Armée et diplomatie

De Marxists-fr
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Deux questions troublantes sont posées en ce moment devant la France : quelle doit être l’organisation de notre armée ? — quelles doivent être, dans l’Europe militarisée, les relations de la République française avec les autres puissances ?

On dénonce de bien des côtés soit l’organisation, soit l’esprit de l’armée : c’est le général de Cools qui signale avec véhémence l’insuffisance professionnelle des cadres de réserve ; c’est Clemenceau qui accumule les preuves de l’esprit rétrograde qui règle dans l’armée toutes les nominations, toutes les promotions. Et on se demande avec quelque anxiété : Que vaudrait, aux heures de crise, une organisation militaire qui, au point de vue technique, est critiquée si vivement par certains chefs, et qui, n’étant pas animée du souffle démocratique et républicain, n’a pas en soi la force même de la nation ?

Et d’autre part, à propos de notre politique extérieure, les mêmes soucis nous pressent : Que valent les alliances si solennellement fêtées ? Quelles en sont les conditions ou explicites ou implicites ? Si elles ajoutent en apparence à notre sécurité, n’ôtent-elles rien à notre force, en affaiblissant encore le ressort démocratique et républicain de notre politique intérieure ?

À ces questions, le passé ne peut fournir une réponse décisive, car l’histoire ne se recommence jamais exactement. Notre pays a eu pourtant, dans les grandes crises de la Révolution, à résoudre des questions analogues, et peut-être les souvenirs révolutionnaires contiennent-ils pour nous quelques leçons. J’ai cru en entrevoir quelques-unes en parcourant ces jours-ci le livre très substantiel et très net qu’un jeune historien de talent, M. Gros, vient de publier sur le Comité de Salut public. Non que le livre soit tendancieux : mais ce sont les faits eux-mêmes qui parlent.

Or, au point de vue militaire, ce qui a fait la force de la Révolution, ce qui l’a sauvée, c’est que l’armée ne faisait vraiment qu’un avec la nation. Aujourd’hui, on s’imagine qu’on a une armée nationale parce que tous les citoyens sont appelés sous les drapeaux. C’est une illusion. La vérité est que toute la jeunesse de la nation est isolée de la nation. La vérité, c’est que, par l’esprit rétrograde qu’infiltre en elle le haut commandement, cette jeunesse est comme à demi retranchée du pays républicain, et qu’à force de la mettre au service du capital dans tous les conflits sociaux, les gouvernements font d’elle une sorte de corps étranger dans la démocratie en travail. L’armée est empruntée à la nation ; elle n’est pas la nation. Au contraire, sous la Révolution, l’armée était la nation elle-même, avec sa passion, avec son esprit, avec son idéal nouveau. De là une incomparable puissance.

Et, à cette première cause de force, s’en était ajoutée une autre : je veux dire l’intransigeance de la Révolution. Si, après avoir créé des intérêts nouveaux, après avoir abattu la féodalité et suscité, aux dépens du domaine ecclésiastique et féodal, de nouveaux propriétaires, la Révolution avait hésité ; si, pour ménager l’opinion des monarchies européennes ou même des républiques prud’hommesques comme étaient alors les États-Unis, elle avait louvoyé ou fléchi dans sa lutte contre l’ancien régime, elle était perdue, car elle aurait eu toujours contre elle l’hostilité systématique du vieux monde, et elle n’aurait pas eu pour elle l’irrésistible élan des intérêts nouveaux, des forces nouvelles.

Donc, si nous voulons, nous aussi, que notre organisation militaire soit vraiment forte, il faut d’abord que l’armée devienne absolument nationale, qu’elle soit mêlée à la vie quotidienne du pays, et qu’en tout Français le citoyen et le soldat ne fassent qu’un. Une armée vraiment républicaine et populaire, qui ne serait ni séquestrée ni soumise aux déprimantes influences de la réaction cléricale et capitaliste, serait, dans l’état présent de l’Europe, une force incomparable et invincible. — Et si la République française allait jusqu’au bout de sa mission et de son idée, si elle ne reculait point devant elle-même, comme effrayée par la grandeur de son ombre, si elle savait faire surgir de la liberté politique l’égalité sociale, si elle affranchissait tous les travailleurs, ouvriers et paysans, de la dîme capitaliste, si elle appelait enfin tous les spoliés, tous les opprimés, tous les serfs à la propriété souveraine, et si elle remettait le puissant outillage des armées modernes à un peuple réellement libre pour la première fois, animé à défendre contre l’univers la joie de vivre enfin révélée, quelle est la coalition triple ou quadruple qui pourrait avoir même la tentation de toucher à un aussi prodigieux ressort ?

Au point de vue précis des relations extérieures et diplomatiques, l’histoire de la Révolution nous montre que l’on peut concilier la fierté avec la sagesse et l’habileté. La Révolution a su tout à la fois affirmer très haut ses principes, et diviser ses adversaires en exploitant leurs défiances réciproques et leurs antagonismes géographiques ou historiques. Elle a déclaré à plusieurs reprises, quand elle eut échappé à l’imprévoyante direction des Girondins, que la République française pouvait conclure avec tel ou tel roi des arrangements particuliers, mais cela, à une condition absolue : c’est que la France suivrait jusqu’au bout, à l’intérieur, la politique révolutionnaire, et que les accords intervenus résulteraient d’une coïncidence des intérêts immédiats, et non d’une dépression ou d’une domestication de la République française.

Ainsi, il me paraît oiseux de discuter l’entente franco-russe en elle-même. Elle vaut selon les conditions exactes, avouées ou cachées, explicites ou implicites, qui la déterminent. Négociée par un gouvernement fier, démocratique et hardi, elle pourrait ajouter à la sécurité immédiate de notre pays et aux chances de paix sans entamer notre énergie révolutionnaire qui est notre vraie force indéfectible, celle-là, et supérieure à tout marchandage. Si elle s’accompagne au contraire d’une sorte de prostration intérieure de l’idée républicaine, si, consciemment ou inconsciemment, elle fait partie d’un système de réaction hypocrite, si elle menace de paralysie sourde le mouvement socialiste français, elle diminue et affaiblit la France, — ou plutôt elle la livre.

Les ministres responsables devraient dire au pays en quel sens, dans quel esprit ils ont négocié, si toutefois ils ont négocié. Pour nous, nous résumons notre politique d’un mot. Il n’y a qu’une France socialiste qui puisse porter l’armée nationale à son maximum de puissance. Il n’y a qu’une France socialiste qui puisse avoir aujourd’hui dans le vieux monde monarchique une diplomatie à la fois avisée et fière.