiques n'étaient pas des exceptions.

De nombreux historiens qualifièrent le siècle de la Renaissance de siècle des « femmes savantes ». Nous pourrions citer par exemple Olympia Moratoro, fille d'un professeur de Fer rare, qui possédait une solide formation scientifique et qui improvisait des conférences remarquablement vivantes et imagées. Olympia était très amie avec Renée de Ferrare, une des premières adeptes du protestantisme. Elle-même se prononça pour la nouvelle religion, épousa un savant et traversa avec lui les épreuves de la guerre civile. Citons un autre cas, celui d'Isotta Nogarola qui fut si célèbre dans toute l'Italie pour ses talents d'oratrice que le pape lui-même reconnut publiquement l'intérêt qu'il portait à ses conférences.

Hippolyte Sfoza était mécène et activiste politique. Vittoria Colanna était liée d'amitié avec Michel-Ange sur lequel elle exerça une grande influence. Elle jouissait de l'admiration de nombre de ses contemporains et fut décrite comme une haute figure spirituelle, pleine de majesté et de grâce. A la même époque, les deux théologiennes, Isabelle de Colonne et Juliane Morelli, se faisaient un nom en Espagne. L'Angleterre, où la Renaissance n'apparut que plus tard, était réputée au XVI° siècle pour l'instruction de ses femmes. Les reines d'Angleterre maîtrisaient parfaitement le latin, et la grande culture de lady Jane Grey n'était un secret pour personne. La mère du philosophe Bacon, fille du précepteur d'Henri VIII, fut remarquée pour ses extraordinaires connaissances scientifiques. Et l'on peut dire la même chose de Maria Sidney, la fille de l'utopiste Moore. Marguerite de Navarre, reine de France, était renommée comme écrivain de l'école italienne. Sa correspondance reste aujourd'hui encore partiellement intéressante. Anne Dacier, fille d'un philosophe érudit, traduisit Homère et célébra dans ses traités la beauté impérissable des épopées de l'Iliade et de l'Odyssée.

Les femmes cultivées passaient pour être attirantes. Molière écrivit une satire, l'Hôtel Rambouillet, où il ridiculisait les femmes s'intéressant aux sciences en les qualifiant de bas-bleus.

Pour ce qui concerne l'Italie, la Renaissance fut une période où les femmes bénéficièrent par moments d'une formation plus poussée. Il n'est pas possible d'attribuer cela uniquement à la mode ou à l'engouement. Le fait qu'il y eut tant de femmes qui cherchèrent à conquérir une existence autonome au moyen de l'étude et de la connaissance avait bien entendu des causes purement économiques et sociales. La guerre civile et l'effondrement des conditions de production qui avaient régné jusqu'ici avaient affaibli la force de résistance de l'institution familiale. Le raz-de-marée de la révolution économique jeta de plus en plus de femmes dans la lutte pour la survie, non seulement les femmes des classes défavorisées, mais aussi des membres isolés de la bourgeoisie et même parfois de la noblesse. Les femmes des paysans et les épouses des artisans ruinés travaillèrent dans l'industrie à domicile. Cependant, les femmes de bonnes familles, grâce à leur savoir et à leur formation, tentèrent d'embrasser une carrière scientifique ou littéraire pour s'assurer ainsi une certaine sécurité matérielle. De nombreuses femmes célèbres étaient alors elles-mêmes filles de professeurs, d'écrivains, de théologiens ou de savants. Ces pères s'étaient préoccupés de donner à leurs filles la meilleure arme pour la lutte pour la vie, c'est-à-dire le savoir. En cette époque troublée, le mariage n'était plus une garantie suffisante pour assurer leur sécurité. Les femmes devaient songer à se prémunir contre la pauvreté et la privation matérielle toujours menaçantes et se préparer à gagner leur vie par leurs propres moyens. Il était donc tout naturel pour ces femmes d'entreprendre une formation plus poussée et de réclamer une égalité de droits. Elles allèrent même parfois jusqu'à affirmer dans leurs argumentations que la nature féminine était supérieure à la nature masculine. Cette conception fut répandue en France au XV° siècle, par exemple par Christine de Pisan (auteur du Dit de la rose, poèmes dirigés contre la seconde partie antiféministe du Roman de la Rose et de la Cité des dames).

Au XVII°siècle, l'anglaise Mary Astell adopta des positions nettement plus agressives dans sa lutte pour les droits de la femme. Dans son remarquable ouvrage Pour la défense des femmes, qui la rendit célèbre, elle réclamait l'égalité des sexes dans l'instruction. L'écrivain italien, Tommaso Campanella, qui défendit vigoureusement ces pensées, réclamait dans son utopie politique la Cité du Soleil, non seulement le droit à l'instruction mais aussi l'accès à toutes les professions sans exception : « La femme doit avoir accès à tout ce qui a trait à la guerre et à la paix. »

Tant que des revendications de ce type furent formulées à l'époque des guerres civiles et alors que la bourgeoisie utilisait volontiers la femme pour servir ses propres desseins politiques, elles paraissaient acceptables. Mais, comme ces idées ne correspondaient pas en fait aux conceptions de la bourgeoisie où à ses intérêts économiques, la lutte des femmes pour l'égalité fut bientôt qualifiée d'utopiste et tournée en dérision. La force de résistance de la famille par rapport au monde environnant était le fondement de la richesse de cette classe. Ainsi, dès que s'estompèrent les fumées des guerres civiles, la bourgeoisie jeta froidement par-dessus bord tout ce qui n'entrait pas dans ses vues et ses conceptions.

Les femmes cultivées et politiquement actives de la Renaissance furent de nouveau longuement et totalement absorbées par leurs tâches domestiques. Ce retrait à l'intérieur de l'étroite coquille familiale eut lieu parallèlement à la stabilisation du nouvel ordre économique et au développement du capital industriel.

A quoi cela était-il dû ? Comment les femmes pouvaient-elles retourner sans broncher à leurs fourneaux, et cela à l'issue d'une période où elles avaient été particulièrement actives dans tous les domaines de la société ?

Nous savons déjà que les droits de la femme et sa situation dans la société sont fonction de sa participation au travail productif. A l'époque de la Renaissance, la femme était restée le plus souvent dépendante de son mari ou de son père, le chef de famille. Ce n'était en fait qu'une minorité, et non pas une majorité de femmes, qui cherchait à se forger une existence indépendante. Et même si de nombreuses femmes, issues de classes les plus défavorisées, s'aventurèrent sur le marché du travail, elles restèrent cependant une minorité à côté de la grande majorité de paysannes et de femmes d'artisans qui continuaient à vivre à l'abri des activités de leur mari.

La conférence d'aujourd'hui s'est prolongée un peu plus que prévu. Mais vous avez pu vous faire une idée sur la fantastique période de formation du capitalisme. Néanmoins, avant de pouvoir passer à la période suivante et d'entamer l'analyse des conditions de vie de la femme lors de l'épanouissement de la grande industrie, nous devons nous occuper encore d'une caractéristique de la période qui nous intéresse ici, c'est-à-dire du développement de la manufacture.

La manufacture, issue de l'industrie à domicile, n'était en fait rien d'autre que la réunion sous un même toit des ouvriers à domicile, jusque-là dispersés. Il était ainsi plus facile d'approvisionner l'ouvrier en matières premières et aussi plus commode de rassembler les produits finis et manufacturés. Plus tard, le capitaliste découvrira qu'il lui est possible d'augmenter la productivité par une division du travail plus rationnelle. Dans les manufactures naquit une organisation moderne du travail, et la division de celui-ci en simplifia le processus. Ce système fut finalement perfectionné au point qu'un ouvrier pouvait passer des années sur une seule opération, par exemple aiguiser des aiguilles. Si le travail de l'artisan était complexe et demandait un savoir-faire de professionnel, le travail de l'ouvrier de la manufacture réclamait exactement le contraire, il était simple, et son exécution insipide. N'importe qui était capable d'apprendre en un temps extrêmement court le travail parcellaire qu'on exigeait de lui. Par conséquent, la formation professionnelle ne jouait absolument aucun rôle dans les ateliers.

C'est pourquoi il était tout naturel que la manufacture représentât une chance inespérée pour la grande majorité des femmes sans qualification. Mais cette offre d'avoir la possibilité de subvenir soi-même à ses besoins se retourna rapidement au désavantage de la femme. C'est ainsi que pendant toute la période de la manufacture (et de l'industrie à domicile ). elle demeura assise dans sa propre maison sombre et enfumée pour fournir le marché mondial en articles de luxe ou d'usage courant. Elle travaillait nuit et jour sur son métier à tisser, cousait ou tannait le cuir. C'était une condition nécessaire pour que son travail puisse concurrencer les corporations monopolistes - ces aristocrates détestées du travail. C'est pourquoi les ouvrières à domicile françaises luttèrent avec acharnement pour la suppression des organisations corporatives. Lorsque celles-ci disparurent en 1791, les prolétaires jubilèrent. Cet événement leur apparut comme le premier pas vers la libération économique. Cependant, la modification des droits sociaux entraîna avec elle un nouvelle orientation des forces productives. Le monopole des corporations artisanales avait poussé les femmes à réintégrer le foyer familial. Ce n'est qu'avec l'utilisation de la vapeur, cette éminence grise, qu'elles retournèrent à la production.

La manufacture se développa entre le XVI° et le XVIII° siècles. En Russie, Pierre le Grand introduisit la production manufacturée et industrielle. Les premières fabriques russes virent le jour au XVII° siècle. Elles produisaient du verre, des lainages et des cotonnades. Les entrepreneurs employaient en partie des serfs, en partie des travailleurs salariés. Dans les fabriques russes, le travail féminin était totalement inconnu. La femme travaillait dans d'autres domaines économiques qui ne l'obligeaient pas à abandonner totalement son propre foyer. Si elle n'avait pas de famille, elle servait dans les « maisons de maîtres » ou se réfugiait au couvent. Dans d'autres pays, où le capitalisme était plus profondément enraciné, comme en Angleterre, en France ou en Hollande, la manufacture engloutit un nombre de plus en plus important de femmes. La période de la manufacture doit être considérée comme un chapitre sombre dans l'histoire de la femme.

Dans le même temps où se constituait la classe des travailleurs salariés ou prolétaires, la femme abordait un nouveau tournant de son histoire et s'apprêtait à subir une triple oppression, absence de droits dans l'État et la société, esclavage et dépendance dans sa propre famille, exploitation impitoyable par le capitaliste. La période où la femme, en tant qu'artisane libre et membre de sa corporation, jouissait du respect de l'ensemble de la société était définitivement révolue. L'esclavage féminin était une fois de plus à l'ordre du jour. De plus en plus souvent, les femmes des classes pauvres dépendirent économiquement des entrepreneurs intermédiaires et des propriétaires des manufactures.

Les honorables épouses des artisans, paysans et commerçants aisés étaient particulièrement méprisantes à l'égard des ouvrières de la manufacture, ces vulgaires « filles d'usine ». Elles les considéraient comme des déchets de la société et les comparaient aux prostituées. Ce n'est que la misère la plus noire qui pouvait pousser les femmes dans les manufactures. C'est ainsi que la honte et l'opprobre venaient s'ajouter au malheur d'être « fille d'usine ».

Comment cela était-il possible ? Comment expliquer le fait absurde que des femmes exécutant des tâches ménagères improductives étaient cependant mieux considérées que les ouvrières qui travaillaient finalement à accroître la prospérité de la nation ?

Cela s'explique par le fait que les femmes qui allaient à l'usine, appartenaient à la classe des esclaves salariées au service du capital, au prolétariat donc, méprisé par le monde bourgeois. Situation qui correspond exactement à celle qui régnait dans la Grèce antique, et où les citoyens libres méprisaient les esclaves soumis. Sous la domination du capital et sous le pouvoir de la propriété privée, an ne respectait pas ceux qui créaient les objets de consommation, mais seulement ceux qui réussissaient à accumuler ces objets. " Ce n'était pas le travailleur qui produisait de ses mains la richesse nationale, mais l'entrepreneur capitaliste par son sens de l'épargne, sa perspicacité et son habileté. "L'organisateur" du travail recueillait le respect de tous. Cependant, nous ne devons pas oublier qu'à l'époque de la manufacture, seule une minorité de femmes travaillait dans la production. Les femmes qui étaient obligées de vendre leur force de travail et tombaient ainsi sous les griffes du capital n'étaient pas encore un phénomène typique. Elles espéraient d'ailleurs pouvoir réintégrer un jour la vie normale et tenir leur propre maison comme leurs contemporaines. Mais cet espoir fut malheureusement déçu pour la plupart d'entre elles. Le mode de production capitaliste se renforça et s'imposa définitivement.

A l'absence de droits dans la famille et dans la société vint s'ajouter dorénavant le despotisme de l'entrepreneur capitaliste.

Et, parallèlement, on vit apparaître les conditions nécessaires pour la libération définitive de la femme. En effet, la prolétarienne dut partager le triple sort de la classe ouvrière, et une nouvelle période historique qui lia inextricablement son destin à celui de la classe ouvrière commença pour la femme. Son travail, qui avait été déprécié jusque-là, acquit une valeur nouvelle pour l'économie nationale. L'égalité de la femme, qui a été piétinée tout au long des siècles, ne pouvait être reconquise que dans une lutte commune de la classe ouvrière pour ses droits et pour la domination du prolétariat. Le mode de production communiste, qui mobilise toutes les femmes pour le travail productif, est aujourd'hui un fondement sûr pour leur libération totale et universelle dans l'avenir.

C'est ainsi que s'achève la conférence d'aujourd'hui.

VI° conférence. Le travail féminin dans la période d'expansion de la grande industrie capitaliste[modifier le wikicode]

Dans la dernière conférence, nous décrivions la première période de l'accumulation du capital. Ce fut une époque de luttes interminables et sanglantes entre la bourgeoisie montante et le monde féodal déclinant.

Nous analysions la situation de la femme dans cette période de transition de l'économie naturelle fermée à l'économie monétaire, l'industrie à domicile et la manufacture. Et nous constations alors, comme vous vous en souvenez certainement, que la plupart des femmes, pauvres et travailleuses, après l'introduction du travail non qualifié, émigrèrent vers l'industrie. Néanmoins, nous ne devons pas perdre de vue que, pendant la période de la manufacture et de l'industrie à domicile, la grande majorité des femmes ne cherchaient pas particulièrement à s'assurer un revenu propre par le travail. Ces femmes n'exerçaient pas un métier socialement productif. Naturellement, le travail domestique conservait à l'époque une valeur importante et complétait l'économie nationale, dans la mesure où l'industrie n'était encore que faiblement développée. Mais, en fait, le travail ménager ne comptait pas pour l'économie nationale. Malgré cette tâche relativement lourde, la femme n'était utile ni à la société ni à l'État. Son travail ne servait que sa propre famille. Et le revenu national ne se calculait pas en fonction du travail de chaque membre de la famille, mais seulement en fonction du résultat de ce travail, c'est-à-dire en fonction du revenu global de la famille, ce qui faisait de cette dernière l'unité de base de l'économie.

A la campagne, il en va toujours ainsi ; on évalue le travail du « maître de maison », tandis qu'on omet totalement de mentionner celui des autres membres de la famille. Ce qui signifie en clair que l'on considère celle-ci comme une unité économique indivisible. Et comme le travail féminin n'était absolument d'aucune signification pour l'ensemble de la richesse nationale, la femme demeura, comme par le passé, une servante soumise et sans droits.

L'avènement de la manufacture et du grand capital ne conduisit pas à la libération de la femme, mais, bien au contraire, à de nouvelles formes d'oppression sous l'apparence du travail salarié au service du capital. Rappelons que la manufacture fut issue du travail artisanal à domicile. Pourquoi le développement des forces productives connut-il, grâce à l'exploitation sous la forme du travail à domicile, une nette accélération, comparé au rythme de développement lent de la période de production artisanale ? L'explication en est relativement simple : les ouvriers à domicile furent davantage obligés d'augmenter leur productivité que les artisans, ne serait-ce que pour s'assurer le minimum vital, et cela parce qu'ils devaient céder une partie du revenu de leur travail à leur entrepreneur. Les artisans livraient directement leurs produits à leurs clients et touchaient de ce fait la totalité de la plus-value. Un intermédiaire, l'entrepreneur-acheteur, assurait la liaison entre l'ouvrier à domicile et la clientèle. Avec l'épanouissement du commerce, l'écart entre le producteur et le débouché se creusa de plus en plus, ne serait-ce que pour des raisons géographiques, et l'importance de l'intermédiaire, du négociant ou du marchand s'accrut en conséquence. La plus-value se partagea donc entre le producteur et le marchand, mais toujours à l'avantage de ce dernier, puisque celui-ci était en mesure d'exploiter la pauvreté et la mauvaise position de l'ouvrier à domicile. Le marchand ramassait de cette manière une belle somme d'argent et s'enrichissait à vue d'œil, tandis que le peuple travaillait de plus en plus et s'appauvrissait de même. Or, l'aggravation de l'exploitation alla de pair avec l'accélération de ce processus de paupérisation. A la fin, la totalité des membres des familles de paysans ou d'artisans ruinés - homme, femme et enfants - furent obligés de vendre leurs forces de travail sur le marché.

Ce fut une époque en or pour les profiteurs, c'est-à-dire les premiers fabricants et entrepreneurs des manufactures.

Grâce à la division du travail, la manufacture ouvrit ses portes à des travailleurs non qualifiés, et, lorsque l'entrepreneur engageait des producteurs inexpérimentés, il choisissait bien évidemment la « force de travail » qui lui revenait le moins cher et qui lui convenait le mieux. Et cette force de travail, ce furent les femmes et les enfants. Entre le XVI° et le XVIII° siècle, nous pouvons de ce fait enregistrer, parallèlement au développement des entreprises de manufacture, une croissance rapide du travail féminin. Pour l'entrepreneur, ce n'était pas tant la qualité du travailleur individuel qui était rentable (ce qui fut le cas dans la forme de production artisanale) que le nombre des travailleurs qu'il employait, c'est-à-dire la quantité. Il tirait son profit de la somme globale des heures de travail non payées fournies par ses ouvriers et ses ouvrières. Or, la quantité des heures de travail non payées augmentait en fonction du nombre des ouvriers et de la longueur des journées de travail, ce qui était tout bénéfice pour l'entrepreneur, qui s'enrichissait sans vergogne.

L'époque de la première accumulation du capital était définitivement révolue, et l'humanité entrait à une allure folle dans le système de production du grand capital. Le monde changea d'aspect. Depuis fort longtemps déjà, les villes avaient pris la place des châteaux féodaux et étaient devenues les nouveaux centres d'artisanat et de production. Les princes et les comtes cessèrent de guerroyer entre eux pour se soumettre au pouvoir absolu d'un roi, tandis que les tribus isolées se regroupèrent pour former des nations. Comme par le passé, l'agriculture demeurait essentielle pour l'économie, mais avec le temps le centre de gravité se déplaça en faveur de l'entreprise industrielle, devenue la source la plus importante de toute richesse. A la fin du XIX° siècle, des pays comme la Hollande, l'Angleterre et la France - plus tard l'Allemagne, l'Autriche et enfin la Russie - accédèrent, l'un après l'autre, à la grande production capitaliste.

Nous, les enfants de ce siècle du capital, nous sommes tellement habitués à voir la production s'édifier sur la grande entreprise capitaliste que nous avons de la peine à imaginer que tous ces gigantesques ateliers, fabriques, usines, occupant des milliers et des milliers d'ouvriers, n'apparurent finalement qu'à une époque très tardive. En effet, le type d'ateliers et d'usines due nous connaissons n'existe que depuis cent cinquante ans à peine et, en Russie, depuis moins longtemps encore. Au XVI° siècle, les usines n'y étaient toujours pas entrées en concurrence avec l'industrie à domicile et la manufacture. Même en Amérique, où le capitalisme était pourtant extrêmement développé, on discutait encore au milieu du XIX° siècle pour savoir si les États-Unis dépendaient pour leur économie de la grande industrie ou de l'agriculture.

Il y a moins d'une centaine d'années, l'humanité ne connaissait toujours pas les règles et les lois présidant au développement économique, et beaucoup de pays arriérés conservaient, de ce fait, l'illusion de pouvoir poursuivre leur propre chemin. Or, il nous suffit de jeter un coup d'œil sur la progression extrêmement rapide du capitalisme dans des pays comme le Japon, la Chine et l'Inde, pour pouvoir prédire avec assurance que là aussi la grande industrie évincera bientôt l'industrie à domicile et que les villes annexeront l'arrière-pays pour satisfaire leurs besoins.

Les grandes inventions scientifiques et techniques des XIX° et XX° siècles contribuèrent pour une large part à la réussite du système capitaliste. Et s'il nous paraît difficile à présent d'imaginer un monde sans chemin de fer, sans cheminées d'usine, sans électricité et sans téléphone, nos ancêtres, pour leur part, auraient été bien surpris par ces inventions, non sans faire preuve d'un certain scepticisme à leur égard.

En raison d'un certain nombre d'inventions améliorant le rendement du travail, la production capitaliste prit au XVIII° siècle un essor prodigieux. La machine à vapeur de Watt fut, par exemple, une invention vraiment géniale. Elle permit de jeter les bases de la mécanisation de la production dans la manufacture, et les travaux qui avaient été jusque-là exécutés par des hommes furent dorénavant réalisés par des machines. En même temps, toutes les opérations de travail purent être simplifiées à l'extrême et réduites à quelques mouvements manuels élémentaires. C'est ainsi que le métier à tisser mécanique, la machine à tricoter les bas, à carder la laine et autres innombrables inventions se succédèrent coup sur coup et, depuis la fin du XVIII° siècle, encouragèrent considérablement le développement de la production industrielle. Le perfectionnement de la technique fut un facteur essentiel pour atteindre un profit maximal.

Au cours des stades antérieurs de développement, le maximum de la productivité fut atteint par le travail manuel, organisé de la façon la plus rationnelle. Pour augmenter ses profits, l'entrepreneur tenta de modifier les principes qui étaient à la base de la manufacture. Le profit maximal ne dépendait plus exclusivement du nombre des ouvriers qui travaillaient dans une usine, mais aussi des machines. La technique augmentait la productivité dans des proportions qui auraient été impensables auparavant : au lieu d'une bobine, l'ouvrière pouvait en dévider et en enrouler jusqu'à 1 200 à la machine. Une bobineuse qui, jusque-là, n'avait réussi qu'à monter quelques bobines par jour, était capable d'en réaliser près d'une centaine. Une seule ouvrière, qui confectionnait 600 000 aiguilles par jour à la machine, remplaçait 135 ouvrières. Grâce à la machine à tricoter les bas, le rendement d'une ouvrière passait de 20 à 1200 paires. Les machines remplaçaient une forme de travail manuel après l'autre. La productivité augmentait d'une façon absolument prodigieuse, et le marché ne tarda pas à être submergé de produits fabriqués de façon mécanique et destinés à la consommation en masse. Le rythme de production, le stockage et la fortune des entrepreneurs, fabricants et barons d'industrie s'accrurent de façon démesurée.

Cependant, l'augmentation de la productivité du travail par les machines n'améliora pas le niveau de vie des travailleurs. Bien au contraire, leur asservissement et leur exploitation par le capital n'en furent que plus grands. Naturellement la mécanisation de la production aurait pu améliorer la situation de l'ensemble de la population, si par exemple une ouvrière, qui avait réalisé auparavant 20 bas par jour et qui en réalisait maintenant, avec l'aide de la machine, soixante fois plus, avait été réellement payée pour 1200 paires de bas. Nous ne devons pas oublier que l'humanité vivait alors dans un monde où la propriété privée était fortement enracinée. Le capitaliste considérait la machine qu'il avait achetée comme un élément de son entreprise, une partie de son inventaire. Lorsqu'il engageait un ouvrier, celui-ci était obligé d'utiliser les outils de travail qu'il mettait à sa disposition. L'entrepreneur avait fait une bonne affaire s'il avait pu se procurer un appareil qui réussissait à sextupler et davantage la productivité de son ouvrier. Le fabricant ne payait pas son ouvrier en fonction de son rendement, mais en fonction de sa force de travail. II était donc de son intérêt de tirer un maximum de profit de la force de travail qu'il s'était achetée. C'est pourquoi la mécanisation de la production qui augmenta de façon spectaculaire la productivité des esclaves salariés, tant hommes que femmes, ne conduisit pas à une amélioration de leurs conditions de vie, mais bien plutôt à leur aggravation. La mécanisation inspira économistes et entrepreneurs de la bourgeoisie et les amena à la « brillante » idée selon laquelle la force de travail vivante de l'homme n'était nullement indispensable à la production et à la création de toute richesse, alors que la force morte et mécanique de la machine l'était éminemment. Si un entrepreneur possédait des machines, il savait parfaitement qu'il lui serait facile de se procurer de la main-d'œuvre. Mais si, en revanche, il lui manquait les machines nécessaires, il n'avait aucune chance de pouvoir soutenir la concurrence sur le marché avec pour seul atout le rendement obtenu grâce à la force vivante de travail dont il disposait. C'est pourquoi le capitaliste s'habitua à considérer la main-d'œuvre comme accessoire et complémentaire des machines.

Vous vous souvenez sans doute que nous avions déjà constaté que le travail de la femme n'avait pas de valeur chez les tribus d'éleveurs nomades ? On considérait le troupeau comme source principale de richesse pour la tribu, et la femme qui le gardait comme accessoire et sans valeur. Il se passa la même chose avec la mécanisation des usines : le travail se dévalorisa. Malgré l'introduction des machines, les ouvriers et les ouvrières n'améliorèrent d'aucune façon leur revenu. Au contraire, le niveau de vie de la classe ouvrière régressa encore et l'entrepreneur propriétaire des machines fut le seul à bénéficier de l'extraordinaire croissance des profits.

Le développement de la grande industrie conduisit, d'une part, à une plus grande accumulation du capital et, d'autre part, à une concurrence plus forte entre les entrepreneurs eux-mêmes. En définitive, chaque industriel cherchait à atteindre un profit maximal. C'est pourquoi il augmentait son chiffre d'affaires, submergeait le marché de ses produits et les vendait moins cher que les concurrents qui n'avaient pas encore réussi à s'équiper des machines les plus modernes. Les petits entrepreneurs et tout particulièrement les artisans firent faillite et furent obligés de mendier un emploi auprès des grands industriels, responsables pourtant de leur ruine. La concentration du capital, c'est-à-dire l'accumulation des moyens de production entre les mains des grands industriels, qui s'enrichirent très rapidement, et la paupérisation des ouvriers sont les deux processus les plus importants caractérisant le développement des grandes entreprises capitalistes vers la fin du XIX° siècle. Au XX° siècle, les capitalistes, pour lutter efficacement contre la concurrence aveugle, ont mis sur pied une nouvelle puissance : l'association de plusieurs entrepreneurs. c'est-à-dire les trusts. Le combat entre travail et capital s'intensifia.

La paupérisation et la banqueroute des petits entrepreneurs engorgèrent le marché du travail d'une main-d'œuvre à bas prix. La voracité du grand propriétaire terrien, les impôts trop lourds et le sous-développement de l'agriculture chassèrent les paysans de leurs terres. Cet exode rural contribua encore à augmenter le nombre des sans-travail. Le chômage prit des proportions tellement inquiétantes au XIX° siècle qu'il donna naissance à une école théorique d'un type spécial, le malthusianisme. Malthus prêchait le contrôle des naissances à la classe ouvrière pour tenter d'endiguer ainsi l'afflux de nouveaux travailleurs sur le marché du travail. Ce qui devait entraîner un affaiblissement de la concurrence et conduire à améliorer la situation de la classe ouvrière. Mais cette théorie n'a bien entendu trouvé aucun écho. Elle est cependant exemplaire dans la mesure où elle nous montre à quel point les conceptions des hommes sont dépendantes de leur situation économique. A la période de l'économie naturelle et de la manufacture, alors que la réussite économique dépendait au plus haut point du nombre de travailleurs disponibles, une grande famille était considérée comme un « cadeau du ciel ». Plus il y avait de bras, plus grande était la richesse. La production mécanique fut à l'origine de la conception selon laquelle les machines étaient créatrices de toute richesse. Par conséquent, on voulait éliminer le travail manuel en réduisant la progéniture du travailleur. Cette théorie est profondément réactionnaire et, par ailleurs, totalement erronée et depuis longtemps réfutée par l'histoire elle-même. C'est justement le danger contraire qui nous guette aujourd'hui : le manque de travailleurs est actuellement une menace pour la poursuite du développement des forces de travail, c'est pourquoi la limitation des naissances ne peut en aucun cas être la préoccupation des hommes. II s'agit actuellement au contraire de stimuler celles-ci.

Nous allons passer maintenant à une analyse plus approfondie du travail dans la production industrielle. Le marché du travail fut donc, comme nous l'avons déjà dit, submergé en permanence par des ouvriers disponibles. Depuis le XVIII° siècle, nous rencontrons aussi. parmi les chômeurs, un nombre croissant de femmes. Celles-ci cherchaient à vendre la seule chose qu'elles possédaient - leur force de travail - à l'entrepreneur. Si celui-ci refusait de les engager, i ? ne leur restait plus qu'une solution : la prostitution. C'est pourquoi la prostitution de la femme suivait comme une ombre le travail salarié. La progression de la courbe de ce type de commerce basé sur le corps de la femme alla de pair avec la normalisation du travail salarié pour les femmes.

La vie quotidienne des ouvrières à la période du déclin de l'artisanat et de la manufacture était absolument dépourvue de joie et de droit, et le travail qu'elles effectuaient particulièrement pénible. Elles étaient la proie désignée des escroqueries des puissants. Et les souffrances qu'elles enduraient dans l'enfer de la fabrique dépassaient en intensité celles des siècles précédents. Il vous suffira d'étudier l'ouvrage d'Engels : la situation de la classe laborieuse en Angleterre, pour vous en rendre compte. Même s'il a été écrit vers les années 1840, de nombreuses conditions décrites dans ce livre n'ont pas encore été éliminées dans les pays capitalistes. Nous pouvons résumer la vie de l'ouvrière d'usine dans la première moitié du XIX° siècle comme suit : une interminable journée de travail, dépassant généralement douze heures, bas salaire, logement malsain - les hommes vivaient en étroite promiscuité, parqués comme des bêtes - pas de protection du travail ni d'assurances sociales, augmentation des maladies professionnelles, taux élevé de mortalité et crainte permanente du chômage. Voici donc quelles étaient les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière avant qu'elle ne commençât à s'organiser à l'intérieur du parti et des syndicats pour défendre ses propres intérêts de classe.

Les entrepreneurs employèrent de préférence des femmes puisqu'elles étaient moins payées que les hommes. Les fabricants affirmaient tout simplement que le travail féminin n'était qualitativement pas comparable avec le travail masculin. Les idéologues bourgeois leur fournissaient d'ailleurs volontiers les arguments souhaités en affirmant sans vergogne que la femme était par nature inférieure à l'homme, et cela dans tous les domaines. Cependant, les causes de la sous-estimation du travail féminin jusqu'à nos jours ne sont nullement d'ordre biologique et doivent être recherchées plutôt du côté social.

Dans la première moitié du XIX° siècle, la majorité des femmes ne travaillaient pas dans la production pour le marché mondial, mais, comme par le passé, à la maison, occupées à des tâches peu productives Ce qui a permis de tirer la conclusion erronée selon laquelle le travail féminin serait moins productif. Le fait que, pour l'évaluation des revenus de travail, l'on tienne compte des obligations du mari à assurer l'entretien de sa famille contribua également à sous-payer la main-d'œuvre féminine. Dès que le salaire ne garantissait plus le minimum vital de la famille ouvrière, on assistait soit à la désaffection massive des ouvriers de cette branche de la production, soit à la baisse de la qualité de vie pour ces ouvriers et leurs familles. C'est alors que les femmes et les enfants furent forcés au travail salarié. Mais, comme son entretien restait comme par le passé à la charge de son mari - soutien de famille - la femme travaillait « accessoirement » pour améliorer le budget familial. En somme, son travail n'était considéré que comme un travail d'appoint, secondaire. Les entrepreneurs ne firent bien entendu aucune difficulté pour soutenir et encourager cette conception, conception partagée d'ailleurs par les travailleurs eux-mêmes qui n'avaient pas encore compris où se situaient leurs véritables intérêts. Les travailleurs ne réalisèrent pas du jour au lendemain que le travail féminin était dorénavant inséparable de l'économie capitaliste. Ils ne saisirent que très lentement que les femmes qui travaillaient de façon productive dans la grande industrie ne retourneraient plus jamais à leurs fourneaux, qu'elles avaient abandonné définitivement le foyer et les travaux domestiques. Tout au long du XIX° siècle, le travail féminin resta, par rapport au travail masculin, extrêmement sous-estimé, et cela en dépit du fait que le nombre de femmes exerçant une activité professionnelle ne cessait d'augmenter et que leur salaire devait suffire à l'entretien de leurs enfants, de leurs vieux parents et parfois même de leur époux chômeur et malade. De telles anomalies continuent à exister dans les États capitalistes actuels, malgré l'activité des syndicats sur ce sujet réclamant en vain un salaire égal pour un travail égal sans discrimination de sexes.

Cependant, le manque de qualification de la femme contribua également à renforcer son exploitation, en particulier avant 1850. Autrefois, les femmes ayant exercé un métier assurant leur entretien n'étaient qu'une infime minorité. Sans transition, la plupart des femmes à la recherche d'un travail durent entrer dans les entreprises de manufacture. Elles n'avaient bien entendu ni formation professionnelle, ni profession de rechange. Et comme elles souffraient de la misère et de la faim, qu'elles n'avaient jamais connu d'existence autonome et que, de surcroît, elles étaient habituées depuis des millénaires à une obéissance aveugle, elles acceptèrent sans broncher les pires conditions de travail. Or, en dépit des théories des entrepreneurs sur l'infériorité naturelle de la femme par rapport à l'homme, ils ne se gênaient nullement dans la pratique pour jeter des travailleurs masculins à la rue et engager à leur place des femmes qu'ils payaient moins. L'accumulation du profit ne souffrait nullement de ce type d'opération. Nous pouvons donc en conclure que le travail féminin, pour ce qui est de la productivité, ne le cédait en rien au travail masculin. Avec le développement de la production mécanique, la qualification du travail perdit de plus en plus de son sens. Dans des secteurs de production déterminés (industries du textile et du tabac, industrie chimique, etc.), le travail féminin non qualifié avait pris de telles proportions qu'il fut ressenti par les ouvriers comme une menace directe. Non seulement les femmes refoulaient les hommes des ateliers en vendant leur force de travail à bon marché, mais elles offraient également aux entrepreneurs la possibilité de réduire globalement les salaires. Et plus il y avait de femmes employées dans une branche de production, plus le salaire des hommes s'amenuisait. Or, à mesure que le salaire des hommes diminuait, les femmes - filles et épouses de prolétaires - furent contraintes à chercher un travail d'appoint et à s'engager dans la production. Le cercle vicieux était né.

Ce n'est que dans la seconde moitié du XIX° siècle que la classe laborieuse tenta de briser ce cercle en s'engageant dans les luttes politiques et syndicales. La conscience de classe des ouvriers fit apparaître clairement aux hommes que les ouvrières n'étaient pas simplement des « concurrentes néfastes », mais qu'elles appartenaient tout comme eux à la classe ouvrière. Et ce n'est qu'en s'organisant ensemble que le prolétariat pouvait repousser les agressions de plus en plus meurtrières du capital envers la classe ouvrière. Dans la première moitié du XIX° siècle, l'ouvrier ne rencontrait qu'avec répugnance et hostilité sa rivale sur le marché de l'emploi. Les organisations, destinées pourtant à défendre les intérêts de l'ensemble du prolétariat, interdirent en général leur accès aux membres féminins.

A la fin du XIX° siècle, le, salaires des ouvrières ne dépassaient pas, le plus souvent, la moitié des salaires de leurs collègues masculins. Ce n'est qu'au début du XX° siècle que l'on vit apparaître dans les États capitalistes les plus développés et sous la forte pression des syndicats les premières tentatives de réajustement et d'égalisation des salaires des ouvriers. Néanmoins, en Russie, la femme ne gagnait encore à la veille de la Révolution que les deux tiers ou même le tiers de ce que touchait l'ouvrier. Et la femme continue actuellement à travailler dans ces conditions en Asie, c'est-à-dire au Japon, en Inde et en Chine.

Les conditions de vie des ouvrières dans la période de développement du capitalisme industriel furent caractérisées, d'une part, par des salaires de misère et, d'autre part, par des conditions de travail particulièrement insalubres, occasionnant de graves détériorations au niveau du corps et de la santé de la femme (fausses-couches, enfants mort-nés et toute une série de maladies féminines). A mesure que les perspectives d'avenir du capitalisme s'annonçaient radieuses, celles du prolétariat s'assombrissaient, et la vie de la femme devint de plus en plus insupportable. Mais le travail productif hors du foyer, créateur de richesse pour l'ensemble de la société et reconnu de ce fait par l'économie nationale, fut malgré tout la force ouvrant la voie à la libération de la femme.

Nous savons que la situation de la femme dans la société est déterminée par son rôle dans la production. Tant que la plupart des femmes demeuraient au foyer, Occupées a des tâches improductives pour l'ensemble de la société, toutes les tentatives et les initiatives féminines pour obtenir liberté et égalité furent vouées à l'échec. Ces tentatives n'avaient aucune base dans l'économie. Pourtant, la production industrielle dans les usines, qui engloutit des milliers d'ouvrières, modifia notablement l'ordre des choses. Le travail domestique arriva dorénavant en seconde position, et le travail de la femme hors du foyer, qui avait revêtu jusqu'alors un caractère secondaire, devint la règle, bref un état normal et nécessaire.

Le XX° siècle marqua un tournant décisif dans l'histoire de la femme. Au début du XIX°siècle, les femmes, qui étaient obligées de travailler comme « filles d'usine », vivaient cette situation comme une catastrophe personnelle- Mais, à partir de la fin du XIX° siècle et, à plus forte raison, au XX° siècle, 30 à 45 %> des femmes travaillaient au sein des États capitalistes. A l'époque de la manufacture, les travailleuses étaient essentiellement des veuves, des célibataires ou des femmes abandonnées par leur mari. Au XIX°siècle, près de la moitié des femmes qui travaillaient étaient mariées. Pourquoi ? Bien évidemment, le salaire du mari ne suffisait plus à couvrir les besoins du ménage. C'en était enfin fini du mariage-assurance-entretien pour la femme. Pour pouvoir nourrir leur famille, l'homme et la femme devaient se mettre au travail. L'homme n'était plus le seul soutien, c'était fréquemment la femme qui devait subvenir aux besoins du foyer, en particulier aux époques de crises ou lors des longues périodes de chômage du mari. Dans les familles ouvrières, il n'était pas rare de voir la femme partir au travail et l'homme rester à la maison pour garder les enfants et s'occuper des travaux ménagers. Ces conditions étaient temporairement courantes dans les régions du textile aux États-Unis. Dans certaines villes, les industriels engageaient de préférence de la main-d'œuvre à bon marché, de sorte que la femme travaillait dans une usine de tissage, par exemple, tandis que l'homme restait à la maison. Ces petites villes s'appelaient périodiquement " she towns " (villes de femmes). Avec le temps, la reconnaissance générale du travail féminin obligea l'ensemble de la classe ouvrière à réviser ses positions à l'égard des femmes et à les accepter finalement comme camarades de lutte et membres à part entière dans leurs organisations prolétariennes.

Le travail féminin se développa dans la seconde moitié du XIX°siècle de façon remarquable. Entre 1871 et 1901, dans la branche industrielle en Angleterre, par exemple la proportion des hommes augmenta de 23 %, et la proportion des femmes de 25 %. A la même période, les femmes se taillèrent la part du lion en ce qui concerne le taux de croissance de l'ensemble de la classe laborieuse anglaise : le groupe des ouvrières s'accrut en effet de 21 % tandis que le groupe des ouvriers atteignit à peine 8 %. En 1901, 34 % des femmes françaises exerçaient une profession et, en 1906. elles furent 39 %. En 1881, on évalua à 5,5 millions le nombre de travailleuses allemandes, de 1890 à 1895 à 6,5 millions et, en 1907, à 9,5 millions. Pendant la Première Guerre mondiale, il y eut en Allemagne plus de 10 millions de femmes exerçant une activité professionnelle. En Allemagne aussi, en 1882, 23 % des femmes travaillaient dans la production et, en 1907, cette proportion atteignit 30 %. Pendant la Première Guerre impérialiste mondiale, 30 % des femmes travaillaient dans l'industrie (avant la guerre, le travail de la femme dominait dans 17 branches industrielles seulement, pendant la guerre dans 30 branches industrielles). En Russie, le nombre des femmes exerçant une profession se multiplia par vingt lors de la Première Guerre mondiale. Si l'on évalue le nombre des femmes travailleuses en Europe et aux États-Unis à 60 millions avant la Première Guerre mondiale, on peut, sans exagération, le faire passer aujourd'hui à 70 millions. A ce chiffre vient s'ajouter un nombre croissant de femmes travailleuses en Asie qui vit actuellement une forte industrialisation.

Sur 2 millions de prolétaires japonais, il faut compter 750 000 ouvrières et, lors des derniers recensements en Inde, on évalue à 19 millions les femmes employées dans les usines, la métallurgie, le travail à domicile, l'agriculture et les plantations de thé, de café et de coton. En Chine, on évalue grossièrement à 10 millions le nombre des femmes travaillant soit en usine, soit à domicile ou encore comme employées dans les services privés ou publics. Aux pays occidentaux se joignent désormais les pays orientaux en voie de développement, et nous rencontrons partout la femme travailleuse et l'homme travailleur côte à côte. L'économie capitaliste mondiale ne peut absolument plus se passer de la participation de la femme, ce qui signifie que la femme a définitivement été reconnue comme force de travail.

Or, presque la moitié de ces femmes sont mariées. Ce fait est pour nous particulièrement intéressant parce qu'il balaie le vieux préjugé selon lequel la femme, une fois mariée, peut renoncer à gagner sa vie. En Allemagne, en Angleterre et en Russie, le nombre des femmes mariées atteint un tiers de la totalité des travailleuses. Aux stades de développement les plus avancés du capital, la femme n'est donc plus seulement un vivant complément et un appendice de son mari. Elle a cessé de s'occuper du seul travail ménager improductif, et c'est pourquoi elle peut envisager la fin de son esclavage millénaire.

Qu'est-ce qui pousse les femmes dans les fabriques et les ateliers d'usine ? Laquelle d'entre vous peut répondre à ma question ? La femme s'employait-elle volontairement à la fabrique ou au service d'étrangers, au était-ce une force sociale étrangère qui la poussait à cela ?

Étudiante : Le travail de l'ouvrier était de plus en plus mal payé, si bien qu'il n'était plus en mesure d'entretenir à lui seul sa famille.

Kollontaï : Vous avez entièrement raison. A la période de la production mécanique, on ne tient plus compte, en calculant son salaire, du fait que l'ouvrier puisse avoir une famille à charge. Le fabricant ne se préoccupe pas le moins du monde dans quelles conditions les enfants de l'ouvrier sont condamnés à vivre. Le progrès technique lui permet de disposer à tout moment d'une quantité suffisante de sans-travail, et si le salaire suffit à peine à nourrir l'ouvrier, sa femme n'a qu'à se mettre elle aussi au travail. Les statistiques montrent que 90 % des ouvrières mariées se sont engagées à l'usine forcées par la misère et le dénuement le plus complet. Ces milliers de femmes travailleuses n'ont donc pas vendu volontairement leur force de travail, mais elles y furent poussées par la nécessité.

Le travail dans les fabriques et les usines, épuisant et souvent dangereux pour l'organisme féminin, a créé un problème nouveau qui n'avait jamais existé jusque-là : le problème de la maternité. Autrement dit : la maternité est-elle compatible avec le travail salarié au service du capital ? La maternité et la profession, c'est-à-dire la participation de la femme au travail productif, sont incompatibles dans les faits dans le système capitaliste. La famille de l'ouvrier se dissout, les enfants sont livrés à eux-mêmes et la maison est négligée. De surcroît, la femme n'est pas une mère en bonne santé tant qu'elle travaille dans une branche de production où règnent des conditions de travail malsaines, qu'elle se nourrit mal, qu'il n'existe pas de protection maternelle et que les conditions de vie sont de toute façon extrêmement misérables. Fausses-couches et accouchements d'enfants mort-nés sont nombreux. La mortalité des nourrissons, dans les villes industrielles, atteint un niveau de 30 à 50 % et dans des métiers particulièrement dangereux, comme la préparation de la céruse ou du mercure, elle dépasse même les 60 %.

Si le capitalisme avait pu continuer à progresser en toute tranquillité, c'est-à-dire si la classe ouvrière n'était pas en train de conquérir le pouvoir et le contrôle sur la production, l'humanité serait bientôt menacée de véritable dégénérescence. Par bonheur, le prolétariat a tiré de l'histoire les conclusions justes pour mener sa propre action. La victoire de la révolution russe ouvre la voie - aussi dans les autres pays - à la révolution sociale. D'ores et déjà, la planification fondée sur les principes communistes a fourni à l'humanité la possibilité de résoudre les problèmes de la maternité. Dans la société communiste, la force vivante de travail, donc aussi celle des travailleurs féminins, est utilisée de façon productive et dans l'intérêt de la société. C'est pourquoi notre société protège les femmes enceintes et celles qui allaitent leur enfant, et leur garantit un niveau de vie leur offrant la possibilité de se consacrer de façon satisfaisante à d'autres tâches sociales.

Cependant, la population dans les pays capitalistes continue à vivre sous le joug du capitalisme, et la maternité pèse lourdement sur les épaules de la femme, qui ploie de surcroît sous la double charge de son métier et des soins du ménage. Est-ce que le revenu de l'ouvrier s'améliorera un jour de manière à libérer la femme mariée de l'obligation de gagner de l'argent ? Naturellement pas ! Les augmentations de salaire conquises par les ouvriers et leurs organisations syndicales restent en décalage constant avec les augmentations de prix des objets de consommation courante. A supposer même que la classe ouvrière réussisse à faire aboutir ses revendications, c'est-à-dire à bloquer la hausse des prix - ce qui serait une victoire incontestable -, le problème ne serait fondamentalement pas résolu pour autant. Nous ne devons pas oublier que les besoins de la famille ouvrière ne cessent eux aussi de croître. En effet, il ne suffit pas d'éloigner la pauvreté pour que cesse la nécessité du travail salarié de la femme, d'autres besoins naissent alors, telles les revendications d'ordre culturel de l'ouvrier et de l'ouvrière : ils réclament une meilleure éducation et formation pour leurs enfants, ils désirent s'acheter de temps à autre un livre ou aller au théâtre. Ce qui oblige de nouveau les femmes à un travail salarié.

La demande grandissante de la main-d'œuvre féminine de la part de la production en pleine expansion est un autre facteur, empêchant effectivement l'application des lois destinées à limiter le travail féminin. La guerre a démontré clairement à la société qu'elle ne pouvait désormais plus se passer des femmes. Aucune loi ou autre intervention de l'État ne peut plus obliger les femmes à réintégrer leur foyer. Un retour à la famille n'est désormais plus possible. (Une solution semblable fut encore envisagée sérieusement il y a une cinquantaine d'années par des savants bourgeois, soutenue d'ailleurs par les cercles prolétariens.) Et qu'est-ce que les femmes peuvent encore bien avoir à faire dans la famille, alors que la plupart de leurs fonctions traditionnelles ont été depuis longtemps prises en charge par des institutions hors de la famille ?

Au cas où vous vous intéresseriez davantage à la situation des femmes exerçant une activité professionnelle, je vous recommande le chapitre « La profession et la maternité » dans mon ouvrage la Société et la Maternité. Dans ce livre, j'ai exposé de façon détaillée les réactions hostiles au travail de la femme au sein du prolétariat lui-même. Par ailleurs, vous trouverez également dans ce livre les statistiques sur les femmes mariées exerçant une profession dans les différents pays concernés.

Nous aborderons maintenant dans notre discussion une autre question, question d'une importance capitale pour l'évaluation du travail de la femme dans le capitalisme. Quelles sont les branches d'activité qui emploient le plus grand nombre de femmes ? Actuellement - et tout particulièrement après la Première Guerre mondiale - les femmes sont présentes partout. Le travail de la femme ne s'est pas seulement imposé dans l'industrie et l'agriculture, mais aussi dans les transports et dans toute l'administration, tant municipale que d'État. Depuis le Moyen Age, !es femmes ont toujours travaillé dans le commerce, surtout le petit commerce. Mais on peut dire, en général, que le travail de la femme dans ces branches est surtout dû à la faible qualification de sa force de travail ou encore à des qualifications se rapportant à ses fonctions antérieures dans l'économie domestique. Nous trouvons la plupart des femmes dans les industries de textile, de tabac et de chimie, mais aussi dans le commerce, bref dans des branches réclamant une qualification professionnelle relativement faible.

Dans de nombreux pays - en Russie, en Angleterre, en Allemagne et au Japon -, on compte plus de travailleurs féminins que de travailleurs masculins dans les branches de production qui se sont développées assez tardivement à partir du travail domestique et qui sont, entre autres, la confection des tissus et des vêtements, la fabrication des produits alimentaires, le travail de domestique à proprement parler, le travail dans les blanchisseries, les restaurants et les cafés. Le fait qu'une femme ne sache ni coudre, ni repasser, ni mettre la table est extrêmement inhabituel. Dans ces branches, la formation professionnelle est tout simplement remplacée par l'expérience pratique. Toutefois, il est remarquable que, avec l'introduction de la mécanisation du travail dans des branches pourtant réservées jusque-là aux femmes (laveries électrifiées ou à vapeur, usines de confection, etc.), la main-d'œuvre féminine tend à être remplacée par la main-d'œuvre masculine. Les forces de travail sont redistribuées. Les hommes s'introduisent dans des secteurs traditionnellement féminins, tandis que les femmes embrassent des professions qui passaient jusque-là pour être masculines. Cette redistribution a une seule et même cause : la mécanisation de la production. L'homme adopte la machine à coudre électrique et le fer à repasser. La femme s'installe au tour ou au crible. La mécanisation du travail par la machine atteint là son accomplissement. Cette mécanisation de la production conduit à une égalité de situation entre hommes et femmes, entraînant à son tour la reconnaissance de l'égalité sociale de l'homme et de la femme. Le nombre des femmes travaillant dans le secteur des communications a augmenté considérablement ces vingt dernières années. Ce travail réclame une formation professionnelle tout comme le travail de bureau. Or, ces deux derniers secteurs professionnels sont pris d'assaut par les femmes. Le fait que la femme s'aventure dans des domaines exigeant une formation professionnelle plus poussée est une preuve certaine de la nécessité du travail de la femme dans la production.

La femme a appris à considérer son travail comme nécessaire et non plus comme superflu. Elle a cessé de se faire des illusions. Pour son avenir, elle ne compte plus sur le mariage, mais sur son propre travail. C'est pourquoi, de nos jours, les parents s'efforcent de donner à leurs fils et à leurs filles - en particulier dans les pays capitalistes avancés - une formation professionnelle correcte. Grâce à elle, leurs enfants devront pouvoir gagner plus facilement leur vie. Au XIX° siècle donc, le travail de la femme perdit son caractère fortuit et acheva de s'imposer partout. La guerre mondiale a parachevé cette évolution dans la mesure où elle a enlevé à la femme ses dernières illusions, en l'occurrence la possibilité pour elle de réintégrer un jour le foyer pour s'occuper exclusivement de sa propre famille.

Nous allons résumer une dernière fois notre conférence d'aujourd'hui. Nous avons analysé le destin des femmes dans l'histoire. Le cercle s'est refermé au XX° siècle. A une période très reculée, la femme se tenait aux côtés de l'homme et elle jouissait des mêmes droits que lui en tant que productrice de biens de consommation courante pour l'ensemble de la collectivité. Elle fut tout particulièrement respectée, non seulement parce qu'elle accomplissait ses devoirs par rapport à la société en travaillant, mais, de plus, parce qu'elle mettait les enfants au monde et assurait ainsi la perpétuation du clan. Sa signification pour la communauté primitive était de ce fait plus importante que celle de l'homme. La division du travail et la propriété privée enchaînèrent cependant la femme à son propre foyer et elle fut dès lors considérée comme le complément et l'appendice de son mari. Mais ces mêmes forces productives, qui à un certain stade avaient permis la division du travail entre les sexes et l'introduction de la propriété privée, amenèrent par la suite la possibilité d'une libération totale et universelle de la femme. Par la participation de la femme à la production, le fondement de sa libération dans l'ensemble des domaines sociaux a été posé. Mais ce n'est que dans le nouvel ordre économique et social, le communisme, que cette libération peut trouver son application pratique.

VII° Conférence. Les origines de la "question des femmes"[modifier le wikicode]

Dans notre dernière conférence, nous en étions arrivées aux conclusions suivantes : à mesure qu'augmentaient les forces productives et que s'imposait la production dans les grandes industries capitalistes, augmentait aussi le nombre des femmes travailleuses. Aujourd'hui, nous allons constater que la femme, au sein du système capitaliste, ne sera jamais capable d'atteindre une libération totale ni une complète égalité de droits, qu'elle que soit sa participation - active ou non - à la production. Bien au contraire ! II demeure une contradiction insurmontable entre sa signification économique et sa dépendance et sa situation sans droits dans la famille, l'État et la société. Nous analyserons maintenant de façon plus approfondie comment la conscience de la nécessité de l'égalité des droits et de la dignité de la femme a réussi à s'imposer dans la société en même temps que nous montrerons comment ce processus est en relation avec la rapide progression du travail de la femme.

Il ne nous sera pas difficile de reconnaître que les femmes, au fur et à mesure qu'elles travaillaient dans la production et devenaient économiquement indépendantes, réagissaient avec une amertume grandissante à propos de leur existence de second ordre - tant dans la famille que dans la société. N'importe quel observateur libre et exempt de préjugés peut constater facilement qu'il existe une contradiction flagrante entre la reconnaissance de la femme comme force de travail socialement utile et sa discrimination par la législation bourgeoise. Cette contradiction entre la signification du travail de la femme pour la production, d'une part, et son absence de droits d'un point de vue politique et social, d'autre part, ainsi que sa subordination à son mari qui a cessé pourtant depuis longtemps de subvenir à ses besoins, cette contradiction, donc, nous la devons à l'origine à la naissance de la prétendue « question des femmes ».

La « question des femmes » fut posée avec une véhémence toute particulière dans la seconde moitié du siècle dernier, bien que nous trouvions déjà des prémices dans ce sens à une période nettement antérieure. Nous les constatons déjà à l'époque où la concurrence de la manufacture précipita à la faillite les petits artisans et les ouvriers à domicile, les forçant à vendre leur propre force de travail aux grandes entreprises, ainsi que celle de leur femme et de leurs enfants. A la fin du XVIII° siècle et au début du XIX° siècle, la « question des femmes » se concentra cependant essentiellement sur le salaire des femmes et leur droit à un « travail décent ». En trois siècles, les corporations avec leurs privilèges et la sévérité de leurs décrets firent en sorte que la femme se retrouva exclue des métiers artisanaux. Les corporations tentèrent de la reléguer pour toujours à ses fourneaux, c'est-à-dire que la femme devait se retirer de la production et abandonner celle-ci à l'homme. Ce qui eut naturellement pour conséquence d'aggraver la situation de la femme. Depuis qu'elle perdit la possibilité d'exercer une profession artisanale, elle devint plus facilement la proie du fabricant et la victime de sa politique d'exploitation.

En France, le système de la manufacture dominait alors la production. Mais les fabriques n'étaient qu'exceptionnellement assez grandes pour qu'on puisse parler d'entreprises industrielles, c'est-à-dire dépassant plus de cent ouvriers. Le travail à domicile et la manufacture étaient florissants et quadrillaient la France entière. De petites entreprises de manufacture ne comptant pas plus de dix à vingt ouvriers se multiplièrent comme des champignons dans la région parisienne et dans les autres villes françaises. Dans ces manufactures, on confectionnait non seulement des tissus et des draps lourds et grossiers jusqu'aux plus fines dentelles, mais aussi des articles en or ou en métal, ainsi que toutes sortes d'objets d'usage courant. De nombreuses femmes travaillaient dans le tissage et le filage. Elles représentaient souvent même jusqu'à 90 % de l'ensemble des forces de travail employées dans ce secteur. En France, la confection de la soie était quasiment passée à la production industrielle. Dans ce domaine, la fabrique l'avait emporté sur l'industrie à domicile et la manufacture. A la veille de la Révolution française, le prolétariat féminin s'était considérablement développé, et les faubourgs de Paris furent submergés de mendiants et de prostituées, d'une multitude de femmes sans travail, souffrant de la misère et de la faim. Il n'est donc pas étonnant que, lors des émeutes de juillet 1789, les femmes se soient engagées de façon particulièrement véhémente contre la domination et l'exploitation des nantis. Les « femmes du peuple » de Paris revendiquaient de façon conséquente dans leurs mots d'ordre et leurs pétitions le droit au travail et la promesse de pouvoir « gagner honnêtement leur vie ». Elles réclamaient également le droit au travail pour l'homme et la femme, en même temps qu'une interdiction pour l'homme de travailler dans les métiers typiquement féminins, s'engageant parallèlement à renoncer à chercher du travail dans les secteurs spécifiquement masculins. « Si nous cherchons du travail, ce n'est pas pour nous libérer des hommes, mais pour nous bâtir une existence propre dans un cadre modeste », disait l'une de ces pétitions.

Lors de la Révolution française, les femmes du tiers état demandaient le libre accès à toutes les professions artisanales ou, autrement dit, la « liberté illimitée du travail ». Ces revendications devaient permettre à des dizaines de milliers de femmes souffrant de la misère et de la faim d'échapper à la pauvreté et à la prostitution. Ce n'était pas là des revendications uniquement féminines, mais c'était des revendications propres aux intérêts de l'ensemble du prolétariat industriel français. Les habitants des faubourgs de Paris manifestaient et criaient ensemble : « Liberté du travail ! » Liberté du travail signifiait en clair l'élimination définitive du féodalisme, la consolidation et la prédominance de la bourgeoisie et la liquidation des privilèges des corporations. Leur intérêt de classe indiqua aux Françaises la meilleure voie à suivre si elles voulaient avoir un jour une chance de gagner « honnêtement leur pain ». Les femmes du prolétariat français se tenaient incontestablement du côté de la Révolution.

Pour décrire consciencieusement le rôle et les activités de la femme dans la Révolution française, leur résolution héroïque et leur lutte révolutionnaire, un livre entier sans doute n'y suffirait pas. « Les femmes du peuple » dans les provinces du Dauphiné et de la Bretagne furent les premières à attaquer la monarchie. Elles furent suivies par les femmes d'Angoulême et de Chenonceaux. Elles participèrent aux élections des députés pour les États généraux et leur vote fut unanimement reconnu. Nous avons déjà remarqué que la classe bourgeoise, à des périodes de guerres civiles ou nationales, acceptait volontiers l'aide de la femme, oubliant momentanément son « infériorité naturelle ». Les femmes d'Angers rédigèrent un manifeste révolutionnaire contre la domination et la tyrannie de la maison royale, et les femmes prolétaires de Paris participèrent à la prise de la Bastille où elles pénétrèrent les armes à la main. Rose Lacombe, Louison Chabry et Renée Audou organisèrent une manifestation de femmes qui marchèrent sur Versailles et ramenèrent Louis XVI sous étroite surveillance à Paris. Après le transfert de Louis XVI à Paris, les femmes rivalisèrent avec les hommes pour obtenir l'honneur de défendre les portes de la ville. Les poissonnières du marché envoyèrent spécialement une délégation aux États généraux pour « encourager les députés et leur rappeler les revendications des femmes ». « N'oubliez pas le peuple ! » lança la déléguée aux 1200 membres des États généraux, c'est-à-dire à l'Assemblée nationale française. Les femmes des faubourgs parisiens participèrent également à la grande manifestation du peuple sur le Champ-de-Mars, signèrent les pétitions et furent les victimes de la perfidie du roi. Les femmes du tiers état prirent une part active à toutes ces actions, mobilisées par leur conscience de classe prolétarienne. Seule une révolution victorieuse pouvait sauver les femmes françaises de l'absence de droits, de la faim et de la pauvreté, ainsi que des conséquences scandaleuses de l'inflation et du chômage. Le prolétariat féminin français conserva jusqu'à la tragédie finale sa flamme révolutionnaire et son intransigeance, galvanisant par son enthousiasme la foule parfois plus vacillante des hommes.

Encore bien longtemps après l'effondrement de la Révolution, le souvenir des cruelles et sanguinaires « tricoteuses » hanta les nuits de la bourgeoisie. Qui étaient donc ces « tricoteuses », ces furies comme se plaisaient à les appeler les si paisibles et pacifiques contre-révolutionnaires. C'étaient des artisanes, des paysannes, des ouvrières. ouvrières à domicile ou de manufactures. souffrant cruellement de la faim et de toutes sortes de maux et exécrant l'aristocratie et l'Ancien Régime de tout leur cœur et de toutes leurs forces. Devant le luxe et le gaspillage de la noblesse arrogante et oisive, elles réagirent avec un sûr instinct de classe et soutinrent l'avant-garde militante pour une France nouvelle, dans laquelle hommes et femmes auraient droit au travail et où les enfants ne mourraient plus de faim. Pour ne pas perdre inutilement leur temps. ces honnêtes patriotes et ces ouvrières zélées continuèrent à tricoter leurs bas non seulement à toutes les fêtes et à toutes les manifestations, mais aussi lors des réunions de l'Assemblée nationale ainsi qu'au pied de la guillotine, en assistant aux exécutions capitales. Du reste, ces bas, elles ne les tricotaient pas pour elles-mêmes, mais pour les soldats de la garde nationale - devenus défenseurs de la Révolution.

Nous devons sans doute chercher les tous premiers débuts du prétendu « mouvement des femmes » à une période antérieure à la Révolution française, entre 1774 et 1783, lorsque l'Amérique se libéra de la tutelle anglaise. Nous rencontrons dans l'histoire de la Révolution française de nombreuses femmes dont le nom est resté étroitement attaché, non seulement au mouvement des femmes, mais aussi à l'ensemble des phases du bouleversement révolutionnaire proprement dit. Aux côtés de représentants de la tendance politiquement plus modérée des Girondins, comme Mme Roland - si nous voulons établir un parallèle avec les événements actuels, nous pourrions dire qu'elle est une menchévique -, apparaît Louise Robert-Kéralio, journaliste et écrivain de renom ainsi que démocrate et défenseur authentique de la Révolution. Aucune des deux femmes ne s'intéressait véritablement au mouvement des femmes ou ne formula de revendications spécifiquement féminines. Néanmoins, elles furent les premières féministes de l'histoire dans la mesure où elles ont contribué à la reconnaissance objective de l'égalité de la femme. Par leur action au service de la Révolution, elles amenèrent leur entourage social à faire totalement abstraction de leur appartenance au « sexe faible ». On finissait par ne plus voir en elles que des représentantes d'une ligne politique précise. En dehors d'elles et de la féministe extrémiste Olympe de Gouges, il y eut encore deux autres femmes qui se distinguèrent par leur nature particulièrement combative. A la première période révolutionnaire, Théroigne de Méricourt et Desmoulins appelèrent le peuple à prendre les armes. Théroigne participa à la prise de la Bastille, et l'Assemblée nationale lui remit une épée pour la récompenser de son courage. Le 5 octobre 1789, à la veille de la manifestation devant se diriger sur Versailles, elle prit les devants, pénétra dans la ville à cheval et, vêtue d'un costume rouge, elle tenta de gagner les femmes à la cause révolutionnaire. En collaboration avec le philosophe Remond, elle fonda une société : Les amis de la loi, et s'activa pour le soutien de l'armée nationale. Elle fit appel aux femmes pour la défense de la nouvelle patrie - la République - et, le 15 juin 1792, elle dirigea elle-même le canon sur le château royal et pénétra dans le palais aux côtés de la population de Versailles. La République lui décerna la « couronne civique » pour la remercier de ses loyaux services. Elle trouva la mort lors des affrontements entre Girondins et Jacobins. Personnellement, elle était proche des Girondins.

Rose Lacombe réclamait également que l'on sorte le roi de Versailles. C'était véritablement elle qui était à la tête des femmes des faubourgs de Paris. Elle-même était d'une grande modestie, en même temps que très combative, possédait une puissante volonté et un grand sens de l'organisation. Par ailleurs, elle était dotée d'une voix mélodieuse et d'un visage agréable. Son discours à la galerie de l'Assemblée nationale, par lequel elle prit la défense de la Révolution contre l'armée de la deuxième coalition et réclama une démocratie du pouvoir, reste parmi les documents les plus importants de l'histoire de la Révolution française. Lacombe, ennemie déclarée de la monarchie, fut blessée à la main pendant le siège du palais. L'Assemblée nationale lui remit, comme à Théroigne, la « couronne civique ». Depuis 1793, elle était membre du groupe jacobin du parti montagnard et portait le bonnet rouge du mouvement révolutionnaire des sans-culottes sous la direction de Jean-Paul Marat. Elle réclama l'arrestation de tous les membres de l'aristocratie et de leurs familles, s'entoura de nombreuses partisanes, dirigea, avec les Jacobins, l'agitation contre les Girondins jusqu'à leur mise en échec finale. Mais, lorsqu'elle s'obstina dans son ardeur à poursuivre sa lutte contre les contre-révolutionnaires et intrigants de toutes sortes et se permit d'attaquer la Convention elle-même, les Jacobins s'irritèrent et Robespierre commença à détester cette Jacobine dangereuse et populaire et, de surcroît, particulièrement douée pour le rhétorique. Les membres de la Convention supportaient mal de voir Rose Lacombe et d'autres membres du Club des citoyennes révolutionnaires se mêler du travail de la Convention, de les voir contrôler les listes des détenus et, le cas échéant, prendre la défense de l'un ou de l'autre des condamnés.

Le Club des citoyennes révolutionnaires fut fondé à l'origine par Rose Lacombe et la lavandière Pauline Léonie, donc par deux femmes des faubourgs de Paris. Dans ce club, Lacombe tenta d'éduquer ses compatriotes dans l'esprit de la Révolution.

Les discussions des femmes portaient donc sur des sujets tels que : « Que peuvent faire les femmes pour la République ? » Rose Lacombe était un brillant défenseur des intérêts des travailleuses et elle intervint souvent en leur faveur avec Pauline Léonie. Il lui arriva d'occuper avec une foule de Parisiennes sans travail et sans pain la galerie de l'Assemblée nationale et de demander ce que le gouvernement comptait faire pour atténuer la misère criante des travailleuses. Pour Rose Lacombe, les problèmes, les besoins, bref la misère de ces femmes lui était familière et elle savait exposer leurs problèmes de façon vivante dans des discours à la fois mesurés et véhéments.

Lorsque la Convention eut dissout les associations et les clubs de femmes, Lacombe défendit avec acharnement son enfant, le Club des citoyennes révolutionnaires. Mais son combat échoua. Après la chute des Jacobins et la victoire contre-révolutionnaire, toute manifestation publique de femmes fut sévèrement réprimée. Lacombe ne put évidemment pas se taire et poursuivit son agitation. C'est pourquoi elle fut arrêtée au printemps 1797 et se retira par la suite de la politique. Après la prise de pouvoir définitive de la réaction, elle disparut pour toujours de la vie politique. Rose Lacombe était une femme qui se consacra corps et âme à la cause de la Révolution, tout en comprenant que les besoins des femmes prolétaires, leurs revendications et leurs soucis devaient être inséparables de la lutte de classes du mouvement ouvrier en train de naître. Elle ne réclamait pas de droits spéciaux pour les femmes mais exigeait d'elles une plus grande vigilance et les invitait à défendre leurs intérêts en tant que membres de la classe ouvrière. A cause du formidable combat qu'elle mena en faveur des travailleuses, elle nous est aujourd'hui naturellement plus proche que les femmes qui s'étaient engagées de façon plus unilatérale lors de la grande Révolution.

Le mouvement des femmes bourgeoises fut fondé en Amérique par Abigail Smith Adams (femme du deuxième président de la jeune République américaine) et sa compagne de lutte Mercy Warren, en France, par Olympe de Gouges et, en Angleterre, par Mary Wollstonecraft. Ces féministes bourgeoises inlassablement que c'était grâce à une poignée de philosophes éclairés du XVIII° siècle et à l'action courageuse de quelques femmes désintéressées que la discussion sur l'égalité de droits de l'homme et de la femme pouvait avoir lieu, que ces quelques rares individus auraient défendu avec détermination le « beau sexe », réclamé la même formation pour l'homme et pour la femme ainsi que la reconnaissance de l'égalité de droits. Leur lutte ouverte aurait éveillé chez la majorité des femmes la conscience de leur propre valeur, jusque-là endormie. Les femmes auraient commencé à s'organiser et à défendre leurs intérêts et, tout au long du XIX° siècle, auraient arraché un droit après l'autre par une lutte acharnée.

Cette conception est totalement fausse. L'histoire de la libération de la femme s'est déroulée vraiment différemment. Les féministes combatives -- comme Olympe de Gouges en France, Abigail Smith Adams en Amérique ou Mary Wollstonecraft en Angleterre - purent formuler la « question des femmes » de façon aussi précise uniquement parce que de nombreuses femmes travaillaient à la fin du XVIII° siècle dans la production et parce que la société commençait à reconnaître leur force de travail comme nécessaire. Olympe de Gouges harangua la Convention en ces termes : « Si la femme a le droit de monter à l'échafaud, elle doit également avoir le droit de monter à la tribune. » Elle lutta avec acharnement pour la reconnaissance des droits politiques de la femme. Abigail Smith Adams fit savoir au gouvernement révolutionnaire américain que « les femmes n'allaient pas se soumettre aux lois de la République tant qu'elles n'auraient pas obtenu le droit de vote ». Elle fut la première à articuler sans ambiguïté la revendication d'une égalité politique de l'homme et de la femme. Mary Wollstonecraft réclama une révision totale de l'éducation de la femme, donc une égalité de droits sur le plan de la formation. (Elle fut un écrivain talentueux de la fin du XVIII° siècle. Son ouvrage, Défense des droits de la femme, fut publié en 1796 et fit sensation.)

Du fait de leurs positions initiales différentes, les femmes en arrivèrent aussi à des solutions différentes de la contradiction entre le rôle de la femme dans la production et ses droits dans l'État et la société. Mais elles peuvent se regrouper sous un dénominateur commun : le droit au travail. Ce droit au travail équivalait, à cette époque, à la victoire de la Révolution. Il s'agissait alors de liquider définitivement le féodalisme et de jeter les fondements d'un nouveau système économique. Pour cela, de même que pour la conquête du droit au travail pour la femme, il fallait s'assurer le pouvoir politique. C'est pourquoi les féministes bourgeoises firent une erreur énorme en essayant de prouver que la lutte des femmes pour l'égalité des droits et leur conscience grandissante de leur droit à la dignité humaine auraient permis d'accéder à la vie professionnelle. L'histoire prouve exactement le contraire. Olympe de Gouges écrivit ce qui suit dans son célèbre manifeste : « Le but de toute assemblée législative doit être de protéger les droits inaliénables des deux sexes : liberté, progrès, sécurité et protection devant l'oppression. Tous les citoyens et toutes les citoyennes doivent pouvoir participer directement et par l'intermédiaire de leurs propres représentants à la législation. Toutes le citoyennes doivent avoir un accès égal à l'ensemble des professions de la fonction publique ainsi qu'aux honneurs qui les accompagnent. »

Mais toutes ces revendications se concentrant essentiellement sur « l'accès libre des femmes à l'ensemble des professions de la fonction publique » n'ont pu être formulées que parce que les « femmes du peuple » avaient ouvert la voie au travail productif des femmes. Lors de la Révolution française, la revendication pour l'égalité politique des droits n'était pas encore une question brûlante pour les femmes prolétaires, c'était plutôt une préoccupation des éléments démocratiques bourgeois. Les femmes des faubourgs parisiens n'étaient que faiblement représentées dans les clubs de femmes. Je veux dire les clubs de femmes fondés par Palm Alder et autres pionnières de la lutte féministe à proprement parler. Les faubouriennes de Paris luttaient ardemment avec l'ensemble du prolétariat pour la suppression du système corporatif et pour d'autres revendications typiquement prolétariennes. Leur instinct de classe leur indiquait avec sûreté que les revendications du « droit au travail » et de la « suppression des corporations » régleraient leurs problèmes de façon plus radicale que la lutte axée uniquement sur les droits politiques de la femme. Cependant, Olympe de Gouges, en formulant ses revendications politiques, croyait fermement défendre les intérêts de la totalité des femmes. La situation historique du XVIII° siècle était telle que la reconnaissance unilatérale des droits politiques de la femme aurait conduit à renforcer encore les privilèges des femmes appartenant déjà aux classes privilégiées. Cela était valable aussi bien pour la France que pour l'Amérique et l'Angleterre. Les femmes du prolétariat se seraient retrouvées une fois de plus les mains vides.

Le mouvement des femmes et sa revendication pour la reconnaissance des droits humains de la femme naquit à la fin du XVIII° siècle, en l'occurrence à cause du développement général de la production et de l'économie nationale et du rôle grandissant que la femme occupait à l'intérieur de la production. Nous allons nous appuyer maintenant sur les exemples de l'Angleterre, de la France et de l'Amérique pour étayer la justesse de notre thèse, à savoir que la situation sociale de la femme est dépendante de sa signification dans la production.

Nous avons déjà vu de façon approfondie la progression du travail de la femme à la période de la manufacture. La production industrielle se développa au cours du XVIII° siècle dans deux États capitalistes, la France et l'Angleterre. Inutile de revenir là-dessus. Mais nos analyses s'appliquent-elles également à l'Amérique ? Au XVIII° siècle, l'Amérique n'était encore que l'une des nombreuses colonies du puissant Empire britannique et, de surcroît, l'une des plus retardées. Son industrie n'était que faiblement développée, et la petite production dominait l'agriculture. La population était composée en grande partie de paysans. Pourquoi alors ce fut justement l'Amérique qui devint le berceau du mouvement des femmes ? Pourquoi les Américaines réclamaient-elles l'égalité des droits de la femme et la reconnaissance de leurs droits politiques fondamentaux à une époque bien antérieure aux pays hautement industrialisés d'Europe ? Ce fait n'est-il pas en contradiction flagrante avec notre thèse selon laquelle la lutte des femmes pour l'égalité des droits serait uniquement le résultat de leur rôle dans la production ? Est-ce que les revendications des femmes pour leurs droits politiques ne découlaient-elles pas plutôt des revendications et des luttes politiques et démocratiques de la bourgeoisie ? Absolument pas. Car l'Amérique, au contraire, est bien une preuve supplémentaire pour l'exactitude de notre thèse. Les revendications politiques des femmes américaines étaient naturellement le résultat direct de la signification de la femme dans la vie économique de l'Amérique du Nord aux XVII° et XVIII° siècles, c'est-à-dire à une période où l'Amérique n'était encore qu'une colonie anglaise.

L'Amérique du Nord fut colonisée par des émigrants en provenance de l'Ancien Monde - de l'Europe - qui fuyaient généralement la domination et la tyrannie du féodalisme ou les persécutions religieuses. Leur force de travail et leur énergie étaient tout ce qu'ils possédaient. La plupart du temps, ces fugitifs européens émigrèrent avec toute leur famille dans le Nouveau Monde, occupèrent et défrichèrent les terres nouvelles et devinrent colons et paysans. Comme la main-d'œuvre faisait défaut, toute la famille devait se mettre au travail. Les épouses et les filles des fermiers travaillaient par conséquent aussi durement que les hommes, pour essayer d'atteindre une certaine prospérité. Les femmes partageaient naturellement les soucis économiques des hommes, luttant pied à pied contre la nature encore sauvage et indomptée. Comme les hommes, les femmes étaient armées en permanence pour défendre les fermes construites en commun contre les attaques des Indiens. C'est pourquoi les femmes étaient une force de travail précieuse, contribuant à la prospérité de toute la colonie. C'est de cette époque que date le respect que les Américains continuent à porter aux femmes. Cette haute estime est cependant en train de décroître avec l'influence grandissante du capitalisme actuellement extrêmement développé dans ce pays. Ce dernier système transforme la femme soit exclusivement en esclave salariée, soit en pur complément et appendice du mari et dépendant de lui pour son entretien.

Tant que l'Amérique était colonie anglaise, le principe suivant faisait loi : représentation pour tous ceux qui payaient des impôts. Tous les contribuables avaient donc le droit de participer aux affaires de l'État, même les femmes. Par conséquent, il n'y avait rien d'étonnant à ce que les femmes participent activement à la guerre civile américaine. Elles se prononcèrent bien évidemment pour l'indépendance du pays qu'elles avaient activement contribué à édifier. Les femmes luttèrent avec ardeur jusqu'au dernier jour de la guerre d'Indépendance pour une Amérique libre et adoptèrent des positions politiques souvent plus radicales que celles des politiciens révolutionnaires masculins. C'est ainsi que Mercy Warren, par exemple, se prononça ouvertement pour une totale indépendance de la mère patrie à une époque où même le chef des séparatistes, Washington, n'osait pas encore formuler une revendication aussi radicale. Ces femmes étaient persuadées que la nouvelle République allait leur garantir le plein usage de leurs droits politiques, étant donné qu'elles en jouissaient déjà à la période où l'Amérique n'était encore qu'une colonie britannique. Mais elles durent bientôt déchanter. En fait, l'Assemblée constituante ne se prononça jamais officiellement contre le droit de vote féminin (cette question fut abandonnée à l'initiative de chaque État fédéré), mais ce droit ne fut pas non plus ratifié par la Constitution. II est facile d'expliquer cette résolution : à la fin du XVIII° siècle, l'Amérique n'était plus un pays de petits paysans, la grande industrie était en train de naître. La femme cessait d'être une force productive nécessaire et sa signification pour l'économie nationale déclina en conséquence. Comme toujours, et après que la bourgeoisie eut réussi à consolider son pouvoir, les femmes furent ramenées à leur rôle exclusif d'épouse et de mère et reléguées au loyer.

Les femmes appartenant aux couches les plus défavorisées de la population devinrent ouvrières d'usine et vinrent grossir la masse des esclaves du capital. Il faut remarquer que les États fédérés industrialisés retirèrent aux femmes le droit de vote, n'accordant qu'aux hommes les pleins pouvoirs civiques, alors que dans des États agricoles, comme la Virginie et le New Jersey, les femmes conservèrent leurs droits politiques, tant au niveau de la commune qu'au niveau de l'État.

Nous constatons donc que les revendications féminines pour une égalité de droits furent généralement soutenues par la société américaine, en particulier par les cercles révolutionnaires. La femme fut exploitée par la bourgeoisie de toutes les manières possibles et imaginables et mise à contribution pour la guerre civile. On faisait appel à ses qualités civiques « viriles », à son esprit de sacrifice et à son enthousiasme pour la République. Mais, à peine les cris de victoire s'étaient-ils tus et que l'ancien ennemi - l'Angleterre féodale - avait cessé de menacer les prérogatives de la bourgeoisie, l'intérêt qu'avaient montré les démocrates pour les revendications des femmes tomba rapidement. Les exemples français et américains nous permettent de tirer la conclusion selon laquelle les revendications pour l'égalité des droits de l'homme et de la femme sont apparues après que la femme eut engagé ses forces productives de travail dans l'économie nationale. Ce n'était donc pas les revendications pour l'égalité des droits qui ont poussé les femmes dans la vie professionnelle, mais exactement le contraire, le rôle de la femme dans la production qui l'amena à réclamer cette égalité.

Mais comment expliquer alors que les femmes, dans la totalité des États bourgeois, continuent à subir une discrimination notoire par rapport aux hommes ? Que l'État bourgeois et la société capitaliste refusent toujours de considérer la femme comme un individu et une citoyenne à part entière, et cela malgré le fait que les femmes exerçant une activité professionnelle constituent une part importante de la population laborieuse ?

Cette situation intenable est due à l'ordre social bourgeois et capitaliste, reposant sur l'antagonisme de classes et le travail salarié. Dans les États bourgeois, la majorité des femmes travailleuses se recrute parmi la classe ouvrière, c'est-à-dire que ce sont des esclaves salariées au service du capital. Exactement comme les despotes de l'Antiquité qui méprisaient leurs esclaves, les hommes auxquels ils devaient en réalité toute leur fortune, les bourgeois de nos jours ne veulent en aucun cas reconnaître les droits des milliers de prolétaires, producteurs de toutes les richesses et constituant le fondement de la prospérité de la société bourgeoise. Dans le système capitaliste, l'ouvrier, comme l'ouvrière, n'exerce aucun travail indépendant, créateur de produits allant directement au consommateur. Tous deux travaillent en échange d'un salaire et vendent leur force de travail à l'entrepreneur. A l'époque de l'économie naturelle, l'artisan et le travailleur à domicile ne vendaient pas leur force de travail au consommateur, mais le produit fini de leur travail. A la période de l'esclavage salarié, en revanche, l'ouvrier doit vendre sa force de travail au capitaliste. Nous avons déjà eu l'occasion de décrire pourquoi les économistes bourgeois ne sont fondamentalement pas prêts à reconnaître la main-d'œuvre comme source principale de richesses. Les économistes bourgeois et les entrepreneurs soutiennent avec tous les arguments possibles et imaginables l'idée que la machine est cette force créatrice de toute richesse et que l'ouvrier joue un rôle subordonné. Dans cette théorie bourgeoise, ouvriers et ouvrières sont, en définitive, les compléments vivants de la machine. En réalité, dans l'esprit des entrepreneurs, c'est finalement leur propre capital qui est la véritable source de l'abondance.

Tant que règnent dans une société des rapports de production bourgeois, on ne peut pas s'attendre à ce que la force de travail humaine soit évaluée différemment ou qu'il puisse y avoir une évaluation nouvelle du rôle de la classe ouvrière et de la position de la femme dans la production. Le travail salarié a arraché la femme à la famille pour la jeter dans la production. Le système actuel du travail salarié rend l'ouvrier et l'ouvrière, matériellement et politiquement, totalement dépendants de la bourgeoisie. Leur travail est sous-payé, quel que soit leur sexe. Aux tentatives organisées de la classe ouvrière d'élargir ses droits et de démocratiser l'État bourgeois, la bourgeoisie réagit en lui opposant une résistance bien organisée, doublée d'une colère aveugle. Ce n'est pas celui qui crée la valeur, mais celui qui vit de l'exploitation de la force de travail qui est le mieux qualifié pour s'occuper des affaires de l'État et de l'organisation de la société. Le destin de la femme travailleuse s'identifie avec celui de l'ensemble du prolétariat. Alors que des millions de femmes sont forcées aujourd'hui au travail salarié, leur situation sociale se dégrade de plus en plus. Outre son esclavage au foyer et sa dépendance au sein de la famille, le capitalisme charge la femme d'un poids supplémentaire, c'est-à-dire le travail salarié chez l'entrepreneur.

Nous avons dit précisément que le mariage ne pouvait en aucun cas sauver la prolétaire de l'obligation de vendre sa force de travail. De plus en plus fréquemment, les ouvrières mariées sont obligées de combiner le travail professionnel hors de la maison avec le travail ménager et l'éducation des enfants au service du mari. La vie de la femme se transforme en un labeur ininterrompu, elle ne dort pas assez et ne se repose jamais. Elle est la première à se lever le matin et la dernière couchée. Malgré cela, les familles ouvrières se défont, la maison est négligée et les enfants livrés à eux-mêmes. Les femmes peinent pour rien et cherchent désespérément à assurer la cohésion de la famille. La femme vit toujours dans le passé et accorde une valeur plus grande à la famille et au foyer que l'homme, mais les implacables rapports de production ne tiennent aucun compte des désirs des hommes. Avec l'apparition de la production industrielle se rétrécit la signification de l'économie familiale. Une fonction après l'autre se dissout. Des tâches qui avaient été importantes autrefois pour l'économie familiale et constituaient alors des éléments inséparables du travail ménager tombent en désuétude et disparaissent. Il n'est par exemple plus nécessaire que la femme perde un temps précieux à raccommoder des bas, à fabriquer du savon ou à coudre des vêtements, alors que ces articles se trouvent à profusion sur le marché. Ce qui ne lui est d'aucune utilité si elle manque d'argent. Pour gagner de l'argent, elle doit vendre sa force de travail et se chercher un emploi. Pourquoi la femme devrait-elle continuer à fabriquer des conserves pour l'hiver, à cuire du pain ou à préparer soigneusement les repas de midi, alors qu'il existe des centaines de conserves toutes prêtes, que les boulangers cuisent suffisamment de pain et que la famille ouvrière peut avoir un repas tout fait et bon marché au grand magasin ou encore au restaurant le plus proche ? Par ce processus, le travail familial de la femme devient de plus en plus superflu, tant du point de vue de l'économie nationale que du point de vue familial. C'est pourquoi l'on assiste à la destruction de la famille, en particulier dans les villes. Elle disparaît avec le développement de l'échange des marchandises et de la production en grande série de biens de consommation. La famille, qui avait été une nécessité à l'époque de l'économie naturelle, devient dès lors un handicap en occupant la femme de façon inutile et improductive pour l'économie nationale. Parce que la famille n'est plus une unité économique, elle est devenue superflue. En URSS, le travail de la femme est mis au service de la petite unité familiale. Le nombre de femmes occupées dans la production augmente. La Grande Guerre confirma définitivement l'importance du travail de la femme pour la poursuite du développement des forces productives. Il n'existe aucune branche d'activité où, au cours des sept dernières années, les femmes n'auraient pas travaillé. Pendant la guerre, le nombre des femmes exerçant une activité professionnelle augmenta rien qu'en Amérique et en Europe de près de dix millions, et le travail de la femme devint une nécessité absolue. Les statistiques montrent qu'au début du XIX° siècle un tiers de la valeur qui circulait sur le marché mondial était produit par des femmes. Depuis, la participation des femmes à la production internationale de marchandises a naturellement encore augmenté. Le travail de la femme est devenu un facteur de stabilité économique. Malgré cela, la « question des femmes » demeure irrésolue. Les femmes de tous les pays - à l'exception de la Russie - ont encore un long chemin devant elles avant que n'aboutisse leur lutte pour l'égalité des droits. Nous savons cependant que la racine du mal réside dans le système de production capitaliste et dans la division de la société bourgeoise en classes, société reposant sur la propriété privée. Dans la mesure où nous avons reconnu les causes de cette situation impossible, nous sommes aussi capables de développer des formes de lutte nous permettant de remédier à cette situation. La discrimination dont la femme est victime, ainsi que sa dépendance ne pourront être surmontées définitivement que lorsque la société adoptera un nouveau système, où production et consommation collectives remplaceront la propriété privée, c'est-à-dire par la victoire du communisme.

VIII° Conférence. Le mouvement féministe et le rôle de la femme travailleuse dans la lutte de classe[modifier le wikicode]

Le mouvement des femmes fut donc le résultat d'une contradiction exemplaire au sein du capitalisme : la participation grandissante des femmes dans la production ne correspondait aucunement à leur discrimination persistante dans la société, le mariage et l'État.

La « question des femmes » n'existe pas de façon indépendante. Cette violence dans la société bourgeoise et qui opprime la femme est produite en partie par la grande antinomie sociale entre capital et travail. La contradiction entre la participation de la femme dans la production et son absence de droits généralisée conduisit à l'apparition d'un phénomène absolument inconnu jusque-là : la naissance d'un mouvement de femmes. Mais dès le départ, ce mouvement prend deux orientations diamétralement opposées : l'une des fractions s'organise sous l'égide d'un mouvement féministe bourgeois, tandis que l'autre fait partie intégrante du mouvement ouvrier.

Le mouvement féministe bourgeois dériva au XIX° siècle d'organisations politiques masculines et bourgeoises et ne cessa d'être par la suite, ne serait-ce que partiellement, le reflet des couches sociales qui le composent. Le mouvement des femmes prit rapidement de l'ampleur et forma, à la fin du XIX° siècle, dans la totalité des États occidentaux et orientaux, un solide réseau d'organisations féminines. Leur tâche principale fut la reconnaissance de l'égalité des droits de l'homme et de la femme sur tous les plans et dans le cadre de la société capitaliste existante. Les bourgeoises leaders, du mouvement des femmes, ne s'intéressaient pas le moins du monde au mouvement de renouveau social qui a ouvert des perspectives nettement plus vastes à la libération de la femme et qui lui a donné le seul fondement solide. Elles restèrent totalement étrangères au socialisme. Et si, finalement, une partie des féministes bourgeoises formulèrent vers la fin du XIX° siècle des revendications empruntées aux socialistes, c'était uniquement pour s'assurer le soutien des femmes prolétaires, pour acheter leur collaboration et pour se donner ainsi un plus grand poids politique. Le mouvement féministe bourgeois se voulait hors classe, neutre, et affirmait qu'il représentait les revendications et les actions de toutes les femmes. Cependant, la réalité était très différente, et les féministes bourgeoises ne représentaient finalement rien de plus que leurs propres revendications et intérêts, ce qui n'exclut pas le fait que le mouvement féministe bourgeois recrutait ses membres parmi les couches sociales les plus diverses. Une troisième caractéristique de ce mouvement, c'est qu'il réussit à déclencher un sérieux conflit d'intérêt entre l'homme et la femme, dans la mesure où les féministes cherchaient finalement à imiter les hommes. Elles commirent encore une autre faute grave. Elles ne prirent pas en considération la double tâche sociale de la femme et négligèrent totalement que ces « droits naturels » qu'elles défendaient avec prédilection exigeaient des femmes non seulement qu'elles accomplissent un travail productif pour la société, mais également qu'elles assurent leur fonction reproductrice au sein de cette même société. Mais la défense et la protection de la femme en tant que mère n'entraient nullement dans le programme ni dans la politique du mouvement féministe bourgeois. Et, lorsque le mouvement entreprit d'évoquer le problème de protection de la maternité à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, ce fut un élément nouveau dans son travail. A contrecœur et sans trop y croire, les féministes intégrèrent à leur programme les revendications pour une protection légale de la mère et d'autres lois spéciales devant garantir la protection des travailleuses.

Les féministes tentèrent naïvement de reporter la lutte pour les droits de la femme du plan stable de la lutte de classes au plan de la lutte entre les sexes. Ce qui donna lieu à une falsification, une caricature. Leur manque d'intuition politique éloigna les féministes de la juste ligne de combat.

Le succès et l'appui que les féministes bourgeoises avaient rencontrés jusque-là parmi les hommes de leur propre classe, elles le perdirent l'un et l'autre parce qu'en toutes occasions, bonnes ou mauvaises, elles défendaient une cause exclusivement féminine, au lieu de soutenir les intérêts de l'ensemble de la classe bourgeoise, qui aurait pu garantir leurs droits en retour. Ce n'est qu'au début du XX° siècle que des bourgeoises politiquement conscientes entreprirent de rattacher leur propre lutte à celle d'un parti politique déterminé et se présentèrent dorénavant comme des représentantes de ce parti. C'est ainsi que travaillaient par exemple les cadettes féminines, d'abord dans l'Association pour le droit des femmes et, plus tard, dans la Ligue pour le droit des femmes.

Certaines organisations anglaises et allemandes adoptèrent une politique semblable.

Etant donné que les féministes bourgeoises employaient toute leur énergie à prouver que la femme n'était en rien et dans aucun domaine inférieure à l'homme, elles négligèrent totalement la spécificité biologique de la femme, spécificité dont la société devait tenir compte. A la période du communisme primitif, la tribu respectait les femmes, parce qu'elles étaient, d'une part, les producteurs principaux de l'économie de la tribu et, d'autre part, parce qu'elles mettaient les enfants au monde et assuraient ainsi la descendance de la tribu. Mais ensuite, lorsque les hommes exécutaient la totalité des tâches productives, la société n'avait plus de raison majeure pour considérer les femmes comme leurs égales même si celles-ci continuaient à enfanter comme par le passé. Ce n'est que lorsque hommes et femmes ont un travail socialement utile que la société est prête à considérer la fonction sociale supplémentaire de la femme, en tant que mère et éducatrice des enfants, en lui assurant une certaine aide et protection.

Mais les féministes bourgeoises, dans leur engagement exalté pour les principes creux de l'égalité des droits, refusèrent de reconnaître cette réalité. Leur plus grave erreur fut de croire que la reconnaissance des droits de la femme était fonction de la totale égalité de l'homme et de la femme. C'est pourquoi les féministes extrémistes s'habillaient « par principe » et non pas par commodité comme les hommes, se coupaient les cheveux pour leur ressembler et affichaient des allures et des démarches masculines.

Lorsque les féministes apprirent que les femmes qui travaillaient comme débardeurs au port étaient obligées de transporter de lourdes charges, elles furent extrêmement émues et écrivirent effectivement dans leurs journaux et leurs revues ce qui suit : « Une nouvelle victoire à mettre au compte de la lutte pour l'égalité des droits de la femme. Des femmes dockers transportent côte à côte avec leurs collègues masculins des charges allant jusqu'à 200 kg. » Elles ne se rendaient pas compte qu'il aurait au contraire fallu écrire des articles pour démasquer la rapacité du capitalisme, dénoncer ce travail inadapté, nuisible pour les organes féminins et, partant, nuisible pour le peuple entier. Les féministes ne comprirent pas davantage que la femme, à cause de ses propriétés corporelles spécifiques, se trouverait toujours dans une situation « à part » et que, pour une société donnée, le fait de « respecter » ou de « tenir compte » de ces qualités spécifiques ne lui serait nullement préjudiciable, bien au contraire. La femme ne doit absolument pas faire le même travail que l'homme. Pour lui garantir des droits égalitaires, il suffit largement qu'elle exerce un travail de même valeur pour la collectivité. Mais les féministes ne comprirent tout simplement pas cette relation, et c'est pourquoi leur mouvement fut aussi borné et unilatéral.

Le mouvement féministe bourgeois traversa naturellement différentes étapes de développement. Les revendications pour une égalité des droits politiques, qui fut posée avec énergie et fermeté en Amérique et en France jusqu'au XVIII° siècle, cessa avec le déchaînement de la guerre civile et la consolidation simultanée de la prédominance de la classe bourgeoise. Le mouvement féministe au début du XIX°siècle se contenta alors plus modestement de réclamer l'accès de toutes les femmes à la formation professionnelle. Cette revendication est issue directement de la revendication première du mouvement, c'est-à-dire du droit au travail. A l'époque de la Révolution française, Olympe de Gouges avait parfaitement raison lorsqu'elle affirmait dans son manifeste politique que la reconnaissance unilatérale des droits politiques de la femme n'allait finalement rien changer à la situation de celle-ci. Qu'il était tout aussi important pour les femmes de lutter pour obtenir leur accès à toutes les professions.

A l'époque où Olympe de Gouges publia son manifeste, débuta la lutte des femmes bourgeoises pour leur accès sans restriction aux études et aux métiers universitaires. A l'apogée du capitalisme, les artisans n'étaient pas seuls à faire faillite ni les ouvriers à domicile à se transformer en ouvriers d'usine. L'idylle sentimentale de la petite et de la moyenne bourgeoisie fut, elle aussi, considérablement entamée. Les hommes de ces dernières catégories sociales devinrent brusquement incapables de subvenir à l'entretien de leur propre famille. Ce qui amena les fils et les filles des familles défavorisées à chercher du travail. Les jeunes filles de familles bourgeoises travaillèrent comme maîtresses d'école, écrivirent ou traduisirent des romans ou tentèrent de s'employer comme fonctionnaires de l'État pour s'assurer un revenu stable. Néanmoins, l'accès des femmes aux métiers spécifiquement universitaires leur resta barré comme par le passé. La société bourgeoise ne faisait à leur énergie et à leur intelligence qu'une confiance limitée et ne leur ouvrit cette voie qu'à contrecœur. Il faut ajouter que les femmes sous-estimaient elles-mêmes leurs facultés intellectuelles par rapport aux hommes.

Normalement, l'homme assurait sa propre subsistance et celle de sa famille. La femme bourgeoise n'avait, en règle générale, qu'une " occupation d'appoint ", habitait chez son mari et utilisait ses revenus pour couvrir ses « dépenses personnelles ». Mais le nombre de femmes de la petite et de la moyenne bourgeoisie obligées de subvenir non seulement à leurs propres besoins, mais aussi à ceux de leur famille augmentait de plus en plus. Or, leur salaire continua toujours à être calculé comme si leur travail n'était qu'un travail d'appoint. Leur faible qualification professionnelle fut également la cause de leur moindre revenu. Ce n'est pas parce que les femmes appartenaient au « sexe faible » que les entrepreneurs et les services publics leur barraient l'accès aux emplois de bureau ou au métier d'institutrice. Leur travail revêtait une valeur productrice moindre parce que les femmes ne disposaient pas de la formation professionnelle correspondante. Leurs concurrents sur le marché du travail, les hommes, étaient évidemment extrêmement mécontents lorsqu'ils perdaient leur emploi de bureau dans le secteur privé ou public. Les féministes commirent une grave erreur en pensant que les hommes ne refusaient l'accès des femmes à certaines professions que parce qu'ils étaient égoïstes et craignaient la concurrence féminine. Le fait que les femmes bourgeoises n'avaient alors le choix qu'entre un nombre extrêmement restreint de professions était dû à la carence de leur formation professionnelle. Les femmes ne purent sortir de cette impasse que lorsqu'elles réussirent à accéder aux études universitaires. C'est pourquoi dans certains pays, comme en Allemagne et plus tard aussi en Russie, la revendication essentielle du mouvement féministe bourgeois fut la suivante : mêmes conditions pour les femmes et les hommes dans la formation supérieure. Le débat sur de meilleures possibilités d'instruction pour les femmes est né au XVIII° siècle. L'écrivain français Fénelon et, plus tard, le philosophe et journaliste Condorcet (particulièrement actif au cours des premières années de la Révolution) se prononcèrent avec détermination pour l'instruction de la femme. En Angleterre, cette question fut déjà posée au XVII° siècle par Daniel Defoe et Mary Astell. Mais, comme ils étaient l'un et l'autre dans une position plutôt isolée, leur appel n'avait pas entraîné de conséquences pratiques. Les choses changèrent cependant au courant du XIX° siècle. Mary Wollstonecraft aborda de nouveau le problème de l'instruction de la femme dans son ouvrage Pour la défense des droits de la femme. Dans ce livre, elle fait preuve d'ailleurs d'un courage et d'une audace exceptionnels et qui ne sont pas sans nous faire penser aux grandes figures de la Révolution française. Ses conclusions furent particulièrement originales. Elle revendiquait une amélioration de l'éducation de la femme et la reconnaissance de ses droits, tout en mettant l'accent sur la signification spirituelle de la maternité. Seule une femme libre et consciente pouvait être une bonne mère capable d'enseigner à ses enfants leurs devoirs de citoyens et un authentique amour de la liberté. Parmi tous les pionniers luttant pour les droits des femmes, Mary Wollstonecraft fut effectivement la première qui réclama l'égalité des droits de la femme en partant des devoirs de la maternité. La seule exception est Jean-Jacques Rousseau en France. Ce philosophe et ce révolutionnaire du XVIII° siècle explique l'égalité de la femme à partir des « droits naturels de l'humanité ". Pourtant dans sa société libre, dans laquelle l'intelligence régnait en maître, il n'en renvoya pas moins la femme exclusivement à son rôle de mère, dans un esprit pas très éloigné de celui de la famille bourgeoise.

Malgré le fait que de nombreux penseurs se soient prononcés dans la première moitié du XIX° siècle pour le droit égal de l'homme et de la femme à une formation supérieure, les portes des universités - et même celles des établissements de niveau inférieur - restèrent fermées aux femmes comme par le passé. Ce n'est qu'à l'issue d'une longue lutte et après avoir surmonté d'innombrables obstacles que la femme parvint à obtenir son accès au travail intellectuel lui donnant les connaissances scientifiques et techniques nécessaires. Elisabeth et Amelia Blackwell, deux militantes du mouvement féminin bourgeois, arrivèrent vers 1840 à entrer dans une université américaine. Amelia fut la première femme à obtenir le diplôme de médecin. A la même époque, la première journaliste américaine, Margareth Fuller, réussit à se faire un nom. Vers 1860, Mary Mitchell fut la première femme à occuper une chaire de mathématiques et d'astronomie, d'ailleurs toujours en Amérique. Dans les années 1830, l'Anglaise Caroline Herschel, sœur du célèbre astronome Herschel, devint membre de la société astronomique. Mais les universités anglaises restèrent fermées aux femmes. C'est ainsi que la première femme médecin anglaise, Elisabeth Garrett, fut obligée d'étudier la médecine en Suisse. Ce n'est que vers la fin du XIX°siècle que les femmes réussirent à conquérir pas à pas leur accès aux universités.

En Russie, également, le mouvement féministe bourgeois lutta au début pour la « liberté de l'instruction ». Ce slogan reposait sur la revendication légitime et nécessaire du droit au travail. La possibilité d'exercer une profession libérale nécessitant une formation universitaire était alors totalement fermée aux femmes.

Le processus de dissolution de la noblesse a débuté dans les années 1860, en l'occurrence après la libération des paysans et autres changements politiques intervenus en faveur du capitalisme. La ruine économique des propriétaires terriens obligea leurs enfants, garçons comme filles, à rechercher du travail. C'est ainsi qu'apparut un nouveau type de femmes : des femmes qui gagnaient leur vie exactement comme les hommes en exerçant une profession libérale. Parallèlement au développement du capitalisme, on assista à la naissance d'un appareil d'État de plus en plus complexe, réclamant de plus en plus de forces de travail, en particulier dans les secteurs de l'éducation et de la médecine. Cet état de fait disposa au mieux les pouvoirs publics à l'égard des revendications des femmes pour une formation supérieure.

En Russie, la demande grandissante et le manque de main-d'œuvre qualifiée facilita à nos femmes l'accès aux professions libérales et aux instituts d'études supérieures. Bien sûr, cela ne se fit pas entièrement sans combat. La loi d'inertie empêche encore et toujours une classe de comprendre que certaines réformes peuvent servir tout particulièrement leurs propres intérêts. Par exemple, Sofia Kovalevskaja, mathématicienne connue, rencontra une résistance tellement grande qu'elle fut obligée d'achever ses études à l'étranger. Et, dans les années 1880, elle ne devint pas professeur dans une université Russe, mais dans une université suédoise de Stockholm. Je me souviens encore très bien de l'immense prestige dont jouissaient nos deux premières doctoresses russes, Nadeschda Suslova et Rudnova, qui obtinrent toutes deux leurs titres à l'étranger.

De nos jours - en particulier depuis la fin de la guerre, mais aussi parce que la Révolution russe eut une grande influence sur l'évolution de tous les autres pays - la question de savoir si la femme avait ou non droit à une formation plus poussée fut résolue à peu près partout de façon satisfaisante. En Asie, en Chine, en Inde et au Japon, cette question reste encore en suspens, car certaines sciences ou certaines professions restent toujours fermées aux femmes. Mais, même dans ces pays, les femmes ont actuellement plus de facilités pour accéder à une formation universitaire et professionnelle plus générale que ce ne fut le cas en Europe et en Amérique pour la période qui nous intéresse ici. Cette évolution est due au développement du capitalisme et à la demande croissante d'un appareil d'État de plus en plus complexe, réclamant un nombre de plus en plus important de maîtres, de télégraphistes, de téléphonistes, d'employées de bureau, de bibliothécaires, etc.

Au cours des années 1850, les femmes bourgeoises, à la place de la revendication du droit égal à la formation, en arrivèrent à poser correctement la revendication du " droit au travail ". Le mouvement féministe bourgeois peut être fier d'avoir permis aux femmes de conquérir leur indépendance financière par le travail. Ce mouvement n'a cependant pas tenu compte du fait essentiel que le mouvement des femmes n'était lui-même qu'un résultat de l'intégration des femmes dans la production. Nous savons, grâce aux conférences précédentes, que ces revendications furent déjà réalisées dans la pratique par des millions de prolétaires et cela bien avant d'être formulées par les féministes. Et ce processus fut une conséquence des conditions économiques nouvelles et de l'établissement définitif du système capitaliste.

En effet, la majorité des bourgeoises vivaient comme par le passé, heureuses et à l'abri dans leur foyer, aux frais de leur mari ou de leur amant, bref, elles ne manquaient de rien. A la même époque, les paysannes pauvres et les prolétaires obligées de gagner leur vie réalisèrent dès les XVII° et XVIII° siècles le mot d'ordre des féministes de la fin du XIX° c'est-à-dire le droit au travail. Les femmes les plus pauvres luttaient pour ce droit, alors que les bourgeoises considéraient comme une honte de devoir travailler. Mais les femmes de la classe ouvrière, en accédant au travail productif, ne suivaient pas les mêmes règles sociales. Le mouvement des femmes prolétaires choisit une autre voie en se déterminant comme partie intégrante du mouvement ouvrier en général.

De nombreux ouvrages ont été écrits dans toutes les langues sur le mouvement féministe bourgeois. Mais l'histoire de la lutte des femmes travailleuses pour la défense de leurs droits comme membres de la classe ouvrière et producteurs d'égale valeur pour l'économie nationale,, assurant de surcroît la reproduction de l'espèce, cette histoire n'a pas encore été écrite. Nous ne trouvons disséminés ici ou là dans quelques ouvrages relatant la lutte et l'histoire de la classe ouvrière que quelques faits isolés. Mais ces informations suffisent à nous montrer comment les femmes prolétaires, lentement mais sûrement, réussirent à conquérir un secteur de travail après l'autre et elles nous renseignent également sur la prise de conscience grandissante des femmes, à la fois comme membres d'une classe donnée et comme individus. Ces informations nous permettent d'observer comment les travailleuses s'associèrent à la lutte de l'ensemble de la classe ouvrière et comment elles défendirent des revendications propres à leur situation. Mais le livre traitant à fond de ce thème et décrivant le difficile chemin parcouru par les femmes jusqu'à leur reconnaissance définitive comme membres à part entière du prolétariat n'a toujours pas vu le jour.

Le mouvement des femmes prolétaires est de toute évidence étroitement et indissolublement lié au reste du mouvement ouvrier dont il est une partie constituante et organique. Nous commettrions la même erreur que les féministes si nous nous obstinions à nier la différence entre les femmes et hommes du prolétariat, si nous affirmions tout simplement qu'ayant un seul et même but - le communisme - ils seraient, du fait de leurs intérêts de classe communs, en parfait accord et en parfaite harmonie. Or, il faut absolument mettre l'accent sur les différences anatomiques de la femme et sur sa capacité à enfanter (cette dernière tâche sociale continuera à lui échoir, même lorsque l'égalité des droits sera définitivement acquise). Le fait que la femme n'est pas uniquement citoyenne et force de travail, mais qu'elle met aussi des enfants au monde, la placera toujours dans une situation particulière. C'est ce que les féministes refusèrent de comprendre. Le prolétariat lui ne peut se permettre d'ignorer cette réalité essentielle lorsqu'il s'agit d'élaborer de nouveaux modes de vie.

Nous allons revenir maintenant au rôle de la femme bourgeoise dans les pays capitalistes et poursuivre notre description du développement du mouvement féministe.

Nous venons de souligner que le capitalisme reproduit en son sein de nombreuses contradictions et antagonismes. La situation actuelle de la femme est l'une de ces contradictions. Cela vaut également pour les femmes de la classe bourgeoise, même si celles-ci continuent pour la majorité d'entre elles à jouer les courtisanes légales et à s'abriter « derrière le dos » de leur mari. II n'en est pas moins vrai qu'elles sont de plus en plus nombreuses à envahir le marché du travail et que la machinerie compliquée de la production capitaliste a de plus en plus besoin d'elles, tant dans l'administration privée que publique. Cette demande grandissante n'est sans doute pas uniquement à mettre au compte du prix de revient plus bas de la main-d'œuvre féminine par rapport à la main-d'œuvre masculine, mais aussi parce que les femmes sont généralement plus souples et plus consciencieuses que leurs collègues masculins.

Si la production actuelle dans les grandes entreprises ne peut absolument plus se passer de la force de travail féminine, la société bourgeoise reposant de son côté sur la propriété privée ne peut pas se passer davantage de l'institution de la famille. L'expansion du travail féminin et l'indépendance économique grandissante de la femme contribuent à son émancipation. La famille ne résiste pas à ce processus et se désagrège inexorablement.

La bourgeoisie ou plus précisément le capitalisme attire les femmes hors de leur foyer et les intègre dans la production. Mais la législation bourgeoise refuse en même temps de tenir compte de ce fait nouveau. Le droit bourgeois continue à se baser sur la dépendance de la femme, comme si elle était toujours sous la coupe de son époux « soutien de famille », chargé de défendre au mieux ses intérêts. Cette législation ne permet en aucun cas de considérer la femme comme une personne autonome, elle est et demeure un simple complément et un appendice de son mari. Une situation qui est bien sûr intenable à terme. Des millions de femmes gagnent leur propre subsistance tout en n'ayant aucune possibilité de défendre leurs intérêts face à l'État puisqu'on refuse tout bonnement de leur accorder la plupart des droits réservés aux citoyens masculins.

La lutte pour le droit de vote et de l'éligibilité fut la revendication principale des féministes dans les années 1860.

Les Américaines furent les pionnières de ce mouvement. Elles participèrent activement à la guerre d'Indépendance des États-Unis et luttèrent pour l'abolition de l'esclavage. Cette guerre fut une bataille décisive entre les États féodaux du Sud et les États capitalistes du Nord. Les nordistes remportèrent la victoire, et les États-Unis d'Amérique devinrent un pays où s'épanouirent le capitalisme et l'esclavage salarié. L'esclavage des Noirs fut aboli par un décret. Comme toujours dans ces sortes de conflits sociaux, les femmes participèrent de façon particulièrement active à la guerre civile. La nouvelle Constitution élargit les droits du gouvernement central, et les femmes luttèrent naturellement pour obtenir la satisfaction de leurs revendications. « Si le Noir est reconnu comme un être humain libre et indépendant, pourquoi la femme, qui a contribué à l'abolition de l'esclavage, serait-elle la seule à ne pas jouir de toute son autonomie devant la loi ? » Cependant, le Parlement bourgeois des États-Unis le Congrès célèbre pour son « amour de la liberté et de la démocratie », se garda bien d'accorder à la femme des droits égaux. Voici donc à quoi ressemblait la situation peu après la fin de la guerre d'Indépendance et elle n'a guère changé de nos jours. Les femmes n'ont toujours pas réussi à obtenir le droit de suffrage au niveau du gouvernement central. Elles ne détiennent celui-ci qu'au niveau des États fédérés.

A la suite des États-Unis naquit en Angleterre un formidable mouvement féministe luttant pour le droit de vote. Les féministes, qui travaillaient maintenant dans toutes sortes de professions libérales, déplacèrent le point de gravité de leur lutte et le reportèrent essentiellement sur le droit de l'éligibilité. C'est sur ce thème que furent fondées toute une séries d'organisations féminines. Les féministes de plusieurs pays organisèrent des actions communes et, à partir du siècle dernier, des congrès internationaux de femmes. Elles bombardèrent les parlements bourgeois de pétitions et inondèrent le marché littéraire d'ouvrages, de brochures et de proclamations traitant du droit de vote universel des femmes. Lorsque cette « tactique pacifique » se révéla inefficace, les féministes adoptèrent les méthodes des suffragettes. Les militantes féministes bourgeoises furent très connues dans les premières années de ce siècle et jusqu'à l'éclatement de la Première Guerre mondiale. II faut cependant mettre l'accent sur le fait que jusque-là, dans les différents pays, ces mêmes féministes ayant affirmé qu'elles représentaient la majorité des femmes dans leur combat pour les droits politiques, lorsqu'elles eurent réellement la possibilité de s'opposer à l'introduction du système électoral des trois classes, acceptèrent celui-ci et permirent que les femmes prolétaires soient spoliées de leur droit de suffrage.

Pendant la Guerre mondiale, les activités des féministes déclinèrent. Dans certains pays, sous la pression des tempêtes révolutionnaires secouant l'Europe après la guerre et en particulier à cause de la Grande Révolution ouvrière russe, la bourgeoisie fut contrainte de céder dans certains domaines. C'est pourquoi, en Angleterre, en Suède et en Allemagne, la bourgeoisie accorda aux femmes leur droit de vote si ardemment désiré, ainsi que la possibilité de participer aux affaires de l'État On révisa le code du mariage et le droit relatif à l'héritage, et cela de façon à assurer les intérêts de la femme bourgeoise à l'intérieur de la famille. On alla jusque-là, mais pas plus loin. Par ces réformes, un grand nombre de revendications, que les féministes avaient considérées comme devant résoudre la « question des femmes », furent ainsi satisfaites. Cela nous montre clairement que le problème ne peut pas être réglé par une simple application formelle de l'égalité de droits, mais que toute l'affaire est bien plus étendue et plus complexe.

Dans plusieurs pays bourgeois capitalistes, la femme jouit maintenant des mêmes droits politiques que l'homme. Le droit au travail a, lui aussi, été largement conquis. Dans toutes les nations, les femmes bénéficient de surcroît de la possibilité de poursuivre des études supérieures. Les relations entre l'homme et la femme, parents et enfants, témoignent de l'importance des droits acquis par la femme. Néanmoins, la « question des femmes », la situation de la femme, n'est toujours pas réglée. La reconnaissance formelle de ces droits dans le capitalisme et la dictature bourgeoise ne la dispense nullement de vivre, en réalité, une vie de servante pour sa propre famille, ne lui assure pas davantage de protection contre les préjugés ni les mœurs de la société bourgeoise, ne la libère pas de la dépendance de son mari ni finalement - ce qui est déterminant - de l'exploitation capitaliste.

Le mouvement féministe bourgeois a atterri dans une impasse. Les organisations révolutionnaires du prolétariat sont les seules à indiquer la voie que peuvent emprunter les femmes travailleuses. Mais, au départ, les ouvrières, pas plus que les ouvriers, ne comprirent que l'objectif final du mouvement ouvrier allait amener avec lui la résolution de la « question des femmes ». Ce n'est que peu à peu et grâce à des expériences difficilement acquises que la classe ouvrière prit conscience qu'il n'existait pas au sein du prolétariat de contradictions antagonistes ni de conflits d'intérêts. Déjà, grâce à la mécanisation du travail, les activités qui étaient restées différentes s'uniformisèrent, de sorte que les ouvriers et les ouvrières ont aujourd'hui des intérêts et des buts semblables. Le prolétariat est une unité. Il est une classe qui n'a pas de place pour une guerre entre les sexes, et la libération des femmes fait partie de ses objectifs à long terme.

Le mouvement féministe bourgeois se développa à partir du mot d'ordre : « Egalité des droits ». Le premier mot d'ordre des ouvrières fut : « Droit au travail ». Dans les années 1850, les ouvrières luttèrent pour les revendications suivantes :

  1. Accès aux syndicats dans les mêmes conditions que les collègues masculins.
  2. A travail égal, salaire égal.
  3. Protection du travail féminin (cette revendication apparut à la fin du XIX° siècle.)
  4. Protection générale de la maternité.

Aucune de ces revendications n'est en contradiction avec les intérêts de classe du prolétariat, bien au contraire, elles sont typiquement prolétariennes. La lutte pour le droit au travail caractérisait déjà les actions contre les organisations corporatrices du XVIII° siècle, elle ne fut cependant pas menée exclusivement par des ouvrières, mais par la totalité des ouvriers non qualifiés, hommes et femmes. Il est aussi tout à fait correct de considérer l'affiliation des femmes dans les syndicats comme un devoir de la classe ouvrière. La revendication de salaire égal pour un travail égal a toujours été à la base des luttes salariales de la classe ouvrière et détermina la politique des salaires. Vous devez pourtant tenir compte du fait qu'une classe, peu après sa naissance, ne reconnaît que rarement où se situe son véritable intérêt. L'expérience insuffisante et les fausses perspectives mènent naturellement à commettre de graves erreurs. Mais, grâce à sa propre expérience de lutte, on acquiert une conscience solide et sûre et une maturité de jugement sur le plan politique et social. Avec le développement du travail féminin, le prolétariat rencontra lui aussi ces difficultés avant de prendre position en faveur de ces problèmes. L'histoire du prolétariat fourmille d'anecdotes nous montrant que les ouvrières, à chaque fois qu'elles réussirent à pénétrer dans un nouveau secteur de production, rencontrèrent de grandes difficultés à obtenir de leurs frères de classe un comportement de camarades. Les difficultés des ouvrières étaient bien plus grandes que celles des femmes bourgeoises lorsqu'elles luttèrent pour leur accès aux études universitaires. Dans d'innombrables branches industrielles (par exemple dans l'industrie mécanique, la typographie, etc., employant une main-d'œuvre qualifiée), l'arrivée des ouvrières dans la production fut activement combattue par leurs collègues masculins. De nombreux syndicats stipulaient dans leurs statuts « l'exclusion de la main-d'œuvre féminine non qualifiée, responsable de la dégradation des revenus des ouvriers ». Des syndicats puissants forcèrent les entrepreneurs à renoncer à employer des femmes. Certains groupes de travailleurs furent encore plus extrémistes et interdirent totalement aux femmes d'adhérer à leurs syndicats. Nous devons cependant nous rendre compte que cette situation tragique, menaçante naturellement pour l'unité de la classe ouvrière, avait des causes compréhensibles. L'insuffisance de la formation professionnelle empêchait les ouvrières d'accéder à certaines branches tout comme les femmes bourgeoises d'exercer des professions libérales. Et les femmes continuent toujours à offrir leur force de travail non qualifiée et donc moins chère. Le problème se posa avec une acuité particulière dans le secteur mécanique. Mais dès que l'on réclamait un savoir professionnel, les femmes n'avaient plus aucune chance. C'est pourquoi le problème de la qualification professionnelle demeure dans le monde entier un terrible handicap pour les femmes, étant donné que, sur ce plan, les choses n'ont guère changé depuis.

Les ouvriers, qui craignaient la concurrence du travail bon marché des femmes, allèrent jusqu'à réclamer des lois limitant le travail des femmes. Lorsque dans les années 1840 apparut un mouvement spontané luttant pour la protection du travail, la revendication des ouvriers portait surtout sur l'indispensable réglementation du travail des femmes et des enfants. La plupart d'entre eux soutinrent naturellement ces revendications, mais pour des raisons qui étaient tout, sauf généreuses. Ils espéraient de cette façon pouvoir limiter la concurrence du travail sous-payé des femmes et des enfants. Les ouvrières, elles, ne cherchèrent jamais à exclure les femmes mariées de la production.

Mais la dynamique des forces productives fut plus forte que la volonté et les souhaits d'individus isolés ou même d'organisations entières. II n'était plus possible de se passer du travail féminin. Par la suite, les ouvriers reconnurent qu'il ne leur restait pas d'autre solution que de transformer ce concurrent indésirable sur le marché du travail en un allié fidèle dans leur lutte contre le capital. Au lieu d'interdire l'accès des femmes aux syndicats et de les exclure de la production comme c'était le cas jusque-là, ils s'efforcèrent dorénavant de les inclure dans leurs organisations et d'obtenir leur adhésion. Actuellement, les syndicats en Europe, aux États-Unis en Australie et, partiellement, aussi en Asie regroupent des millions d'adhérentes. Les syndicats chinois et indiens restent les seuls à faire preuve de mauvaise volonté à l'égard des femmes. Mais au Japon, les ouvrières sont déjà organisées avec les hommes.

Tant que les syndicats interdirent leur accès aux femmes, celles-ci furent naturellement obligés de créer leurs propres organisations. Les syndicats de femmes réunirent de nombreuses adhérentes, surtout en Angleterre, mais ils existaient aussi en France, en Allemagne et en Amérique. Toutefois depuis que le mouvement ouvrier a acquis une conscience de classe révolutionnaire, les barrières entre ouvriers et ouvrières se sont écartées, et les syndicats de femmes se fondirent au reste du mouvement ouvrier en un flot puissant et uni.

Le prolétariat commença à reconnaître que la femme avait des droits égaux comme esclave salariée et membre de la totalité de la classe ouvrière. De plus, du fait de sa fonction maternelle, le prolétariat est forcé de défendre les droits de la femme, et cela dans l'intérêt des futures générations. C'est pourquoi il tente actuellement d'obtenir une législation assurant la protection des travailleuses.

Depuis que la classe ouvrière s'est regroupée dans un parti et a commencé à mener une authentique politique de lutte de classes, le besoin des ouvrières d'élaborer leur propre programme de revendications a disparu. « A travail égal, salaire égal » a trouvé une résonance générale. Même les partis socialistes modérés ont intégré dans leur programme la lutte pour la protection du travail des femmes et des enfants. On est cependant forcé de reconnaître que la conquête définitive de l'égalité des droits de la femme et de sa libération n'est pas possible sous le capitalisme. Le problème de la femme ne peut trouver une solution pratique que dans le système de production où la femme est pleinement reconnue comme force de travail utile et nécessaire, ne travaillant pas seulement pour améliorer le bien-être de sa propre famille, mais pour celui de l'ensemble de la société.

La libération définitive et totale de la femme n'est possible que dans le communisme. C'est aussi pourquoi la partie la plus consciente du prolétariat féminin international a rejoint les rangs du parti communiste. II nous reste maintenant à aborder un fait extrêmement important que nous ne pouvons absolument pas laisser de côté. Alors que la majorité du prolétariat ne reconnut que tardivement la lutte pour la libération de la femme comme faisant partie intégrante de la lutte des classes, l'avant-garde de la classe ouvrière - les socialistes - avaient compris cela dès le départ. Les socialistes utopistes du début du XIX° siècle - Saint-Simon, Fourier et autres adeptes - discutaient déjà de la « question des femmes ». Les utopistes ne purent naturellement pas découvrir les véritables raisons de l'oppression de la femme, c'est-à-dire ils étaient incapables de reconnaître que l'esclavage de la femme naquit justement parce qu'elle avait cessé de produire un travail utile et productif pour l'ensemble de la collectivité. C'est pourquoi ils n'envisageaient pas la solution au problème de la femme par son travail obligatoire pour la société. A leurs yeux, elle demeurait l'épouse ou la compagne, c'est-à-dire d'une manière ou d'une autre l'« amie » de l'homme, et non pas une force de travail productive autonome.

Si le grand mérite des utopistes fut d'introduire le débat sur l'égalité de la femme de façon vigoureusement polémique, il ne fut pas le seul, car ils ne se contentèrent pas d'analyser le rôle de la femme dans le travail et devant la loi, mais ils posèrent également le problème de sa situation dans le mariage. Claude Henri de Rouvroy comte de Saint-Simon attaquait vigoureusement la « double morale » qui sévissait au sein de l'hypocrite société bourgeoise. Les positions des utopistes sur l'égalité entre les sexes, l'amour, le mariage et la a liberté des sentiments " furent reprises par toute une série de femmes tout au long du XIX° siècle. Ces femmes refusèrent de façon conséquente de participer au mouvement féministe bourgeois parce qu'elles estimaient que la « question des femmes » était une affaire bien plus vaste et complexe et qu'elle ne se réglerait pas simplement par l'accès des femmes aux universités ou aux urnes. Parmi les représentantes les plus fascinantes et combatives pour le droit de la femme à la « liberté des sentiments », il faut citer George Sand, écrivain révolutionnaire français ayant participé activement aux soulèvements de 1848, ainsi que la première journaliste américaine, Margareth Fuller. Elles furent d'ailleurs contemporaines. C'est surtout par son rayonnement personnel que Margareth Fuller a influencé de façon décisive ces aspects de la question des femmes et non pas tant par la profondeur et la maturité de ses écrits.

Robert Owen - utopiste sans doute, mais en tout cas très pratique - reconnut, en tant que fondateur du mouvement communautaire en Angleterre, l'importance de la collaboration des femmes. Dans sa première communauté, il y eut de nombreux adeptes féminins. Si vous vous intéressez à ce sujet, je vous conseille de lire soit Dobroliubov ou encore l'ouvrage de Sidney et de Beatrice Webb sur les syndicats, où il est question de Robert Owen.

Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels analyse scientifiquement la question des femmes sous l'aspect de la famille et du mariage. L'ouvrage de Friedrich Engels : l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, approfondit et développe les arguments du Manifeste, tandis que Karl Marx, dans le Capital, traite une autre question, à savoir que l'extension du travail des femmes et l'exploitation de ce dernier par le capital sont un produit du processus de concentration dans le système capitaliste.

Dans ce contexte, la « question des femmes » cessa d'être un aspect purement pratique de la lutte des classes, elle eut désormais son support théorique dans la lutte de libération prolétarienne.

La I° Internationale mit à l'ordre du jour les questions se rapportant au travail des femmes lorsqu'elle élabora ses revendications pratiques. Karl Marx jugea sévèrement la proposition de l'aile droite et petite-bourgeoise de l'Internationale qui réclamait la limitation du travail des femmes pour ménager la famille. Naturellement, la véritable intention se dissimulant derrière cette proposition, ce fut de limiter la concurrence sur le marché du travail. Mais la I° Internationale reconnut que le travail des femmes était inévitable et défendit la situation des femmes en tant que mères en exigeant une réforme des lois pour la protection de leur force de travail et de leur santé. Comme la I° Internationale reconnut la nécessité sociale du travail des femmes, mettant l'accent à la fois sur l'importance de la libération de la femme et sur sa fonction de mère, elle adopta, dès le départ, une position conséquente et juste sur la question des femmes. Nous pouvons constater par là combien la classe ouvrière se séparait profondément des féministes et combien leurs positions sur la question des femmes étaient divergentes. Les féministes s'engagèrent exclusivement pour l'idéal égalitaire. La classe ouvrière, en revanche, fut convaincue que la libération de la femme comportait en fait deux aspects et que ce n'était pas de quelconques droits abstraits qui en viendraient à améliorer la situation de la femme, bien au contraire. On peut ajouter en passant que ces droits modifieraient totalement la vie de la population active. Droits égaux et protection légale de la mère furent les deux revendications essentielles et l'objectif à long terme que s'étaient fixés les communistes, l'avant-garde du prolétariat dans la « question des femmes ».

Dans les années 1870, fut publié le livre d'Auguste Bebel : la Femme et le Socialisme, traduit depuis dans toutes les langues, y compris en chinois et en japonais. Rien qu'en Allemagne, il y eut plus de cinquante éditions. Ce succès est suffisamment éloquent. On peut même aller jusqu'à affirmer que ce livre est devenu pour la travailleuse un véritable évangile. Tout ce qui jusque-là n'avait été qu'effleuré par les travaux de Marx et d'Engels et qui a toujours été la politique de la I° Internationale en ce qui concerne la « question des femmes ", Bebel le formula de manière non seulement précise, populaire et compréhensible, mais il développa aussi ces thèses en s'appuyant sur un matériel historique impressionnant. Bebel démontra définitivement que la tâche historique de la classe ouvrière est indissolublement liée à celle de la libération de la femme. Il indiqua aussi le chemin qui mène à cette libération : c'est la victoire de la classe ouvrière et la réalisation du système communiste. Bebel aborda tous les aspects de la « question des femmes » et n'hésita pas à mettre son nez dans la famille bourgeoise et l'hypocrisie de sa morale sexuelle. Il présenta la prostitutions comme un phénomène social et prouva que ce problème était également en rapport direct avec la division de la société en classes, et avec l'exploitation de la force de travail par le capital. Cependant, son apport le plus important fut d'avoir formulé avec précision la double tâche de la classe ouvrière dans le processus conduisant à la libération de la femme, double tâche se résumant à ces mots : unité de lutte. Unité pour les luttes à court terme comme à long terme, et où il désigne sans ambiguïté les tâches particulières qui incombent à la classe ouvrière vis-à-vis des mères. Ce mouvement des femmes prolétaires est subordonné à la lutte unie du mouvement ouvrier. Ses revendications particulières renforcent et développent le mouvement ouvrier lui-même.

L'ouvrage de Bebel eut une grande influence et fut particulièrement utile pour les femmes de la II° Internationale qui hésitaient sur le chemin à suivre pour le mouvement des femmes prolétaires.

A partir des dix dernières années du siècle passé, le nombre des adhérentes du mouvement des femmes prolétaires augmenta considérablement. Les travailleuses unirent étroitement leurs luttes à celles de la classe ouvrière, entrèrent dans les syndicats et les partis socialistes et participèrent activement aux grèves, aux mouvements de masse, manifestations et congrès mondiaux.

A l'époque de la Première Guerre mondiale, le prolétariat pouvait compter sur environ un million de travailleuses organisées. Dans les partis socialistes, les femmes appartenaient très souvent à la tendance de gauche.

En même temps que se répandaient et s'implantaient les idées socialistes, de nombreuses femmes politiquement actives s'engagèrent au sein du mouvement ouvrier. Quelques-unes d'entre elles devinrent par leur pratique ainsi que par leurs travaux théoriques des modèles pour le mouvement socialiste. Vous connaissez certainement des noms comme Louise Michel - organisatrice et agitatrice enthousiaste et désintéressée de la lutte des classes lors de la Commune de Paris - ou encore Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Henriette Roland-Holst et Angelica Balabanov. Leur engagement dans la lutte pour le communisme est depuis largement connu, et leurs noms, surtout à cause de leurs remarquables actions en relation avec la fondation de la III° Internationale, sont passés à l'histoire.

La récente histoire russe est riche en femmes ayant rompu sans hésiter avec les traditions et les valeurs bourgeoises et qui furent, à partir des années 1870, des activistes hardies de la lutte révolutionnaire. L'histoire des partis révolutionnaires de Russie et dont les débuts coïncident avec la formation du prolétariat russe témoigne de l'existence de nombreuses femmes, de leur force intérieure, de leur désintéressement et de leur détermination révolutionnaire. Bardina, par exemple, la première femme socialiste de Russie, « alla au peuple » avec la ferme intention de semer parmi les masses incultes et totalement dépossédées de leurs droits la bonne parole de l'avènement de la justice sociale, c'est-à-dire du socialisme. Elle fut suivie par les intrépides sœurs Subbotina, par la résolue Lesjern et par l'altruiste Liubotovitch. Ni la prison, ni l'exil, ni même la mort ne réussirent à ébranler la ferme conviction de ces pionnières du socialisme luttant pour la libération du peuple des travailleurs.

Dans les années 1880, nous rencontrons de dignes successeurs parmi les audacieuses terroristes dont Sofia Perovskaia, femme d'une grande ténacité. Sa personnalité fut une synthèse heureuse entre une intelligence masculine et un « moi » extrêmement féminin ; elle mit toute sa chaleur et toute son ardeur au service de la Révolution. A ses côtés apparaît l'ouvrière Gessie Helfinan, qui mourut sous la torture tsariste. Vera Figner, Wolkenstein et Vera Zassoulitch sont d'autres héroïnes et martyres de la Révolution et elles ne furent pas les seules. (Le groupe Libération du travail, à qui nous devons la propagation du marxisme dans la Russie tsariste, ne comptait pas seulement des hommes comme Pavel B. Axelrod et Georg Plekhanov parmi ses fondateurs, mais aussi une femme, Vera Zassoulitch. Ses travaux scientifiques ont conservé jusqu'à nos jours leur valeur pour la théorie marxiste.)

Avec la naissance de la III° Internationale, le mouvement des femmes prolétaires devint définitivement un aspect de la lutte révolutionnaire organisée de la classe ouvrière. On put le constater de façon explicite lors du I° Congrès de la III° Internationale en 1919. A mesure que se renforcera le mouvement ouvrier révolutionnaire et qu'il poursuivra des objectifs de plus en plus élevés, le mouvement des femmes s'épanouira en son sein, et il devrait être tout aussi capable, à la période de la dictature prolétarienne, de trancher le nœud gordien de la « question des femmes » et réussir là où la société bourgeoise a si lamentablement échoué. A mesure que nous nous rapprochons de la victoire de la classe ouvrière et du triomphe du système communiste, l'avenir de la femme s'éclaircit. La proximité de cet avenir et de sa libération définitive ne dépend plus que de la femme elle-même, du degré de sa conscience politique et de son activité révolutionnaire.

Mais avant de terminer notre conférence d'aujourd'hui, sans doute plus longue que prévu, nous allons nous demander une dernière fois s'il est possible que la femme puisse retourner une nouvelle fois à ses fourneaux et réintégrer l'étroit cercle familial. En dehors du fait que les travaux domestiques traditionnels disparaissent et deviennent totalement superflus, il y a une autre raison importante pour qu'une semblable évolution soit devenue tout à fait impossible : l'évolution constante des forces productives. Car, avec elle, augmente sans cesse la demande de nouvelles forces de travail. L'évolution de la technique et chaque nouvelle invention entraînent inévitablement une augmentation de la demande de forces de travail, et cela dans tous les domaines de son application.

Les tendances du développement économique sont telles qu'on ne saurait, à première vue, compter avec une force de travail excédentaire. L'humanité est encore très éloignée du règne du superflu. Elle demeure toujours à un niveau relativement bas de son développement, et les innovations dans le domaine de la culture ne sont toujours accessibles qu'à une infime minorité.

Tant que le besoin en force de travail humaine augmentera, la demande de main-d'œuvre féminine ne fera qu'augmenter. Le travail des femmes est aujourd'hui déjà une nécessité dans l'économie nationale. Il vous sera facile d'imaginer la catastrophe économique qui découlerait du fait de retirer - artificiellement - soixante-dix millions de femmes européennes et américaines de la production. Cela entraînerait naturellement le chaos le plus total dans le monde entier et la ruine et la disparition de secteurs entiers de la production.

Au XX° siècle, le travail des femmes en est arrivé à représenter une partie importante de la production, et il n'y a aucun argument convaincant susceptible d'expliquer pourquoi il faudrait tabler avec la disparition des facteurs qui ont déclenché la croissance du travail féminin. Avec le passage à la dictature du prolétariat et à la production communiste, le travail des femmes s'est définitivement imposé dans l'économie nationale. L'exemple de la Russie nous le démontre avec toute la clarté souhaitée : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas non plus manger », dit le principal mot d'ordre communiste. Dans la république ouvrière, le travail devient donc un devoir civique. Dans les conditions actuelles, le retour de la femme dans l'étroit cercle familial et sa régression à un statut antérieur et sans droits est devenu totalement impossible.

La situation de la femme, sa signification et ses droits sociaux sont donc déterminés par son rôle économique. C'est là le fil rouge qui circule à travers toutes nos conférences. Nous pouvons donc conclure avec certitude que les jours de son absence de droits, de sa dépendance et de son oppression sont désormais comptés. Le communisme, qui libère la production sous la condition du travail généralisé, libérera définitivement les femmes.

IX° conférence. Le travail des femmes pendant la guerre[modifier le wikicode]

Nous analyserons aujourd'hui le travail des femmes sous la dictature du prolétariat. Nous pouvons, grâce à l'expérience visible de la Grande Révolution russe, nous convaincre que chaque pas en direction du communisme rapproche effectivement les femmes de leur libération totale et universelle. Mais avant d'aborder la situation de la femme dans la république prolétaire des soviets, nous devons encore brièvement analyser la période de la Grande Guerre mondiale impérialiste, une période qui a donc préparé le terrain à la dictature du prolétariat.

La guerre de 14-18 fut jusque-là la guerre la plus sanglante dans l'histoire de l'humanité. Les plus grands États d'Europe et d'Amérique y participèrent. La société bourgeoise capitaliste fut ébranlée dans ses fondements, et la production capitaliste entièrement déséquilibrée. Des millions de travailleurs furent arrachés à leurs lieux de travail et jetés sur les champs de bataille. Toutefois, une limitation de la production ne devait intervenir d'aucune façon. Bien au contraire. Le caractère de la production se modifia considérablement. A la place des biens de consommation courante, l'industrie produisait alors des machines de guerre et de mort. Chaque pays avait besoin, pour remporter la victoire, d'une industrie d'armement en expansion, garantissant la fabrication d'explosifs, ) de canons, etc. Il ne pouvait y avoir d'issue favorable à la guerre que si l'on disposait entre le front et l'arrière-pays d'une liaison organique continue. Car le destin des armées ne se décidait pas seulement sur le champ de bataille. La course aux armements engagée entre les différents pays fut au moins aussi importante. L'élargissement de la production supposait un potentiel suffisamment important en forces de travail. Comme l'industrie de guerre fut une branche de production de la grande industrie capitaliste, elle employa aussi de la main-d’œuvre non qualifiée. C'est ainsi que, après la mobilisation générale, les femmes, les filles, les sœurs et les mères des soldats occupèrent les places restées vacantes dans les ateliers. Abandonnées par leurs « soutiens de famille », les femmes s'empressèrent d'assurer leur propre entretien. Les industriels accueillirent cette main-d’œuvre bon marché à bras ouverts, d'une part parce que les femmes remplaçaient parfaitement les hommes alors au fond des tranchées, d'autre part parce qu'elles augmentaient les profits. Nous enregistrons dans cette période entre la déclaration de la guerre jusqu'à la démobilisation un accroissement constant du travail féminin. Cela vaut également pour les pays neutres, pour lesquels la Première Guerre mondiale représentait une excellente affaire. C'est pourquoi ils incorporèrent naturellement toutes les forces de travail disponibles, hommes et femmes dans la production.

La situation de la femme dans la société se modifia alors prodigieusement. La société bourgeoise, qui avait tenu jusque là à ce que la femme occupât sa juste place au foyer, exalta dès lors le « patriotisme » des femmes prêtes à devenir « soldats derrière le front » et à exécuter un travail dans l'intérêt de l'économie et de l'État. Et des intellectuels, des politiciens et d'habiles journalistes firent chorus avec les membres de la classe dominante pour appeler la femme à « accomplir ses devoirs civiques » et lui recommander de ne pas trop s'attarder « à la cuisine » ni « auprès de ses enfants », qu'il valait mieux pour elle servir la patrie, ce qui signifiait en clair qu'il valait mieux qu'elle vende au rabais sa force de travail aux trusts d'armement. Le travail des femmes s'imposa dans toutes les branches de l'industrie. Il fut surtout le plus répandu dans l'industrie métallurgique, dans la fabrication d'explosifs, d'uniformes et de conserves qui produisaient directement pour le front. Mais d'autres branches furent également envahies par les femmes, même les secteurs qui leur étaient restés totalement interdits jusque-là. II suffit de nous rappeler comment, pendant la guerre, apparurent des contrôleurs de tramways et de trains, ainsi que des conducteurs de taxis, des portiers, des gardiens, des dockers et des porteurs féminins. De nombreuses femmes travaillaient dans les mines ou sur les chantiers de construction et exécutaient des travaux pénibles et nuisibles à l'organisme féminin. Le nombre des employées dans les services publics, telle la poste, se multiplia à l'infini. Les femmes remplissaient leurs tâches avec toute la conscience et le sérieux des néophytes, c'est-à-dire le mieux possible. Dans la période de 1914 à 1918, le travail des femmes augmenta dans les diverses branches entre 70 et 400 %. Dans l'industrie métallurgique allemande, ce pourcentage atteignit même 408 %. En France, le nombre des femmes doublèrent dans ces branches. En Russie, fréquemment, les femmes composaient la majorité des effectifs de nombreuses professions. Même dans les compagnies de chemins de fer russes, où les femmes n'étaient tolérées avant la guerre que comme femmes de ménage ou comme gardes-barrière, le nombre des femmes atteignit jusqu'à 35 % du personnel. En France également, des millions de femmes durent travailler dans la production. En Angleterre, le nombre des ouvrières augmenta d'un million et demi et en Allemagne de deux millions. Dans l'ensemble, le nombre des femmes travailleuses en Europe et en Amérique augmenta de près de dix millions.

Les causes de ce développement sont évidentes : d'une part, le manque de main-d’œuvre et, d'autre part, le bas prix de cette main-d’œuvre. L'augmentation artificielle des articles de consommation courante et la participation des hommes à la guerre précipitèrent les femmes sur le marché du travail. La solde du mari ne suffisait pas à l'entretien de la famille. Non seulement les femmes seules - veuves de guerre, femmes de soldats appelés et célibataires , mais aussi les femmes dont les hommes n'étaient pas ou pas encore partis à la guerre durent chercher un travail d'appoint, étant donné que l'argent du ménage ne suffisait pas à couvrir les besoins. Or, dans tous les pays et dans tous les secteurs de l'industrie, les salaires des femmes étaient plus bas que ceux des hommes. En général, on peut évaluer les salaires des femmes au cours des quatre années de guerre à un tiers ou à la moitié des salaires des hommes. La misère noire précipita les femmes dans les usines, les ateliers, les bureaux et les transports publics. Pour augmenter leurs profits, les entrepreneurs n'avaient aucun scrupule à exploiter les travailleuses. Le « devoir sacré de la femme », la maternité et autres belles paroles, en l'occurrence la faiblesse de la femme par rapport à l'homme et donc qu'il était inadmissible que la femme travaillât dans des métiers masculins, tout ce verbiage était totalement oublié. En tout cas, si les entrepreneurs avaient jamais eu ce genre d'idées sur les propriétés particulières du « sexe faible », leur rapacité et leur appât du gain eut tôt fait de les en délivrer. Ils étaient maintenant fermement décidés à retirer un maximum de profit de ces représentantes du sexe faible.

Les femmes étaient moins bien préparées que les hommes à défendre leurs intérêts de classe. Elles étaient moins conscientes et inexpérimentées. Tandis que les entrepreneurs se remplissaient les poches, les femmes étaient persuadées qu'elles travaillaient pour la patrie. Les entrepreneurs exploitèrent ces illusions sans vergogne et n'allouèrent à leurs ouvrières qu'une partie de ce que les ouvriers auraient touché pour le même travail. Si un ouvrier, par exemple, était payé 42 marks par semaine, l'ouvrière, elle, n'en touchait que 8. Si les femmes travaillaient aux pièces, leurs salaires dépassaient rarement le tiers de ceux de leurs collègues masculins. Peut-être les femmes étaient-elles moins appliquées ou travaillaient-elles moins consciencieusement ? Absolument pas. Les entrepreneurs et leurs idéologues disaient d'ailleurs eux-mêmes que la productivité n'avait nullement souffert du fait que l'on ait remplacé des ouvriers par des ouvrières. Un plus bas rendement de la main-d’œuvre féminine dans certains secteurs fut largement compensé par une productivité plus élevée dans d'autres. Cette réalité a été prouvée statistiquement. Dans certains pays, par exemple en Italie, les entrepreneurs se plaisaient à engager des femmes non seulement parce qu'ils ne disposaient pas de main-d’œuvre masculine en quantité suffisante, mais tout simplement parce que les femmes avaient la réputation d'être « plus dociles et plus accommodantes que les hommes », et parce qu'ils trouvaient qu'elles étaient particulièrement faites pour des travaux réclamant conscience professionnelle, minutie et endurance. Le roi du canon en Allemagne, Gustav Krupp Von Bohlen et Halbach, expliqua sans détour que le « travail des femmes était la mélodie du futur ». En de nombreux endroits, les industriels organisèrent des ateliers, n'occupant que des femmes et où la fabrication des produits nécessitait une habileté particulière. Les journaux bourgeois destinés aux techniciens entonnèrent d'innombrables louanges sur la main-d’œuvre féminine, en mettant l'accent en. particulier sur le fait que les femmes sont plus aptes à l'apprentissage que les hommes. Un ingénieur du nom de Stern écrivit, par exemple, ce qui suit : « Les travailleurs féminins sont considérablement plus obéissants, modérés et plus avides d'apprendre que leurs collègues masculins.» La presse bourgeoise réclama même pendant la durée de la guerre le service du travail obligatoire, une sorte de mobilisation organisée des « soldats derrière le front » et une formation technique spéciale pour les secteurs de guerre . Malheureusement, les entrepreneurs ne furent pas les seuls à tenir ce discours, des féministes bourgeoises et des patriotes le reprirent en chœur, avec à leur tête Lillv Braun qui réclama l'introduction d'un service patriotique de guerre pour les femmes dans la zone des étapes. Dans les organisations de femmes bourgeoises, on affirmait alors : « Il est absolument urgent et nécessaire de réaliser la mobilisation de la totalité de la population masculine et féminine. » Les femmes sociales-patriotes d'Allemagne et de France soutinrent sans réserves les capitalistes dans leurs efforts pour exploiter la main-d’œuvre féminine. Le social-patriote français, Albert Thomas, suggéra même de tirer un meilleur profit de cette main-d’œuvre. Et c'est exactement ce qui se passa en Russie et dans tous les pays gagnés par la guerre meurtrière.

Le fait que les femmes aient été intégrées dans la vie économique n'était pas nuisible en soi ni même réactionnaire. Au contraire, c'est ainsi que furent améliorées les conditions pour la libération future de la femme. Ce n'était pas le travail des femmes en soi, mais l'exploitation de celui-ci qui fut nuisible. Si les industriels faisaient des bénéfices sur les bas salaires des femmes, ils savaient aussi utiliser adroitement leur travail contre les organisations et le travail masculin mieux rémunéré. Par ailleurs, ils augmentaient encore leurs bénéfices en exploitant les ouvrières jusqu'à la limite de leurs possibilités. Travail de nuit et heures supplémentaires étaient de règle. Presque toutes les lois sur la protection du travail féminin furent abrogées. Sans le moindre scrupule, les industriels imposèrent aux femmes les travaux les plus pénibles et nuisibles à leur santé. C'est alors que le caractère nocif et répugnant du capitalisme apparut au grand jour. Dans sa recherche insatiable du profit, il ne prenait même plus la peine de se voiler la face derrière ses bonnes intentions libérales. En Angleterre, les heures supplémentaires furent rendues obligatoires pour les femmes. Les journées de travail atteignaient 12 à 15 heures par jour. Le travail de nuit était alors de règle. La bourgeoisie cessa de s'indigner hypocritement sur les conséquences nuisibles du travail de nuit responsable en particulier « de la dissolution des mœurs familiales ». Même les maigres lois si difficilement conquises par la classe ouvrière pour la protection des travailleuses furent annulées.

Dans leur tentative de faire abroger ces lois, les entrepreneurs de la Russie tsariste se montrèrent particulièrement cyniques, alors que ces lois ne réussissaient déjà pas à refréner l'énorme appétit de ces messieurs. Le Congrès du comité de guerre se prononça ouvertement pour un recrutement accru de la main-d’œuvre féminine, et cela principalement parce qu'il donna la préférence à la main-d’œuvre la moins coûteuse. Ces messieurs Gulschkow, Konowalow et Rjabuschinskij commencèrent par demander pour « la durée de la guerre » l'abrogation rapide du contrôle légal du travail des femmes et des enfants. Dans de nombreuses usines de Russie travaillaient de très jeunes filles de douze et treize ans. Les entrepreneurs étrangers suivirent l'exemple de la Russie. La seule différence, c'était que notre profiteur russe ne se payait pas de mots et reconnaissait ouvertement qu'il avait besoin des travailleuses peu coûteuses, pour « abattre le travail » et non pas parce qu'il manquait de main-d’œuvre masculine.

Dans d'autres pays, en revanche, les magnats de l'industrie camouflaient leurs « calculs » derrière des discours patriotiques nébuleux. Les femmes devaient à la suite de Jeanne d'Arc sauver la patrie et s'engager au front comme soldats, non pas à cheval et l'arme au poing, mais à l'usine, derrière une machine, tandis que les profiteurs se remplissaient les poches.

Dès lors, le travail des femmes fut considéré partout comme absolument inévitable. Alors qu'elles étaient nouvelles venues sur le marché du travail, les femmes, pendant la guerre, furent embauchées dans tous les secteurs de la production où elles s'implantèrent fermement.

Mais, en fait, qu'en résulta-t-il pour les ouvrières elles-mêmes ? Leur situation sociale était-elle différente ? Avaient-elles une vie meilleure ? Nous savons d'ores et déjà que le rôle de la femme dans la société est déterminé par son travail dans la production. Cette thèse se confirmait-elle lors de la Première Guerre mondiale ? Nous devons une fois pour toutes garder présent à l'esprit que, sous la domination du capitalisme, ce n'est pas le travail salarié qui compte, mais seul le travail de l'« organisateur », donc de l'entrepreneur. Ce qui nous permettra de comprendre que, en dépit du nombre croissant des travailleuses salariées, la situation de la femme dans la société bourgeoise ne peut en aucun cas s'améliorer. Au contraire, la situation de la femme travailleuse pendant la guerre fut insupportable. Les horaires de travail extrêmement pénibles et, ayant cessé d'être limitées par la loi, conduisirent partout à une aggravation de l'état de santé et à une augmentation de la mortalité des femmes, ainsi qu'il a été statistiquement prouvé. La société bourgeoise fut certes préoccupée par la propagation de la tuberculose et de toute une série d'autres maladies, conséquences de l'épuisement général, mais, grisée par les profits qu'elle réalisait grâce à la guerre, elle préféra se détourner de ces faits désagréables en les qualifiant d'« inévitables tributs de guerre ». Les conditions de vie des ouvrières s'aggravèrent de jour en jour. L'intensification du travail, les cadences infernales, les journées interminables et, avant tout, l'inflation permanente abaissèrent encore le niveau de vie de la classe ouvrière. Le mode de vie bourgeois quant à lui ne se modifia nullement. La famille traditionnelle continua à exister, et les femmes durent exécuter les tâches domestiques qui leur étaient dévolues comme par le passé. Lorsque enfin, après une longue et épuisante journée de travail, les ouvrières employées, téléphonistes ou contrôleuses rentraient à la maison, elles devaient ressortir aussitôt et prendre place dans les queues interminables pour acheter la nourriture, le bois ou le pétrole nécessaires au repas de la famille. De toute façon, les files d'attente étaient alors de règle devant les magasins, tant à Londres qu'à Paris, Berlin, Moscou ou Saint-Pétersbourg, bref, absolument partout dans le monde. Ce qui obligeait les gens à d'ennuyeuses et longues heures d'attente. De nombreuses femmes tombèrent malades et perdirent le contrôle de leurs nerfs. Névroses et maladies mentales se multiplièrent, tandis que l'inflation provoquait une sous-alimentation permanente. Des nouveau-nés venaient au monde dépourvus de peau, aveugles ou rachitiques. Ils mouraient avant même d'avoir pu distinguer la nuit du jour. Leurs mères avaient été trop épuisées. Et ajoutée à toutes ces privations physiques, tapie dans l'ombre comme une menace sourde, l'angoisse permanente pour les êtres chers - époux, fils ou frères - partis au front. Ce ne fut qu'un seul et même spectacle de désolation : sang et épouvante au front ; privations et larmes à la maison.

Mais qu'entreprit la bourgeoisie après avoir déversé publiquement ses louanges sur les « femmes patriotes » ? La société bourgeoise proposa-t-elle, par exemple, d'alléger la situation des travailleuses lors de ces terribles années ? Après tout, le travail des femmes derrière le front avait augmenté de façon décisive les chances de succès de la guerre. Or, si la bourgeoisie refusait de reconnaître les droits de la femme, elle aurait dû logiquement être amenée au moins à protéger les travailleuses de la « double charge » qui leur incombait. Mais ce problème ne réussit même pas à effleurer les classes possédantes. Pendant toute la durée de la guerre, la bourgeoisie n'entreprit quasiment rien pour soulager la vie des femmes ni pour les libérer du poids de leurs tâches domestiques. (Pour les enfants d'ouvriers, la seule aide se réduisit aux œuvres privées de bienfaisance.) « D'abord la guerre, après nous veillerons à remettre à nouveau tout en ordre. »

Cependant, le gouvernement bourgeois dispensa une assistance aux victimes de guerre, qui améliora dans une certaine mesure les conditions de vie des femmes de soldats. Donc, veuves de guerre et orphelins obtinrent de l'État une aide régulière et jouirent de certains droits; par exemple, ils ne payaient pas de loyer pour leur logement. Mais cette réglementation n'intervenait pas tant en faveur des femmes, mais bien plutôt pour « remonter le moral des troupes ». Malgré la rente qui lui était allouée, la situation de la femme de soldat était toujours aussi mauvaise. En Russie, cette rente était ridiculement basse. En avril 1917 - lors du gouvernement provisoire de Kerenski -, alors que le minimum vital s'élevait à plusieurs centaines de roubles, les femmes des soldats ne touchaient pas plus de 79 roubles par mois.

La mortalité croissante des nourrissons obligea les gouvernements anglais, français et allemand à accorder un certain secours aux mères célibataires. Mais cette décision était largement insuffisante. Car, en réalité, les mères de famille dont le mari était parti au front vivaient elles aussi dans des conditions bien pires qu'autrefois. La bourgeoisie ne s'occupait pas des mères et de leurs enfants en bas âge. C'est pourquoi il était aussi tout naturel que, pendant toute la période de la guerre, les femmes soient particulièrement agitées. Dès le printemps 1915, les travailleuses de Berlin organisèrent une manifestation massive en direction du Reichstag où elles conspuèrent Karl Liebknecht et Philipp Scheidemann. Dans la plupart des pays s'élevèrent de violentes émeutes contre la guerre et l'inflation. A Paris, en 1916, les femmes attaquèrent les magasins et dévalisèrent les entrepôts de charbon. En juin 1916, l'Autriche connut une véritable insurrection de trois jours lorsque les femmes se mirent à manifester contre la guerre et l'inflation. Après la déclaration de la guerre et pendant la mobilisation, les femmes se couchèrent sur les voies de chemin de fer pour retarder, ne serait-ce que de quelques heures, le départ des soldats vers l'enfer de la guerre et la mort.

En Russie, en 1915, les femmes furent les instigatrices de troubles qui répandirent comme une traînée de poudre à partir de Saint-Pétersbourg et de Moscou sur tout le pays. A la période même où les industriels avides de profits exaltaient le « patriotisme féminin » et employaient les femmes dans leurs usines, les ouvrières prenaient une part active aux mouvements de grève. La guerre n'apporta aux femmes qu'un surcroît de peines et de soucis, causes de leur « agitation »[1]. Le 23 février 1917 (le 8 mars de l'ancien calendrier), les femmes prolétaires, en particulier les ouvrières du textile de Saint-Pétersbourg, s'avancèrent sur la scène historique et exprimèrent la colère grandissante de la classe ouvrière. Cette insurrection fut le signal de départ pour la grande Révolution russe.

Le 26 mars 1915, à Berne, des femmes socialistes se rencontrèrent - je fais allusion ici à l'internationalisme et non au national-chauvinisme - au Congrès international des femmes, pour tenter d'expliquer en commun le soulèvement des travailleuses contre la guerre et de dégager les lignes de force pour leur lutte contre la Guerre mondiale. Ce fut en fait le premier congrès international depuis le début de la guerre. Il permit de dégager deux lignes principales. La fraction majoritaire condamna effectivement la guerre. mais pour autant se séparer des sociaux-chauvinistes. La fraction minoritaire, nos bolcheviks russes, réclama la condamnation des traîtres à la solidarité internationale du prolétariat et s'opposa sans équivoque à la guerre la guerre impérialiste en appelant à la guerre civile.

Le fait que le Congrès international des femmes socialistes ait eu lieu n'était pas un hasard. Il suffit de nous rappeler la situation sociale de plus en plus insupportable des travailleuses pendant la guerre.

Sans doute le travail de; femme augmentait-il sans cesse pendant la guerre mais dans des conditions telles que loin d'améliorer la situation des travailleuses, elles contribuèrent encore à son aggravation. Les femmes des spéculateurs et des industriels et les femmes appartenant aux couches sociales aisées furent les seules à bénéficier de la guerre. En définitive, ce furent les couches parasitaires de la société, qui se contentent de consommer et de dilapider le revenu national et non pas de produire, qui surent tirer profit de la guerre.

Or, les maux et les peines du peuple travailleur prirent des proportions inconnues la conjoncture de la guerre favorisa une redistribution rapide de certains secteurs de l'industrie et donna naissance à des entremises gigantesques où la mécanisation de la production était extrêmement développée. Ce processus facilita l'afflux de travailleurs non qualifiés dans la production. Le travail des femmes devint de ce fait un facteur important pour l'économie nationale, il fallut désormais compter avec lui, et les organisations économiques (syndicats patronaux et ouvriers) reconnurent sans réserves l'importance de la main-d’œuvre féminine. Le travail des femmes occupa une position nouvelle. L'ancienne phraséologie sur les devoirs de la femme « comme épouse et ménagère » cessa, elle aussi, d'avoir cours.

Avec la démobilisation et le passage à une économie de paix, on vit apparaître dans les pays capitalistes des tendances évidentes pour rejeter les femmes de la production. Le chômage féminin connut mie nouvelle recrudescence. Le fait est que tous les pays avant participé à la guerre furent touchés au cours des années 1918 et 1919 par une grave crise économique. La démobilisation des armées et la transition d'une production d'armement à une production de paix engendrèrent fatalement tous les phénomènes pathologiques qui accompagnent un effondrement économique. Ce blocage économique fut naturellement encore considérablement aggravé par la ruine financière des grandes puissances, l'endettement réciproque, le manque de matières premières et la misère criante de la population. La crise que connurent l'Angleterre, la France, l'Allemagne et les autres pays européens au cours des années 1918-1919 entraîna un arrêt de la production dans d'innombrables branches de l'industrie, la fermeture de plusieurs usines ainsi que le licenciement de nombreux; ouvriers. Les femmes perdirent massivement leur emploi. Mais la gravité de la crise touchant l'ensemble des travailleurs ne fut pas responsable à elle seule du chômage croissant des femmes. Même dans les branches de l'industrie continuant à fonctionner normalement, les entrepreneurs commencèrent à rejeter les femmes à la rue. Si un employeur avait le choix sur le marché du travail entre un rapatrié du front et une ouvrière, il choisissait de préférence celui-ci. Cela peut sembler paradoxal, car, en fin de compte, les ouvriers étaient alors peu coopératifs, exigeaient des salaires plus élevés et furent effectivement mieux rémunérés. Dans d'autres conditions sociales, les industriels auraient bien entendu donné la préférence à la main-d’œuvre féminine meilleur marché, mais nous ne devons pas oublier que la démobilisation intervint à une époque où la population était d'humeur révolutionnaire. Depuis que la classe ouvrière russe avait ouvert la voie lors de la révolution d'Octobre, il régna parmi les classes laborieuses des autres pays un climat de tension et d'opposition accrues. Ceux qui étaient de retour au pays étaient nerveux et exaspérés, ils savaient se servir d'un fusil et avaient pris l'habitude de regarder la mort en face. Si les entrepreneurs avaient osé refuser du travail à ces hommes impatients et aigris, le système bourgeois aurait certainement encouru une menace mortelle. Les entrepreneurs tinrent compte de cette situation et acceptèrent de renoncer à une partie des profits qu'ils avaient tirés jusque-là du travail meilleur marché des femmes. Ils furent obligés de défendre leur prédominance face à la menace bolchevique. Les précautions politiques l'emportèrent alors sur les calculs économiques. C'est ainsi qu'en Allemagne, en Angleterre, en France et en Italie, les femmes patriotes, les « héroïnes du travail » et les « soldats derrière le front » d'hier durent céder leurs emplois aux soldats rapatriés d'aujourd'hui.

La lente normalisation de la production et l'aplanissement de la crise de l'après-guerre nous permettent d'enregistrer à nouveau une réduction du chômage féminin. Ce qui ne signifie nullement que le problème du travail des femmes soit résolu. Bien au contraire, du fait de l'actuel stade de développement de la production mondiale capitaliste, caractérisé par le processus de concentration dans la grande industrie techniquement hautement développée, ce problème demeure entier. Naturellement, il n'est pas question d'un nouveau retrait de la femme entre les quatre murs de son foyer. Certes les capacités productives connurent un développement irrégulier réclamé par l'industrie de guerre, mais les industries de biens de consommation courante ont cependant recommencé à fonctionner au cours de ces dernières années. C'est pourquoi on assiste de nouveau à une demande croissante de main-d’œuvre, et comme par le passé le capitalisme est à l'affût de la main-d’œuvre à meilleur marché. Le travail des femmes reprend donc dans les usines.

Néanmoins, l’essor économique dans les États capitalistes se heurte à certaines difficultés : au travail salarié toujours existant, au fait qu'une grande partie de la plus-value s'écoule comme toujours dans les poches des entrepreneurs, à l'absence d'une planification économique d'ensemble (par exemple une vue d'ensemble statistique et une utilisation rationnelle de toutes les forces de travail disponibles), ainsi qu'à la disproportion entre production et consommation. Ces facteurs limitent de façon insurmontable le déploiement des forces productives dans le cadre du système capitaliste.

Le système de production capitaliste a tout simplement atteint un stade où un développement illimité des forces productives n'est plus possible. Le développement par crises de l'économie mondiale capitaliste, d'une part, et la victoire de la Révolution socialiste en Russie, d'autre part, ont ébranlé le fondement du système capitaliste et l'ont rendu encore plus sensible aux crises. Les forces productives dans les pays capitalistes ne peuvent plus se développer que de façon crispée et par secousses successives. La courbe de la conjoncture économique sera de plus en plus accidentée. L'alternance typique pour le capitalisme entre une conjoncture ascendante, une économie stagnante et la crise placera le système de production capitaliste dans une situation de plus en plus intenable. Il n'y a pas le moindre espoir pour que le développement des forces productives sous le capitalisme se fasse sans crises, c'est-à-dire que nous devons nous préparer à l'avenir à de terribles crises économiques entraînant avec elles des licenciements massifs de travailleurs. Abstraction faite du danger permanent de la guerre, car celui-ci, et tant que dure la politique impérialiste, reste toujours actuel. Mais quelles perspectives s'ouvrent pour le travail des femmes dans les pays où la classe ouvrière n'a pas réussi à renverser le système capitaliste, dans les pays sujets en permanence à un développement irrégulier et changeant ?

Tout essor de la conjoncture économique à un niveau tant local que national entraîne un accroissement du nombre des femmes dans la production. L'extension du travail des femmes est dû, d'une part, aux bas salaires féminins et, d'autre part, à une demande croissante de main-d’œuvre dans les secteurs de l'industrie en expansion. A chaque conjoncture ascendante succède inévitablement une période de stagnation économique. Résultat : moins d'offres d'emploi loi et des licenciements. Les industriels, pour des raisons d'ordre politique, chercheront plutôt à conserver leur main-d’œuvre masculine et renverront d'abord les travailleuses, étant donné cale, par expérience, elles créent moins d'ennui. La relation que je viens de décrire est dans l'ensemble typique du capitalisme. Dans la situation mondiale actuelle, cette dialectique (la contradiction entre le caractère social de la production et l'appropriation capitaliste privée) apparaît sous une forme particulièrement critique. Chaque nouvelle crise amène des bouleversements de plus en plus violents de l'ensemble de l’économie nationale, prend des proportions de plus en plus énormes et s'étend à des couches sociales de plus en plus larges. Tant que le capitalisme ne sera ras éliminé, le problème du travail des femmes qui est partie constituante de la problématique générale de la relation entre le travail et le capital, demeurera entier. Les travailleuses des pays capitalistes ne pourront pas compter sur une amélioration de leur situation aussi longtemps que le capital régnera sur le travail et que la propriété privée gênera la planification de la production, de la consommation et de l'exportation. Camarades, vous devez vous rendre compte que le problème du travail des femmes ne sera pas résolu tant qu'il sera accompagné du spectre du chômage des femmes travailleuses. Et tant qu'il en sera ainsi, un problème aussi compliqué que la « question des femmes » ne pourra être résolu dans sa totalité.

A vrai dire quelques États bourgeois furent obligés depuis la fin de la guerre de réaliser toute une série de réformes, ayant trait aussi à la situation de la. femme, mais ces compromis, pour lesquels les suffragettes du siècle dernier avaient combattu la bombe â la main et que les féministes bourgeoises, nettement plus pacifistes avaient mendiés vainement au travers d'innombrables pétitions, finirent par être arrachés à la bourgeoisie essentiellement pour deux raisons : grâce à l'exemple intimidant de la Révolution russe, d'une part, et grâce à la tendance démocratique largement répandue parmi les masses, d'autre part. Et pour réduire cette tendance révolutionnaire générale et prouver aux travailleurs qu'une révolution sociale n’était superflue, qu'il y avait en fait d'autres possibilités pour arriver au pouvoir, la bourgeoisie distribua des aumônes, comme la réforme électorale (y compris le droit de vote pour les femmes).

Des personnages comme David George Lloyd, Hjalmar, Karl Brandling, Philipp Scheidemann et Gustav Noske « se préoccupèrent du bonheur et du bien-être des travailleurs » et affirmèrent avoir conquis pour eux non pas la totalité du pouvoir politique, mais « une juste part » de celui-ci.

En Angleterre, en Allemagne, en Suède et en Autriche, si les femmes obtinrent après la guerre le droit de vote, ce fut pour des raisons politiques précises et non pas en récompense de leurs « services patriotiques ».

Mais le droit formel n'apporta aucun changement à la situation réelle de la femme dans la société bourgeoise. La femme se retrouva toujours dans le même rôle social après la guerre comme avant. Dans tous les pays bourgeois elle reste toujours la servante de la famille et de la société. La réforme de la législation bourgeoise en faveur de la femme et les quelques lois visant à égaliser la situation des époux n'ont apporté que des modifications mineures. Au fond, rien n'a été vraiment changé ; les anciens rapports et l'ancienne discrimination ont été maintenus peur l'essentiel.

Dans les pays bourgeois, la question des femmes n'est certes pas résolue. Elle s'aggrave au contraire de plus en plus et cela en fonction de la situation sociale des femmes.

Comment les femmes peuvent-elles arriver à concilier leur vie professionnelle avec leur vie d'épouse et de ménagère ? Comment les femmes pourront-elles se débarrasser du fardeau des travaux domestiques usant inutilement leur énergie ? Elles pourraient vraiment en faire meilleur usage en se consacrant, par exemple, à des travaux scientifiques ou en se mettant au service d'une idée.

Les problèmes non résolus - la maternité, l'avortement, la protection de la santé, l'éducation des enfants - sont encore renforcés, par le capitalisme. Les femmes sont incapables de briser ce cercle vicieux. L'inviolabilité de la propriété privée, le maintien de la cellule familiale isolée, la survivance tenace des habitudes individualistes, les traditions et l'absence d'expériences sociales collectives ont embrouillé la « question des femmes » au sein du capitalisme de façon irrémédiable. Même les hommes bien intentionnés à leur égard seront impuissants pour résoudre leur oppression aussi longtemps que la puissance du capital n'aura pas été brisée.

Ce n'est qu'avec l'avènement et la victoire du prolétariat que ce cercle vicieux pourra être brisé. L'expérience de la Russie au cours de ces quatre dernières années vous montre, ainsi qu'au prolétariat mondial et tout particulièrement aux femmes prolétaires comment sortir de cette impasse et comment les femmes pourront se libérer, non pas de façon formelle et superficielle, mais de façon réelle et profonde.

Nous analyserons la manière d'atteindre ce but dans notre prochaine conférence.

X° conférence. La dictature du prolétariat : l’organisation du travail[modifier le wikicode]

La Guerre mondiale a créé toutes les conditions objectives à la libération des femmes. Leur travail est aujourd'hui un facteur important de l'économie nationale. La plupart des femmes en âge de travailler exécutent un travail socialement utile. Malgré cela, et à l'intérieur du système capitaliste bourgeois, il n'a pas été possible jusque-là de réaliser la libération de la femme.

Nous abandonnerons maintenant l'univers du capitalisme et ses problèmes sociaux complexes, pour étudier une forme étatique inconnue jusqu'à présent, c'est-à-dire la dictature du prolétariat. Dans notre pays, la classe ouvrière s'est levée et s'est emparée elle-même du pouvoir. Nous allons donc nous occuper de la première république ouvrière. Dans la Russie révolutionnaire, le pouvoir de l'État est aux mains des travailleurs. Pour la première fois dans l'histoire, la classe ouvrière et paysanne réussit à abattre la bourgeoisie. Celle-ci a perdu son autorité et ses privilèges. Au sein des Conseils (Soviets), la bourgeoisie n'a pas droit de vote, car il n'y a plus de place pour les fainéants et les brigands dans notre république ouvrière. La propriété privée des moyens de production a été éliminée, ainsi que le commerce privé et l'accumulation du capital. Nous avons réussi à en finir avec l'exploitation de l'homme par l'homme.

Le Parti communiste de Russie (PCR), avant-garde de la classe ouvrière, a proclamé la république des Soviets. La vie a été profondément modifiée, le fondement de la classe bourgeoise est ébranlé, l'ancien régime est détruit et, à sa place, nous construisons quelque chose de totalement nouveau.

Au cours des trois premières années de notre Révolution, nous avons créé les conditions pour un nouveau mode de production. Le système économique socialiste remplace le capitalisme, la propriété privée et l'exploitation du travail salarié. La grande industrie, les mines, les transports, les terres sont dorénavant la propriété du peuple, administrée de façon centrale par l'appareil d'État. Certes, le travail salarié existe toujours, mais la plus-value cesse de tomber dans les poches de quelconques entrepreneurs privés, il est utilisé désormais pour satisfaire des besoins sociaux : pour le développement de la production, la réalisation d'une nouvelle conscience sociale, et le ravitaillement de l'Armée Rouge, dont il est impossible de se passer pendant la période de la dictature révolutionnaire du prolétariat.

Au sein de ses propres organes administratifs, le prolétariat décide lui-même de la conduite, à adopter pour l'économie, planifie la production et l'échange et organise la distribution des biens d'usage courant selon les besoins du prolétariat. Or, toutes ces grandioses initiatives en sont toujours à leur premier stade. Rien jusqu'ici n'a acquis de forme définitive. Dans tous les domaines, nous vivons un développement accéléré. Par la pratique révolutionnaire, nous réussissons partout de nouvelles expériences et nous assistons en permanence à l'éclosion de nouvelles idées. La classe ouvrière jette le fondement d'une nouvelle forme de production et s'emploie à surmonter et à détruire les obstacles et les survivances de la société bourgeoise qui pourraient compromettre l'épanouissement des forces productives. La tâche principale de cette récente société consiste à frayer la voie à cette forme de production inhabituelle. Naturellement, c'est là une tache difficile et comportant de lourdes responsabilités. Sous les yeux de l'humanité tout entière, une immense collectivité entreprend de concentrer ses efforts et sa volonté sur un but unique : elle ébranle le capitalisme jusque dans ses fondations. Le principe sacro-saint de la propriété privée est réduit en poussière. La bourgeoisie s'affole et s'exile précipitamment à l'étranger pour organiser l'invasion armée contre les esclaves rebelles et désobéissants. La menace de guerre est permanente. On signale quotidiennement des incidents sanglants aux frontières. A la clameur dépitée des anciens possédants répondent les hurlements vengeurs de notre jeune génération défendant courageusement l'avenir.

Le monde est inquiet. Le « péril rouge » rôde. L'avenir est auréolé de rouge, menaçant pour les uns, libérateur pour les autres.

Le nouveau système économique de Russie se caractérise par la planification étatique centralisée de la production et de la consommation. Toutes les richesses de la nation sont chiffrées statistiquement et chaque citoyen russe enregistré dans sa fonction de producteur et de consommateur. Notre mode de production ne supporte aucune espèce de désordre économique. Elle ignore la concurrence, les crises économiques et le chômage qui avait régné auparavant à l'état endémique disparaît et dès la troisième année de la Révolution. II n'existe déjà plus de main-d’œuvre disponible, il serait plus juste de parler de pénurie de main-d’œuvre.

Par l'élimination de la propriété privée des moyens de production, nous nous sommes « débarrassés » de la classe des parasites qui ne produisaient aucun travail utile pour l'économie nationale, mais se contentaient de consommer. C'est pourquoi nous agissons en Russie soviétique selon le principe : « Celui qui refuse de travailler ne doit pas non plus manger.»

Les actionnaires qui perçoivent un revenu sans travailler ou les déserteurs qui abandonnent leur emploi sont poursuivis conformément aux lois de notre république (Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage). L'État des Soviets demande à l'ensemble de la population de fournir un effort pour satisfaire les besoins les plus pressants de notre société. L'industrie, totalement anéantie par la guerre et la mauvaise administration des employés tsaristes, doit être relevée. Par ailleurs, il nous faut soutenir l'Armée Rouge, qui assure la défense de notre Révolution.

Naturellement, il n'y a pas non plus de place dans notre nouvelle société pour les parasites féminins - c'est-à-dire les femmes entretenues par leur mari ou leur amant ou encore les prostituées de métier -, car « celui qui refuse de travailler ne doit pas non plus manger ». C'est aussi pourquoi la distribution des biens de consommation est sévèrement réglementée, tout particulièrement dans les villes. Les rations ne sont distribuées qu'à ceux qui travaillent. Grâce à cette politique économique (Nouvelle Economie politique), la relation entre les sexes est amenée à se modifier totalement. La femme ne cajole plus comme autrefois son époux soutien de famille, et elle cesse de se soumettre à ses désirs. Elle est indépendante, se rend à son travail, possède son livret de travail personnel et sa propre carte de ravitaillement (pour s'approvisionner de façon rationnée en vivres et en objets d'usage courant). L'homme a cessé d'être le chef de famille, seigneur et maître à la maison. Et comment pourrait-il en être autrement alors que la femme possède sa propre carte de ravitaillement sur laquelle les enfants sont mentionnés ?

La femme n'est donc plus dépendante d'un entrepreneur privé. En Russie soviétique, l'unique dirigeant des travailleuses et des travailleur, est l'Union soviétique. La participation des femmes aux travaux de reconstruction a une signification essentielle pour notre peuple signification impossible à atteindre dans une société capitaliste bourgeoise. Le système économique bourgeois est fondé justement sur l'existence de cellules familiales privées éclatées et sur l'oppression et la non-émancipation des femmes.

L'acte révolutionnaire le plus important est l'introduction du travail obligatoire pour les hommes et les femmes adultes. Cette loi a apporté un changement sans précédent dans la vie de la femme. Elle a modifié le rôle de la femme dans la société, l'État et la famille, de façon bien plus importante que tous les autres décrets depuis la révolution d'Octobre et qui accordaient à la femme l'égalité politique et civique. Par exemple le droit d'éligibilité des femmes au sein des Conseils ouvriers et autres représentations nationales ou encore le nouveau droit matrimonial du 18 et 19 décembre 1917 et où il est stipulé que le mariage est une association entre deux individus égaux. Cette règle de droit ne signifie finalement qu'une égalité formelle devant la loi : en réalité, la femme, à cause de la survivance des traditions bourgeoise continue à être discriminée et non émancipée comme par le passé. Nous parlons maintenant des degrés de conscience, des traditions, des habitudes et de la morale. Ce n'est qu'avec l'introduction du travail obligatoire pour tous que le rôle de la femme se modifia dans l'économie nationale. Elle est maintenant généralement acceptée comme participante à un travail socialement utile pour la collectivité.

Les conclusions que nous pouvons tirer de cette évolution c'est que l'égalité de la femme dans tous les autres domaines ne tardera pas à se réaliser. Car nous savons que le rôle de la femme dans la société et la relation entre les sexes dépendent de sa fonction dans la production. C'est pourquoi il ne nous faudra pas perdre de vue l'importance révolutionnaire de l'introduction du travail obligatoire pour la libération de la femme. Le nouveau mode de production en Russie suppose trois conditions :

  1. Une évaluation exacte et une utilisation judicieuse de toutes les forces de travail disponibles, y compris celles des femmes.
  2. Le passage de l'économie domestique familiale individuelle et de la consommation familiale privée à une planification sociale de l'économie et à la consommation collective.
  3. L'application d'un plan économique homogène.

L'interminable guerre, d'abord la guerre impérialiste, puis la guerre de libération révolutionnaire, a ruiné l'économie du pays, détruit les moyens de transports et stoppé le développement technique. L'appropriation privée des richesses sociales a certes cessé, mais la république ouvrière a désormais la lourde tâche de reconstituer l'économie et d'accélérer le déploiement des forces productives. Les pays capitalistes vivent actuellement aussi une période d'incertitude économique et d'effondrement intérieur. L'économie capitaliste tout entière se dirige en vacillant vers une crise économique inévitable et généralisée. Aujourd'hui, le prolétariat russe a la certitude que les forces productives peuvent s'épanouir aussi à l'avenir. Dans les États bourgeois, à la même période, les capitalistes et les magnats de la finance essaient bon gré mal gré de relancer la production. Les pays capitalistes, après une brève période d'essor économique. se retrouvent en pleine crise, de nombreuses entreprises recommencent à fermer leurs portes et l'économie tout entière s'achemine vers la catastrophe. La classe ouvrière a compris actuellement Qu'il n'existe qu'un seul traitement efficace contre l'effondrement et la destruction de l'économie nationale : l'introduction d'un nouveau mode de production comme unique solution pour empêcher l'humanité de sombrer de nouveau dans la barbarie. Et l'Union soviétique est en train d'instaurer ce nouveau mode de production. Mais tant que la classe ouvrière en Union soviétique reste tributaire de la technique héritée du capitalisme, le développement des forces productrices ne se fera pas véritablement sans accrocs, étant donné que nous ne pourrons pas compter, en raison de la situation politique chaotique des états capitalistes, sur une aide économique de la part des nouveaux gouvernements ouvriers en Europe. Nous sommes donc obligés de poursuivre seuls, et par une organisation planifiée de la force vivante de travail, le développement nécessaire des forces productives. Actuellement, la population de l'Union soviétique a pour tâche d'augmenter la productivité de chaque travailleur et de chaque travailleuse. Il n'est pas encore possible de parler d'une réforme profonde des conditions de vie générales, car la majorité de la classe ouvrière continue à vivre dans des conditions héritées du passé bourgeois. Les énergies des travailleuses continuent d'être partiellement employées aux tâches improductives au service de la famille et demeurent perdues à jamais pour la production de valeurs sociales et de produits de consommation courants. Les travailleuses n'engagent donc que partiellement leur énergie dans le processus de production. Ce qui a naturellement pour conséquence qu'elles exécutent souvent un travail non qualifié et que, de surcroît, la qualité de leur travail laisse souvent à désirer. Les femmes n'ont tout simplement pas le temps de continuer à se perfectionner professionnellement. Il apparaît clairement que la qualité de leur travail dans la production se dégrade en fonction de l'intensité de l'utilisation de leur force de travail en dehors du processus de production social. L'ouvrière mère de famille, obligée de veiller des nuits entières au chevet de son nourrisson et de se consacrer pendant son temps libre à sa famille et aux soins du ménage, est naturellement bien moins attentive à son travail que l'homme qui peut dormir la nuit sans être dérangé et qui, par ailleurs, est dispensé des tâches ménagères.

Si nous voulons améliorer la productivité du travail de la classe ouvrière et en particulier celle de la femme travailleuse, nous devons d'abord chercher à changer les conditions de vie. Nous devons pas à pas, mais conscients de l'objectif à atteindre, jeter les bases d'un mode de vie collectif, c'est-à-dire que nous devons commencer par créer un vaste réseau de crèches et de jardins d'enfants ainsi que des centres de production totalement inédits. Les commissions de planification et les syndicats ne pourront attendre des femmes une amélioration de leur productivité du travail répondant aux normes de rendement qu'à cette seule condition. Ils ne pourront se permettre de critiquer les travailleuses pour leur négligence ou leur travail bâclé que lorsque cet objectif sera atteint. Mais celui-ci ne sera atteint que lorsque toutes les travailleuses - et elles sont légion - trouveront en dehors de leur lieu de travail des conditions de vie leur évitant d'user leurs forces à des activités économiques familiales et privées. Il est nécessaire de mettre fin au gaspillage de la force de travail féminine et véritablement important de limiter enfin les énormes pertes pour notre économie socialiste occasionnées par les conditions de vie actuelles. Nous ne pouvons augmenter la productivité du travail en augmentant simplement le nombre des travailleurs. Il est tout aussi important de s'employer à changer les conditions de vie où se trouve notre classe ouvrière. C'est pourquoi nous devons remplacer peu à peu l'économie domestique familiale individuelle par une économie domestique réellement communautaire. En effet, ce sera la seule façon de ménager la force de travail de la femme.

Mais aujourd'hui la productivité du travail en Union soviétique dépend très largement du nombre des travailleurs, et c'est pourquoi le Conseil pour le travail et la défense cherche à réduire le nombre des parasites vivant aux frais de la classe ouvrière sans contribuer à la prospérité de la société. Depuis que la propriété privée des moyens de production a été éliminée dans notre république ouvrière, les conditions pour le déploiement des forces productives ont été nettement améliorées. Dorénavant, la plus-value sociale ainsi obtenue est utilisée pour le développement des forces productives ou pour la satisfaction de besoins jusque-là insatisfaits. La plus-value sociale ainsi produite est destinée maintenant au peuple tout entier et non plus à la consommation privée d'une classe dominante. Dans la société bourgeoise, seule une partie de la société, la classe ouvrière, produisait la plus-value sociale. Mais les classes qui ne produisaient pas directement avaient donné naissance à une nouvelle couche sociale, occupée à des travaux totalement improductifs pour satisfaire aux besoins de consommation et aux fantaisies des classes possédantes : la domesticité, les fabricants de produits de luxe, les artistes de salon, les pseudo-artistes et les pseudo-savants ainsi que le nombre croissant de cocottes et de prostituées. Les capitalistes dilapidaient une part de plus en plus importante de la richesse sociale à leurs misérables divertissements.

Si la part improductive de la population dans les pays capitalistes bourgeois était si grande, c'est aussi parce que beaucoup de femmes se laissaient entretenir par leur mari. Jusqu'au début de la Première Guerre mondiale, plus de la moitié des femmes étaient à la charge de leur mari ou leur père. De telles anomalies sont une conséquence de la structure sociale capitaliste et freinent le déploiement des forces productives en même temps que la lutte nécessaire contre la situation chaotique dans ces pays.

Le système économique communiste, en revanche, fonctionne tout différemment. Le fondement de l'économie sociale est une administration planifiée de tout le processus économique, ne s'orientant plus selon les besoins d'une petite clique de profiteurs, mais selon les besoins de la population entière. La production de marchandises de type capitaliste historiquement dépassée disparaît, et les forces productives connaissent sous le socialisme un essor prodigieux. En tout premier lieu, nous avons besoin d'une étude statistique répertoriant le nombre de forces de travail disponibles, ensuite seulement nous pourrons distribuer ces forces de façon planifiée. A cause de la libre concurrence, le désordre règne sur le marché du travail capitaliste. C'est ainsi qu'une entreprise peut être gagnée par le chômage et souffrir d'un trop-plein de forces de travail, tandis que dans l'entreprise voisine et à la même période ce sont justement les forces de travail qui lui font défaut. Dans certains secteurs industriels, les ouvriers tombent malades à cause d'un travail trop intensif, tandis que dans d'autres le processus de production est relâché et son organisation irrationnelle parce que la mécanisation et le bas niveau des salaires garantissent cependant aux capitalistes un profit suffisamment élevé. Ce n'est que par le recensement et la distribution planifiée de la force de travail que les travailleurs et les travailleuses peuvent échapper au spectre du chômage. Dans l'Union soviétique, le chômage a aujourd'hui entièrement disparu. Ce qui représente pour la classe ouvrière une amélioration considérable.

Un pas important en Union soviétique pour augmenter la productivité du travail, c'est le passage immédiat à la distribution communiste. L'énorme dilapidation des forces de travail féminines qui avait régné jusque-là (les femmes sont finalement plus nombreuses en Russie que les hommes) est une conséquence de l'économie familiale individuelle extrêmement peu rentable. Cette dilapidation ne cessera qu'avec l'apparition de l'économie communautaire publique. Les jardins d'enfants, les crèches, les cantines et les maisons de repos installées par les Soviets épargnant aux femmes du travail improductif. Ce n'est que lorsque la femme sera déchargée des monotones tâches domestiques et autres devoirs familiaux qu'elle pourra utiliser sa force de travail tout entière pour un travail productif. Seuls un changement et une réforme profonde des conditions et des habitudes de vie d'après les principes socialistes permettront d'introduire avec succès le travail obligatoire pour tous. Car, si l'introduction du travail obligatoire n'est pas relié simultanément à un changement des conditions et des habitudes de vie, cela signifie pour les femmes un surcroît de travail, conduisant fatalement à un réel surmenage mettant en danger leur santé et leur vie. C'est pourquoi l'introduction du travail obligatoire pour tous dans les sociétés capitalistes entraînant une « double charge » pour la femme peut être considérée comme une évolution extrêmement réactionnaire. Dans les républiques ouvrières socialistes, en revanche, l'introduction du travail obligatoire et la création parallèle de nouvelles conditions de vie, comme le développement de l'économie communautaire publique, signifie l'édification d'une base solide pour la future libération de la femme.

Mais les survivances des traditions bourgeoises entrent toujours pour une part importante dans nos usages et nos coutumes, en particulier dans les traditions de la classe paysanne. Ces traditions rendent la vie des femmes bien plus difficile que celle des hommes, et même dans les familles de travailleurs l'épouse, la mère ou la sœur doivent supporter les répercussions de ces traditions. Cette double charge de travail entraîne naturellement pour les femmes des conséquences graves. Pourquoi les femmes doivent-elles mettre ainsi leur santé en jeu ? Il est donc nécessaire de réorganiser le quotidien dans l'intérêt des travailleuses. Et comme les femmes sont des ménagères habiles et expérimentées, elles ont fait preuve de grandes qualités d'initiative personnelles dès qu'il s'agissait de réorganiser la vie quotidienne. Nous n'avons donc rien d'autre à faire que de soutenir leur esprit d'initiative et de lui ouvrir un champ suffisamment vaste à son application. La prolétaire est accoutumée à construire un « chez-soi à partir du néant » et à administrer un ménage avec des moyens matériels dérisoires. C'est pourquoi il est aussi important d'intéresser les femmes à un mode d'organisation collectif permettant d'envisager une réorganisation de la vie quotidienne. Une telle évolution serait extrêmement avantageuse pour l'ensemble de la population.

Cependant, nous ne devons pas nous attarder de façon unilatérale sur le changement des conditions de vie. Les femmes doivent aussi acquérir une plus grande conscience d'elles-mêmes et de leur propre valeur. Nous devons donc poursuivre sans relâche notre lutte pour la participation des femmes à tous les secteurs locaux d'auto-administration si nous voulons vraiment atteindre un changement des conditions de vie de la classe ouvrière.

Mais sans ces profonds changements des conditions générales de vie, toute tentative de hausser la productivité du travail restera un coup d'épée dans l'eau. Les services de planification économique supérieurs ont tout intérêt à se consacrer au changement des conditions générales de vie à l'intérieur de l'entreprise et à envisager, par exemple, l'installation d'une cantine et d'un jardin d'enfants d'entreprise, etc. Les heures de travail employées par les travailleurs et les travailleuses à l'installation de ces institutions communistes devront alors être comptées comme heures de travail effectives. Ce n'est qu'à ces conditions que nous pouvons espérer un changement des conditions générales de vie.

Les sections féminines, en collaboration avec les sections syndicales d'entreprise, doivent créer de nouveaux modèles garantissant à la fois une utilisation productive de la main-d’œuvre féminine et la protection des travailleuses contre une surcharge de travail. Il s'agit de ménager temps de travail et temps de repos. La planification de la vie quotidienne communiste est tout aussi importante que la planification de la production. Si nous voulons vraiment obtenir un déploiement total des forces productives, nous ne pouvons nous permettre de négliger le travail préliminaire. Lors de la planification et de l'organisation de la production, tous les facteurs qui allègent la vie quotidienne et mettent un terme à l'absurde gâchis de la force de travail féminine, doivent être pris en considération.

Je répète une dernière fois : le changement des conditions de vie doit aller de pair avec l'introduction du travail obligatoire pour tous. Ce qui signifie une intensification des initiatives, appliquées essentiellement à l'économie communautaire publique. Si nous atteignons ce but, le système économique socialiste s'élaborant actuellement sous la dictature du prolétariat et soutenu par la participation active de toute la population à la production, conduira à un changement inconnu jusque-là dans l'histoire de l'humanité : l'émancipation de la femme dans la société.

En Union soviétique, toutes les femmes entre seize et quarante ans doivent accomplir actuellement un travail (dans la mesure où elles ne sont pas employées à temps plein à la production ou à l'administration d'État). Après le chaos général, la production doit être relancée. Ce travail obligatoire ne vaut pas seulement pour les villes, maïs également pour les campagnes. Les paysannes, tout comme les paysans, doivent accomplir à période fixe et répétée ce travail pour la société. Les paysannes et les paysans sont mis à contribution comme conducteurs, ils transportent le bois, participent à la construction des routes ou cultivent des pépinières. Les paysannes confectionnent des costumes pour les soldats de l'Armée Rouge. Ce travail obligatoire représente incontestablement une charge supplémentaire pour la paysanne, étant donné qu'à la campagne, les conditions de vie sont restées inchangées. II n'existe ni jardins d'enfants ni cantines d'entreprise, ce qui signifie naturellement que les paysannes continuent à supporter seules le poids des tâches domestiques. Toutefois le fait que la société reconnaisse les paysannes comme forces de travail productives conduira à la longue à changer leur vie et à rehausser leur statut social. Le paysan lui-même finira par se dire : « Si même l'État accepte ma bonne femme comme force de travail utile, c'est qu'elle est ma foi bonne à quelque chose. » La sous-estimation traditionnelle sans bornes des « bonnes femmes » à la campagne doit reculer en faveur des conceptions nouvelles. Certes, il existe déjà un certain déplacement des rapports de force entre homme et femme, mais il n'est pas encore possible de parler du respect de l'homme à l'égard de la femme.

Dans les villes, l'obligation du travail touche toutes les femmes qui ne possèdent pas un livret de travail, c'est-à-dire qui ne sont employées ni à l'usine ni à l'atelier ou ne travaillent pas pour le parti. Ces femmes travaillent pour les organismes de santé publique, à l'hôpital ou déblaient la neige. D'autres femmes distribuent le bois rationné ou balaient les rues de la ville. Ce travail obligatoire pour tous a contribué jusque-là à accélérer le processus de libération sociale de la femme. Sa vie entière s'en est trouvée changée, se répercutant habituellement aussi sur la relation entre l'homme et la femme. Il serait pourtant naïf de croire que l'introduction du travail obligatoire a suffi à jeter les bases pour une véritable libération de la femme. Nous ne devons pas oublier les différentes fonctions des femmes dans la société, comme force de travail productive pour l'économie nationale, d'une part, et comme mères des générations futures, d'autre part. Aucun État ouvrier ne peut éviter de prendre en considération cette tâche particulièrement importante dévolue à la femme. Notre parti, sur l'initiative des sections féminines et en étroite collaboration avec elles, a élaboré une réglementation assurant la protection de la santé et de la force de travail de la femme. Par cette réglementation légale, nous tenons compte, en particulier, des conditions de vie propres à la période de transition actuelle. Comme tous les citoyens de l'Union soviétique sont tenus d'accomplir un travail productif pour la société, notre intérêt se reporte particulièrement sur les mères et les ménagères qui bénéficieront désormais d'une réglementation spéciale. Tous les hommes entre seize et cinquante ans doivent accomplir un travail obligatoire; pour les femmes, la limite d'âge supérieure se situe à quarante ans. Les travailleurs qui peuvent prouver que leur santé est atteinte sont dispensés du travail obligatoire ; cette réglementation est applicable aussi aux femmes qui ont perdu 45 % de leur capacité de travail. Naturellement les femmes enceintes sont dispensées de tout travail huit semaines avant et huit semaines après la naissance. En outre, la réglementation prévoit qu'une mère ayant à charge un enfant de moins de huit ans ne doit pas travailler si un autre membre de la famille ne reste pas à la maison pour s'occuper de l'enfant. Les femmes qui doivent s'occuper d'une famille de plus de cinq personnes sont également dispensées du travail obligatoire. Le Conseil pour le travail et la défense précise aussi que les femmes ne doivent être employées qu'à des travaux faciles. Toutes les femmes des villes ayant des enfants au-dessous de quatorze ans et toutes celles des campagnes ayant des enfants au-dessous de douze ans sont dispensées du travail obligatoire en dehors de leur localité.

Toutes les questions que nous avons soulevées aujourd'hui n'ont évidemment absolument rien à voir avec les principes abstraits de l'égalité entre les sexes tels qu'ils ont été posés par les féministes bourgeoises ! Nous représentons dans notre République soviétique la conception suivante : égalité des droits, protection maternelle et droits spéciaux.

Ce travail obligatoire entre pour une part importante dans notre nouvel ordre social et apporte, par ailleurs, une solution radicale à la « question des femmes ». Cependant, cette tendance doit être soutenue par une protection élargie de la mère, c'est ainsi que nous pourrons garantir à la fois la force de travail et la santé des générations futures. Ce n'est que lorsque la classe ouvrière aura pris le pouvoir dans l'État et que les femmes accompliront un travail socialement utile qu'on en finira une fois pour toutes avec la situation de sujétion millénaire de la femme. Le chemin de la libération totale de la femme passe par la dictature de prolétariat.

XI° conférence. La dictature du prolétariat : conditions de travail et dispositions sur la protection du travail[modifier le wikicode]

Lors de la dernière conférence, nous avons esquissé le nouveau mode de production en train de naître sous la dictature du prolétariat. Après avoir analysé la place qu'occupe le travail obligatoire pour tous dans le processus de libération de la femme dans notre république ouvrière, nous allons aujourd'hui nous attarder davantage sur le travail des femmes. Puis nous examinerons en détail quelles seront les nouvelles conditions de vie quand l'économie individuelle familiale sera remplacée par les cantines publiques, l'éducation prise en charge par l'État et que seront appliquées les lois sur la protection maternelle.

En Russie, avant la Révolution, vivaient environ cinq millions de femmes exerçant une activité professionnelle. Ce chiffre paraît élevé ; il ne représente cependant que 8 % de l'ensemble de la population féminine russe de l'époque.

Lors de la Première Guerre mondiale, le nombre des travailleurs augmenta rapidement. Déjà, en 1914, la participation des femmes dans l'industrie se monta à 32 % pour atteindre 40 % en 1918. En 1918, 40 % de la population active - ouvriers et employés salariés - étaient des femmes. Une statistique extrêmement incomplète du Conseil central des syndicats de toutes les Russies permet de supposer qu'il y avait à la fin de l'année 1921 environ deux millions de femmes employées dans l'industrie et les transports. (Celle statistique prend en considération les ouvrières agricoles, mais ignore les paysannes indépendantes.) Dans six secteurs professionnels et leurs syndicats correspondants, les femmes détiennent la majorité. Les cantines publiques emploient 74,5 % de femmes, les ateliers de couture 74,2 %, l'industrie du tabac 73,5 %, les secteurs « artistiques » 71,4 %, la santé publique 62,6 % et l'industrie textile 58,8 %. Dans le commerce et chez les particuliers, les jeunes forment 53,2 % du personnel. La plupart des femmes travaillent donc dans les industries textiles, la santé et les transports publics, les ateliers de couture, l'administration publique, l'industrie métallurgique, les métiers artistiques, dans les écoles et les comités de propagande.

Dans six secteurs de production, les femmes l'emportent aujourd'hui sur les hommes, et, dans dix autres secteurs, la participation des femmes se monte de 25 à 50 % de l'ensemble du personnel. Le travail des femmes a donc cessé d'être une exception, mais en dépit de ce fait il faut reconnaître que la participation des femmes dans l'administration économique, les comités d'entreprise et les conseils économiques d'État reste cependant particulièrement réduite.

La conscience et les mœurs traditionnelles ne peuvent apparemment pas suivre les énormes changements dont nous sommes aujourd'hui témoins. Désormais, le travail des femmes est devenu partie constituante de l'économie nationale. Ce n'est qu'avec la participation des femmes que nous pouvons envisager une élévation de la production. II ne doit plus y avoir de parasites, c'est là le principe sur lequel nous construisons tout notre système social. Et nous comptons parmi ces parasites les femmes entretenues, que ce soit de façon légale, comme épouses, ou illégale, comme prostituées. Mais le préjugé sur l'infériorité de la femme est resté si solidement ancré dans les esprits que même en Union soviétique, où l'égalité juridique de l'homme et de la femme a été réalisée, où les femmes participent activement à tous les secteurs sociaux, où elles combattent aux côtés de l'Armée Rouge, il continue toujours à entamer la confiance en soi de la femme. Je vais illustrer ce fait par le tableau suivant :

Participation des femmes sur l’ensemble des membres syndiqués et participation des femmes dans les comités d’Entreprise

Syndicat% de femmes syndiquées% de femmes comités d’entreprise
Alimentation publique (cantines)73.5 %30.9 %
Imprimerie33,3 %9.6 %
Couture-confection69,1 %25,7 %
Journalisme32,5 %13.2 %
Tabac67,8 %36,6 %
Kolkhozes22,5 %8,1 %,
Education sociale65.2 %37,7 %
Ouvriers agricoles et forestiers19,8 %6,2 %
Textile60.1 %9,3 %
Industrie alimentaire18.3 %4,3 %
Médecine et santé52,7 %20,2 %
Métallurgie16,6 %1,8 %
Métiers d'art39,3 %9,2 %
Industrie du bois16,4 %5.5 %
Chimie35.6 %3,6 %
Transports14,5 %5,0 %
Papeterie34,3 %10.1 %
Industrie du cuir13,8 %2.7 %
Services publics (Soviets)34,3 %11,4 %
Industrie du bâtiment11,8 %2,9 %

Dans les industries du textile, par exemple, la participation absolue et relative du travail des femmes est très importante. Mais, sur les 194 membres de l'organe dirigeant des travailleurs du textile dans 38 gouvernements de Russie, il n'y a que 10 ouvrières. Dans les comités d'entreprise des usines du textile, la participation des femmes reste toujours une exception.

C'est surtout le cas depuis la mise en place d'inspecteurs d'entreprise responsables. La collaboration d'une femme à l'intérieur d'une administration principale ou centrale reste tout à fait inhabituelle. Au VIII° Congrès du Parti communiste de Russie, en mars 1919, la section féminine du Comité central adopta une résolution dans laquelle elle réclama que les ouvrières et les paysannes participent à tous les conseils de l'économie nationale, soit à tous les secteurs de production. Cette résolution se heurta auprès des délégués du congrès à de fortes résistances et ne fut adoptée qu'après l'intervention patiente mais énergique de la camarade Samoilov et de moi-même.

Pour parler franchement, nous sommes partiellement responsables si les femmes sont si peu représentées aujourd'hui dans les administrations principales et centrales. Dans les premiers temps après la Révolution, les sections féminines concentrèrent essentiellement leur travail sur la participation des femmes aux conseils locaux. Nous étions alors particulièrement attirées par les conseils créant les conditions pour la libération de la femme et allégeant leur vie quotidienne. Surtout dans les domaines de l'éducation, les cantines publiques et la protection maternelle. Depuis l'automne 1920, le centre de gravité de notre lutte s'est déplacé. Nous sommes optimistes, et avec raison, car nos sections féminines ont axé leur propagande sur une participation plus importante des femmes dans la reconstruction de i'industrie, et nous sommes fermement persuadés que la participation active des ouvrières et des paysannes à l'édification du nouveau mode de production augmentera rapidement. Néanmoins, nous allons retourner aux problèmes qui sont apparus avec le travail des femmes en Union soviétique. Quelles sont finalement les conditions de travail dans la première république ouvrière de l'histoire de l'humanité, dans ce champ expérimental où commence à lever la semence de la future société communiste ?

Bien que la femme, tout comme l'homme, ait été obligée depuis le Moyen Age à trouver un emploi sur le marché du travail, la femme était bien moins payée que l'homme. C'est pourquoi nous allons nous occuper maintenant de la question du salaire des femmes. Depuis le milieu du XIX° siècle, féministes bourgeoises et prolétaires conscientes de la lutte des classes soutenaient la même revendication : « A travail égal, salaire égal », mais cette revendication ne pouvait pas aboutir dans une société de type capitaliste.

Ce développement peut être compris comme suit : la classe ouvrière organisée était certainement capable d'imposer cette revendication à des secteurs de production particuliers, mais à la même période une main-d’œuvre féminine nouvelle et syndicalement inorganisée afflua de façon ininterrompue sur le marché du travail. Ce qui conduisit en règle générale à un abaissement relatif des salaires des femmes dans tout le pays. Cette inégalité, qu'il n'est pas possible d'aplanir sous le capitalisme, fut levée dans la république des Soviets immédiatement après la Révolution. Dès lors, l'appartenance à un sexe déterminé ne doit plus jouer sur le montant des salaires. Dans tous les secteurs de production, dans les transports, l'agriculture ou les services publics, les accords tarifaires sont conclus entre le syndicat local et le Conseil central des syndicats de toutes les Russies. Le montant du salaire est donc dépendant du type de travail effectué, et les critères pour les différentes catégories de travail sont, par exemple, la formation professionnelle acquise, les degrés de risques d'accidents, de difficulté, etc.

L'offre et la demande cessent ainsi de déterminer le montant des salaires. Le salaire n'est plus le résultat de luttes salariales, syndicats contre entrepreneurs. Aujourd'hui, il a cessé d'être une loterie et il est fixé par les travailleurs eux-mêmes. Les tarifs acceptés par le Conseil central des syndicats de toutes les Russies sont applicables à toutes les entreprises des secteurs concernés, et cela sur l'ensemble de la république ouvrière.

Une enquête effectuée parmi les travailleurs de Moscou nous montre que le revenu moyen des jeunes travailleuses au-dessous de dix-huit ans atteint ou même dépasse dans plusieurs secteurs le revenu moyen des jeunes travailleurs au-dessous de dix-huit ans. Le tableau suivant nous montre les salaires moyens réglementés par les accords tarifaires pour plusieurs secteurs de production :

Secteur de productionTravailleursTravailleuses
Industrie chimique6,27,1
Industrie du tabac4,35,7
Kolkhozes6,35,0
Santé publique2,85,1
Industrie textile3,74,1
Cantines publiques3,53,2

Si nous comparons les tarifs des salaires des travailleurs et des travailleuses, nous avons l'impression que ce sont les travailleuses qui l'emportent. Cependant, la même enquête montre aussi que le salaire moyen de toutes les femmes est de moitié du salaire moyen des travailleurs masculins. Cette inégalité des salaires s'explique par le fait que dans notre république des Soviets, le contingent des ouvrières non qualifiées est plus important que celui des ouvriers non qualifiés. Tant que l'on continue à négliger la formation des femmes, le beau principe de notre république ouvrière : « A travail égal, salaire égal », restera lettre morte.

Après la révolution d'Octobre, le Conseil supérieur de l'économie nationale cherchait à payer les salaires non pas en argent, mais en nature. En plus du salaire réglé principalement en argent, le travailleur ne recevait pas seulement la ration alimentaire normale à laquelle tout citoyen soviétique avait droit grâce à son livret de travail, mais touchait également des suppléments en nature sous forme de bois de chauffage, de pétrole, de vêtements de travail, de repas à la cantine et de logement. Pour ces suppléments, il n'avait généralement rien à payer ou payait un prix fixé par le soviet local.

Après un nouveau changement d'orientation du Conseil pour le travail et la défense et une nouvelle organisation économique, nous allons passer également à un autre système salarial. Mais je vais m'arrêter auparavant à la rémunération en nature, telle qu'elle a été pratiquée lors des premières années après la Révolution. Cette économie naturelle a été une tentative importante pour relier organiquement le secteur de production au secteur de consommation et combler ainsi la faille béante qui avait été ouverte par le système capitaliste entre les deux secteurs. Si cette économie naturelle avait pu être pour. suivie, le commerce, comme conquête capitaliste, serait devenu superflu et condamné à disparaître. Malheureusement, nous ne pouvons plus poursuivre cette expérience hardie et historiquement si importante. Notre grande pauvreté, la crise de notre industrie et notre isolement complet du marché mondial nous obligent aujourd'hui à renoncer à réorganiser le fondement de notre économie nationale. Mais la rémunération en nature comme l'aménagement des cantines sont des modes de rétribution qui sont, en principe, également envisageables dans un système d'économie capitaliste. Si ces formes de paiement peuvent élever temporairement la productivité du travail, elles ne peuvent à elles seules conduire à l'édification d'un nouveau mode de production.

Les taux de salaires en vigueur actuellement sont-ils satisfaisants pour les travailleuses ? Bien sûr que non. Le ravitaillement de la population dans la Russie soviétique laisse encore à désirer. Il arrive toujours que les fournitures en nature arrivent en quantités insuffisantes ou en retard. Par ailleurs, il n'y a pas de pénurie en textiles, et le bois de chauffage ainsi que le pétrole sont attribués souvent plus rapidement aux consommateurs individuels qu'aux entreprises. Mais les travailleurs sont toujours obligés d'acquérir des marchandises au marché noir. Et les prix en hausse constante les mettent dans une situation difficile. Les difficultés que les travailleurs rencontrent encore dans la réalité leur masquent les impressionnantes conquêtes de la Révolution. En revanche, ces conquêtes ne sont pas non plus remises en question par la classe ouvrière. Si l'on proposait aux ouvriers un retour à la période du capitalisme, très peu seraient sans doute prêts à abandonner l'avenir et à réintégrer le passé bourgeois.

Pour avoir une idée d'ensemble sur la situation des femmes sous la dictature du prolétariat, nous analyserons maintenant les réglementations générales sur la protection du travail en Russie soviétique. La conquête la plus importante de la Révolution pour les travailleurs et les travailleuses fut naturellement la journée des huit heures. Au cas où le développement des forces productives ne permet pas l'introduction du système des 3 x 8 (où trois équipes travaillent par roulement toutes les huit heures), la durée de la semaine de travail ne doit cependant pas dépasser quarante-huit heures. Dans les secteurs particulièrement insalubres, par exemple dans les industries du tabac et dans certaines usines chimiques, la durée journalière du travail est ramenée à six ou sept heures maximales. Le travail de nuit est interdit aux femmes, et il est limité à sept heures pour les hommes. Le travail de bureau pour les employés et les intellectuels est fixé à six heures par jour. La pause de midi doit avoir une durée d'une demi-heure à deux heures. Chaque travailleur a droit à un repos hebdomadaire de quarante-deux heures au minimum sans interruption. Le congé annuel est de quatre semaines pour un an, de deux semaines pour six mois. L'emploi des jeunes au-dessous de seize ans est interdit et ceux qui ont entre seize et dix-huit ans ne doivent pas travailler plus de six heures par jour.

Dans la pratique, ces instructions ne sont malheureusement pas toujours respectées. Pendant les années fébriles de la guerre civile, on était souvent obligé d'y déroger. Il fallut souvent exécuter intensivement certains travaux nécessaires à la défense. La durée du congé des travailleurs masculins fut réduite à deux semaines, au lieu de quatre, le nombre des heures supplémentaires et le travail de nuit augmentèrent sans cesse et les jeunes de quatorze à seize ans furent autorisés à travailler quatre heures par jour. Le commissariat du Travail ordonna, le 4 octobre 1919, une réglementation spéciale qui stipule que le travail de nuit peut être autorisé aux femmes dans certains secteurs de l'industrie avec un accord préalable entre le syndicat et la commission pour la protection du travail. Mais pour les femmes enceintes et les femmes allaitant leur enfant, le travail de nuit demeure interdit.

Les lois du travail soviétiques protègent les femmes. Heures supplémentaires, travail de nuit et travail féminin dans les mines sont interdits. Mais, à cause de l'importante pénurie de main-d’œuvre et de la nécessité d'utiliser toutes les forces disponibles dans le processus de production, ces prescriptions ne sont en général pas suivies.

Des réglementations particulières spécifient que les femmes ne doivent pas exécuter des travaux « au-dessus de leurs forces » ni de travaux nuisibles à leur santé dans certains secteurs de production. Par exemple, l'une de ces réglementations interdit aux femmes l'accès à des travaux où il est nécessaire de soulever des charges dépassant dix livres. Mais toutes ces instructions de travail pour nos hommes et nos femmes demeurent le plus souvent lettre morte. Au départ, nos délégués ouvriers et paysans veillaient à l'application stricte de ces instructions. Mais la situation chaotique de notre économie nationale et la pénurie de main-d’œuvre ne permirent pas cette mise en application. Tandis que dans les États capitalistes règne un chômage endémique, notre république ouvrière souffre en permanence d'un manque de main-d’œuvre.

Une protection du travail adéquate et appliquée supposerait dans nos entreprises et nos ateliers des installations sanitaires appropriées. Par exemple, l'installation de dispositifs d'aération, du chauffage central et de canalisations qui réclament une main-d’œuvre qualifiée, des matériaux de construction et un savoir technique qui manquent actuellement à notre pauvre république ouvrière. Il est extrêmement difficile d'augmenter l'intensité du travail dans des conditions d'hygiène insupportables et, à la fois, de protéger efficacement la vie et la santé des prolétaires. Notre république ouvrière ne peut donc pas encore se vanter d'une protection générale du travail satisfaisante, mais elle peut cependant être fière de sa législation sociale dans le domaine de la protection maternelle et de l'assistance aux nourrissons.

Dans ce secteur, nous avons non seulement largement dépassé les pays jusque-là les plus progressistes, mais nous avons même été au-delà des revendications les plus radicales des socialistes. La résolution complète et programmée à la base des lois sur la protection maternelle a été adoptée au I° Congrès des travailleuses de toutes les Russies, du mois de novembre 1919. L'idée fondamentale de cette loi est la suivante : seules les femmes exerçant une activité professionnelle ont droit à la protection maternelle de l'État, les femmes, donc, qui ne vivent pas de l'exploitation d'autres forces de travail. L'État assure seize semaines de congé de maternité à toutes les femmes accomplissant un travail manuel. Les femmes ayant un emploi bureaucratique ou intellectuel obtiennent douze semaines de congé de maternité. Le montant de la prime de congé de maternité est calculé en fonction du salaire global, y compris les primes de salaire et les heures supplémentaires. Naturellement, les épouses des travailleurs touchent également une prime de l'État, calculée en fonction du revenu local moyen. En novembre 1920, le commissariat du Travail émit par ailleurs un décret assimilant les employés exécutant un travail particulièrement pénible au groupe des ouvrières de l'industrie. Téléphonistes, sténotypistes, doctoresses, infirmières, etc., ont également droit aux seize semaines de congé de maternité payées. Un décret ultérieur de novembre 1920 assure aux femmes enceintes et aux mères la conservation de leurs rations de vivres et de bois de chauffage pendant leur congé.

Les mères allaitant leur enfant touchent une allocation financière supplémentaire pendant les neuf premiers mois après la naissance. Cette subvention d'allaitement correspond à la moitié du salaire minimal local. De surcroît, chaque mère a droit à des articles pour bébé et à environ dix mètres d'étoffe. Malgré la grande pénurie, la république ouvrière se préoccupe des mères et des nourrissons. Dernièrement, la section de la protection maternelle et de l'assistance aux nourrissons a distribué aux mères des vêtements pour bébé. La loi sur la protection du travail stipule que les mères allaitant leur enfant ne sont pas obligées de travailler dans une localité située à plus de deux verstes de leur domicile.

Nous avons établi une ration unique pour tous les travailleurs. Ce qui signifie que des sections armées de travailleurs réquisitionnent les réserves de nourriture à la campagne, et ces vivres sont distribuées ensuite aux travailleurs selon le système des cartes de ravitaillement.

Le coût de cette protection maternelle s'élevait à plus de 34 milliards de roubles pour l'année 1920. Le camarade Lebedjev a fait remarquer avec raison qu'une telle assistance de la part de l'État, n'était possible que sous la dictature du prolétariat, car la classe ouvrière est naturellement intéressée au bonheur des générations futures, et cela déjà tout simplement parce que ces générations s'emploieront à construire la future société communiste.

La protection de la maternité est, sur le plan social, la plus grande conquête de la Révolution. Cette initiative ne facilite pas seulement l'accès des femmes à la collectivité, mais facilite aussi la tâche naturelle de la femme dans la société, c'est-à-dire la maternité.

Nous allons clore ici notre exposé des lois générales sur la protection du travail des femmes dans notre actuelle république ouvrière. Résumons-nous une dernière fois. Par l'introduction du travail obligatoire pour tous, le travail des femmes dans la république des Soviets a acquis une position déterminante à long terme. Dès aujourd'hui, le travail des femmes dans l'industrie joue un rôle important. Elles sont deux millions d'ouvrières sur six millions d'ouvriers. Elles forment donc un tiers des effectifs de l'industrie, des transports, des communautés agricoles et kolkhozes et des services publics (bureaux des soviets locaux). Le gouvernement des Soviets a réalisé le principe : « A travail égal, salaire égal » , mais le manque de qualification professionnelle des travailleuses a malheureusement conduit au fait que la majorité des femmes dans notre république continuent dans les premières années après la Révolution à exécuter des travaux non qualifiés et mal payés. Cette expérience doit servir maintenant aux partis communistes des États capitalistes, en particulier à leurs organisations de jeunesse.

La question de la qualification professionnelle de la jeunesse ouvrière, tant masculine que féminine, doit être soigneusement prise en considération par le parti. Car, à la période de la dictature du prolétariat, une formation professionnelle poussée bénéficie aux travailleuses comme à l'économie socialiste nationale. En Russie soviétique, la protection légale du travail n'est pas satisfaisante, mais nous assurons cependant de façon importante la protection du travail des femmes et la protection maternelle. La tentative de rémunération en nature fut révolutionnaire ; nous dûmes cependant interrompre cette expérience. Mais, grâce aux expériences des premières années de la Révolution, nous sommes persuadés qu'une telle initiative politique et économique dans des conditions différentes peut être parfaitement réalisable.

C'est ainsi que nous terminerons notre conférence aujourd'hui.

XII° conférence. La dictature du prolétariat : le changement révolutionnaire de la vie quotidienne[modifier le wikicode]

Dans les deux dernières conférences, nous nous sommes familiarisées avec les conditions objectives servant de point de départ au système économique que le prolétariat de Russie a élaboré depuis sa prise de pouvoir. Le travail obligatoire pour tous est une composante très importante de ce nouveau mode de production, et nous avons montré également comment par ce travail obligatoire la situation de la femme s'est profondément modifiée. Aujourd'hui, nous analyserons le rôle qu'a joué le nouveau système économique sur la vie quotidienne, les habitudes, la conscience et les espérances des gens et nous analyserons aussi les idées qui sous-tendent ce système économique, jetant les fondements de la société communiste.

Quiconque sait voir et observer reconnaît que la vie quotidienne s'est profondément modifiée. Au cours des quatre dernières années, notre république ouvrière a extirpé les racines même de l'asservissement séculaire de la femme. Notre gouvernement soviétique mobilise les femmes pour la production et s'efforce de réorganiser leur vie sur des bases entièrement nouvelles. On assiste partout à la naissance de comportements, de traditions, de points de vue et de conceptions collectivistes préparant à la future société communiste.

L'une des bases du système de production communiste, c'est la réorganisation de la consommation. La réglementation du secteur de la consommation selon des principes communistes ne doit pas se limiter à couvrir exactement les besoins des consommateurs ou à répartir uniformément les richesses du pays. Dès l'automne 1918, nous avons adopté dans toutes les villes le principe des cantines publiques. Les cantines municipales et les repas gratuits pour les enfants et les adolescents ont supplanté l'économie familiale. Le développement et l'application de nos cantines publiques à l'ensemble de la société ont été malheureusement freinés par notre pauvreté et le manque de produits alimentaires. Mais le principe du système d'alimentation collective est entré dans la pratique, et nous aménageons d'ores et déjà les centres de ravitaillement, même si nous manquons encore de vivres pour organiser une distribution plus rationnelle, planifiée et centralisée.

Les États impérialistes ont imposé à notre pays appauvri un blocus opiniâtre et efficace, empêchant que les autres peuples nous livrent les produits dont nous manquons si cruellement et dont nous pourrions assurer la distribution collective. Or, en dépit de ces difficultés, les cantines publiques sont devenues un facteur indispensable de la vie quotidienne de la population des villes, et cela malgré l'insuffisance et la mauvaise qualité des repas. Les produits alimentaires ne sont pas seulement insuffisants, ils sont aussi mal utilisés. Cependant, au cours des années 1919-1920, presque 90 % de la population de Saint-Pétersbourg et 60 % des habitants de Moscou fréquentaient régulièrement les cantines. En 1920, douze millions de citadins, enfants y compris, prenaient leurs repas dans les cantines publiques. Il va de soi que ce seul fait a entraîné un changement notable dans la « vie quotidienne » des femmes. La cuisine, encore plus asservissante pour la femme que la maternité, cessait d'être une condition nécessaire à l'existence de la famille. Sans doute, la cellule familiale privée joue-t-elle encore un rôle important pendant la période de transition, et il en sera ainsi tant que le communisme restera un objectif éloigné, que les normes de comportement bourgeois ne seront pas complètement éliminées et que les bases de l'économie nationale ne seront pas radicalement modifiées. Mais, même dans cette période de transition, le foyer domestique commence à perdre sa place d'honneur. Dès que nous aurons réussi à juguler notre pauvreté et notre faim et que nous aurons stoppé l'effondrement général des forces productives, nous nous emploierons à améliorer la qualité des cantines publiques, et la cuisine familiale sera réduite à n'être plus qu'un appui, un complément à la cuisine collective. Car la travailleuse commence déjà à se rendre compte du temps qu'elle économise grâce aux repas tout prêts de la cantine et, si elle se plaint encore des cantines, c'est contre l'insuffisance et la faible valeur nutritive des repas qui y sont distribués actuellement, l'obligeant bon gré mal gré à les compléter en cuisinant des suppléments. Si la qualité des repas était supérieure, peu de femmes retourneraient à leurs fourneaux. Dans la société bourgeoise, la femme utilisait son art culinaire pour régaler son époux nourricier parce que, justement, il était son « nourricier ». Dans l'État ouvrier, en revanche, la femme est reconnue comme personne indépendante et citoyenne, et il est difficile d'imaginer qu'il existe chez nous beaucoup de femmes prêtes à s'affairer pendant des heures à leurs fourneaux rien que pour plaire à leur mari. Nous devons nous employer à rééduquer les hommes de telle sorte qu'ils apprennent à aimer et à apprécier leur femme non pour ses talents culinaires, mais pour sa personnalité et ses qualités humaines. Dans l'histoire de la femme, la « séparation de la cuisine et du mariage » est une grande réforme, non moins importante que la séparation de l'Église et de l'État. Toutefois, dans la pratique, cette séparation n'a jusque-là fait que s'ébaucher même si, dès les premiers mois après la Révolution, notre république ouvrière a commencé à organiser les cantines publiques. Ces cantines, au contraire de l'économie domestique familiale et privée, sont une installation économique et rationnelle, exigeant moins de farces de travail, de combustible et de produits alimentaires. Ces expériences pratiques sont pour nous extrêmement importantes et nous permettent d'élaborer la ligne générale de développement de notre future politique économique. Par ailleurs, l'aggravation de la situation économique a rendu plus pressante la nécessité d'organiser ces cantines.

Les conditions de vie et le degré de la conscience des femmes sont naturellement aussi influencés par les nouvelles conditions de logement. Dans aucun pays, il n'y a autant de foyers communautaires que dans notre république ouvrière. Le logement communautaire, la maison collective pour familles et aussi pour femmes seules sont largement répandus chez nous. Chacun aspire d'ailleurs à s'installer dans une maison commune.

Non par « principe » évidemment, non par conviction, comme les fouriéristes de la première moitié du XIX° siècle qui, sous l'influence des idées socialistes de Fourier, organisaient des « phalanges » artificielles et non viables, mais simplement parce qu'il est beaucoup plus facile et plus commode de vivre dans une maison commune plutôt que dans un logement privé, Les communes obtiennent du bois et de l'électricité en suffisance ; dans la plupart d'entre elles, il y a une cuisine communautaire et un bouilleur d'eau. Les travaux de nettoyage sont exécutés par des femmes de ménage salariées. Dans certaines communautés, il y a une blanchisserie centrale, une crèche ou un jardin d'enfants. A mesure que la crise générale de l'économie nationale se fait sentir, que le combustible se raréfie et que l'on néglige la répartition des canalisations d'eau, il y a de plus en plus de personnes qui cherchent à s'installer dans une maison commune. Les listes d'attente pour les foyers communautaires s'allongent sans cesse, et les habitants des communes sont enviés par les habitants des logements privés.

Certes, les maisons communautaires sont encore loin d'avoir supplanté les logements particuliers, et la grande majorité des citadins doivent continuer à vivre sous le régime de l'économie domestique et dans les cellules familiales isolées. Mais nous avons entrepris de surmonter les normes sociales de la vie de famille traditionnelle. Si c'est sous la pression des conditions économiques pénibles que non seulement des personnes seules, mais aussi des familles veulent s'installer dans les foyers communautaires, ce qui nous intéresse ici, c'est que les communes jouissent d'ores et déjà, et pour de multiples raisons, de la préférence de nombreux citadins. Aussi, dès que la production aura pris son essor et que les foyers communautaires auront été améliorés, ils soutiendront aisément la concurrence avec l'économie familiale privée, où les forces de travail féminines sont dilapidées. De plus en plus de femmes sont conscientes des avantages que présente la vie en communauté, surtout celles qui ploient sous le poids de la double charge du travail et de la famille. C'est justement pour les femmes exerçant une activité professionnelle que la vie en communauté apporte une aide et un soulagement sans pareils. La cuisine commune, la blanchisserie centrale, l'approvisionnement assuré en combustible, en eau chaude et en électricité ainsi qua le travail des femmes de ménage salariées épargnent à ces femmes les nombreuses tâches ménagères. Toute femme qui travaille ne devrait plus aujourd'hui souhaiter qu'une seule chose : que les maisons communautaires se multiplient pour en finir enfin avec le travail domestique épuisant et improductif qui lui était jusque-là dévolu.

Bien entendu, il reste toujours des femmes qui continuent à s'accrocher obstinément au passé. C'est le type même de l'« épouse » pour qui l'existence tout entière est consacrée exclusivement à ses fourneaux. Même dans les maisons communes, ces femmes entretenues - souvent même épouses de travailleurs - trouvent le moyen de consacrer leur vie à l'art culinaire. Mais, avec l'instauration définitive du mode de production communiste, ces êtres exploités seront historiquement condamnés à disparaître. L'expérience de ces dernières années de la Révolution confirme que les maisons communes représentent non seulement la solution la plus rationnelle à la question du logement, mais facilitent incontestablement la vie des femmes qui travaillent. Même dans la période de transition actuelle, les femmes qui vivent en commune disposent déjà de plus de temps pour s'occuper à la fois de leur famille et de leur métier. L'économie familiale individuelle disparaîtra nécessairement à mesure que s'accroîtra le nombre de foyers communautaires disposant d'unités individuelles aménagées selon le goût de chacun. Et cette disparition entraînera avec elle celle de la famille bourgeoise. Ayant cessé d'être une unité économique de la société capitaliste, la famille ne pourra plus exister sous sa forme actuelle. Cependant, cette affirmation ne menace pas encore trop les partisans de la famille bourgeoise ni son économie individuelle et repliée sur elle-même. A cette période de transition du capitalisme au communisme, à l'époque donc de la dictature du prolétariat, une lutte violente et âpre s'est engagée entre les formes de vie et de consommation collectives et l'économie familiale privée. Il reste malheureusement encore énormément à faire en ce domaine. Les formes d'économie collective ne réussiront à s'imposer que si la partie de la population la plus directement concernée - nos femmes travailleuses - participe activement au changement.

Bien que les données statistiques de notre république soient encore très pauvres en ce qui concerne les logements, les informations dont nous disposons sur Moscou suffisent amplement pour nous permettre de dégager le rôle social important des maisons communes dans les grandes villes. Ainsi, en 1920 à Moscou, sur 23 000 maisons, on comptait près de 9 000 foyers ou maisons communes, c'est-à-dire que près de 40 % étaient des foyers communautaires. Dès les premières années de son existence, la république des Soviets a créé les conditions nécessaires pour libérer, lentement mais sûrement, la femme des tâches domestiques.

La réduction du travail improductif de la femme dans l'économie domestique n'est qu'un aspect de la problématique générale, car la femme est aussi responsable de l'éducation et du soin des enfants. Cette tâche astreignante cloue également la femme à la maison et l'asservit à la famille. Mais, par sa politique, le gouvernement des Soviets protège la fonction sociale de la maternité et soulage notablement la femme du fardeau de l'éducation des enfants, en le reportant sur la collectivité.

Dans sa recherche de nouveaux modes de vie prolétariens, la République soviétique a commis des erreurs inévitables et a dû plus d'une fois modifier et corriger sa ligne politique. Mais dans les domaines de la protection maternelle et de la protection du travail des femmes, notre république ouvrière a d'emblée choisi la voie juste. Et c'est justement dans ce domaine que s'accomplit aujourd'hui une grande et profonde révolution des traditions et des opinions parce que, d'une part, nous avons éliminé la propriété privée des moyens de production et parce que, d'autre part, nous avons édifié la politique familiale en fonction de l'industrialisation de notre pays. Nous avons de toute manière réussi à résoudre le problème le plus important et qui était demeuré jusque-là sans solution dans la société capitaliste.

C'est ainsi que nous avons abordé le problème de la protection maternelle en étroite connexion avec la tâche économique la plus importante : le développement des forces productives du pays, le relèvement et l'essor de la production. Pour réaliser cette reconstruction économique, il faut libérer les forces de travail potentielles de leur labeur improductif et utiliser rationnellement les réserves de main-d’œuvre disponibles. Et c'est aussi pourquoi nous devons veiller particulièrement aux générations futures devant garantir l'existence de notre république ouvrière. Le gouvernement ouvre actuellement des perspectives absolument nouvelles. Si nous les acceptons, nous devons admettre que les problèmes de l'émancipation de la femme et de la maternité se résoudront d'eux-mêmes. Le soin et l'éducation des futures générations ne sont plus des tâches privées et familiales, elles sont conduites dorénavant par l'État et la société. La protection maternelle doit être assurée non seulement par égard pour les femmes, mais aussi parce que l'État ouvrier doit résoudre durant cette période de transition d'importantes tâches économiques nous devons libérer les femmes des tâches domestiques improductives au service de la famille pour qu'elles puissent enfin travailler de façon efficace - y compris dans l'intérêt de la famille. La santé des femmes doit être l'objet d'attentions particulières parce que c'est la seule façon de garantir la croissance normale de notre république ouvrière.

Dans la société bourgeoise, l'antagonisme de classes, l'éclatement de la société en cellules familiales privées et naturellement aussi le mode de production capitaliste empêchent de poser le problème de la protection maternelle en ces termes. Au contraire, dans la république des Soviets, dans laquelle l'économie familiale privée est subordonnée à l'économie collective publique, cette solution du problème de la protection maternelle est dictée par la dynamique sociale, la nécessité et la vie elle-même. Par ailleurs, la République soviétique considère la femme comme une force de travail vivante, potentielle ou actuelle. La maternité a donc cessé d'être chez nous une affaire privée, familiale ; la fonction maternelle est une fonction importante quoique complémentaire, mais elle est surtout une fonction sociale de la femme. La camarade Vera P. Lebedjeva dit à ce sujet : « La protection maternelle et de l'enfance est un facteur de notre politique d'insertion de la femme dans le processus du travail. »

Mais si nous voulons donner aux femmes la possibilité de participer à la production, la collectivité doit les décharger du lourd fardeau attaché à la maternité et éviter ainsi l'exploitation de cette fonction naturelle par la société. Travail et maternité sont compatibles à partir du moment où l'éducation des enfants cesse d'être une tâche familiale privée pour devenir une institution sociale, l'affaire de l'État. Notre gouvernement des Soviets se préoccupe du soin et de l'éducation des enfants. La section de protection de la maternité et de l'enfance, placée sous la direction de Vera P. Lebedjeva, ainsi que le secteur de l'éducation sociale assument cette tâche.

La mère doit être déchargée du fardeau de la maternité et doit pouvoir profiter pleinement de sa relation avec son enfant.

Bien entendu, cet objectif est encore loin d'être atteint. Dans la réalisation des nouveaux modes de vie prolétarienne qui doivent libérer les femmes de leurs tâches familiales, nous nous heurtons encore et toujours au même obstacle : la pauvreté économique. Cependant, nous avons mis en place les fondements nécessaires à la solution du problème de la maternité et indiqué la voie à suivre. Il ne nous reste plus maintenant qu'à nous y engager résolument.

Dans la dernière conférence, j'ai présenté les mesures sociales et politiques prises à l'égard des mères. Mais la république ouvrière ne se borne pas à assurer une protection matérielle et financière de la maternité. Elle s'efforce avant tout de changer les conditions d'existence des femmes de telle sorte qu'elles soient pleinement en mesure d'assumer leur maternité et, par ailleurs, protège les enfants, leur prodiguant les soins nécessaires à leur santé et à leur développement. C'est pourquoi, dès le début de la Révolution, notre dictature du prolétariat a entrepris de couvrir tout le pays d'un étroit réseau d'organismes de protection maternelle et d'éducation sociale. Lorsque je fus nommée commissaire du peuple à l'Assistance publique[2], mon premier souci a été de travailler à l'élaboration du décret sur la protection maternelle.

C'est alors que le commissariat du peuple à la Santé a créé une section chargée de la protection des mères et des enfants et a installé le « palais de la maternité ». Depuis, sous la direction énergique de la camarade Véra P. Lebedjeva, le système de protection maternelle a pris solidement racine et s'est épanoui. Dans la Russie tsariste, il y avait, en tout et pour tout, six centres de consultation pour les femmes enceintes et les nourrices. Aujourd'hui, on en compte déjà plus de 200, ainsi que 138 centres d'allaitement.

La maternité ne consiste pas nécessairement à laver soi-même les couches de son enfant, à le baigner, à le changer et à être clouée à son berceau. Notre principale tâche est donc de décharger la femme qui travaille des soins à donner aux enfants ; la fonction sociale de la maternité consiste avant tout à mettre au monde des enfants. C'est aussi pourquoi notre société prolétarienne garantit aux femmes enceintes les conditions les plus favorables à l'accouchement. La femme doit observer pour sa part les règles d'hygiène prescrites et se rappeler que pendant les neuf mois de grossesse, elle cesse d'une certaine manière de s'appartenir. Elle est en somme au service de la collectivité, et son corps « produit » un nouveau membre pour la république ouvrière. Un autre devoir de la femme qui découle de la fonction sociale de la maternité est d'allaiter elle-même son enfant. Seule la femme qui a nourri son enfant au sein a rempli son devoir social envers lui. Les autres soins que réclame la maternité peuvent être alors pris en charge par la collectivité. Cependant, l'instinct maternel ne doit pas être réprimé. Mais pourquoi la mère devrait-elle dispenser ses soins et son amour uniquement à son propre enfant ? Ne vaudrait-il pas mieux que les mères utilisent ce précieux instinct de façon plus intelligente, en le reportant, par exemple, sur tous les enfants ayant besoin d'amour et de tendresse ?

Le mot d'ordre : « Sois une mère non seulement pour ton enfant, mais pour tous les enfants des ouvriers et des paysans », doit enseigner aux femmes travailleuses une nouvelle manière de voir la maternité. Peut-on admettre, par exemple, qu'une mère, peut-être même communiste, refuse son sein à un enfant qui dépérit faute de lait ? L'humanité future, de par ses sentiments et ses conceptions communistes, sera un jour tout aussi étrangère à ce type de comportement égoïste et antisocial que nous le sommes nous-mêmes lorsque nous lisons des comptes rendus sur les femmes des tribus primitives qui, tout en aimant tendrement leurs propres enfants, sont capables de dévorer avec appétit les enfants d'une tribu étrangère.

Autre anomalie, pouvons-nous admettre qu'une mère prive son propre enfant du lait de son sein tout simplement parce que la maternité est pour elle une charge trop lourde ? En Union soviétique, hélas ! le nombre des enfants abandonnés par leurs parents ne cesse de croître. De tels phénomènes nous obligent à résoudre de façon satisfaisante le problème de la maternité. Or, nous n'y sommes pas encore parvenus. Dans la difficile période de transition où nous sommes, des centaines de milliers de femmes sont accablées par un double fardeau : le travail salarié et la maternité. Il n'y a pas assez de crèches, de jardins d'enfants, de maisons maternelles, et les allocations en argent attribuées aux mères ne suivent pas la montée des prix du marché libre. Ces conditions conduisent les femmes travailleuses à redouter le fardeau de la maternité et à « abandonner » leurs enfants à l'État Mais l'accroissement du nombre des enfants abandonnés témoigne aussi que les femmes n'ont toujours pas compris que la maternité n'est pas seulement une affaire privée, mais qu'elle est avant tout un devoir social.

Vous allez devoir travailler avec des femmes et vous devez porter une attention particulière à ce problème pour pouvoir expliquer aux ouvrières de l'industrie, aux paysannes et aux ouvrières agricoles quels sont les devoirs qu'entraînent la maternité dans notre république ouvrière. Parallèlement, il faudra renforcer le réseau pour la protection maternelle et améliorer le système d'éducation sociale. Plus les mères pourront concilier facilement le travail et la maternité, moins il y aura d'enfants abandonnés.

Nous venons justement de dire que la maternité ne signifie nullement que l'enfant doive rester constamment auprès de sa mère ni que ce soit uniquement elle qui doive se consacrer à son éducation, physique et morale. Mais, par ailleurs, le devoir de la mère envers l'enfant, c'est aussi de lui procurer les meilleures conditions à sa croissance et à son développement.

Dans quelle classe de la société bourgeoise trouve-t-on les enfants les plus sains et les plus éveillés ? Dans les classes les plus favorisées, mais en aucun cas dans la classe des pauvres. A quoi cela est-il dû ? Au fait que les mères bourgeoises se consacrent entièrement à l'éducation de leurs enfants ? Absolument pas. Les mères bourgeoises se déchargent volontiers du soin de leurs enfants sur des salariées : nourrices, bonnes d'enfants, gouvernantes. Ce n'est que dans les familles pauvres que les mères sont les seules à supporter tout le poids de la maternité. La plupart du temps, leurs enfants sont livrés à eux-mêmes et au hasard de la rue, qui devient leur unique éducateur. Dans la classe ouvrière et, en général, dans les couches pauvres de la population des pays bourgeois, les enfants restent auprès de leur mère, mais ils meurent comme des mouches ; quant à une éducation qui mérite ce nom, il n'en est bien entendu pas question. Même dans la société bourgeoise, une mère consciente et progressiste s'efforce d'abandonner une partie de ses tâches éducatrices à la société : elle envoie son enfant au jardin d'enfants, à l'école, en colonie de vacances. Une mère consciente comprend tout naturellement que l'éducation sociale peut apporter à l'enfant quelque chose qui ne peut être remplacé par le seul amour maternel.

Dans la société bourgeoise, les classes nanties accordent une grande valeur à l'éducation de leurs enfants qu'ils confient aux nurses, jardinières d'enfants, médecins et pédagogues spécialisés. Des personnes salariées ont remplacé la mère dans les soins physiques et l'éducation morale donnés aux enfants. En fait, ces mères n'ont conservé qu'une obligation naturelle et inévitable, mettre leurs enfants au monde.

Bien entendu, la République soviétique n'arrache pas de force les enfants à leur mère, comme les pays bourgeois l'affirment dans leur propagande pour décrire les horreurs du « régime bolchévique ». Mais elle s'efforce de créer des institutions dans lesquelles non seulement les enfants des femmes riches, mais aussi les enfants de toutes les femmes peuvent grandir dans des conditions normales et saines. Tandis que les femmes bourgeoises se déchargent du soin de leurs enfants sur des forces de travail salariées, la république des Soviets veut arriver à ce que chaque mère, ouvrière ou paysanne, puisse aller à son travail le cœur léger, sachant leurs enfants en bonnes mains à la crèche, au jardin d'enfants ou à la maison d'enfants. Ces institutions sociales ouvertes à tous les enfants au-dessous de seize ans sont les conditions nécessaires pour l'avènement de l'homme nouveau. Dans cet environnement, pédagogues et médecins prennent soin des enfants, souvent aidés par les mères elles-mêmes (il y a obligatoirement dans les crèches une permanence maternelle). Dès leur petite enfance, les enfants élevés dans les crèches et les jardins d'enfants développent des caractères et des habitudes nécessaires à l'avènement du communisme. Les enfants qui grandissent dans ces établissements seront nettement plus aptes à vivre dans une communauté de travailleurs que ceux dont toute l'enfance s'est écoulée dans l'étroite sphère familiale.

Voyez vous-mêmes les enfants qui, dès les premières années de la Révolution, ont été placés dans les crèches et les maisons d'enfants. Ce sont des enfants qui ont bénéficié de l'éducation aimante et pleine de sollicitude de leur propre classe. Ces enfants ont acquis un comportement de « groupe ». Ils pensent et agissent de manière collectiviste. Petite scène habituelle dans une maison d'enfants : une nouvelle venue refuse de prendre part aux activités de son groupe. Les autres enfants se rassemblent autour de la « nouvelle » et tentent de la convaincre. L'ambiance est particulièrement agitée. «Est-ce que tu ne peux vraiment pas aider à nettoyer et à ranger quand " notre groupe " est de service ? Est-ce que tu ne peux pas aller en promenade, quand tout " notre groupe " l'a décidé ? Est-ce que tu es vraiment obligée de faire tout ce bruit quand tout " notre groupe " se repose ? " Chez les enfants, le sens de la propriété n'existe pas : « Chez nous, il n'y a pas de tien et de mien, tout est à tout le monde », explique d'un air sérieux un gamin de quatre ans à une fillette du même âge. Une autre règle fondamentale de la vie de ces enfants, c'est de protéger les objets qui appartiennent au groupe, et ils sont prêts à intervenir dès que l'un d'entre eux détruit « nos » biens, les biens de la maison d'enfants.

Nous allons cependant revenir encore une fois au rôle des mères. La République soviétique a créé des maisons maternelles partout où le besoin s'en faisait sentir, et cela pour protéger la santé des femmes en tant que mères des générations futures. En 1921, il y avait cent trente-cinq maisons maternelles permettant aux mères célibataires de trouver un refuge dans la période la plus difficile de leur vie. Mais ces maisons sont ouvertes aussi aux femmes mariées qui peuvent ainsi échapper à la vie de famille et à ses innombrables soucis pendant les derniers mois de leur grossesse et les premiers mois de la vie de leur enfant. Lors des premières semaines après la naissance - les plus importantes -, la mère peut s'occuper exclusivement du soin de son enfant et se reposer elle-même. Plus tard, la présence constante de la mère auprès de son enfant compte déjà beaucoup moins. Mais il semble que, lors des premières semaines après la naissance, il existe encore une sorte de lien physiologique extrêmement fort entre la mère et l'enfant et qu'il serait nuisible de les séparer.

Vous n'êtes sans doute pas sans savoir que ces maisons maternelles sont prises d'assaut par les femmes célibataires et même par les femmes mariées pour la simple raison qu'elles y sont correctement soignées et qu'elles y trouvent le repos nécessaire. II n'est donc absolument pas nécessaire de faire de la propagande auprès des femmes pour les maisons maternelles. Notre pauvreté matérielle et le chaos actuel où se trouve plongée la Russie ne nous permet pas, hélas ! de construire davantage de maisons de ce type et de couvrir toute la république ouvrière de ces véritables « postes de secours » pour les femmes travailleuses. A la campagne, il n'y a aucune maison maternelle. En général, les paysannes sont encore laissées pour compte, pratiquement rien n'a encore été organisé pour elles, à l'exception des jardins d'enfants d'été. Ces dernières installations permettent aux paysannes de participer aux travaux des champs, sans que les enfants puissent en souffrir. En 1921, il y eut 689 jardins d'enfants d'été pour 32 180 enfants.

Dans les villes, il y a à la disposition des ouvrières et des employées des crèches et des jardins d'enfants d'entreprise ou d'administration ou encore des crèches et des jardins d'enfants de quartier. Inutile de souligner que ces institutions apportent aux femmes qui travaillent un soulagement considérable. Notre plus grande préoccupation, c'est justement que nous n'en avons pas assez. Actuellement, nous réussissons à peine à couvrir 10 % des besoins réels. Pour décharger efficacement les mères des soucis accablants liés à la maternité, le réseau d'éducation sociale devrait comprendre d'autres crèches et jardins d'enfants, des écoles maternelles pour les enfants de trois à sept ans et, pour les autres enfants d'âge scolaire, des clubs d'enfants, des maisons de jeunes et des colonies de vacances. Dans ces institutions, les enfants sont nourris gratuitement. La camarade Vera Veletchkina fut une pionnière particulièrement énergique en ce domaine et elle mourut à son poste. Par son action, lors des dures années de la guerre civile, elle nous a beaucoup aidés en sauvant de nombreux enfants de prolétaires de l'inanition et de la mort. Ces enfants reçurent des rations de lait supplémentaires et, pour les plus nécessiteux d'entre eux, des vêtements et des chaussures.

Mais ces institutions sociales sont toujours insuffisantes, et nous n'avons réussi à toucher jusque-là qu'une faible partie de la population. Néanmoins, on ne peut pas nous reprocher d'avoir choisi une voie erronée, car il est juste de soulager les parents de la lourde tâche d'élever les enfants. Notre insuffisance principale vient plutôt de notre grande pauvreté qui ne nous permet pas d'appliquer entièrement le programme du gouvernement des Soviets. Mais la direction que nous avons empruntée pour résoudre le problème de la maternité est entièrement juste, seul l'état de nos ressources fait obstacle à sa réalisation. Pour l'instant, nos tentatives ont été modestes. Pourtant elles ont déjà été couronnées de succès, car elles ont révolutionné le mode de vie familial et apporté un changement radical dans les relations entre les sexes. Nous reviendrons sur ce thème dans notre prochaine conférence.

La république des Soviets doit veiller à ce que la force de travail de la femme ne soit pas absorbée par un travail improductif, comme l'entretien de la maison et le soin des enfants, mais qu'elle soit employée de façon judicieuse à la production de nouvelles richesses sociales. De plus, la société doit protéger les intérêts et la santé des mères et des enfants, pour permettre aux femmes de concilier maternité et vie professionnelle. Le gouvernement des Soviets s'efforce aussi de procurer des refuges sûrs aux femmes voulant se séparer de leur mari et ne sachant où aller avec leurs enfants. Ce n'est pas aux philanthropes avec leur charité humiliante, mais à l'État ouvrier qu'il appartient désormais de venir en aide aux femmes en difficulté et à leurs enfants. Ce sont ses propres camarades de classe travaillant pour l'édification du socialisme, les ouvriers et les paysans, qui doivent s'efforcer de soulager la femme du fardeau de la maternité. Car la femme qui travaille à égalité avec l'homme pour le rétablissement de l'économie et qui a participé à la guerre civile est en droit d'exiger de la collectivité qu'elle la prenne en charge au moment où elle met au monde un futur membre de la société.

Dans la période de transition actuelle, la femme se trouve placée dans une situation particulièrement difficile, car il n'existe encore en Russie soviétique que 524 institutions maternelles. Ces institutions sociales sont évidemment nettement insuffisantes. C'est pourquoi le parti et le gouvernement des Soviets doivent accorder une attention redoublée au problème de la maternité et aux moyens de le résoudre. Sa résolution pratique bénéficiera non seulement aux femmes, mais aussi à toute notre production et à l'ensemble de l'économie nationale.

A la fin de cette conférence, nous ajouterons quelques mots sur une question étroitement liée au problème de la maternité, à savoir l'attitude de la république Soviétique sur l'avortement. Par la loi du 18 novembre 1920, l'interruption de la grossesse a été légalisée. Nous souffrons naturellement en Russie davantage d'une pénurie de forces de travail que d'une surabondance. Notre pays n'est pas un pays surpeuplé, mais sous-peuplé, et chez nous la force de travail est comptée. Comment alors avons-nous pu légaliser l'avortement dans de telles conditions ? Parce que le prolétariat n'aime pas pratiquer une politique de mensonge et d'hypocrisie. Tant que les conditions de vie resteront précaires, les femmes continueront à avorter. (Nous laissons de côté les femmes bourgeoises qui ont généralement d'autres raisons d'avorter : pour éviter de partager l'héritage, par crainte des souffrances de la maternité, pour ne pas gâter leur silhouette, par incapacité à renoncer à une vie de plaisir, bref, par confort et par égoïsme.)

L'avortement existe dans tous les pays et aucune loi n'a jusqu'ici réussi à l'extirper. Les femmes trouvent toujours une issue, mais le recours à la clandestinité détruit leur santé, les met au moins pour un temps à la charge de l'État et diminue, en fin de compte, le réservoir de forces de travail. Un avortement fait par un chirurgien dans des conditions normales est beaucoup moins dangereux pour la femme et elle peut aussi réintégrer beaucoup plus rapidement la production. Le gouvernement soviétique est conscient que l'avortement ne disparaîtra que lorsque la Russie disposera d'un vaste réseau d'institutions de protection maternelle et d'éducation sociale. Il est conscient également que la maternité est un devoir social. C'est pourquoi nous avons légalisé la pratique de l'avortement qui se déroule dorénavant à l'hôpital et dans de bonnes conditions d'hygiène.

Une autre tâche de la république ouvrière est d'affermir chez les femmes l'instinct maternel - d'une part, en créant des institutions de protection maternelle et, d'autre part, en rendant la maternité compatible avec le travail pour la collectivité - et d'éliminer ainsi la nécessité de l'avortement. Telle est la façon dont nous avons abordé la solution de ce problème, qui se pose encore, et dans toute son ampleur, aux femmes des États bourgeois.

Les femmes des États bourgeois luttent avec acharnement contre la double exploitation qui est leur lot dans cette terrible période d'après-guerre : le travail salarié au service du capital et la maternité. Dans l'État ouvrier, au contraire, les ouvrières et les paysannes ont éliminé les anciens modes de vie qui avaient réduit les femmes à l'esclavage. Les femmes, par leur participation au Parti communiste, ont contribué à édifier les bases d'une vie entièrement nouvelle. Mais cette question ne pourra être définitivement résolue que lorsque le travail des femmes aura été complètement intégré dans notre économie nationale. Dans la société bourgeoise, en revanche, où l'économie domestique dans l'étroit cadre familial complète le système économique capitaliste, les femmes n'ont aucune chance.

La libération de la femme ne peut s'accomplir que par une transformation radicale de la vie quotidienne. Et la vie quotidienne elle-même ne sera changée que par une modification profonde de toute la production, sur les bases de l'économie communiste. Nous sommes témoins aujourd'hui de cette révolution dans la vie quotidienne, et c'est pourquoi la libération pratique de la femme fait désormais partie intégrante de notre vie.

XIII° conférence. La dictature du prolétariat : la révolution des mœurs[modifier le wikicode]

Lors de notre dernière conférence, nous parlions de la révolution dans la vie quotidienne sous la dictature du prolétariat. Ce processus ne se limite naturellement pas à l'installation de cantines publiques et de crèches ni à l'introduction de la protection maternelle et à l'éducation sociale. Le changement actuel de la société est bien plus profond et plus vaste ; il atteint presque tous les domaines de notre vie et son influence est particulièrement forte sur les mœurs et les mentalités. Plus tard, les historiens étudieront avec intérêt notre époque, où nous rompons de façon conséquente avec le passé. Le nouvel ordre social et économique que nous construisons crée des bases différentes de relations entre les gens. Et tout cela va extrêmement vite, bien trop vite pour nous qui restons de ce fait incapables de voir ce qui sera ou non important pour l'avenir. Nous ne pouvons pas discerner parmi les champs de bataille de la guerre civile les jeunes pousses de l'avenir communiste, recouvertes par les débris, le sang et les larmes du passé. Mais la poussière des siècles a été soulevée comme une tornade par la mêlée farouche de deux mondes hostiles, puis enfin balayée. La glace s'est brisée et les rayons du soleil réchauffe la terre ameublie et purifiée par les ruisseaux printaniers.

Regardez autour de vous : est-ce la même Russie qu'il y a cinq ans à peine ? Sont-ce les mêmes ouvriers, les mêmes paysans, voire les mêmes petits-bourgeois que ceux que nous avons connus sons la dictature du tsarisme ? Leurs pensées, leurs sentiments, le contenu de leur travail ont changé. En Union soviétique règne une atmosphère totalement différente. Quand l'un d'entre nous retourne dans un pays capitaliste bourgeois, il a l'impression de revivre dans un autre siècle. Nous avons été propulsés brusquement dans l'avenir et c'est à partir de là que nous jugeons la réalité de ces pays arriérés d'un point de vue révolutionnaire. C'est grâce à notre expérience que nous avons appris à connaître concrètement l'avenir, et nos frères des pays capitalistes bourgeois ne peuvent appréhender celui-ci que par la pensée et non pas par leur propre pratique. La Révolution qui nous a permis cette énorme expérience, nous a éloignés du passé tout proche et cependant toujours actuel, tout en nous rapprochant de l'avenir. II nous est donc plus facile de regarder en avant qu'en arrière. Nous avons pris une avance notable sur nos camarades qui n'ont pas vécu ces années de lutte révolutionnaire. Notre expérience fiévreuse et notre recherche du « plus court chemin » vers le communisme nous ont appris à saisir les problèmes bien plus rapidement qu'avant la Révolution. Et même si nous avons commis beaucoup d'erreurs, notre expérience révolutionnaire reste la tentative la plus audacieuse d'une collectivité composée de millions d'hommes pour changer les conditions de vie et tenter de maîtriser les lois aveugles de l'économie capitaliste. La révolution ouvrière en Russie a ouvert un nouveau chapitre de l'histoire de l'humanité, et, même si le chemin vers le communisme reste long et difficile, nous avons au moins jeté les bases d'une organisation communiste de la société. Et le prolétariat, sûr de lui et de l'importance de son rôle historique, marchera sans défaillance vers son objectif final. D'ores et déjà, ce but a cessé d'être un rêve creux ; la classe ouvrière, en tendant les mains vers l'avenir, peut déjà sentir du bout des doigts la réalité communiste.

Les changements sociaux qui se sont produits grâce à la révolution d'Octobre se reflètent surtout dans la mentalité du travailleur et sa nouvelle manière d'envisager la vie. Parlez avec les ouvriers ! Étaient-ils ainsi avant la Révolution ? Avant la Révolution, les ouvriers manquaient de confiance en eux-mêmes. Ils étaient le plus souvent des esclaves soumis, écrasés par la misère, impuissants et aigris. Et les lois injustes qui les opprimaient et les humiliaient leur apparaissaient comme immuables. Si on leur avait dit alors : «Vous pouvez prendre le pouvoir, il suffit que des millions de prolétaires le veuillent », ils auraient hoché la tête, incrédules.

Et qu'en est-il aujourd'hui ? Certes, la vie est encore difficile pour le prolétaire, il souffre toujours du manque de nourriture, de vêtements et de chaussures. La classe ouvrière subit toujours d'innombrables privations et réalise d'incalculables sacrifices, mais elle a confiance en elle-même et dans ses propres forces. Sa plus grande acquisition, c'est d'avoir compris que la société tout entière peut être changée sous sa direction, à condition de ne pas se contenter de simples réformes légales sans changement des rapports humains. La dictature des tsars, des industriels et des propriétaires fonciers se distingue totalement de la dictature du prolétariat. Celui-ci est devenu maître de son destin et bâtisseur d'une nouvelle société. Et même si la classe ouvrière n'est pas encore très habile, l'essentiel pour le moment c'est d'avoir réussi à s'approprier le pouvoir dans l'État. Sa victoire la plus importante dans l'histoire de l'humanité, c'est d'avoir réussi à maîtriser collectivement les lois de l'évolution économique et d'avoir mis un terme à l'accumulation capitaliste.

Nous allons approfondir ce processus en prenant pour exemple l'ouvrière pour qui la mutation est encore plus tangible que pour l'ouvrier. Pour la majorité de nos femmes, et grâce au travail pour la collectivité, le fait le plus caractéristique est le développement d'une conscience sociale et d'un véritable sentiment de solidarité sociale. Cela est particulièrement nouveau et révolutionnaire chez la femme, à qui on a appris pendant des siècles à faire de sa famille son seul centre d'intérêt et le seul sujet de ses préoccupations. L'ouvrière ou la femme de l'ouvrier a aujourd'hui la certitude qu'elle est une citoyenne à part entière. Même si toutes les femmes ne s'acquittent pas encore d'un travail social, elles éprouvent en tout cas le besoin de se valoriser aux yeux de la société. Elles se plaignent de la lourde charge que présentent pour elle les travaux ménagers et l'éducation des enfants et critiquent l'insuffisance des établissements pour enfants et la mauvaise qualité des repas distribués dans les cantines. Car, si tout allait bien, elles pourraient, elles aussi, travailler dans une section féminine du parti ou participer aux réunions d'un syndicat.

La Révolution a non seulement libéré la femme de l'atmosphère étouffante de la famille en lui permettant d'accéder au domaine social, mais elle lui a aussi inculqué avec une étonnante rapidité un sentiment de solidarité envers la collectivité. Le succès du mouvement subbotnik[3] pendant la guerre civile en est un exemple éclatant. Des ouvrières, tant organisées qu'inorganisées, des femmes d'ouvriers et des paysannes ont participé volontairement à nos samedis communistes. En 1920, pour seize provinces, il y eut 150 000 participantes. Cela témoigne naturellement de l'évolution de la conscience sociale de la femme qui se rend compte que seul un effort collectif peut venir à bout des désorganisations, des épidémies, du froid et de la faim. Le travail volontaire pour la collectivité a complété le travail obligatoire, et ce travail a cessé d'être seulement une contrainte, comme à l'époque où les travailleurs étaient encore des esclaves salariés. II est vécu désormais comme un devoir social, comparable à celui qu'exécutait, à une période reculée de l'humanité, chaque membre de la tribu pour l'ensemble de la collectivité. Voyez comme nos travailleuses, qui n'appartiennent pourtant pas au parti, se hâtent pour arriver à temps aux samedis communistes ! Là, elles déchargent le bois, déblaient la neige, cousent les uniformes des soldats, nettoient les hôpitaux, les casernes, etc. Cependant, beaucoup d'entre elles ont leur propre famille à charge et, en rentrant chez elles, doivent se remettre au travail. Mais ces femmes ont déjà pris conscience qu'il valait mieux négliger pour un temps leur petit ménage particulier et accomplir les tâches socialement les plus urgentes.

Vous allez sans doute me rétorquer : « Oui, mais ces ouvrières et ces paysannes non inscrites au parti ne sont encore qu'une minorité ! » Et vous aurez entièrement raison. Elles ne sont pas encore nombreuses. Mais leur nombre ne cesse d'augmenter, ce qui est significatif, outre le fait qu'il est extrêmement important que ce ne sont pas seulement des communistes qui agissent ainsi, mais également des femmes non inscrites au parti. L'action de cette minorité contribue à éduquer la majorité des femmes. Voyez avec quelle passion, parfois même avec quel emportement, l'ouvrière qui ne participe pas aux subbotniks défend son droit de négliger le travail social. Elle vous avancera d'innombrables raisons pour prouver qu'elle a moralement le droit de se soustraire à ce travail. Au cours de ces dernières années, la conscience du lien qui existe entre la reconstruction de notre économie nationale et la satisfaction des besoins personnels s'est tellement renforcée auprès des femmes qu'il leur est difficile d'éluder la question. On manque, par exemple, de bois de chauffage, alors que des wagons de bois stationnent à la gare locale. Il est donc nécessaire de faire appel à un subbotnik pour décharger les wagons. Autre exemple : une épidémie se déclenche, organisons un subbotnik pour assainir les rues de la ville. Lors d'une telle situation d'urgence, la classe ouvrière juge avec sévérité ceux qui ne sont pas prêts à apporter leur contribution au bien commun. On voit ainsi s'élaborer le code d'une nouvelle éthique, les bases d'une morale différente au sein de la classe ouvrière et, en particulier, la notion de déserteur du travail .

La société bourgeoise condamnait les paresseux, les travailleurs négligents. Mais, dans la conception bourgeoise, le travail restait une affaire privée. Travaille si tu veux, meurs de faim si tu préfères ou bien tâche d'obliger les autres à travailler pour toi. Cette dernière conception, le fameux " esprit d'entreprise ", était particulièrement appréciée et jugée digne de respect. Si la bourgeoisie condamnait le paresseux, c'était seulement dans la mesure où il travaillait non pour lui-même, mais pour le compte d'un entrepreneur capitaliste. Et si, à son travail, il n'apportait pas toute l'énergie dont il était capable, il « trompait » son patron, selon la conception bourgeoise, et lui faisait perdre une partie de son bénéfice. C'est pour cette raison que la bourgeoisie condamnait la paresse et la négligence de l'ouvrier. Mais le fils du bourgeois ou de l'aristocrate, qui ne devait son emploi qu'à son rang ou à ses titres, pouvait être le bon à rien ou le fainéant le plus invétéré, il ne risquait pas de se faire sermonner. Car, selon le point de vue de la bourgeoisie, l'homme peut décider lui-même s'il veut ou non travailler, c'est son affaire, cela ne regarde que lui. Remarquez que, si un paysan propriétaire laissait son exploitation à l'abandon ou si un petit entrepreneur précipitait son entreprise à la faillite, la société bourgeoise ne les critiquait pas pour le préjudice qu'ils causaient à l'ensemble de l'économie, mais pour leur incapacité à prendre soin de leurs propres intérêts.

Le mode de production dans notre république ouvrière se distingue radicalement de celui de la société bourgeoise. La pratique du nouveau mode de production socialiste inculque aux travailleurs un autre esprit, les obligeant à penser et à sentir autrement que par le passé, et cette conception nouvelle exige des travailleurs une grande autodiscipline. Par ailleurs, elle a conduit à développer des relations nouvelles entre les gens et à redéfinir les rapports de l'individu et de la collectivité. Ces nouvelles normes de comportement sont à l'opposé de celles de la société bourgeoise qui réglementaient uniquement les relations entre les individus, celle de l'individu à la collectivité ne revêtant qu'une signification secondaire. Dans l'Empire tsariste, il y avait nettement moins de règles définissant les obligations de l'homme envers la société que de règles destinées à régir les rapports des gens entre eux. Parmi les devoirs de l'individu par rapport à la société bourgeoise, il y avait la défense de la patrie et l'obligation de servir le tsar. La loi : « Tu ne tueras pas », était respectée de façon très relative selon les circonstances du moment. Mais la liste des commandements engendrés par la nécessité de défendre la propriété privée et les intérêts particuliers était de loin la plus longue : « Tu ne voleras pas ; tu ne seras pas paresseux ; tu ne t'empareras pas d'une épouse légitime ; tu ne tricheras pas en affaires ; tu seras économe, etc. »

Sous la dictature du prolétariat au contraire, les règles de conduite renvoient aux intérêts de la collectivité : « Si ta conduite ne nuit pas à la collectivité, elle ne regarde personne. » Par ailleurs, dans la république ouvrière, les comportements qui étaient considérés dans la société bourgeoise comme respectables sont unanimement condamnés. Quelle était, par exemple, la morale bourgeoise envers un commerçant ? Tant que ses livres de comptes étaient en ordre, qu'il n'avait pas fait de banqueroute frauduleuse, qu'il n'avait pas trompé ouvertement ses clients, le commerçant était reconnu par la société bourgeoise comme un « honnête citoyen » ou un « honnête homme ».

Lors de la période révolutionnaire, nous avions une attitude totalement différente envers les commerçants, qui devenaient alors de simples « spéculateurs ». Ils étaient pour nous tout sauf d' « honnêtes citoyens », et, le plus souvent, on les livrait à la Tchéka qui les internait dans des camps de travail. Et pourquoi faisons-nous cela ? Parce que nous savions parfaitement que nous ne pourrions édifier le communisme que si tous les citoyens adultes exécutaient un travail productif. Celui qui tente de se procurer des revenus autrement que par le travail et qui s'enrichit aux dépens d'autrui est considéré comme un élément nuisible pour l'État et la société, et c'est pourquoi la police poursuit aussi les actionnaires, les grossistes et autres trafiquants, c'est-à-dire tous les individus qui vivent en parasites du travail d'autrui. Notre république ouvrière condamne très sévèrement ces « éléments oisifs » de la société.

Le nouveau mode de production a également fait naître de nouvelles mœurs. Évidemment, ce n'est pas en trois, quatre ou même dix ans que nous pourrons faire de tous les hommes d'authentiques communistes. Mais nous pouvons déjà nous rendre compte que chez la plupart des gens se manifeste une nouvelle conscience, une nouvelle mentalité. Cette évolution est très importante et on ne peut que s'étonner de la rapidité avec laquelle notre manière de penser et de sentir s'est adaptée aux nouvelles conditions sociales.

Mais c'est dans les rapports entre les sexes que cette évolution est la plus sensible. La stabilité de la cellule familiale a été ébranlée lors de la Première Guerre mondiale, non seulement en Russie, mais aussi dans les autres pays. Dans un premier temps, la participation des femmes à la production a beaucoup augmenté. Ce qui leur permit d'acquérir une plus grande indépendance économique et, en même temps, entraîna une augmentation des naissances illégitimes. Deux êtres qui s'aimaient s'unissaient sans tenir compte des préjugés de la société bourgeoise ni des préceptes de l'Église. L'accroissement du nombre des enfants illégitimes est devenu un phénomène social tellement répandu que les gouvernements bourgeois ont dû accorder les mêmes soutiens financiers aux enfants illégitimes qu'aux enfants légitimes.

En Union soviétique, le mariage perd de plus en plus de sa signification. Dès les premiers mois de la Révolution, le mariage religieux a été aboli ainsi que toutes les différences légales entre les enfants légitimes et illégitimes. Ces mesures, ajoutées à celle du travail obligatoire pour tous, contribuèrent à faire reconnaître la femme comme unité indépendante dans notre société. Dans la société bourgeoise, le mariage est un contact réciproque entre l'homme et la femme, signé devant témoins et déclaré indissoluble et indestructible grâce à la bénédiction divine. L'homme s'engage à protéger sa femme et à l'entretenir; la femme, de son côté, s'engage à conserver et à défendre la fortune de son mari, à le servir, lui et ses enfants - les héritiers de sa fortune -, à lui être fidèle afin de ne pas encombrer la famille d'enfants illégitimes. Car l'adultère de la femme pourrait déséquilibrer l'économie familiale. II est donc tout à fait logique que la législation bourgeoise poursuive sans pitié la femme adultère, tandis que le mari adultère, lui, bénéficie d'une étonnante libéralité. En définitive, l'infidélité du mari ne lèse en rien les intérêts de l'économie familiale privée. Pourquoi, alors, la société bourgeoise persécute-t-elle à ce point la mère célibataire ? La réponse est simple. Qui prendra soin de l'enfant si une liaison amoureuse n'est pas légalisée, s'il n'y a pas eu « mariage » ? Soit les parents de la jeune fille qui a « fauté », ce qui ne sert pas les intérêts de sa famille, soit les institutions de l'État qui doivent pourvoir à l'entretien de l'enfant. Ce qui est à l'encontre des intérêts de l'État bourgeois qui n'aime pas se charger de tâches d'assistance sociale.

Par ailleurs, la situation a énormément évolué dans la seconde moitié du XIX° siècle, quand la femme a acquis une indépendance économique et financière de plus en plus grande grâce à son travail. C'est à cette époque que l'attitude de la société bourgeoise s'est progressivement modifiée envers la fille-mère. Toute une série de romans ainsi que des ouvrages scientifiques traitent dorénavant du « droit de la femme à la maternité » et prennent la défense des mères célibataires.

Dans notre république ouvrière - du moins dans les villes -, il existe aujourd'hui la tendance à remplacer l'économie familiale privée par de nouvelles formes de vie sociale, de nouvelles formes de consommation, comme les maisons communes, les cantines publiques, etc. La femme qui travaille obtient sa propre carte de ravitaillement, et un réseau serré d'institutions sociales est en train de naître. Le caractère du mariage s'en est trouvé modifié, l'homme et la femme ne s'unissent plus par intérêt, mais par inclination mutuelle. (Il y a naturellement encore des exceptions à cette règle, sur lesquelles je reviendrai plus tard.) C'est pourquoi il n'est plus aussi nécessaire qu'un couple se marie, puisque chacun a droit au logement, aux combustibles, à la nourriture et aux vêtements, grâce aux bons de rationnement distribués par l'entreprise. L'importance des rations sont en fonction du rendement effectué. Le mariage n'améliore donc nullement la situation des partenaires.

A la campagne, où la République soviétique n'est pas encore en mesure de remplir ses obligations envers les travailleurs ni de réaliser en pratique son programme, la population est toujours obligée de recourir au marché libre pour se procurer les produits de première nécessité. Ce qui fait que l'économie familiale privée continue â exister comme par le passé. Le mariage continue à être une entreprise économique, et une femme peut épouser un homme non par amour, mais parce qu'il a une chambre dans une maison commune. Ou encore un homme épouse une femme parce que, avec une double ration de chauffage, il est plus facile de passer l'hiver ! De tels faits sont indignes et regrettables. Mais tant que notre république ouvrière n'aura pas réussi à émerger du chaos économique, il ne sera pas possible d'éliminer complètement ces survivances du passé. Malgré tout, on enregistre actuellement une baisse constante du nombre de mariages ainsi qu'un accroissement régulier de l'amour libre.

Il est vrai que le décret « Sur le mariage civil » stipule qu'en cas d'incapacité de travail les époux doivent pourvoir mutuellement à leur entretien, mais cette mesure s'applique encore à la période de transition où la république ouvrière n'est pas encore capable d'étendre le niveau de vie collectif ni de prendre en charge les personnes en incapacité de travail. Mais dès que la vie économique sera réorganisée, que les institutions sociales fonctionneront normalement, cette situation se résorbera d'elle même et le décret auquel nous venons de faire allusion n'aura plus de signification dans la pratique. En effet, que veut dire « entretenir le conjoint en cas d'incapacité de travail » quand chaque conjoint reçoit sa propre ration ? Par ailleurs, dans une situation sociale normalisée, les époux se tourneraient vers l'établissement social qui pourrait prendre en charge le malade : hôpital, sanatorium, maison de vieillards ou d'invalides. Et personne ne reprocherait au conjoint en bonne santé d'avoir placé sa « chère moitié » dans une institution, même si le décret enjoint aux époux de s'aider mutuellement en cas d'incapacité. II semble naturel que, dans une telle situation, la société délivre l'un des conjoints du souci de son partenaire et qu'elle prenne soin d'un de ses membres dès qu'il cesse d'être en état de travailler. Car, tant qu'il travaillait, il contribuait à créer les richesses - les réserves - qui doivent servir aussi à son entretien lorsqu'il est malade, âgé ou invalide.

De grands changements se sont accomplis sous nos yeux au sein du mariage. Le plus remarquable, c'est que ce nouveau mode de vie, ces mœurs différentes se reflètent d'ores et déjà dans de nombreuses familles bourgeoises. Car, dès l'instant où les femmes bourgeoises - ces anciens parasites - participent au travail social et gagnent leur propre vie, elles acquièrent aussi une position plus indépendante vis-à-vis de leur mari. Il arrive même souvent que la femme gagne plus que son conjoint, et, dans une telle situation, l'épouse prévenante et soumise d'autrefois se retrouve brusquement le chef de la famille. Elle part au travail, tandis que le mari reste à la maison, casse du bois, allume le feu et va faire le marché. II fut un temps où ces dames piquaient des crises de nerfs si leur mari ne leur payait pas le nouveau chapeau ou la nouvelle paire de chaussures qu'elles convoitaient. Mais aujourd'hui, ces femmes savent qu'elles n'ont plus rien à attendre de leur époux, c'est pourquoi elles préfèrent s'adresser à leur chef de bureau ou au directeur du ravitaillement pour obtenir des bons ou des rations supplémentaires.

Cependant, pour être juste, il faut ajouter que les femmes qui avaient appartenu autrefois à la classe bourgeoise ont supporté parfois avec plus de courage que les hommes les privations de la période de transition. Elles ont appris à concilier leur travail et leur ménage et ont affronté vaillamment les difficultés de la vie. Dans ces familles bourgeoises, on peut aussi noter l'apparition de la rationalisation des tâches domestiques ainsi que la tendance à faire usage des installations collectives, comme d'envoyer leurs enfants dans les jardins d'enfants publics. Bref, nous assistons là aussi à un relâchement des liens familiaux. Cette évolution ne pourra que s'accentuer dans l'avenir, entraînant avec elle la disparition de la famille bourgeoise. A sa place naîtra et grandira une famille nouvelle, la collectivité des travailleurs. La parenté par le sang ne suffira plus à souder les individus, ils seront unis dorénavant par les intérêts et les devoirs communs.

Notre nouveau système économique et les nouvelles conditions de production engendre un mode de vie différent, qui crée à son tour des hommes nouveaux, d'authentiques communistes, par l'esprit et par la volonté. Dans la mesure où le mariage cesse d'apporter des avantages matériels, il perd de sa stabilité. Les époux se séparent aujourd'hui beaucoup plus facilement qu'autrefois. Dès l'instant où il n'y a plus ni amour ni attachement mutuel, les gens ne cherchent plus à rester à tout prix ensemble ni à conserver les apparences pour maintenir la cohésion de la famille. Ils ne sont plus liés, comme jadis, par les intérêts domestiques communs ou par les devoirs des parents envers les enfants. Le rite religieux du mariage est lui aussi de moins en moins respecté. Bien entendu, ce phénomène n'est pas encore général, cette conception est encore loin d'être répandue partout, mais de nombreuses personnes l'ont déjà mise en pratique, et elle continuera à se développer à mesure que nous créerons de nouveaux modes de vie communistes. Le communisme purifiera le mariage de toute survivance d'ordre matériel. Grâce aux cantines publiques, notre république ouvrière a déjà tenté de séparer « la cuisine du mariage ». L'intensité des relations du couple ne dépend vraiment plus de la capacité à « fonder un foyer ». Auparavant, si un homme désirait se marier, il lui fallait d'abord réfléchir s'il pouvait se permettre un tel luxe, s'il pouvait vraiment entretenir une femme. II supputait ensuite le montant de la dot de la fiancée. Ce n'est qu'après « mûre réflexion » que les deux partenaires envisageaient de « fonder leur foyer », Le plus riche s'achetait alors une maison, le plus pauvre se contentait d'un samovar. Les époux étaient désormais contraints de vivre ensemble. Parfois, mais rarement, la mésentente séparait le couple. Aujourd'hui, en revanche, il existe de nombreux couples qui s'aiment, mais qui vivent cependant séparément.

Souvent, ces couples se présentent au bureau de l'état civil pour faire enregistrer leur mariage selon le décret du 18 décembre 1917, et cela en dépit du fait que les partenaires ne vivent pas ensemble : la femme à un bout de la ville, l'homme à l'autre ; la femme à Moscou, le mari à Tachkent. S'ils font enregistrer leur mariage, c'est parce qu'ils ont besoin de se prouver l'un à l'autre qu'il s'agit d'une « affaire sérieuse » et de se jurer fidélité éternelle comme tous les amoureux. Par ailleurs, ils ne se voient que de temps en temps, car tous les deux travaillent, et les tâches sociales l'emportent sur la vie privée. Ce type de mariage se rencontre surtout parmi les membres du parti, car, chez les communistes, le sens du devoir social est déjà fortement développé. N'oubliez pas que ce sont surtout les femmes qui aspiraient autrefois à fonder un foyer, car elles ne pouvaient pas imaginer une vie loin de leurs fourneaux. Aujourd'hui, c'est au contraire l'homme qui trouve qu'il serait bon d'avoir une maison à soi et une femme qui serait là et qui préparerait les repas. Mais les femmes, et naturellement surtout les ouvrières des usines, ne veulent plus entendre parler de vie de famille : « Pas question de me retrouver avec une maison à charge, la vie de famille et tout ce qui s'ensuit. Plutôt me séparer de lui. Car, maintenant, je peux enfin travailler pour la société. Pas question de me faire avoir. Non. Mieux vaut se séparer. » Les hommes doivent se faire à l'idée d'être privés de leur foyer douillet. Tous ne parviennent pas à accepter de bon gré le changement de leur femme, et il y a même eu des cas où des hommes ont brûlé la carte du parti de leur femme, ne supportant pas de la voir plus occupée par les sections féminines que par leur foyer. Mais ce sont là des comportements somme toute exceptionnels.

En envisageant ces faits dans le processus de leur évolution, il apparaît clairement que maintenant la tendance est à la dissolution de la famille. Notre développement économique et social permettra à la collectivité des travailleurs de se débarrasser peu à peu de l'ancienne famille bourgeoise.

La nouvelle attitude de la société à l'égard de la mère célibataire est un autre phénomène caractéristique dû au changement des conditions économiques et naturellement au fait que la femme est pleinement reconnue aujourd'hui comme force de travail autonome. Quel est l'homme qui refuserait d'épouser la femme qu'il aime simplement parce que cette femme n'est plus vierge ? L' « innocence » de la jeune fille n'était nécessaire qu'au mariage bourgeois dans une société fondée sur la propriété privée. II était important de pouvoir déterminer la légitimité de l'enfant pour deux raisons : premièrement pour assurer la transmission de l'héritage, car seuls les enfants légitimes pouvaient hériter des biens de la famille ; deuxièmement, pour que l'entretien de l'enfant soit pris en charge par le père. Dans notre république ouvrière, en revanche, la propriété privée ne joue plus aucun rôle. Les parents n'ont plus de fortune à léguer à leurs enfants. C'est pourquoi l'origine familiale de l'enfant n'est pas très importante, car c'est l'enfant lui-même - le futur travailleur - qui compte.

L'Union soviétique s'est engagée à prendre soin des enfants, qu'ils soient issus d'un mariage légal ou d'une union libre. Cette évolution est responsable d'une nouvelle image de la femme et de la mère. Notre république ouvrière protège la mère et l'enfant, sans s'occuper des circonstances dans lesquelles l'enfant est venu au monde. Dans la pratique quotidienne, on se heurte malgré tout encore à des survivances du passé. Les formulaires officiels comportent toujours la même question absurde : « Etes-vous marié ou célibataire ? » Dans la milice, on va jusqu'à exiger le certificat de mariage. Ces exemples montrent combien reste forte l'emprise des vieux préjugés bourgeois et combien il est difficile pour les travailleurs de se défaire des survivances du passé. De nets progrès ont pourtant été accomplis dans ce domaine. Les suicides des futures filles-mères - très fréquents par le passé - ont complètement disparu, de même que les meurtres d'enfants par des mères non mariées. On a cessé de stigmatiser les mères célibataires ; l'enfant illégitime n'est plus un « déshonneur ». Dans notre société, le mariage est devenu de plus en plus une affaire privée qui ne regarde que les intéressés, tandis que la maternité, indépendamment du mariage, revêt une très grande importance sociale. La société ne s'immisce dans les affaires privées d'un couple que si l'un ou l'autre des partenaires est malade. Mais ce problème ouvre sur un chapitre spécial et qui fait actuellement l'objet de vifs débats au commissariat à la Santé.

Les changements survenus dans notre attitude au sujet du mariage et de la famille ont entraîné également une nouvelle attitude envers la prostitution. La prostitution, telle qu'elle se pratiquait dans la société bourgeoise, est en net recul dans notre république ouvrière. Cette forme de prostitution était une conséquence de la position sociale précaire de la femme et de sa dépendance par rapport à l'homme. Depuis l'instauration du travail obligatoire pour tous, la prostitution professionnelle s'est trouvée évidemment fortement réduite. Et là où la prostitution continue à sévir, elle est vigoureusement poursuivie par les autorités locales. Cependant, nous ne combattons pas la prostituée pour atteinte aux bonnes mœurs, mais pour désertion du travail ; par son « travail », la prostituée n'augmente pas les richesses sociales, mais vit en réalité du travail et des richesses d'autrui. C'est pourquoi nous poursuivons la prostituée comme un élément oisif et improductif de la société et la prostitution comme une forme de désertion du travail. A nos yeux, la prostituée n'est pas une créature moralement condamnable, car il n'y a pas de différence entre le fait qu'une femme vende son corps à plusieurs hommes ou à un seul, qu'elle se fasse entretenir par son époux légal ou qu'elle soit prostituée professionnelle. Dans les deux cas, ces femmes vivent d'un travail inutile à la collectivité. C'est aussi pourquoi toutes les femmes qui n'ont de tâche sociale ni à s'occuper d'enfants en bas âge sont astreintes, tout comme les prostituées, au travail obligatoire pour tous. Nous ne faisons pas de différence entre une prostituée et l'épouse légitime se laissant entretenir par son mari, quels que soient le rang et le pouvoir de celui-ci. L'État ouvrier ne reproche pas à une femme de coucher avec plusieurs hommes, mais il lui reproche de se comporter en femme oisive et de refuser d'effectuer un travail productif. II s'agit là d'une attitude entièrement nouvelle envers la prostitution et qui envisage cette question pour la première fois sous l'angle de la collectivité des travailleurs.

En Union soviétique, la prostitution est condamnée à disparaître. Déjà, dans les grandes villes comme Moscou et Petrograd, il n'y a plus que quelques centaines de prostituées, alors qu'autrefois on en comptait 10 000. C'est là un grand pas en avant, mais nous ne devons pas croire que nous avons réglé définitivement le problème de la prostitution. Les salaires féminins actuels ne garantissent pas à la femme une sécurité suffisante. Et tant que, du fait de la désorganisation économique, la femme continuera à dépendre de l'homme, la prostitution - ouverte ou déguisée - existera chez nous. N'est-ce pas une forme de prostitution quand la secrétaire du soviet local s'abandonne à son supérieur pour obtenir de l'avancement ou une ration spéciale ? Quand encore une femme couche avec un homme pour se procurer une paire de bottes ou même, parfois, pour obtenir un peu de sucre ou de farine ? Ou bien quand une femme épouse un homme simplement parce qu'il dispose d'une chambre dans une maison commune ? Ne s'agit-il pas aussi d'une forme de prostitution voilée lorsqu'une ouvrière ou une paysanne s'offre au contrôleur du train pour obtenir une place gratuite ? Lorsqu'une femme, finalement couche avec le chef d'une station de contrôle pour pouvoir «passer », son sac de farine ?

Il s'agit là incontestablement d'une forme de prostitution, particulièrement pénible et humiliante pour les femmes et nuisible à l'acquisition d'une conscience sociale. Par ailleurs, il faut ajouter que cette forme de prostitution est responsable d'une recrudescence de maladies vénériennes et porte atteinte à la santé physique et morale de la population. II y a toutefois une différence sensible entre ce nouvel aspect de la prostitution et l'ancienne. Les femmes qui vendaient autrefois leur corps étaient rejetées et méprisées par la société. Les hommes qui achetaient les prostituées professionnelles se considéraient en droit de les bafouer comme bon leur semblait. Les femmes n'osaient évidemment pas s'en plaindre, étant donné que leur « carte jaune » en faisait un gibier tout désigné. Et la femme qui avait jusque-là réussi à échapper aux contrôles n'osait pas protester contre les grossièretés de l'homme, de peur qu'il ne la livre à la police et qu'elle ne soit obligée de se faire « ficher » comme prostituée. Aujourd'hui, cette situation a profondément évolué. Depuis que les femmes possèdent leur propre livret de travail, elles ne dépendent plus de la loi de l' « offre et de la demande » . Et si une femme accepte d'avoir une liaison avec un homme pour des raisons matérielles, elle cherche néanmoins quelqu'un qui lui plaise. Le calcul qui entrait pour une part importante dans la conclusion des mariages bourgeois n'est plus aujourd'hui une motivation essentielle. Et l'homme ne se comporte pas de la même façon avec une femme à qui il s'est uni librement et avec une prostituée professionnelle ou une épouse légitime. II cherche à plaire à sa compagne et évite d'abuser d'elle, car elle ne se laisserait pas faire et le quitterait aussitôt.

Mais tant que les femmes continueront à travailler dans les métiers les plus mal payés, la prostitution sous sa forme déguisée continuera à exister, car ces femmes ont besoin de ressources complémentaires pour pouvoir vivre. Peu importe si elles tirent ces ressources de la prostitution occasionnelle ou si elles les obtiennent grâce à un mariage « intéressé ».

Le nouveau cours de notre politique économique menace de nouveau les femmes de chômage. Cette évolution se fait déjà sentir et conduira finalement à une recrudescence de la prostitution professionnelle. Notre nouvelle politique économique freine aussi le développement de la nouvelle conscience sociale ainsi que les rapports véritablement communistes entre l'homme et la femme. Mais nous n'allons pas nous appesantir sur l'analyse de cette ligne politique, même si elle représente un retour en arrière et menace de raviver certains comportements passés. La classe ouvrière est orientée vers l'avenir, et il est plus important pour l'édification du communisme que le prolétariat international apprenne ce que nous avons réalisé lors des premières années de la Révolution, à la période de la dictature du prolétariat. Et c'est à vous d'entreprendre cette analyse.

C'est un fait que le caractère du mariage s'est modifié, que les liens familiaux se sont relâchés et que la maternité est devenue véritablement une fonction sociale. Il est évident que toutes les tentatives pour changer les mœurs, qui ont eu lieu sous la dictature du prolétariat, n'ont pu être traitées dans la conférence d'aujourd'hui. Nous reviendrons sur ce sujet dans notre prochaine conférence. Pour finir, je rappellerai que l'expérience des premières années de la Révolution a confirmé que la situation de la femme dans la société et le mariage était entièrement déterminée par son rôle dans la production, qu'elle dépendait en fait de sa participation au travail productif pour l'ensemble de la société, car le travail dans l'étroit cadre familial asservit la femme. Seul la libère le travail pour la collectivité.

XIV° conférence. Le travail des femmes aujourd'hui et demain[modifier le wikicode]

Nous terminons notre dernière conférence par une vue d’ensemble sur les changements révolutionnaires de la vie quotidienne des femmes et des familles russes. Cette série de conférences s'achève donc sur une sorte d'inventaire, utile non seulement au prolétariat russe, mais aussi au prolétariat international. Comme la classe ouvrière, dans la conduite de la révolution, ne peut compter que sur ses propres forces, dans quels domaines sociaux et économiques, le travail des femmes peut-il être particulièrement efficace ?

Depuis que tous les citoyens russes, sans distinction de sexe, doivent accomplir un travail socialement productif, la libération des femmes a fait des progrès rapides. Ce processus s'est limité jusque-là au prolétariat industriel, tandis que la population des campagnes n'a pratiquement pas été touchée. La situation de la paysanne n'a au fond guère changé, car l'économie familiale continue à régner à la campagne comme par le passé. La paysanne est toujours l'aide et l'auxiliaire du paysan. Par ailleurs, la force musculaire humaine joue un rôle plus important à la campagne qu'à la ville où la mécanisation l'emporte. Malgré cela, la vie à la campagne a changé elle aussi. Il y a aujourd'hui huit millions de paysannes de plus que de paysans. A la campagne, il y a donc huit millions de femmes économiquement indépendantes des hommes. Ces femmes ont perdu leur mari soit à la guerre mondiale impérialiste, soit à la guerre civile ; ou bien il est resté soldat. La vie de ces paysannes indépendantes s'est évidemment modifiée, elles ont nécessairement acquis un statut différent dans le village. Par ailleurs, les services locaux du travail obligatoire sont obligés de tenir compte du statut particulier des veuves de guerre. La distribution des semences et des vivres ne peut être garantie que grâce à la participation des femmes. La guerre civile sortit nos femmes paysannes de leur passivité ancestrale. Elles ont pris activement part à la guerre civile surtout en Ukraine, dans les régions du Don et du Kouban. Comme lors de la Révolution française, où les paysannes de Bretagne et de Normandie participèrent au soulèvement des Girondins, les paysannes ukrainiennes soutinrent surtout les « batjuchkas »[4]. Mais depuis que les soviets locaux assistent socialement et politiquement les femmes, de nombreuses paysannes sympathisent avec le pouvoir soviétique. Récemment, le Parti communiste organisa dans toutes les provinces, des conférences et des congrès pour les déléguées ouvrières et les paysannes. Les sections féminines du parti mettent sur pied des cours de formation destinés à faciliter la vie quotidienne des paysannes. En effet, les paysannes commencent non seulement à réfléchir sur leur vie passée, mais aussi à réaliser que la révolution d'Octobre leur a apporté les conditions de leur émancipation. La force attractive des grandes villes se fait de plus en plus sentir, en particulier pour les possibilités de formation qu'elles offrent. D'ailleurs, rien qu'à l'université de Sverdlov, il y a déjà 58 paysannes sur les 402 étudiantes participant à ce cycle de conférences. Dans les écoles du parti, la participation des femmes aux cours organisés par le soviet local est encore plus importante. Les différentes facultés ouvrières regroupent entre 10 à 15 % d'étudiants et d'étudiantes d'origine paysanne. Ce qui frappe également, c'est la représentativité croissante des paysannes aux conseils ouvriers et paysans de la province. Au cours des premières années après la Révolution, il n'y avait absolument aucune paysanne représentée aux conseils. Aujourd'hui, les conseils locaux regroupent déjà davantage de paysannes que d'ouvrières, Mais aucune paysanne ne participe encore au Congrès des soviets de toutes les Russies.

Partout où le Parti communiste n'a pas encore réussi à s'implanter solidement parmi la population, les paysannes sont dès aujourd'hui des adeptes du communisme plus sûres que les paysans. Ce qui n'est pas difficile à comprendre, car le paysan est à la fois seigneur et maître à la maison et seul propriétaire de la ferme. Bien entendu, le paysan défend la tradition selon laquelle tous les membres de la ferme, y compris la paysanne, sont obligés de se soumettre à la volonté du maître de maison. Et comme le paysan s'aperçoit que les nouvelles conditions de vie sont loin de renforcer sa position dans la famille, il reste plutôt dans l'expectative ou se montre carrément hostile envers le communisme. Pour la paysanne, au contraire, les coopératives, telles que les coopératives laitières, sont particulièrement bienvenues. De plus, leur vie quotidienne est facilitée par des installations collectives comme les jardins d'enfants, les boulangeries et les laveries publiques. Ce qui explique aussi pourquoi les paysannes sont plus aptes à comprendre la finalité du communisme que les paysans. L'amélioration concrète de leur vie en font des adeptes enthousiastes du communisme à la campagne.

Avant la révolution d'Octobre, il n'y avait pour ainsi dire pas de divorce. Il arrivait parfois qu'un homme abandonne sa femme, mais le fait qu'une femme abandonne son mari était alors chose si rare et si exceptionnelle qu'elle faisait sensation dans le village. Mais, depuis que les divorces ont été considérablement facilités par le décret de 1917, ils ne sont plus aussi rares qu'autrefois, surtout parmi les jeunes générations. Ce qui prouve que, même à la campagne, l'institution de la famille, apparemment inébranlable, s'est mise, elle aussi, à vaciller sur ses bases. Si une paysanne quitte aujourd'hui son mari, elle ne provoque plus le tollé général dans la communauté villageoise. Les paysannes qui participent à l'agriculture de type communiste et deviennent membres élus d'un conseil local ont plus de chance pour surmonter les préjugés traditionnels sur l'infériorité de la femme et de faire avancer ainsi l'émancipation de la femme à la campagne. Cette évolution sera accélérée aussi par la mécanisation de l'agriculture, l'installation de l'électricité et la multiplication des coopératives agricoles. Dès qu'un certain niveau technique aura été atteint, les conditions pour changer les modes de vie et de pensée et pour permettre aussi une émancipation définitive de la femme seront réunies.

La nouvelle voie empruntée récemment par la politique économique menace cependant sérieusement l'évolution amorcée jusqu'ici repoussant l'émancipation des femmes et entravant le développement de nouvelles formes de vie, de nouveaux rapports entre les sexes, reposant sur l'estime et l'attirance réciproques et non pas sur l'intérêt et le calcul. C'est pourquoi il est si important de répertorier les changements accomplis au cours de ces premières années de la Révolution. La consignation de ces expériences et l'étude de ces nouvelles formes de vie seront certainement extrêmement utiles pour l'avenir et permettront au prolétariat mondial de disposer d'une documentation importante sur cette période qui l'aidera certainement à poursuivre l’œuvre entreprise par les ouvriers et les ouvrières de Russie. Ainsi., même si nous amorçons aujourd'hui une sombre période de stagnation, les événements qui ont eu lieu depuis la révolution d'Octobre 1917 laisseront une trace indélébile dans l'histoire de l'humanité et, en particulier, dans l'histoire de la femme. Aussi longtemps que l'élaboration des nouvelles formes de vie restera bloquée dans la pratique, nos sections féminines devront consigner 'es changements intervenus dans les habitudes et les mentalités et les communiquer à de larges couches de la population pour élever ainsi leur degré de conscience au niveau de celui de l'avant-garde du prolétariat. Les sections féminines doivent, en outre, axer leur propagande auprès des ouvrières de tous les pays sur les expériences pratiques que nous venons de vivre et les convaincre que la libération de la femme peut être réalisée, dans la période de transition vers le communisme. Car c'est un fait, la Révolution russe a jeté les bases, tant théoriques que pratiques, de la libération de la femme. L'Union soviétique a été le premier gouvernement à protéger la mère et l'enfant. Nous avons créé les conditions nous permettant d'éliminer la prostitution - cette triste survivance de la société bourgeoise. La famille, telle qu'elle avait existé jusque-là, fut remplacée dans la république des Soviets par une famille différente, plus libre, plus saine et plus souple. La Révolution russe a libéré nos femmes, et nous ne devons absolument pas oublier qu'elle a été autant le fait des ouvrières et des paysannes que celui des ouvriers et des paysans. Si les ouvrières et les paysannes ont joué un rôle important au début de la Révolution - rappelez-vous leur entrée en scène historique lors du Congrès international des travailleuses du 23 février 1917 -, elles ont continué à participer activement au processus révolutionnaire en s'engageant dans la guerre civile.

Mais tous ces faits, vous les connaissez parfaitement, car ils font déjà partie de l'histoire du mouvement des femmes prolétaires et de l'histoire de notre parti. Je voudrais malgré tout mettre l'accent une dernière fois sur le fait qu'il n'existe aucun domaine auquel les ouvrières et les paysannes n'ont pas participé activement dès les tous premiers moments de la Révolution. La liste des femmes ayant combattu vaillamment pour !'Union soviétique est longue. Déjà, à la période de Kerenski, nous trouvons des femmes - ouvrières et paysannes - parmi les membres des premiers conseils. C'est aussi le premier gouvernement au monde dans lequel des femmes ont été élues : dès le premier mois après la prise de pouvoir par les ouvriers et les paysans, une lemme était nommée commissaire du peuple à l'Assistance sociale. En Ukraine, et jusqu'en automne 1921, la camarade Majorova occupait un poste semblable, et dans les provinces il y a de nombreuses femmes commissaires, ouvrières et paysannes, issues directement de la production. Parmi elles, et pour ne citer que quelques noms, les camarades Klimova, Nikolajeva, Tjernysjeva, Kalygina et lkrjanistova, une génération de travailleuses nées dans le feu de l'action révolutionnaire. Sans la participation active des ouvrières et des paysannes, la république des Soviets aurait été incapable de réaliser les projets élaborés par l'avant-garde du prolétariat, incapable de mettre sur pied les institutions actuelles et de les conserver.

Les futurs historiens retiendront ce trait caractéristique leur permettant d'établir une distinction notable entre la révolution d'Octobre et la Révolution française de 1789. Le I° Congrès des ouvrières et des paysannes de toutes les Russies en novembre 1918, permit de rendre compte de l'énorme soutien que les femmes apportèrent à la Révolution. Ce congrès, réuni très rapidement sur l'initiative des sections féminines du parti et préparé par une quinzaine de camarades, trouva un écho très important parmi les femmes travailleuses : 1 147 déléguées affluèrent en effet de toutes les provinces de Russie malgré les préparatifs extrêmement hâtifs (à peine un mois avant la réunion du congrès). C'est là une preuve incontestable que la Révolution a tiré les femmes de leur léthargie séculaire, qu'elles ont définitivement cessé de jouer les « Belle au bois dormant ". Pour décrire le rôle de la femme dans le processus révolutionnaire, il nous suffira d analyser l'exemple suivant : la participation active des ouvrières et des paysannes à la défense militaire de la Révolution. Cet engagement, au dire de certains, n'entrait nullement dans les attributions traditionnelles de la femme. Or, leur conscience de classe, très développée, amenèrent ces ouvrières et ces paysannes à soutenir activement l'armée Rouge, et à lutter aux côtés des révolutionnaires lors de la révolution d'Octobre. Elles organisèrent des cuisines roulantes, des détachements sanitaires et des centres de soins. La Russie révolutionnaire démontra sa nouvelle attitude à l'égard des femmes en acceptant de les engager dans l'armée. En revanche, la bourgeoisie a toujours affirmé que le rôle de la femme était de garder le foyer, tandis que l'homme, de par sa nature, était appelé à le défendre, c'est-à-dire, moins poétiquement, à assurer la défense de l'État. Selon les conceptions de la bourgeoisie, le métier des armes est uniquement une affaire d'hommes. La femme soldat ne convient pas à la bourgeoisie, une conception aussi « antinaturelle » en reviendrait à ébranler les fondements de la famille bourgeoise. Mais l'État ouvrier a un tout autre point de vue sur la question, étant donné que, durant la période de la guerre civile, le travail socialement utile était étroitement lié au devoir de défendre l'État soviétique.

Pour assurer le développement des forces productives, l'État communiste avait besoin de la participation de tous les citoyens. C'est pourquoi les communistes ne pouvaient pas renoncer à la participation des femmes. Le combat du prolétariat contre la dictature de la bourgeoisie nécessitait aussi l'engagement des ouvrières et des paysannes dans l'armée et la marine. Cet engagement des femmes n'était pas le fait, comme pour les gouvernements bourgeois, de décisions plus ou moins militaires, mais bien plutôt le résultat de la lutte pour l'existence et la survie de la classe ouvrière. Plus les travailleurs employés à des tâches militaires étaient nombreux, plus l'armée révolutionnaire avait de chance de remporter la victoire. Et la victoire de l'armée Rouge dépendait de la participation active des ouvrières et des paysannes. Cette victoire était en même temps la condition indispensable pour la libération de la femme, lui garantissant les droits conquis par la révolution d'Octobre. Il serait donc erroné de considérer l'engagement de nos ouvrières et nos paysannes uniquement d'un point de vue productiviste, ce qui serait oublier les répercussions à long terme de cette mobilisation sur la conscience des femmes. Si la révolution d'Octobre a entrepris de rejeter les injustices traditionnelles entre les sexes, la participation des femmes à la guerre révolutionnaire a achevé de faire tomber les derniers préjugés à leur égard. L'engagement de nos femmes dans l'armée contribua certainement grandement à renforcer notre conception de la femme comme membre à part entière de la société humaine. L'image de la femme comme complément et appendice de l'homme, de même que l'institution de la propriété privée et la dictature de la bourgeoisie sont de ce fait voués à être reléguées à la poubelle de l'histoire.

Le travail des femmes communistes consistait surtout à mener des campagnes d'agitation dans le cadre des comités révolutionnaires de l'armée. Les ouvrières et les paysannes occupaient donc essentiellement des positions politiques dans l'armée Rouge. Dans les années 1919-1920, 6 000 ouvrières et paysannes s'acquittèrent de ces tâches. Mais les femmes s'occupaient également du courrier et travaillaient comme secrétaires dans les services administratifs militaires. Par endroits, les femmes combattirent directement au front aux côtés des soldats. Mais ces cas étaient exceptionnels et loin d'être la règle. De nombreuses étudiantes assistent actuellement à nos cours de formation pour officiers, une femme poursuit même des études supérieures d'état-major. Rien que pour l'année 1920, il y eut 5 000 ouvrières et paysannes à suivre ces cours. Aucune campagne de mobilisation n'eut lieu sans la participation des ouvrières et des paysannes. Les femmes soignaient également les soldats malades ou blessés dans les hôpitaux militaires, collectaient des vêtements pour la troupe et participaient à la lutte contre les déserteurs. Les femmes défendaient la Révolution avec ardeur, en particulier dans les grandes agglomérations industrielles. Leur conscience de classe leur permettait d'établir une relation dialectique entre la libération de la femme et la victoire militaire au front. C'est surtout dans la période critique de la guerre civile, lorsque les conquêtes de la Révolution furent réellement menacées, que les femmes travailleuses apportèrent par leur engagement massif une contribution importante à la défense de la Russie soviétique. Cette période critique fut marquée, par exemple, par les attaques de l'armée ennemie dans la région du Don et de Lugansk en 1919, ainsi que par l'offensive blanche contre Petrograd dirigée par les généraux Dénikine et Youdénitch en 1920. Aux environs de la ville industrielle ukrainienne, Lugansk, la victoire n'a pu être remportée que grâce à la participation aux combats des ouvriers et des ouvrières de la ville. Lors de l'attaque de Toula, du général Dénikine, le slogan des ouvrières fut le suivant : « Si Dénikine veut arriver à Moscou, il devra enjamber nos cadavres » Elles combattirent au front, creusèrent des tranchées et étaient responsables du service de renseignements. Le rôle des ouvrières pendant la défense militaire de Pétrograd contre les troupes du général Youdénitch est aujourd'hui unanimement connu. Des milliers d'ouvrières luttèrent au sein des sections de mitrailleurs, des services de renseignements et d'espionnage. Ces femmes se sacrifièrent à creuser des tranchées sous un climat d'automne épouvantable et entourèrent la ville d'un réseau de fils de fer barbelés. Elles gardaient les barrages routiers, empêchant la fuite des déserteurs, qui, à la vue de ces femmes armées, prêtes à se battre et même à mourir, se sentaient honteux et moralement obligés de retourner à leur poste.

Si, lors de la défense militaire de la république des Soviets, les femmes ont joué un rôle militaire secondaire, leur rôle moral, en revanche, a été très important. Les femmes ont eu un rôle d'avant-garde dans d'autres domaines de notre République soviétique. Nous laisserons aux historiens le soin de décider quel a été l'exact apport des femmes sur le plan social et, en particulier, sur le plan de l'organisation de la protection maternelle. Malgré le chaos économique et le fait que la classe ouvrière ne disposait pas encore de son propre appareil administratif, le gouvernement s'est montré capable de lancer ce vaste projet. Ce qui n'aurait pas été possible si nos femmes avaient été mal disposées à son égard et si elles avaient saboté nos efforts. Notre collaboration avec les ouvrières et les paysannes a été au contraire particulièrement fructueuse, surtout dans les domaines qui touchaient directement à la libération des femmes.

Il y a également de nombreuses femmes qui collaborent activement à d'autres secteurs de la société : à l'éducation, au sein des soviets, dans les commissariats du peuple, dans les conseils supérieurs de l'économie nationale ainsi que dans les innombrables administrations de l'État. Mais dans la période qui a suivi la révolution d'Octobre, la majorité des ouvrières et des paysannes s'intéressaient davantage à des tâches qui correspondaient mieux à leur expérience et dont elles pouvaient aussi mieux s'acquitter, telles que celles liées au problème de la maternité.

Les femmes collaborèrent avec efficacité aux institutions sociales de protection maternelle, à l'éducation des adultes et aux cantines publiques. En revanche, il n'y eut que très peu de femmes à travailler dans les services de logement. Nos femmes n'ont visiblement pas compris que la solution du problème du logement était tout aussi importante pour la libération de la femme que l'installation des cantines publiques. Les commissions spéciales d'agitation et de propagande auprès des femmes correspondant actuellement aux sections féminines du parti, s'étaient limitées à mobiliser les ouvrières et les paysannes pour des tâches sociales précises, car elles étaient d'avis qu'il fallait d'abord développer le travail collectif des femmes dans des domaines qu'elles connaissaient déjà. Par la suite, nous avons étendu notre mobilisation des femmes à d'autres secteurs de la société.

Dès le lendemain de la révolution d'Octobre donc, la majorité des femmes travaillèrent à l'élaboration de nouvelles formes de vie. Elles saluèrent avec enthousiasme la possibilité de se libérer de leur existence d'esclave et s'engagèrent résolument à faire appliquer le programme de la République soviétique. Sans elles, celui-ci n'aurait pas vu le jour. Il y eut une sorte de division naturelle des tâches. Les femmes travaillèrent de préférence dans les secteurs sociaux qui leur étaient familiers, touchant au problème de la maternité ou encore à l'organisation de la vie quotidienne, des travaux. Dans ces domaines, les femmes avaient souvent l'initiative. Mais dans d'autres secteurs de l'appareil d'État les hommes conservaient leur position dominante, les femmes restant leurs subordonnées, sauf exception bien entendu. Cette division du travail ne fractionna cependant pas le prolétariat selon les sexes, mais conduisit au contraire à renforcer de façon tout à fait normale et acceptable les initiatives de chacun dans les différents domaines sociaux. Ce qui ne signifie nullement que les femmes soient incapables de travailler en dehors des secteurs sociaux et éducatifs. Au contraire. Nous connaissons le rôle extrêmement important qu'ont joué les ouvrières et les paysannes dans le processus révolutionnaire et lors de la reconstruction économique. Car sans la collaboration active des femmes travailleuses, notre lutte contre les contre-révolutionnaires et les spéculateurs ne se serait pas déroulée de façon aussi satisfaisante. N'est-il pas vrai que les épidémies ne purent être jugulées que grâce à l'intervention des ouvrières et des paysannes ? De même que les différentes campagnes dans le domaine économique et social n'ont été efficaces que grâce à l'engagement volontaire et à long terme de la majorité des ouvrières et des paysannes. Toutefois le fait demeure que, dans la recherche de nouveaux modes de vie et de pensée, les femmes se sont acquittées spontanément des tâches qui, tout en apportant une solution à leurs problèmes, renforçaient également la collectivité. Les expériences réalisées depuis la révolution d'Octobre tendent à prouver que cette division du travail entre les sexes reposant sur l'expérience historique du prolétariat et sur la raison la plus élémentaire était finalement la bonne. Car c'est justement parce que les femmes travaillaient dans les domaines qui leur étaient particulièrement familiers - les cantines publiques, les maisons maternelles et les crèches - que leurs interventions furent si efficaces et qu'elles purent ainsi aider la République soviétique dans sa lourde tâche de reconstruction. Dans la phase actuelle de la dictature du prolétariat, et encore moins qu'avant, les femmes prolétaires ne peuvent s'engager dans une lutte pour les principes abstraits du féminisme, c'est-à-dire pour une égalité abstraite. Une planification sérieuse en Union soviétique doit au contraire tenir compte des capacités morales et physiques des femmes et distribuer les différentes tâches entre les sexes de manière que le Plan soit le mieux à même de servir les intérêts collectifs. Car, dans la période de la dictature du prolétariat, nos ouvrières et nos paysannes ne peuvent pas lutter pour l'égalité en soi, mais elles doivent faire en sorte que la force de travail féminine soit utilisée de façon efficace et veiller à ce que la protection maternelle soit assurée.

Les camarades des autres pays doivent pouvoir utiliser les expériences de la Révolution russe. Lorsque le prolétariat au pouvoir entreprend de développer de nouvelles formes de vie, il n'a pas seulement besoin de spécialistes disposant des connaissances nécessaires dans les différents domaines de la production et de la défense militaire, mais il a aussi besoin de femmes qui savent comment développer ces nouvelles formes de vie, comment mettre sur pied et organiser les crèches, les jardins d'enfants, les cantines, etc., bref de femmes qui savent comment promouvoir des rapports différents entre les hommes et qui ont expérimenté les meilleures formes de vie collective. Sans les femmes, le prolétariat est incapable de développer de nouvelles formes de vie. Le prolétariat international doit donc avant tout mettre l'accent sur l'éducation des femmes dans l'esprit communiste. Mais le travail des femmes ne peut être uniquement l'affaire des femmes. En Union soviétique, nous vivons actuellement un renforcement de la lutte des classes. Il ne suffit pas de proposer quelques réformes, mais bien plutôt un bouleversement complet de l'économie nationale et des mentalités. L'utilisation sensée et planifiée de la force de travail féminine lors de la reconstruction industrielle et du travail social est l'une des questions politiques essentielles. Les ennemis du prolétariat le savent très bien, lorsque les différents gouvernements bourgeois se montrent brusquement très empressés envers les femmes en leur distribuant leurs aumônes - sous forme de l'égalité politique et de la réforme du droit matrimonial. Ces réformes visent à apaiser l'insatisfaction des femmes et à émousser leur esprit critique. Notre contre-attaque consistera à renforcer le travail international des femmes ; le secrétariat des femmes de l'Internationale communiste s'y emploie déjà. Nous ne devons pas perdre de vue que le prolétariat des deux sexes a des intérêts communs ; nous mettrons donc l'accent sur la solidarité et les objectifs communs du mouvement ouvrier, mais sans oublier la position particulière de la femme, découlant de son rôle social de mère. L'État ouvrier doit utiliser la main-d’œuvre féminine de façon que les femmes puissent développer leurs capacités dans les domaines qui correspondent le mieux à leur expérience, sans oublier cependant que la femme ne représente pas seulement une main-d’œuvre mais qu'elle a également une fonction à remplir en tant que mère. Car les femmes, si elles travaillent côte à côte avec les hommes, ont une fonction sociale supplémentaire, celle de donner la vie à de nouveaux citoyens, d'engendrer de nouvelles forces de travail. C'est aussi pourquoi l'État ouvrier est obligé de prendre spécialement soin des femmes. Dans la phase de la dictature du prolétariat, il n'est pas nécessaire d'atteindre à une totale égalité entre les sexes, mais d'employer la main-d’œuvre féminine à des tâches raisonnables ainsi que d'organiser un système cohérent de protection maternelle.

Dans le système capitaliste, reposant sur la propriété privée, reliée étroitement à la consommation de la petite cellule familiale, la femme est condamnée au travail improductif de l'économie domestique. Même si les gouvernements bourgeois des pays capitalistes se déclarent actuellement prêts à accorder aux femmes l'égalité juridique formelle et autres aumônes du même type, leur libération dans ce cadre n'est cependant pas possible. L'exemple de l'Union soviétique nous montre que seul un changement radical du rôle de la femme dans le processus de production et, par conséquent, dans tous les autres domaines sociaux peut créer le fondement pour la libération de la femme.

Nous terminerons donc cette série de conférences sur ces arguments. J'espère qu'à l'issue de ces quatorze séances, il vous apparaît clairement que la situation de la femme et ses droits dans la société dépendent de sa fonction dans la production. C'est aussi pour cette raison que la « question des femmes » ne peut être réglée au sein du capitalisme. Dans la République soviétique, en revanche, cette question des femmes peut trouver une solution, parce que toutes les femmes adultes et aptes au travail exécutent un travail utile à la société et participent à l'édification d'une économie communiste et au développement de nouvelles formes de vie. Vous qui travaillerez avec les femmes de Russie, vous devez être persuadées de ce qui suit : même s'il reste toujours des ouvrières et des paysannes russes menant une vie d'esclave, elles peuvent aujourd'hui espérer sortir de cette triste situation. Car, à mesure que nous développerons de nouvelles formes de production et de nouvelles formes de vie, les femmes pourrons se libérer de leurs entraves séculaires et rejeter leur esclavage. La révolution d'Octobre offre à nos femmes travailleuses une véritable chance de libération. C'est dorénavant aux femmes de réaliser cette chance, cela dépend maintenant de leur propre volonté et de leurs capacités. C'est à elles de déterminer ce qui leur reste à faire. Mais le fondement pour leur libération a été posé. La voie a été ouverte. Que reste-t-il à faire au juste ? Construire ! Construire ! Construire ! La dictature de la propriété privée a réduit la femme à l'esclavage pour des siècles. Grâce à la dictature du prolétariat, la femme peut aujourd'hui conquérir sa liberté.

  1. Rien que dans la Russie tsariste, il y eut, en 1915, 156 grèves et, en 1916 le chiffre atteignit 310.
  2. D’octobre 1917 à mars 1918.
  3. Il s’agissait de samedis travaillés bénévolement. (Note MIA)
  4. Mot signifiant « vieux paysans » utilisé par les bolcheviks pour désigner les partisans de Makhno.