Comment la Révolution s'est armée ?

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Introduction à la 1ère partie : Le chemin de l'Armée Rouge[modifier le wikicode]

Cet article a été écrit pour l'Annuaire du Komintern du 21 mai 1922. Il a d'abord été publié dans le n° 8 de la revue de l'Administration principale des écoles militaires pour l'année 1922. Reproduit dans l'édition de l'Herne en guise d'introduction, car condensant l'ensemble des données publiées.

Les problèmes qui concernent la création des forces armées de la révolution sont d'une grande importance pour les partis communistes de tous les pays. Dédaigner ces problèmes ou pire, les renier sous le couvert d'une phraséologie pacifico-humanitaire, est un véritable crime. Penser que c'est obligatoirement mal agir qu'agir avec violence, même quand il s'agit d'actes de violence révolutionnaire, et que pour cette raison les communistes ne devraient pas s'appliquer à « exalter » la lutte armée et à glorifier les troupes révolutionnaires, est une philo­sophie digne des quakers, des doukhobors et des vieilles filles de l'Armée du Salut. Permettre une propagande de ce genre dans un parti communiste équivaut à autoriser une propagande tolstoïenne dans la garnison d'une forteresse assiégée. Qui veut la fin veut les moyens. C'est l'acte de violence révolutionnaire qui est le moyen de libérer les travailleurs. A partir du moment où l'objectif est de conquérir le pouvoir, l'action terroriste doit devenir l'action militaire. Rien ne différencie l'héroïsme du jeune prolétaire tombant sur la première barricade de la révolution naissante de l'héroïsme du soldat rouge qui meurt au front alors que la révolution s'est déjà emparé de l'Etat. Seuls des sentimentaux stupides peuvent penser que le prolétariat des Etats capitalistes risque d'exagérer le rôle de la violence révolution­naire et d'exalter démesurément les méthodes du terrorisme révolu­tionnaire. Bien au contraire, le prolétariat ne comprend pas assez l'importance du rôle libérateur de la violence révolutionnaire. Et c'est justement pour cette raison que le prolétariat demeure jusqu'à ce jour en esclavage. La propagande pacifiste dans la classe ouvrière conduit seulement au ramollissement de la volonté du prolétariat et favorise la violence contre-révolutionnaire, armée jusqu'aux dents.

Avant la révolution notre parti disposait d'une organisation mili­taire. Son but était double : faire de la propagande révolutionnaire dans les troupes et préparer des points d'appui dans l'armée elle-même pour le coup d'Etat. Comme l'agitation révolutionnaire avait gagné toute l'armée, le rôle d'organisation proprement dit des cel­lules bolchevistes dans les régiments ne fut pas particulièrement sensible. Pourtant, il fut considérable : il donna la possibilité d'isoler un petit nombre d'éléments qui eurent un rôle décisif lors des heures les plus critiques de la révolution. Au moment du coup d'Octobre on les trouva aux postes de commandants, de commissaires d'unités, etc. Plus tard, nous rencontrerons beaucoup d'entre eux dans le rôle d'organisateurs de la Garde Rouge et de l'Armée Rouge[1].

C'est la guerre qui fut la cause directe de la révolution. La lassitude et le dégoût général qu'elle avait engendrés donnèrent à la révolution un de ses principaux slogans : mettre fin à la guerre. Cependant c'est la révolution elle-même qui fit naître de nouveaux périls militaires de plus en plus menaçants. D'où l'extrême faiblesse extérieure de la révolution dans sa première phase. On a constaté à l'époque des pourparlers de Brest-Litovsk qu'elle était presque sans défense. On refusait de combattre en considérant que la guerre appartenait déjà au passé : les paysans s'emparaient de la terre, les ouvriers créaient leurs propres organisations et prenaient en main l'industrie.

Telle est l'origine de l'immense expérience pacifiste de l'époque de Brest-Litovsk. La République Soviétique déclara qu'elle ne pouvait signer un traité sous la contrainte, mais qu'elle ne se battrait pas pour autant et publia l'ordre de licencier les troupes. C'était prendre un grand risque, mais la situation l'exigeait. Les Allemands reprirent l'offensive et ce fut le point de départ d'un changement profond dans l'esprit des masses : elles commencèrent à comprendre qu'il fallait se défendre les armes à la main. Notre déclaration pacifiste introduisit un ferment de décomposition dans l'armée du Hohenzollern. L'offensive du général Hoffmann nous aida à créer l'Armée Rouge.

Les premiers temps, cependant, nous ne nous décidons pas encore à recourir au recrutement forcé : nous n'avons ni les possibilités poli­tiques ni l'organisation administrative nécessaires pour mobiliser des paysans qui viennent d'être démobilisés. Une armée se construit sur le principe du volontariat. Il est naturel qu'à côté d'une jeunesse ouvrière pleine d'abnégation elle se remplisse également d'éléments vagabonds et instables qui ne sont pas toujours de première qualité. Créés pen­dant la période où les anciens régiments se dissolvaient d'eux-mêmes, les nouveaux régiments ne sont pas sûrs. (C'est une évidence pour nos amis comme pour nos ennemis que le soulèvement tchécoslo­vaque sur la Volga a été provoqué par les s.-r. et autres blancs[2]). La force de résistance de nos régiments était anéantie; une ville après l'autre tombe au cours de l'été 1918 aux mains des Tchécoslovaques et des contre-révolutionnaires russes qui les avaient rejoints. Leur centre est Samara. Ils s'emparent de Simoirsk et de Kazan. Nijni-Novgorod est menacé. De l'autre côté de la Volga, on se prépare à attaquer Moscou. A ce moment (août 1918) la République Soviétique fait des efforts extraordinaires pour développer et renforcer l'armée. En premier lieu on adopte une méthode de mobilisation massive des communistes, on crée un appareil centralisé de direction politique et d'instruction auprès des troupes sur le front de la Volga. Parallèle­ment à Moscou et dans la région de la Volga on tente de mobiliser quelques classes d'ouvriers et de paysans. De petits détachements communistes assurent l'exécution de la mobilisation. Dans les pro­vinces de la Volga, on établit un régime draconien pour répondre à l'acuité du danger. En même temps, on mène une propagande intense écrite et orale, — des groupes communistes vont de village en village. Après les premiers tâtonnements, la mobilisation s'étend largement; elle est complétée par une lutte systématique contre les déserteurs et contre les groupes socialistes qui alimentent et inspirent la désertion : contre les koulaks, contre une partie du clergé, contre les résidus de l'ancienne bureaucratie. Les ouvriers communistes de Pétrograd, de Moscou, d'Ivanovo-Vozneneusk, etc., entrèrent dans les unités qu'on venait de reconstituer et où les commissaires reçurent les premiers le tôle de chefs révolutionnaires et de représentants directs du pouvoir soviétique. Quelques sentences exemplaires des tribunaux révolution­naires avertissent tout le monde que la patrie soviétique est en danger de mort et qu'elle exige de chacun une soumission absolue. Il fallut pendant plusieurs semaines user de toutes les mesures de propagande, de discipline et de répression pour prendre le tournant indispensable. D'une masse vacillante, instable, dispersée, sortit une véritable armée. Kazan fut repris le 10 septembre 1918; le lendemain, ce fut Simbirsk. Ce moment est une date mémorable dans l'histoire de l'Armée Rouge. Tout d'un coup le sol s'affermissait sous nos pieds. Ce ne sont déjà plus les premières tentatives désespérées, désormais nous pouvons déjà et nous savons combattre et vaincre.

L'appareil militaire et administratif se crée sur ces entrefaites dans tout le pays, en combinaison étroite avec les soviets dans les provinces, les districts et les cantons. Rongé par les conquêtes ennemies mais cependant immense, le territoire de la République se divise en circonscriptions comprenant plusieurs provinces. Ce qui permet l'indispensable centralisation.

Les difficultés politiques et d'organisation furent incroyables. Le tournant psychologique que représentait la destruction de l'ancienne armée et et la création d'une nouvelle, ne fut atteint qu'au prix de tirail- lements incessants et de conflits intérieurs. L'ancienne armée avait fait élire des comités de soldats et un personnel de commandement qui dépendait en fait des comités. Cette mesure avait, bien sûr, un carac­tère non pas militaire, mais politico-révolutionnaire. Du point de vue de la conduite des troupes au combat et de leur préparation c'était inadmissible, monstrueux et meurtrier. Diriger des troupes au moyen de comités élus, d'élus soumis aux comités et de chefs révocables à n'importe quel moment n'était et ne pouvait être possible. De plus, l'armée ne voulait pas se battre.

Intérieurement elle soutenait la révo­lution sociale, rejetant le personnel de commandement composé de propriétaires fonciers et de bourgeois, créant une administration révolutionnaire autonome en la personne des soviets de députés des soldats. Ces mesures d'organisation politique étaient justes et néces­saires quand on pense au démembrement de l'ancienne armée. Mais elles ne firent pas naître spontanément une nouvelle armée apte au combat. Les régiments du tsarisme, après avoir traversé la période de Kérenski, se dispersèrent après Octobre pour se réduire à néant.

On tenta d'appliquer automatiquement les vieux procédés d'organisation à la nouvelle Armée Rouge, ce qui menaça de la miner à la base. L'élection du personnel de commandement dans les troupes tsaristes signifiait l'épuration de tous les agents possibles de la restauration. Mais le système de l'élection ne pouvait en aucun cas garantir à l'armée révolutionnaire un personnel de commandement compétent. L'Armée Rouge se créait d'en haut, selon les principes de la dictature de la classe ouvrière. Le personnel de commandement était choisi et contrôlé par les organes du pouvoir soviétique et du parti commu­niste. Les élections des chefs par des unités politiquement peu éduquées et constituées de jeunes paysans qu'on venait de mobiliser, seraient devenues inévitablement un jeu de hasard et auraient créé sûrement des conditions favorables aux manigances des intrigants et des aventu­riers isolés. De même l'armée révolutionnaire, en tant qu'armée d'action et non pas en tant qu'arène de propagande, était incompatible avec un régime de comités élus qui en pratique ne pouvait que ruiner le pouvoir central en laissant à chaque unité le soin de décider si elle était pour l'offensive ou pour la défensive. Les s.-r. de gauche pous­sèrent ce pseudo-démocratisme cahotique jusqu'à l'absurde, quand ils demandèrent aux régiments prenant corps de décider s'il fallait observer les conditions de l'armistice avec les Allemands ou passer à l'offensive. C'est ainsi que les socialistes-révolutionnaires de gauche tentèrent de soulever l'armée contre le pouvoir soviétique qui l'avait créée.

Le paysannat, abandonné à lui-même, n'est pas capable de former une armée centralisée. Il ne dépasse pas le stade des détachements locaux de partisans où une « démocratie » primitive sert géréralement de couverture à la dictature personnelle des atamans. Ces tendances du partisanisme, reflet de l'élément paysan dans la révolution, trou­vèrent leur expression parfaite chez les s.-r. de gauche et chez les anar­chistes, mais se manifestèrent aussi chez de nombreux communistes, surtout parmi les paysans, les anciens soldats et les sous-officiers.

Les premiers temps, le paysannat était un outil indispensable et les petits détachements indépendants suffisaient pour lutter contre les contre-révolutionnaires qui n'avaient pas encore eu le temps de reprendre leurs esprits et de s'armer. Pareille lutte exigeait de l'abné­gation, de l'initiative et de l'indépendance. Mais plus la guerre s'éten­dait, plus elle exigeait une organisation et une discipline régulières. les pratiques du partisanisme, avec ses buts négatifs, se retournèrent contre la révolution. Transformer les détachements en régiments, insérer les régiments dans les divisions, subordonner les chefs de division à l'armée et au front — de tels problèmes présentaient de grandes difficultés et ne se résolvaient pas toujours sans faire de victimes.

La révolte contre le centralisme bureaucratique de la Russie tsariste fût une partie intégrante caractéristique de la révolution. Régions, provinces, districts, villes voulaient à qui mieux mieux manifester leur indépendance. L'idée du « pouvoir sur place » prit dans la première période un caractère extrêmement chaotique. Pour l'aile s.-r. de gauche et anarchiste elle s'apparentait à la doctrine fédéraliste réac­tionnaire; pour les masses c'était une réaction inévitable et, dans ses sources mêmes, saine contre l'ancien régime qui perdait l'initiative. Cependant, à partir du moment où l'union des contre-révolutionnaires se resserrait et où les périls extérieurs augmentaient, les tendances autonomistes primitives devenaient de plus en plus dangereuses dans le domaine politique et encore davantage sur le plan militaire. Cette question va sans aucun doute jouer un grand rôle en Europe occiden­tale, plus spécialement en France où les préjugés autonomistes et fédéralistes sont plus ancrés que partout ailleurs. Faire triompher au plus vite le centralisme révolutionnaire-prolétarien est la prémice de la future victoire sur la bourgeoisie.

L'année 1918 et une grande partie de l'année 1919 se passent à lutter sans cesse et avec acharnement pour la création d'une armée centralisée, disciplinée, ravitaillée et dirigée par un centre unique. Dans le domaine militaire, cette lutte reflète, seulement dans les formes les plus accusées, le processus qui s'accomplit dans toutes les branches de l'édification de la République Soviétique.

Le choix et la création d'un personnel de commandement présentèrent une série d'énormes difficultés. Nous avions à notre disposition le reste de l'ancien corps des officiers, une grande partie des officiers du temps de guerre et enfin les chefs qui avaient été promus par la révolution elle-même lors de sa première phase, la phase par­tisane.

Parmi les anciens officiers, ceux qui restèrent avec nous furent, d'une part, les hommes de conviction qui avaient compris ou senti le sens de la nouvelle époque (c'était évidemment une minorité insignifiante); d'autre part, les fonctionnaires routiniers, dépourvus d'initiative, qui n'avaient pas eu le courage de suivre les blancs; restaient enfin de nombreux contre-révolutionnaires actifs pris au dépourvu.

Dès les premiers pas dans l'édification, la question des anciens offi­ciers de l'armée tsariste s'était posée de façon aiguë. Ils nous étaient indispensables en tant que représentants de leur corps de métier, en tant que porteurs de la routine militaire, et, sans eux, il nous aurait fallu tout reprendre à la base. Il est douteux que nos ennemis nous aient laissé dans de telles circonstances la possibilité d'atteindre seuls le niveau nécessaire. Nous ne pouvions pas construire un organisme militaire centralisé et une armée sans recruter de nombreux représen­tants de l'ancien corps des officiers. On les engagea alors dans l'armée, non pas en tant que représentants des anciennes classes dirigeantes, mais comme protégés de la nouvelle classe révolutionnaire. Beaucoup d'entre eux, il est vrai, nous trahissaient et passaient à l'ennemi, ils participaient aux révoltes mais, dans le fond, l'esprit de résistance de classe était brisé. Néanmoins la haine qu'ils inspiraient aux troupes était encore vive et fut une des sources de l'esprit partisan : dans les cadres d'une petite unité locale, on n'avait pas besoin de militaires qualifiés. Il fallait à la fois briser la résistance des éléments contre-révolutionnaire de l'ancien corps des officiers et garantir pas à pas aux éléments loyaux la possibilité d'entrer dans les rangs de l'Armée Rouge.

Les tendances oppositionnelles « de gauche », en fait celles de l'in­telligentsia paysanne, essayaient de se trouver une formule théorique qui exprimât leur façon de concevoir l'armée. Selon elles, l'armée centralisée est l'armée de l'Etat impérialiste. La révolution devait, conformément à son caractère, mettre une croix non seulement sur la guerre de positions, mais aussi sur l'armée centralisée. La révolution a été entièrement construite sur la mobilité, l'attaque audacieuse et la faculté de manœuvre. Sa force de combat est la petite unité indépen­dante, combinant toutes les armes et non rattachée à une base, qui s'appuie sur la sympathie de la population et peut attaquer librement les derrières de l'ennemi, etc. En un mot la tactique de la « petite guerre » se proclamait la tactique de la révolution. La terrible épreuve de la guerre civile opposa très vite un démenti à ces préjugés. Les avantages que représentaient une organisation et une stratégie centra­lisés par rapport à l'improvisation sur place, au séparatisme et au fédé­ralisme militaires, apparurent si vite et si clairement que maintenant les principes fondamentaux de l'édification de l'Armée Rouge sont en dehors de toute discussion.

L'institution des commissaires joua un rôle capital dans la création de l'appareil du commandement militaire. Ils se composaient d'ou­vriers révolutionnaires, de communistes et même pour une part, au début, de s.-r. de gauche (jusqu'en juillet 1918). Le commandement était donc en quelque sorte dédoublé. Le commandant conservait la la direction purement militaire. Le travail d'éducation politique était concentré entre les mains des commissaires. Mais le commissaire était surtout le représentant direct du pouvoir soviétique dans l'armée. Sans gêner le travail proprement militaire du commandant et sans diminuer en aucun cas l'autorité de ce dernier, le commissaire devait créer des conditions telles que cette autorité ne puisse pas se retourner contre les intérêts de la révolution. La classe ouvrière sacrifia à cette tâche les meilleurs de ses fils. Des centaines et des milliers d'entre eux moururent à leur poste de commissaire. Beaucoup devinrent par la suite des chefs révolutionnaires.

Dès le début, nous avions entrepris de créer un réseau d'écoles militaires. Les premiers temps, elles reflétèrent la faiblesse générale de notre organisation militaire. Une formation accélérée donna en réalité quelques mois plus tard non pas des chefs, mais des soldats rouges médiocres. Et, de même que bien souvent à cette époque la masse devait entrer dans le combat et manier le fusil pour la première fois, de même on confiait à des soldats rouges qui avaient reçu quatre mois d'instruction le commandement non seulement de groupes mais aussi de pelotons, et même de compagnies. Nous nous étions sincèrement efforcés de recruter les anciens sous-officiers de l'armée tsariste. Cepen­dant il faut considérer que, pour une bonne part, ils venaient alors des couches les plus aisées de la population des villes et des campagnes : c'était surtout les fils instruits des familles paysannes du type koulak; mais ils haïssaient toujours les « épaulettes dorées », c'est-à-dire les officiers de l'intelligentsia noble. Ces sentiments provoquèrent un schisme au sein de ce groupe : il donna beaucoup de chefs et de commandants remarquables dont un des plus brillants fut Boudienny ; mais il fournit aussi de nouveaux chefs aux soulèvements contre-révolutionnaires et à l'armée blanche.

La création d'un personnel de commandement est un problème très ardu. Et si un personnel de haut commandement se forma pendant les 3 ou 4 premières années de l'existence de l'Armée Rouge on ne peut pas en dire tout à fait autant, aujourd'hui encore, du commande­ment subalterne. Maintenant nous nous efforçons surtout d'assurer à l'armée des chefs indépendants qui répondent entièrement à la lourde responsabilité qui leur est confiée. L'instruction militaire peut s'enorgueillir d'immenses succès. L'enseignement et l'éducation du person­nel de commandement rouge ne cesse de s'améliorer.

On sait le rôle que la propagande a joué dans l'Armée Rouge. L'instruction politique qui précédait chacune de nos étapes sur la voie de l'édification (aussi bien dans le domaine militaire qu'ailleurs) nécessita la création d'un gros appareil politique auprès de l'armée.

Les organes les plus importants de ce travail sont les commissaires que nous connaissons déjà. La presse bourgeoise européenne fausse la vérité en présentant la propagande comme quelque diabolique inven­tion des bolcheviks. La propagande joue un rôle énorme dans toutes les armées du monde. L'appareil politique de la propagande bourgeoise est beaucoup plus puissant et beaucoup plus riche en techniques que le nôtre. C'est dans son contenu que se situe l'avantage de notre propagande. Celle-ci a invariablement resserré les rangs de l'Armée Rouge, démoralisant l'armée ennemie sans faire appel à aucun procédé ni moyen technique particulier mais par la seule « idée communiste » qui est la clé de cette propagande. Ce secret militaire, nous le dévoilons sans craindre le moindre plagiat de la part de nos ennemis.

La technique de l'Armée Rouge reflétait et reflète l'ensemble de la situation économique du pays. Au début de la révolution, nous dis­posions de l'héritage matériel de la guerre impérialiste. Il était colos­sal dans son genre, mais complètement désorganisé. D'une part, il y avait trop, de l'autre, pas assez; en plus nous ne savions pas ce que nous possédions. Les principaux services de ravitaillement nous cachaient avec soin le peu dont ils connaissaient l'existence. Le « pou­voir sur place » mettait la main sur tout ce qui se trouvait sur son territoire. Les chefs partisans révolutionnaires se munissaient de tout ce qui leur tombait sous la main. Les conducteurs des trains détournaient habilement de leur destination des wagons d'équipe­ment et des trains entiers. Il y eut ainsi, au début de la révolution, un gaspillage épouvantable des provisions que nous avait laissées la guerre impérialiste. Des régiments traînaient derrière eux des chars et des avions alors qu'ils n'avaient pas de baïonnettes pour les fusils, voire de cartouches. Le travail de l'industrie de guerre s'arrêta dès lu lin de 1917. Ce n'est qu'en 1919, lorsque les vieilles réserves furent presque épuisées, qu'on commença à ressusciter une industrie de guerre. Dès 1920, presque toute l'industrie travaille pour la guerre. Nous n'avions aucune réserve. Chaque fusil, chaque cartouche, chaque pu ire de bottes qui sortait de la machine, du métier, était expédié directement au front. Il y eut des périodes, qui pouvaient durer des semaines, où chaque cartouche comptait, ou le retard d'un train spécial de munitions provoquait au front la retraite de divi­sions entières sur plusieurs dizaines de verstes.

Bien que l'évolution de la guerre civile provoquât le déclin de l'économie, l'approvisionnement de l'armée devint de plus en plus régulier grâce, d'une part à l'intensification de la puissance industrielle, d'autre part et surtout grâce à l'amélioration croissante de l'organisation de l'économie de guerre.

La création d'une cavalerie occupe une place particulière dans le développement de l'Armée Rouge. Sans parler ici du rôle qu'elle aura dans l'avenir, on peut constater que ce sont les pays les moins déve­loppés qui ont la meilleure cavalerie : la Russie, la Pologne, la Hongrie et avant tous la Suède. Il faut à la cavalerie des steppes, de grands espaces libres. Et c'est naturellement dans le Kouban et sur le Don qu'elle se crée, non pas autour de Petersbourg et de Moscou. Dans la guerre de Sécession, c'était les planteurs du Sud qui avaient l'avantage de la meilleure cavalerie. Ce n'est que dans la deuxième moitié de la guerre que les Nordistes purent utiliser ce genre d'arme. Le même phénomène se répéta chez nous. La contre-révolution s'était retranchée dans la lointaine périphérie et s'efforçait, en attaquant de là, de nous enfermer au centre, autour de Moscou.

C'étaient les cosaques et la cavalerie qui constituaient l'arme principale de Denikine et de Wrangel. Leurs raids audacieux nous créèrent souvent au début d'immenses difficultés. Cependant, cet avantage pris par la contre-révolution — l'avantage du recul — se révéla accessible aussi à la révolution quand elle comprit ce que signifiait une cavalerie dans une guerre civile de mouvement, et se fixa pour but d'en avoir une quoi qu'il arrive. Le slogan de l'Armée Rouge en 1919 devint : « Prolétaire, en selle ! » Au bout de quelques mois, notre cavalerie se comparait à celle de l'ennemi, avant de prendre définitivement en main l'initiative.

L'unité de l'armée et sa confiance en elle se renforçaient sans cesse. Au début, non seulement les paysans mais les ouvriers refusaient de s'engager. Seul un petit nombre de prolétaires pleins d'abnégation participaient volontairement à la création des forces armées de la République Soviétique. Et ces éléments supportèrent tout le poids de la période la plus difficile.

L'état d'esprit des paysans changeait sans cesse. Au début, des régiments entiers de paysans qui, il est vrai, dans la majorité des cas, n'étaient nullement préparés ni politiquement ni techniquement, se rendaient sans opposer de résistance. Mais quand c'était les blancs qui les prenaient sous leurs drapeaux, ils revenaient de notre côté. Quelquefois la masse paysanne essayait de faire preuve d'indépendance et quittait blancs et rouges pour se réfugier dans les forêts et créer ses détachements « verts ». Mais leur isolement et le manque de soutien politique les vouaient d'avance à la défaite. Ainsi c'est sur les fronts de la guerre civile que l'on distinguait le plus clairement le « rapport fondamental des forces n de la révolu­tion : la masse paysanne que la contre-révolution des propriétaires fonciers, des bourgeois et de l'intelligentsia dispute à la classe ouvrière, hésitera sans cesse entre l'une et l'autre, pour, en fin de compte, soutenir la classe ouvrière. C'est dans les provinces les plus reculées comme celles de Koursk et de Voronej où ceux qui refusaient de se plier à l'obligation militaire se comptaient par milliers, que l'appari­tion des troupes des généraux sur leurs frontières créait un changement d'opinion radical et aiguillait ces masses de déserteurs dans les rangs de l'Armée Rouge. Le paysan soutenait l'ouvrier contre le propriétaire foncier et contre le capitaliste. C'est dans ce fait social que prend racine la cause première de nos victoires.

L'Armée Rouge se créa sous le feu, souvent sans ligne de conduite bien définie et sous la forme d'improvisations assez désordonnées. Son appareil était extrêmement encombrant, et dans beaucoup de cas niai commode. Nous profitions de chaque trêve pour resserrer, consolider et préciser notre organisation militaire. A cet égard, des progrès indubitables ont été accomplis au cours des deux dernières années. En 1920, au moment de notre lutte contre Wrangel et la Pologne, l'Armée Rouge comptait dans ses rangs plus de 5.000.000 d'hommes Aujour­d'hui en comptant la flotte elle atteint environ 1.500.000 hommes et continue de se réduire[3]. La réduction va moins vite que nous ne l'aurions voulu, parce qu'elle est menée de front avec l'amélioration de la qualité. La réduction des arrières et des services auxiliaires est incomparablement plus importante que celle des unités de combat. En se réduisant l'armée ne s'affaiblit pas ; au contraire, elle se ren­force. Sa capacité à se déployer en cas de guerre ne cesse de grandir. Son dévouement à la cause de la révolution sociale n'est pas douteux.

21 mai 1922. Moscou.

Quatre textes de Trotski à propos de la guerre polono-soviétique avril-mai 1920[modifier le wikicode]

Pour l’Ukraine soviétique !

Un grave danger venu de l’Ouest, de la Pologne, fond sur l’Ukraine soviétique. Les hobereaux se sont déjà emparés d’une partie significative de la terre d’Ukraine. Mais non content de s’emparer, les armes à la main, de provinces purement ukrainiennes, le gouvernement des grands propriétaires polonais présente sa campagne de pillage comme un combat pour « la libération de l’Ukraine ».

Comme aucun nigaud ne croira que Pilsudski, avec ses magnats et ses capitalistes, se prépare à libérer l’Ukraine, ces messieurs propulsent en avant pour la montre, le prétendu « général » Petlioura, en le présentant comme destiné à libérer et à diriger l’Ukraine. Les troupes polonaises, voyez-vous, se contentent d’aider Petlioura, les magnats et les capitalistes polonais, voyez-vous, ne veulent rien pour eux-mêmes ! Ils veulent seulement aider les ouvriers et les paysans opprimés par le pouvoir soviétique, et le garant de cette aide est Petlioura lui-même, qui entre en Ukraine dans les fourgons polonais.

Qui est donc Petlioura ? Nous le connaissons par ses actes. Au début de la révolution il devint membre de la Rada de Kiev ; lorsque les classes travailleuses d’Ukraine se révoltèrent contre la Rada et fondèrent le pouvoir soviétique, Petlioura se tourna vers les kaisers allemand et autrichien et demanda humblement à leurs grandeurs impériales d’envoyer des troupes allemandes en Ukraine pour soutenir le pouvoir de la Rada de Kiev. Les troupes de Guillaume vinrent, s’emparèrent de toute l’Ukraine, clouèrent les travailleurs à la terre, puis les autorités militaires allemandes d’un coup de botte rejetèrent dans un coin le pitoyable traître ukrainien, qui ne leur servait plus à rien. A sa place les Allemands installèrent l’hetman Skoropadski. Tel fut le premier chapitre de l’activité du grand Petlioura.

En novembre 1918 éclata la révolution allemande ; Guillaume Hohenzollern tomba et à sa suite leur commis ukrainien, l’hetman Skoropadski. L’Ukraine fit alors briller les yeux des capitalistes anglo-français. Des troupes françaises débarquèrent à Odessa.

Le général Petlioura sortit alors de l’obscurité, et demanda aux gouvernements capitalistes d’Angleterre et de France le plus grand nombre possible de troupes pour y installer le pouvoir du directoire petliouriste. Pour les en remercier Petlioura promit aux usuriers de Londres et de Paris de les servir fidèlement, c’est-à-dire sur le dos et aux frais du paysan ukrainien. Et Petlioura reçut de l’argent et des armes des impérialistes anglo-français. Il entreprit alors de construire son armée. Mais la seconde révolution soviétique éclata en Ukraine, chassa les troupes françaises de la rive de la Mer noire et, en même temps que les ordures des grands propriétaires et de la bourgeoisie, balaya et le seigneur Petlioura et son directoire. Tel est le second chapitre de l’histoire de Petlioura.

Après avoir servi le kaiser allemand contre l’Ukraine, après avoir tenté de vendre son âme à la bourse anglo-française, mais avoir subi un nouvel échec total, Petlioura grelottait quelque part, ignoré de tous.

Mais alors s’ouvrit le troisième chapitre. Les grands propriétaires polonais décidèrent de reprendre à tout prix leurs terres et leurs usines de sucre en Volhynie, en Podolie et dans la région de Kiev. Leur fidèle créature, le chef de l’Etat polonais et le commandant en chef des armées polonaises, Pilsudski repoussa toutes les propositions de paix du gouvernement soviétique et décida d’attaquer l’Ukraine. Mais pour camoufler au moins partiellement le caractère de rapine de sa campagne et pour tromper les couches les plus ignorantes de la population ukrainienne, monsieur Pilsudski décida d’embarquer avec lui en Ukraine monsieur Petlioura. Inutile de préciser que Petlioura vendit volontiers ses services aux grands propriétaires polonais, comme il les avait vendus auparavant au kaiser allemand et à la bourse anglo-française. Ainsi la noblesse polonaise reçut-elle la possibilité de piller l’Ukraine sous la bannière de Petlioura. Pour remercier les magnats polonais de lui avoir trouvé une fonction, Petlioura transféra en toute propriété à la Pologne toutes les terres situées à l’ouest de la ligne Zbroutch, Styr ou Goryn, c’est-à-dire toute la Galicie orientale, la Volhynie occidentale, les régions de Polésie et de Kholmsk. Dans ces régions vivent sept millions un quart d’habitants, dont cinq millions un quart d’Ukrainiens.

Mais il y a encore dans l’Ukraine de la rive droite et en partie dans l’Ukraine de la rive gauche des benêts – surtout dans le milieu des koulaks ignorants – qui croient que le pouvoir en Ukraine reviendra effectivement à Petlioura et aux koulaks, qui mettront la main sur les terres et sur toutes les richesses du pays. Ils se trompent. Ce n’est pas pour Petlioura et pour les koulaks petliouristes que les hobereaux polonais font la guerre. C’est la noblesse polonaise qui mettra la main sur les terres et les richesses. A moins que Pilsudski ne récompense par de la terre ukrainienne, les paysans polonais qui manquent de terre, pour ne pas offenser les grands propriétaires en Pologne.

Alors, même les koulaks bornés de la rive droite comprendront que Petlioura n’est rien d’autre qu’un traître, qui, comme sur un marché, fait commerce de l’Ukraine, en la proposant à tour de rôle aux Allemands, aux Français et aux Polonais. Alors beaucoup de petits partisans, aujourd’hui déroutés par Petlioura, retourneront leurs armes contre les hobereaux polonais et contre Petlioura. Alors même les gens les plus ignorants et les plus fermés de l’Ukraine occidentale comprendront que l’Ukraine ne peut préserver son indépendance et son autonomie que sous le pouvoir soviétique.

Non, les hobereaux polonais ne s’empareront pas de l’Ukraine même temporairement. Dès que Kiev est tombé entre les mains des grands bandits seigneuriaux un cri d’indignation et un appel ont retenti à travers toute la Russie : Vers le sud, au secours des ouvriers et de la paysannerie laborieuse d’Ukraine !

De tous les fronts où la Russie soviétique l’a emporté, de l’est, du sud et du nord, les meilleures unités, les meilleurs commandants et les meilleurs commissaires vont vers l’ouest, contre les armées de gardes blancs polonais. Tout ce qu’il y a d’honnête en Ukraine même se lève. Le grand combat contre notre dernier ennemi s’achèvera par l’écrasement des hordes de Pilsudski et de Petlioura.

La victoire sera à nous. En avant pour l’Ukraine soviétique !

11 mai 1920

Nejine.

V pouti n° 114

Dans la fumée et l’ivresse.

Les premières victoires des armées polonaises ont définitivement tourné la tête des classes dirigeantes de la Pologne. Même dans le milieu de la bourgeoisie polonaise, certains, encore récemment, regardaient avec défiance l’aventure ukrainienne de Pilsudski. Mais après la prise de Kiev la fièvre chauvine a apparemment gagné définitivement les cercles de la noblesse, de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie de Pologne. Pilsudski est devenu un héros national. Les doutes se sont dissipés. Kiev est maintenant derrière et bien entendu de nouveaux objectifs apparaissent : Kharkov et Moscou. Les têtes des gouvernants de Varsovie se vautrent dans la fumée et dans l’ivresse.

On n’entend presque pas parler de Petlioura. En revanche la figure de Skoropadski est apparue à l’horizon. Le télégraphe allemand nous apprend qu’à Berlin s’est ouvert un rassemblement des corbeaux tsaristes : l’un des premiers à s’y être présenté est l’hetman du kaiser, Skoropadski, et après lui un bon nombre d’anciens dignitaires, de grands propriétaires et d’industriels du sucre. Ils attendent tous avec impatience les succès polonais ultérieurs pour retrouver leurs places habituelles.

Les représentants de Petlioura à Berlin se lamentent déjà plaintivement : « L’Ukraine ne sera libérée du pouvoir soviétique – disent-ils – que si les Polonais se limitent simplement à libérer l’Ukraine puis la transmettent … à Petlioura. Mais si les Polonais veulent utiliser l’Ukraine pour eux-mêmes – se plaint l’ambassadeur petliouriste – alors on ne pourra pas éviter un nouveau soulèvement soviétique en Ukraine ».

Ils n’ont pas encore tué l’ours qu’ils commencent déjà à se battre pour sa fourrure.

Pendant ce temps le commandement polonais se rue en avant sans se soucier du lendemain. A la fin d’avril, Pilsudski déclarait que les troupes polonaises se limiteraient à l’Ukraine de la rive droite. Mais, après les premières victoires facilement obtenues, ce plan prudent a été abandonné. Les troupes polonaises ont traversé le Dniepr dans les environs de Kiev. Des petits bandits locaux, que le pouvoir soviétique n’avait pas encore eu le temps d’exterminer, facilitèrent et accélérèrent l’avance des unités polonaises. Le flanc droit des troupes polonaises pénètre de plus en plus profondément dans les steppes ukrainiennes, le front polonais s’étire de plus en plus loin de sa base.

Pendant ce temps nos forces ne cessent de se concentrer sur notre front contre la Pologne. Tout le pays s’est réveillé et envoie vers l’ouest ses meilleurs fils et tout ce qu’il a pour ravitailler les soldats rouges, pour leur faciliter leur activité de combattants.

Grisée par les vapeurs du chauvinisme, la noblesse polonaise s’est ruée dans cette sauvage guerre criminelle. Jusqu’au dernier moment nous avons honnêtement défendu la cause de la paix et nous sommes entrés dans la guerre, la tête froide et l’esprit clair. L’ivrogne est capable de se lancer dans un assaut fou mais c’est l’homme sobre qui gagne. Car ce dernier calcule tous les dangers, prévoit toutes les possibilités, rassemble les forces nécessaires et, unissant la clarté de la pensée et la fermeté de la volonté, porte un coup décisif.

Que Varsovie la bourgeoise jubile d’une joie criminelle devant le sang absurdement versé. Bientôt va sonner l’heure où l’armée rouge montrera qu’elle sait l’emporter à l’ouest comme elle l’a emporté au nord, à l’est et au sud. A la fumée et à l’ivresse des faciles victoires polonaises va succéder une effrayante gueule de bois. La clique militaire de Pilsudski entraînera dans le gouffre où elle va sombrer les classes dirigeantes de la Pologne. La classe ouvrière polonaise se dressera pour s’emparer du gouvernail de l’Etat. Qu’une union fraternelle avec la Pologne soviétique couronne alors la victoire sur la contre-révolution polonaise.

13 mai 1920

Smolensk

V Pouti n° 115.

Mort à la bourgeoisie polonaise

Ecoutez, ouvriers, écoutez, paysans, écoutez, soldats rouges.

Un nouveau coup de poignard traître nous est porté dans le dos. La noblesse et la bourgeoisie polonaise ont déchaîné la guerre contre nous. Nous, gouvernement ouvrier et paysan nous faisons tout pour éviter une nouvelle effusion de sang. Nous avons donné l’ordre aux troupes de l’armée rouge de ne pas avancer. Nous avons dès le début ouvertement et honnêtement reconnu l’indépendance de la Pologne. Nous n’avons ni dans les faits ni dans les mots porté atteinte à son territoire. Nous sommes prêts à faire de grandes concessions et accepter de grands sacrifices. Nous avons proposé à la Pologne un armistice général sur tout le front. Mais il n’y a pas au monde de bourgeoisie plus avide, plus corrompue, plus effrontée, plus frivole et plus criminelle que la bourgeoisie nobiliaire de Pologne. Les aventuriers de Varsovie ont pris notre honnête volonté de paix pour un signe de faiblesse. Le gouvernement polonais a alors déclaré qu’il voulait « libérer » l’Ukraine, c’est-à-dire l’occuper avec ses troupes, la priver de son indépendance, l’asservir, l’écraser, la crucifier, rendre ses terres aux hobereaux, transformer l’ukrainien en esclave. La Biélorussie et la Lituanie gémissent sous le joug polonais. Maintenant le coup est dirigé contre l’Ukraine. Et maintenant la bourgeoisie polonaise exige un morceau de terre russe presque jusqu’à Smolensk même. Des dizaines de millions de prolétaires et de paysans ukrainiens et russes doivent devenir les bêtes de somme des grands seigneurs pillards.

Mais cela ne sera pas ! Nous tous, ouvriers, paysans, soldats, citoyens d’un grand pays, qui, le premier au monde, a brisé les chaines de l’esclavage bourgeois, nous jurons tous, comme un seul homme, de défendre la République soviétique contre les bandes polonaises déchaînées. Notre résistance sera impitoyable et irrésistible. Mort à la bourgeoisie polonaise ! Sur son cadavre nous conclurons une union fraternelle avec la Pologne ouvrière et paysanne.

29 avril 1920.

Télégramme postal n° 2886-a

(Aux camarades Tchitchérine, Lénine, Karakhan, Krestinski, Radek, Kamenev).

Nous venons tout juste de recevoir la nouvelle que nos armées ont repris Kiev. Les Polonais, en quittant la ville, ont fait sauter le château d’eau, la station d’électricité et la cathédrale de Vladimir. Même dans la guerre impérialiste on n’a pas assisté à des destructions aussi absurdes et aussi lâches. Les Allemands avaient saccagé une cathédrale parce qu’ils voulaient l’utiliser à des fins militaires, mais détruire un monument artistique dans le seul but de le détruire on n’a pas vu ça même au cours du carnage impérialiste.

La destruction du château d’eau condamne 600 ou 700000 habitants de la ville à d’effrayantes épidémies. La destruction de la station électrique de la ville va provoquer d’énormes calamités pour la population et n’a aucune portée militaire. Cet acte vise à faire le maximum de tort à cette population que Pilsudski et Petlioura veulent libérer de notre présence. Il faut donc développer sans tarder la plus large agitation.

Il faut que le comité de Moscou (du parti) envoie dans les rues des agitateurs qui aux carrefours et aux coins de rues racontent ces faits et appellent à les faire payer aux hobereaux polonais. Il faut aujourd’hui diffuser sur ce point de courts appels, les distribuer dans les rues et les coller sur les murs.

Il faut que l’agence Rosta mobilise son appareil, informe la province par radio et l’appelle à des manifestations de protestation et d’indignation.

Il faut dans toute notre agitation souligner la responsabilité directe de l’Angleterre et de la France pour les forfaits commis à Kiev et à Borissov. La cathédrale Vladimir, la station électrique, le château d’eau ont été détruits avec de la dynamite française et des bâtons de pyroxyline anglais par les mains des incendiaires français. Il faut examiner toutes les déclarations que Lloyd George fait à Krassine à la lumière des explosions de Kiev et de l’incendie de Borissov.

Nous en appelons aux représentants des ouvriers anglais, français, italiens et autres qui se trouvent sur notre territoire, nous en appelons au prolétariat de tous les pays en les invitant à exercer une vengeance impitoyable contre les classes dirigeantes qui arment les canailles de Varsovie pour leur permettre de commettre des crimes sans exemple dans l’histoire.

Dans l’agitation, outre les éléments cités ci-dessus, il faut souligner ce qui suit : nous répondrons en écrasant les hobereaux polonais, nous balaierons de la surface de la terre la barbarie des grands propriétaires et des capitalistes, mais nous ne nous vengerons pas sur le peuple travailleur polonais, avec qui nous cherchons à établir une union fraternelle. Nous ne détruirons ni les monuments de l’art ni les installations techniques comme le château d’eau, l’équipement électrique, etc. Au contraire, nous aiderons, autant que nous le pourrons, le peuple polonais libre et fraternel, ayant rejeté le joug de la bourgeoisie et de la noblesse, à reconstruire les installations techniques détruites.

Discours lors du défilé sur la Place Rouge le 23 février 1922[modifier le wikicode]

Je vous accueille au quatrième anniversaire de l'existence de la lutte et du triomphe de l'Armée Rouge ouvrière et paysanne.

A la différence des autres armées, notre création, notre construction et notre entraînement ont eu lieu directement sous le feu, sur le champ de bataille, et notre apprentissage a été gagné au coût de sacrifices très lourds faits par notre vaillante Armée Rouge, au nord, au sud, à l'est et à l'ouest.

Trois années se sont écoulées, dans une lutte inlassable, à défendre à consolider la République Soviétique ouvrière et paysanne. Et si nous avons quelquefois manqué de compétence et de connaissance, nous compensions ces carences par l'héroïsme, le courage et le sang des meilleurs enfants de notre pays.

Quand nous regardons à l'ouest et à l'est nous nous disons que, même maintenant, le danger n'est pas encore écarté, car le pouvoir est encore détenu par la bourgeoisie dans le monde entier. Il est vrai, qu'elle a appris à nous craindre, mais il ne cessera jamais de se battre contre nous et de nous haïr.

Notre devoir, Camarades soldats, commandants et commissaires de l'Armée Rouge, est d'utiliser la période que nous traversons maintenant pour nous développer et pour nous consolider davantage. Dans l'avenir nous devons gagner nos victoires avec de moindres pertes. La cinquième année sera par conséquent une année studieuse infatigable, intense. Chaque soldat rouge de l'armée doit être cultivé d'ici le Premier Mai. Nous faisons ici la promesse solennelle de le réaliser. D'ici le Premier Mai il n'y aura pas un seul soldat rouge illettré dans l'armée en Russie! En même temps nous devons élever le niveau de conscience politique de chaque soldat rouge de l'armée.

L'Armée Rouge est forte aujourd'hui, mais dans les années à venir, elle le sera davantage, car elle sera capable de maîtriser davantage l'art de la guerre.

Au cours de la cinquième année, chaque jour sera un jour d'étude, un jour de progrès pour l'Armée Rouge.

Vous entendrez aujourd'hui les accueils des camarades venus ici de l'Europe de l'ouest pour les réunions entre le Komintern et le Profintern [Internationale Syndicale Rouge]. Nous leur disons que nous attendons depuis quatre ans le jour où le drapeau rouge des hommes sera hissé sur leurs pays et sur le monde entier débarrassé de l'oppression capitaliste... Nous attendons et nous croyons que cette espérance se réalisera bientôt.

L'Armée Rouge et en premier lieu la glorieuse garnison de Moscou, reste toujours prête à abandonner ses quartiers de paix pour le champ de bataille toujours prête à donner sa vie pour l'existence de notre République Soviétique et pour la création de Républiques Soviétiques dans le monde entier.

Vive la Russie ouvrière et paysanne !

Vive la classe ouvrière mondiale !

Vive la future fédération des Républiques Soviétiques ouvrières et paysannes du monde entier !

Les Izvestia V.Ts.I.K No44,

le 24 février 1922

Déclaration de Trotski à propos de la conférence de Gênes[modifier le wikicode]

Londres 7 mai (par téléphone de notre correspondant particulier)

Interviewé par un représentant de l'Associated Press, Trotski a déclaré qu'il était démontré que les principaux diplomates de l'Europe ne comprenaient pas la situation.

Ils ne peuvent s'imaginer que la révolution russe signifie une nouvelle époque historique dans le monde : ils pensent que c'est un événement ordinaire qui peut être éliminé par les forces armées.

A Gênes ils proposent de rétablir le droit des propriétaires privés. C'est aussi ridicule que si nous demandions aux capitalistes européens de livrer leurs usines ou leurs mines aux ouvriers.

A Gênes, la conciliation est possible, non par le sacrifice des principes, mais par une combinaison pratique donnant des avantages aux deux parties. Si les pourparlers échouent la reconstruction russe sera beaucoup plus lente et la destruction de l'Europe beaucoup plus rapide.

La France approche rapidement d'une catastrophe commençant par une crise financière et sa politique est dictée par le désespoir. Personne ne la suivra.

L'Amérique se tient à distance de Gênes; elle est ainsi en meilleure posture pour prendre des décisions.

Certes, nous refusons les conseils de M. Hughes pour rétablir les droits des propriétaires et les privilèges; ce n'est pas pour cela que sommes allés à eux. Nous espérons que le bon sens triomphera d'abord en Amérique.

Gênes n'est pas le dernier mot des négociations. Si la conférence est brisée maintenant, les pourparlers reprendront vite.

Trotski dit en terminant qu'il espère que l'échec de Gênes ne signifierait pas une reprise des hostilités contre la Russie, laquelle a proposé le désarmement, qui a été repoussé par les puissances capitalistes.

Nous refusons de payer de fortes indemnités aux capitalistes étrangers qui ont amassé des fortunes en exploitant le peuple russe.

Peut-on entrevoir une victoire pour n'importe quel gouvernement qui attaquerait la Russie pour le punir d'avoir désiré la paix ? Trotsky ne croit pas à une intervention, mais si elle se produisait, l'armée ferait tout son devoir.

Humanité 9 mai 1922, page 3

Le «Tu» et le «Vous dans l'Armée Rouge[modifier le wikicode]

10 juillet 1922

Dans les Izvestzya du dimanche il y avait un article à propos de deux soldats rouges, Tchchekochikhine et Tchernyshev, qui s'était comporté en héros à l'occasion de l'explosion et d'un incendie à Kolomna. L'article nous dit comment le commandant de la garnison locale est allé à la rencontre de l'homme de l'Armée Rouge de Tchchekochikhine et lui dit :

«Savez- vous (ti) qui je suis ? »

«Oui, vous (voui) êtes le chef de la garnison.»

Je doute que dans le cas présent le dialogue ait été correctement transcrit. Sinon, on devrait conclure que le chef de la garnison n'utilise pas le bon ton en parlant aux hommes de l'Armée Rouge. Les soldats de l'Armée Rouge peuvent bien sûr utiliser l'article familier en parlant ensemble entre camarades mais précisément entre camarades et seulement entre camarades. Dans l'Armée Rouge un officier ne peut pas utiliser l'article familier quand il s'adresse à un subordonné, si ce dernier s'attend à ce qu'on lui réponde poliment. Une expression de l'inégalité entre les personnes aura un tout autre résultat, pas une expression de la subordination dans la ligne du devoir.

Bien sûr «tu» et «vous» ne sont seulement qu'une question de convention. Mais des relations humaines précises sont exprimées par cette convention. Dans certains cas l'article familier est utilisé pour exprimer des relations de proche camaraderie. Mais quand ? Quand la liaison est réciproque. Dans les autres cas l'article familier transmettra le dédain, l'irrespect, le regard de haut en bas, une nuance de hauteur seigneuriale quand à son attitude vis-à-vis des autres. Un tel ton est absolument intolérable dans l'Armée Rouge.

D'aucuns ceci peut sembler une chose insignifiante. Tout au contraire ! Un homme de l'Armée Rouge doit tout à la fois se respecter et respecter les autres. Le respect de la dignité humaine est un facteur extrêmement important du maintient de la cohésion morale de l'Armée Rouge. Le soldat rouge de l'armée se soumet à ses supérieurs dans la ligne du devoir. Les exigences de la discipline sont inflexibles. Mais, en même temps le soldat sent et sait qu'il est un citoyen conscient appelé à exécuter des ordres de la plus haute importance. La subordination militaire doit être accompagnée par l'égalité civique et morale, laquelle ne permet pas le viol de la dignité humaine.

Les Izvestia V.Ts.I.K no159,

le 10 juillet 1922

Préface : Cinq années[modifier le wikicode]

24 février 1923

A l'occasion du cinquième anniversaire de l'Armée Rouge l'idée est née de publier l'ensemble de mes articles, discours, rapports, proclamations, ordres, directives, lettres, télégrammes et autres documents consacrés à l'Armée Rouge. C'est le camarade V. P. Polonsky qui a pris l'initiative de cette publication ; le choix, le collationnement, l'agencement et la correction des matériaux sont dus aux camarades Ia. G. Blumkin, F. M. Vermel, A. I. Roubine et A. A. Nikitine. Les notes, la chronologie, les tables onomastiques et analytiques ont été rédigées par le camarade S. I. Ventsov. En revoyant rapidement la copie juste avant le tirage, j'ai eu l'impression que l'ensemble des textes rendait compte d'une manière insuffisante et trop abstraite du travail réellement accompli pour créer l'Armée Rouge.

Aujourd'hui nous avons assez de recul pour juger du travail de la Révolution en cinq ans ; il est clair que c'est en fonction de la guerre que nous envisagions presque toutes, sinon toutes, les difficultés et ques­tions de principe soulevées par l'édification soviétique ; à cause des nécessités militaires, il nous fallait les résoudre avec dureté, sommai­rement, en bloc. En règle générale, on ne pouvait se permettre aucun ajournement. Illusions et erreurs se payaient presque immédiatement très cher. Les décisions les plus graves se prenaient sous le feu. Toute opposition à ces décisions se vérifiait dans l'action même, sur-le-champ. De là, somme toute, la logique inhérente à la création de l'Armée Rouge, l'absence d'hésitations entre un système et un autre. On peut dire que, dans un certain sens, c'est l'acuité même du danger auquel nous étions exposés qui nous a sauvés. Si nous avions eu davantage de temps pour raisonner et délibérer nous aurions vraisem­blablement commis beaucoup plus d'erreurs.

Le plus dur fut la première période, à peu près jusqu'à la deuxième moitié de l'année 1918. En partie sous la pression des circonstances, en partie par la seule force de l'inertie, les révolutionnaires s'em­ployaient avant tout à rompre avec tout ce qui nous rattachait au passé, à retirer aux représentants de l'ancienne société tous les postes qu'ils occupaient. Mais il fallait en même temps forger de nouveaux liens, et, au premier chef, ceux des nouveaux régiments révolution­naires, où il fallait user plus que partout ailleurs de sévérité et de contrainte. Seul notre parti, avec ses cadres encore peu nombreux alors, mais solidement organisés, était capable sous les schrapnels de prendre ce tournant décisif. Les difficultés et les risques étaient énormes. Alors que l'avant-garde du prolétariat se mettait déjà, non sans mal, au « travail », à la « discipline », à l' « ordre », les masses ouvrières et surtout paysannes commençaient à bouger, balayant comme il convient tout ce qui subsistait de l'ancien régime sans avoir encore une idée bien claire de ce que serait le nouveau. Ce fut un moment critique dans l'évolution du pouvoir soviétique. Le parti des « socialistes-révolutionnaires » de gauche — organisation de l'intelligentsia qui s'appuyait d'un côté sur la paysannerie et de l'autre sur la masse des petits bourgeois des villes, a reflété, surtout dans son propre destin, la douloureuse transition de la phase spontanément destructrice de la Révolution à la période de la création de l'Etat nouveau. Le petit bourgeois qui ronge son frein (der rabiat gewordene Spiessbürger, selon l'expression d'Engels) ne veut connaître aucune restriction, aucune concession, aucun compromis avec la réalité historique, jusqu'au jour où cette dernière s'abat sur lui. Alors il tombe en prostra­tion et capitule sans résistance devant l'ennemi. Le parti des socialistes-révolutionnaires, qui reflétait l'élément périphérique à la veille de la révolution ne pouvait absolument pas comprendre la paix de Brest-Litovsk, ni le pouvoir centralisé, ni l'armée régulière. Sur ces questions l'opposition des s.-r. se transforma vite en une révolte qui s'acheva par la mort politique de leur parti. Le destin voulut que le camarade Blumkine, ancien s.-r. (en juillet 1918 il a joué sa vie en se battant contre nous alors qu'aujourd'hui il est membre de notre parti), collabore avec moi à l'élaboration de ce tome qui relate dans une de ses parties notre lutte à mort avec les s.-r. de gauche. La révolution s'entend fort bien à séparer les hommes et, s'il le faut, à les réunir. Tous les éléments les plus courageux et les plus conséquents dans le parti des s.-r. de gauche sont maintenant avec nous.

La révolution dans son ensemble est un brusque tournant histo­rique. A y regarder de plus près, nous y découvrons une série de tournants d'autant plus brusques et critiques que les événements révolutionnaires se déroulent à une cadence plus folle. Chacun de ces tournants est avant tout une épreuve très importante pour les diri­geants du parti. Schématiquement la tâche ou plus exactement les objectifs de ce dernier portent sur les éléments suivants : comprendre à temps la nécessité d'une nouvelle étape ; y préparer le parti; prendre le tournant sans couper le parti de la masse qui se meut encore en vertu de l'inertie de la période précédente. A ce propos il faut se rappeler que la révolution distribue avec beaucoup de parcimonie aux dirigeants du parti la matière première essentielle : le temps. Lors d'un tournant trop brusque la direction centrale peut se trouver en opposition avec le parti lui-même, le parti peut se trouver en opposition avec la classe révolutionnaire ; mais, d'autre part, le parti et la classe qu'il dirige, qui suivent le courant d'hier, peuvent prendre du retard dans la solution d'une tâche urgente posée par la marche objective des événements, et chacune de ces perturbations de l'équilibre dynamique risque d'être mortelle pour la révolution. Ce qui a été dit se rapporte non seulement à l'armée, mais aussi, en effectuant la correction indispensable dans le rythme, à l'économie...

L'ancienne armée se dispersait encore à travers le pays en propa­geant la haine de la guerre qu'il nous fallait déjà mettre sur pied de nouveaux régiments. On chassait de l'armée les officiers du tsar en leur appliquant ici et là une justice sommaire. Cependant il nous fallait obtenir des anciens officiers qu'ils instruisent l'armée nouvelle. Dans les régiments tsaristes, les comités étaient l'incarnation même de la révolution, du moins de sa première étape. Dans les nouveaux régiments, on ne pouvait pas admettre que le comité puisse favoriser la décomposition. On entendait encore maudire l'ancienne discipline que déjà il fallait en introduire une nouvelle. Ensuite, il fallut passer du volontariat au recrutement forcé, des détachements de partisans à une organisation militaire régulière. La lutte contre le « partisanisme » se poursuivit jour après jour, sans relâche, et exigea une énorme per­sévérance, de l'intransigeance, et parfois de la rigueur. Le partisa­nisme était l'expression militaire des dessous paysans de la révolution, pour autant que cette dernière n'avait pas encore accédé à la conscience politique. La lutte contre le partisanisme fut par là même une lutte pour l'étatisme prolétarien contre l'élément anarchique petit-bourgeois qui le rongeait. Les méthodes des partisans et leurs pratiques trou­vaient cependant un écho jusque dans les rangs du Parti ; il fallut donc mener contre elles au sein même du Parti une lutte idéologique, complément indispensable des mesures d'organisation éducatives et punitives dans l'armée. C'est seulement contraint par une énorme pression que le partisanisme anarchique se plia aux cadres de la centralisation et de la discipline. Une pression extérieure : l'offensive allemande puis le soulèvement tchécoslovaque. Une pression inté­rieure par le moyen de l'organisation communiste au sein de l'armée.

Les articles, discours et ordres réunis ici, comme on l'a déjà dit, rendent compte de manière très insuffisante du travail réellement accompli. La partie importante de ce travail ne s'est pas faite par des discours et des articles. De plus, les discours les plus importants et les plus significatifs, ceux que prononcèrent les militaires sur place, sur les fronts, dans les régiments, et qui avaient un sens profondé­ment pratique et concret, déterminés par les nécessités de l'instant, n'ont, en règle générale, pas été notés. A tout cela, il faut encore ajouter que même les discours notés étaient, dans leur majorité, mal transcrits. L'art de la sténographie était à cette époque de la révolution aussi peu à l'honneur que tous les autres arts. Tout se faisait à la va vite et un peu n'importe comment. Le sténogramme décrypté se présentait bien souvent sous la forme d'un assortiment de phrases énigmatiques. Rétablir sa signification n'était pas toujours possible, surtout lorsque celui qui le faisait n'était pas l'auteur du discours.

Ces pages sont cependant le reflet des grandes années passées. Voilà pourquoi, avec toutes les réserves faites plus haut, j'ai accepté de les publier. Rien n'empêche de temps en temps de se retourner sur le passé. De plus ces pages peuvent ne pas être inutiles à nos camarades étrangers qui, bien que lentement, marchent à la conquête du pouvoir. Les tâches et les difficultés fondamentales que nous avons surmontées, ils les rencontreront le moment venu. Peut-être ces documents les aideront-ils à éviter au moins une partie des erreurs qui les attendent. Sans erreurs rien ne se fait, et surtout pas une révolution. Il est bon au moins de réduire les erreurs au minimum.

Léon Trotski

P.S. Font partie de la présente édition principalement des articles, discours et autres documents, en leur temps prononcés en public ou parus dans la presse ; une partie relativement moindre est composée de matériaux qui, pour différentes raisons, n'ont pas été publiés au moment de leur rédaction et qui aujourd'hui sont imprimés pour la première fois. N'entrent pas dans cette édition les nombreux documents (ordres, rapports, transcriptions télégraphiques, etc.) pour la publication desquels le temps n'est pas encore venu et ne vien­dra pas de sitôt. Dans l'appréciation de la présente édition, on doit tenir compte de ce fait.

L.T.

  1. L'organisation militaire de notre parti a été créée en 1905 et a joué un rôle consi­dérable dans le développement du mouvement révolutionnaire dans l'armée. A la fin de mars 1906, une première tentative est faite pour coordonner le travail des cellules du parti dans l'armée et une conférence des « Organisations militaires » est convoquée à Moscou. Après l'arrestation de ses participants, cette conférence se réunit à Tammerfors pendant l'hiver de 1906. Après la révolution de février 1917, l'Organisation militaire étend son influence, au début à Pétrograd, puis au front (surtout au front du Nord et dans la flotte de la Bal­tique). Le 15 avril, paraît le premier numéro du journal la Vérité du soldat, qui devient l'organe central de l'organisation. Au Congrès des Organisations militaires, tenu le 16 juillet à Pétrograd, 500 unités sont représentées, comptant jusqu'à 30. 000 bolcheviks. L'Organisation militaire dirige les préparatifs de l'insurrection et désigne des camarades actifs au Comité militaire révolutionnaire de Pétrograd et ensuite au travail dans l'admi­nistration militaire (Podvoïski, Mekhonochine, Krylenko, Dzevaltovskiï, Raskolnikov et beaucoup d'autres).
  2. Le corps tchécoslovaque fut constitué en Russie tsariste de prisonniers tchèques ; après la révolution d'Octobre, il voulut « rentrer dans ses foyers » par la route de Sibérie et Vladisvostok.
  3. Vers mai 1922.