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A propos de « l'Etat et la Révolution »
Auteur·e(s) | Amédée Dunois |
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Écriture | 1 septembre 1921 |
Depuis quelques jours est mis en vente un important ouvrage de Lénine, l'Etat et la Révolution. On ne saurait trop en recommander la lecture — mieux que la lecture, l'étude — à tous les camarades du Parti qui prennent au sérieux le communisme.
Le communisme est un puissant mouvement historique auquel chacun de ses adhérents, chaque membre de l'Internationale, participe de toute sa force, prodiguant joyeusement pour la « Cause » son temps et son argent, son intelligence et son zèle, risquant son pain (et quelquefois le pain des siens), voire sa liberté, voire même sa vie dans l'assurance de la victoire finale. Mais le communisme n'est pas qu'un mouvement politique et social, c'est aussi une doctrine, et si intimement liée au mouvement qu'elle ne fait qu'un avec lui.
Cependant, il faut bien le dire, le communisme-doctrine a, pour la grande majorité des membres du Parti, moins d'attrait que le communisme-mouvement. Pour y trouver à redire, il faudrait ignorer que les hommes montreront toujours pour la vie, qui est action, plus d'inclination que pour les formules doctrinales qui l'interprètent
Mais les formules pourtant sont loin de mériter l'indifférence que semblent professer pour elles trop de camarades français. Elles ne sont pas que des « mots » : elles sont le mouvement lui-même ramené à ses lois générales, condensé par l'esprit, pour l'esprit, en idées claires et précises. Qu'on ne s'y trompe pas : ces formules doctrinales sont nos plus sûrs moyens d'action.
Il existe une science du socialisme dont aucun militant n'a le droit de se désintéresser. Il n'en a pas le droit parce qu'il participera d'autant plus intelligemment, d'autant plus efficacement au mouvement qu'il sera plus au fait des multiples questions — économiques, politiques, culturelles — que soulève chaque jour la technique du socialisme. Pour agir, il faut savoir ; et savoir, c'est avoir compris.
Pas d'obligation plus pressante, pour le Parti, que de vulgariser cette science du socialisme : le perfectionnement de la technique est à ce prix. La propagande est une chose ; l'instruction socialiste en est une autre, et d'un niveau plus élevé. La propagande agit en étendue ; l'instruction, en profondeur ; l'une s'adresse aux masses ; l'autre, aux individus, mais à des individus déjà sélectionnés et qui, noyés dans la masse, y joueront par la suite le rôle de ferments.
La force incomparable du parti bolchevik, avant la révolution de novembre, ne lui venait nullement du nombre de ses inscrits, — il était relativement faible, — mais de la qualité intellectuelle, mais du degré de culture et de conscience de chacun de ses adhérents. Ce parti était une grande école et ceux qui passaient par elle y apprenaient suffisamment le socialisme pour ne l'oublier jamais plus : ce sont eux qui, depuis quatre ans, forment l'armature inflexible de la République des Soviets, les cadre de cette armée rouge pour laquelle Morizet[1], l'autre jour, nous disait son admiration ; eux qui, depuis quatre ans, donnent à la dictature du prolétariat un contenu intellectuel et moral tel que Pierre Pascal, bolcheviste et croyant, a pu dire de la dictature qu'elle ouvre « une ère nouvelle non seulement dans l'histoire de l'édification sociale, mais encore dans celle des règles de vie. »
La IIIe Internationale s'est efforcée, dès le premier jour de son existence, de déplacer l'axe du mouvement socialiste dans tous les pays, de le transporter des chefs aux troupes, des états-majors raidis et fatigués aux masses. Son idéal, c'est que les militants communistes puissent tous, ou presque tous, à tour de rôle, accéder aux fonctions et aux responsabilités directoriales ; puissent tous, ou presque tous, à tour de rôle, occuper les emplois jusqu'ici détenus par un petit nombre d'individus, toujours les mêmes et qui finissaient fatalement par devenir étrangers aux préoccupations et aux besoins des masses. Un tel idéal n'est certainement pas irréalisable ; mais pour être réalisé il importe que le cercle des militants capables d'embrasser toute l'ampleur du problème social, toute la complexité du problème socialiste, s'élargisse incessamment. D'où la nécessité, l'urgence, de dispenser à tous l'instruction socialiste. Plus il y aura dans le Parti d'hommes utiles, je veux dire de militants instruits, moins il y aura d'hommes nécessaires, d'hommes soi-disant indispensables.
Le Parti communiste a déjà fait beaucoup en ce sens depuis Tours. L'Ecole du Propagandiste, instituée par la Fédération de la Seine, est un embryon plein de promesses. A côté d'elle, l'Ecole communiste-marxiste aspire évidemment à devenir, pour l'ensemble du Parti, ce qu'est l'Ecole du Propagandiste pour l'agglomération parisienne : elle n'y parviendra que lorsque des camarades de province, dans des conditions à déterminer, en pourront suivre aussi les cours. On sait combien la création du Bulletin de la Presse de province a contribué déjà à relever le niveau de nos hebdomadaires départementaux, si démunis et cependant si méritants. Inutile de dire, enfin, tout le bien que je pense de notre Bulletin communiste, de notre Bibliothèque communiste et, également, de la Revue de notre camarade Rappoport : Bulletin, Revue, Bibliothèque, avec encore des lacunes graves, mais qui seront comblées, concourent à nou smettre au courant des grandes questions de principe, de méthode, de doctrine que débat l'Internationale. Suivre attentivement le Bulletin et la Revue, ainsi que les publications de la Bibliothèque, est un devoir presque aussi impérieux que de participer à l'œuvre de secours de la Russie affamée.
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Je me suis laissé aller au fil de mes réflexions solitaires. J'écris loin de Paris et de ses agitations énervantes, dans un coin écarté de cette province française sérieuse et appliquée en toutes choses, où les militants que je rencontre n'ont qu'un cri : c'est qu'on les mette à même de porter au plus haut leur effort pour le communisme. Ils nous demandent de quoi lire, de quoi penser, de quoi faire lire et faire penser ; ils nous adjurent de ne pas négliger la province qui s'éveille, de ne pas méconnaître ces forces innombrables, mais incultes, qui attendent d'être réquisitionnées et mises en œuvre.
Qu'entendais-je donc en commençant cet article ? Simplement que je voudrais voir toutes les sections communistes mettre à l'étude, dès cet automne, le petit livre de Lénine. C'est un fait que, composé à la hâte, dans les semaines de fièvre qui précédèrent la révolution soviétique, l'Etat et la Révolution n'est pas d'un style aguichant, que la trame en est monotone et la ligne un peu sèche ! Ce que j'admire, c'est qu'en pleine tourmente révolutionnaire Lénine ait eu assez de domination sur elle-même, assez de maîtrise mentale pour pouvoir rédiger, sur la doctrine politique du marxisme le livre qui nous avait si longtemps manqué.
Les théories économiques et sociales du marxisme – théorie de la valeur, théorie du sur-travail et de la plus-value, théorie de la concentration capitaliste et de la prolétarisation, théorie de la lutte de classes et de la catastrophe finale, etc. - ont brillé d'un si vif éclat depuis un demi-siècle que les théories politiques en ont été jusqu'à ce jour comme rejetées dans l'ombre, tant et si bien qu'étatisme et marxisme, étatisme et communisme ont très longtemps passé, bien inexactement, pour synonymes.
* * *
Ils pouvaient le passer d'autant plus que les chefs éminents de la IIe Internationale, qui tous avaient le marxisme plein la bouche, n'ont rien négligé pour que la vraie doctrine politique de Marx restât sous le boisseau. C'est qu'aussi une pareille doctrine contrariait rudement la tactique légalitaire et pacifiste que ces que ces éminents chefs avaient réussi à faire prévaloir dans l'Internationale ! Lorsqu'on assigne comme but aux prolétaires, non plus le renversement violent du pouvoir politique de la bourgeoisie, incarné dans l'Etat bureaucratique et militaire, mais la conquête légale, électorale, graduelle des « pouvoirs publics », le mieux qu'on puisse faire, c'est de laisser dormir dans l'ombre, prudemment, la doctrine politique du marxisme. Qu'était cette dernière, en effet ?
Lénine nous montre qu'elle est restée immuable, dans son fond, depuis le Manifeste communiste (et même depuis la Misère de la Philosophie) jusqu'aux suprêmes interventions du vieil Engels. Pour les deux architectes du marxisme, l'Etat est tout autre chose que cet arbitre entre les classes que libéraux et démocrates se plaisent à faire voir en lui. Ce qu'il est ? Il est l'expression matérielle et brutale du pouvoir de la bourgeoisie : il est l'instrument même de la domination du capital. L'Etat ne se tient ni au-dessus ni à l'écart des conflits de classes. L'Etat, c'est la bourgeoisie elle-même dictant sa loi, imposant sa volonté au reste, non-bourgeois, de la société. Abattre la bourgeoisie comme classe , ce sera du même coup abattre l'Etat bourgeois, ce monstre multiface qui centralise et unifie en lui, au profit du capital, tous les pouvoirs de coercition, d'inhibition, d'oppression, jadis fractionnés, éparpillés et restreints. On ne peut concevoir l'existence de l'Etat sans celle de la bourgeoisie, et réciproquement.
Jamais Marx et Engels n'ont assigné comme but au prolétariat révolutionnaire la conquête de l'Etat, mais celle du pouvoir politique.
Ce n'est plus du tout la même chose. Sur les ruines de l'Etat bourgeois, le prolétariat érigera son propre pouvoir politique. Sur la forme que revêtira ce pouvoir, la pensée de Marx et d'Engels est allée sans cesse en se précisant à mesure que les révolutions du XIXe siècle et notamment la Commune leur apprenaient « qu'il ne suffit pas que la classe ouvrière s'empare de la machine de l'Etat pour la faire servir à leurs propres fins ». Elles leur apprenaient que si, dans la première phase de la révolution, – alors que subsiste encore l'antagonisme des classes, avec toutefois cette nouveauté capitale que désormais la classe ouvrière dispose à son tour de l'appareil de la force – c'est par la dictature que s'opérera progressivement le passage de l'ancien ordre de choses à l'ordre nouveau. Dans la seconde phase véritablement constructive, la classe ouvrière n'ayant plus à redouter les retours offensifs de la bourgeoisie vaincue, n'ayant, elle, ni à opprimer ni à exploiter personne, il se produira une sorte d'évanouissement, de paralysie rapide des fonctions gouvernementales qui se métamorphoseront en de simples fonctions administratives. Le pouvoir politique cessera alors de consister dans le gouvernement des hommes : il consistera au sein des libres communes et des libres nations fédérées, dans le gouvernement de la production et de l'échange, dans l'administration des choses. Autrement dit, le pouvoir politique disparaîtra comme auront préalablement disparu les classes, et parce que les classes auront préalablement disparu.
Tel est en gros l'enseignement politique du marxisme que Lénine nous fait suivre pas à pas de 1847 à 1896 à travers les étapes de son développement. On comprend qu'une semblable doctrine ait peu agréé aux marxistes offiçiels d'il y a vingt et trente ans, à ces opportunistes masqués qui s'évertuaient, eux, à répandre dans les masses une sorte de superstition de l'État et à dénoncer comme déviations anarchistes toutes les tendances hostiles au renforcement de la pseudo-« puissance publique », à la glorification suffrage universel, du parlementarisme, de toute la soi-disant démocratie[2]. Trente ans, sous leur influence, la classe ouvrière, au lieu de lutter contre l'Etat a lutté pour l'Etat, dans l'Etat. Sur le terrain politique comme sur le terrain économique, l'opportunisme démocratique, l'esprit d'éclectisme et de conciliation, avait emporté sur la conception révolutionnaire. Et Marx, une fois de plus, avait été vaincu par Lassalle.
La Révolution russe et la IIIe Internationale ont pratiquement et théoriquement restauré l'intégralité du marxisme. Marx avait salué dans la Commune. — où cependant petits-bourgeois et prolétaires s'étaient mêlés — le premier gouvernement de la classe ouvrière. Il verrait aujourd'hui, n'en doutons pas, dans les Soviets et dans le soviétisme, une approximation plus exacte encore, plus purement prolétarienne, de la forme que revêtira partout le pouvoir politique de la classe ouvrière au lendemain de la révolution sociale. Et il applaudirait les bolcheviks triomphants avec la même ferveur d'enthousiasme et de confiance qu'en 1871 les communards vaincus.
Le peu que je viens de dire du petit livre de Lénine donnera-t-il aux camarades du Parti et des Jeunesses le désir de le lire et de le méditer ? S'il en est ainsi, je me féliciterai d'avoir écrit cet article.
- ↑ André Morizet (1876-1942) alors maire de Boulogne et membre du PC. Rejoindra plus tard la SFIO.
- ↑ Il a manqué aux anarchistes, malgré les travaux de Kropotkine, une doctrine cohérente et scientifique de l'Etat, comme il leur a manqué, par ailleurs, une doctrine de l'antagonisme des classes. Mais ils ont une l'intuition très nette, très juste, que l'Etat doit être combattu sans merci, au même titre que la bourgeoisie.
Le syndicalisme révolutionnaire, en opposant à l'Etat non pas l'individu, mais l'organisation ouvrière, en faisant de celle-ci dès aujourd'hui un Etat dans l'Etat et contre l'Etat, a mieux qu'entrevu la vraie doctrine : il l'a pratiquée, vécue. (Note d'Amédée Dunois)