1934 : les « Léninistes » du PSOE

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Lorsque s’ouvre le 19 avril à la Maison du Peuple de Madrid le Ve congrès de la Fédération nationale des Jeunesses socialistes d’Espagne, l’observateur étranger peut légitimement se demander si l’on n’est pas en train d’assister à une répétition en terre ibérique de l’époque de 1920-1921 où la S.F.I.O. française et l’U.S.P.D. allemand passaient, avec armes et bagages et des centaines de milliers de membres à la cause de la révolution mondiale et à l’internationale communiste. Le journal des J.S., Renovacion, qui reparaît la veille du congrès, proclame l’approche inéluctable de la guerre civile et conclut son salut aux congressistes : « Vive l’insurrection armée du prolétariat ! Vive la Révolution sociale !». Dans les mêmes colonnes, le dirigeant sortant Rafael Castro assure qu’il « vote contre » une IVe Internationale. Dès les premières minutes du congrès, on adopte des télégrammes que l’on adresse au gouvernement français ainsi qu’au Populaire protestant contre « la persécution systématique dont est l’objet le camarade Trotsky » pour lequel d’ailleurs El Socialista du 20 avril réclame en première page le droit d’asile.

Ce spectaculaire congrès n’est qu’une étape dans un développement ouvert aux yeux du grand public par le tournant politique du dirigeant incontesté du P.S.O.E. Francisco Largo Caballero, tel qu’il l’a proclamé le 14 janvier 1934 devant les travailleurs de l’imprimerie :

« Il n’y aura aucune émancipation tant que le pouvoir restera aux mains de la bourgeoisie. Et pour réaliser cette transformation, il faudra le lui arracher.[...] Il faut préparer les masses à la révolution, spirituellement, mais aussi matériellement. La classe ouvrière doit comprendre que ce n’est pas avec des discours qu’on transformera la société capitaliste ».[1]

C’est au combat « classe contre classe « que le vieux tribun appelle ses camarades :

« Les ouvriers espagnols sont assiégés, sans espoir que d’autres forces viennent à leur aide ou qu’une brèche s’ouvre dans les rangs des assaillants. Parmi ceux qui nous assiègent se trouvent aussi les 1 F. Largo Caballero, Discursos a los Trabajadores, rééd. p. 158 républicains. [...] Il ne s’agit pas d’une lutte entre quelques patrons et quelques ouvriers isolés. C’est la classe capitaliste, d’accord avec ses partis politiques, qui tente de nous détruire. Nous devons nous en convaincre et nous préparer pour nous battre et pour vaincre ».[2]

Simples effets de tribune ? Démagogie pour enflammer les auditoires ? Le congrès des Jeunesses démontre déjà que ce n’est pas si simple. Le plus féroce des critiques contemporains de Largo Caballero, Mario de Coca, auteur de l’Anti-Caballero, parle d’une « avalanche rouge »[3] chez les ouvriers, mentionne « les signes bolcheviques qui étaient devenus le mot d’ordre unanime de l’immense majorité du prolétariat socialiste » et affirme qu’« au printemps de 1934 tout le prolétariat espagnol était dévoué corps et âme à l’esprit dynamique de la révolution » en reconnaissant qu’il y avait là « déjà une force en marche, un esprit avec sa vitalité propre que personne n’aurait pu retenir »[4],

Le présent article se propose d’éclairer le groupe des hommes qui ont voulu être en 1934 les interprètes de ce puissant mouvement de masses en même temps que ses dirigeants, et de préciser dans la mesure du possible sa « politique révolutionnaire « de 1934 dans la marche à cette insurrection d’octobre qui allait être à la fois un terrible fiasco et un germe d’avenir.

Le « noyau »[modifier le wikicode]

L’histoire, les intéressés et leurs adversaires ont attaché à ces hommes l’étiquette de « léninistes » et parfois de « bolchevisateurs ». Le paradoxe est qu’aucun de ses hommes n’a véritablement de lien avec la tradition bolchevique, ceux qui ont été les contemporains de la révolution de 1917 ayant été des adversaires conscients de Lénine et les autres étant à l’époque beaucoup trop jeunes pour s’être rattachés à son courant international.

Francisco Largo Caballero, porte-parole et patron du courant « bolchevisateur » est surnommé à l’époque le « Lénine espagnol ». Il n’a pourtant absolument rien du théoricien du bolchevisme. Cet ouvrier plâtrier qui a déjà 65 ans en 1934 — n’est pas un homme instruit: il n’a appris à lire qu’à l’âge adulte, dans le cadre de ses activités militantes précisément. Conseiller municipal à Madrid à partir de 1905, permanent syndical, membre de la direction de l’U.G.T., il a été, en tant que membre du comité de grève en 1917, condamné par un tribunal militaire à la réclusion perpétuelle, mais libéré l’année suivante avec son élection aux Cortes comme député du P.S.O.E. Sous la dictature de Primo de Rivera, il a été membre du Conseil d’Etat et a joué le jeu de l’arbitrage et des institutions de la dictature avec le ferme dessein de développer son organisation. Sous la République, il a été ministre du Travail dans les gouvernements républicains socialistes. C’est dans cette dernière expérience qu’il a sans doute puisé les premiers arguments pour son spectaculaire retournement qui se manifeste depuis le milieu de 1933, en particulier depuis son discours devant l’Ecole d’été des Jeunesses socialistes où il avait été invité au dernier moment.[5]

Disciple de Pablo Iglesias,[6] ce n’est ni un organisateur, ni un débateur, ni un grand orateur, mais les travailleurs se reconnaissent dans cet homme calme, sincère, dévoué et travailleur.

Quelques-uns de ses proches collaborateurs sont à son image des militants ouvriers solides et peu phraseurs, l’ouvrier du bâtiment Anastasio de Gracia, 44 ans, les métallos Enrique de Francisco, 36 ans, et Pascual Tomas, le typographe Wenceslao Carrillo et bien d’autres. Mais il a aussi un brain-trust d’intellectuels: Luis Araquistàin, qui a 50 ans, n’a jamais joué un rôle important de premier plan dans la vie politique, a vécu en Allemagne, où la République avait fait de lui un ambassadeur, la montée de Hitler et sa victoire sans combat.[7]

C’est dans une conférence organisée par les J.S. le 29 octobre 1933 qu’Araquistàin, parlant de l’« écroulement du socialisme allemand », a exprimé avec éclat le sentiment de beaucoup de militants sur la responsabilité des socialistes allemands dans cette catastrophe historique.[8]

Collaborateur de Largo Caballero, cet intellectuel espagnol classique est arrivé avec lui et sans doute un peu avant à la conviction que les socialistes espagnols devraient prendre le pouvoir ou disparaître comme leurs frères d’armes allemands. Son beau-frère, Julio Alvarez del Vayo, 43 ans, journaliste international et lui aussi diplomate expérimenté, l’ancien militant catholique et nationaliste basque, l’excellent journaliste Carlos de Baràibar, sont les autres personnages de ce groupe de conseillers aussi brillants que cosmopolites et peu familiers du mouvement des masses qu’ils n’ont jamais vues que de haut et de loin.

Le dernier cercle de l’entourage de Largo Caballero est formé par des militants de la jeune génération, dont certains sont issus de l’U.G.T. où ils occupent d’importantes responsabilités et dont d’autres ont été tout simplement nourris dans le sérail des Jeunesses, devenues depuis l’été 1933 le point d’appui le plus enthousiaste du vieux chef. L’ouvrier des transports Carlos Hernàndez Zancajo, 32 ans, jeune président du syndicat des ouvriers des transports, adversaire juré du syndicat « réformiste » des cheminots, l’employé de banque Amaro del Rosai, un Asturien de 30 ans qui vit à Madrid, l’instituteur de Pampelune Ricardo Zabalza, constituent la première couche. De tout jeunes arrivent cette année-là aussi, les étudiants José Laïn Entralgo, 24 ans et Segundo Serrano Poncela, 22, avec le fils de Wenceslao Carrillo, qui n’a jamais été autre chose qu’un militant politique, le jeune Santiago, 18 ans, qui s’est fait les griffes avec l’hebdomadaire des J.S. Renovaciôn, qu’il a dirigé de fait pendant plus d’un an et situé nettement « à gauche ».

Le projet d’insurrection[modifier le wikicode]

La période de l’histoire espagnole connue sous le nom de bienio negro (les deux années noires) a commencé par une défaite électorale du P.S.O.E. Mais une de ces défaites qui laissent un goût d’amertume et ne prédisposent pas à la résignation: les socialistes ont recueilli plus d’un million et demi de voix et obtenu deux fois moins de députés que les radicaux qui ont eu deux fois moins de voix. La fraude, la corruption, la menace, les violences ont faussé les résultats. Ce ressentiment, le sentiment d’avoir été floués s’ajoutent à la colère que provoque la volonté de la réaction d’utiliser sa victoire.

Le candidat à la dictature et à l’Etat national corporatif qui dirige la coalition des droites, la CEDA, a conscience, de son côté, de la précarité du résultat électoral. Convaincu qu’un gouvernement de la droite alliée au centre — l’unique solution qui ne comporte pas un appel quelconque à la gauche — provoquerait un rassemblement général contre elle, il se prononce pour un gouvernement du centre soutenu par les députés de la CEDA. Il expose le 19 décembre 1933 ce qu’il attend d’un tel gouvernement radical afin de pouvoir le soutenir : l’amnistie des militaires soulevés en 1932, la révision des lois sur la religion, la remise en question des lois de réforme agraire et surtout la suspension de l’application des lois sociales dans les campagnes. Il ne dissimule cependant pas qu’il s’agit pour lui seulement d’une étape transitoire et que, le moment venu, son parti réclamera le pouvoir qui lui revient, révisera la constitution et appliquera intégralement son programme.

C’est dans ces conditions que les dirigeants du P.S.O.E., parfaitement convaincus que Gïl Robles se préparait en effet à prendre le pouvoir et à détruire le contenu « progressiste » de la République qui était leur œuvre, jouèrent la carte de la pression sur les éléments modérés du camp de l’ennemi de classe et notamment le président de la

République Alcalà Zamora en brandissant la menace révolutionnaire qu’accréditait la combativité renouvelée de leur base. Ainsi que l’écrit Paul Preston, « la menace de la révolution avait le double objectif d’obliger Lerroux et Gïl Robles à réfléchir deux fois avant de réaliser leurs plans et à persuader Alcalà Zamora de la nécessité de convoquer de nouvelles élections ».[9]

La première réaction de la direction du P.S.O.E. est donc de désigner le principal danger dans l’ambition affichée de Gil Robles et de ses partisans d’implanter l’Etat corporatif — d’instaurer « le fascisme » — ce qui implique la destruction de la République et de ses lois. La seconde est alors d’appeler à se préparer à repousser « par tous les moyens » une telle entreprise. Et Largo Caballero annonce, un soir de décembre 1933 à Juan Simeôn Vidarte que Prieto et lui-même ont pris d’importantes décisions :

« Je crois que le moment décisif est venu. Nous n’avons pas d’autre issue que la révolution et notre devoir est de la préparer rapidement, sans perdre de temps, pour n’être pas dépassés par les événements et avoir tout le reste de notre vie à déplorer une passivité comme celle d’Otto Bauer… »[10]

En fait, comme il le précise dans le manifeste commun du P.S.O.E. et de l’U.G.T., il ne s’agit pas en réalité de préparer l’insurrection quoi qu’il arrive, mais seulement si la voie « démocratique » parlementaire demeurait fermée. Le texte proclame « sa ferme décision, quand l’heure sera venue, de remplir les devoirs que nous imposent nos représentants et nos idéaux ». La menace est conditionnelle : les socialistes se déclarent prêts à recourir à la violence révolutionnaire si se manifeste quelque intention d’instaurer le fascisme en Espagne, comme, par exemple, l’entrée au gouvernement de ministres de la CEDA. C’est dans ce cadre que sera votée la résolution commune de janvier qui décide du mouvement et instituée la commission spéciale, « comité révolutionnaire «, dirigé par Largo Caballero et Enrique de Francisco, chargée de la préparation concrète de l’insurrection éventuelle. Et, curieusement, à partir de ce moment, tout se passe comme la situation politique de l’Espagne était devenue un bloc immobile, comme s’il s’agissait seulement d’un chantage et d’une menace d’un Côté, de l’immobilisme de l’autre. La chute du gouvernement Lerroux, au mois de mai, la constitution d’un nouveau gouvernement du même type, sous la présidence de Ricardo Samper ensuite, montrent les hésitations des classes dirigeantes et même celles de Gïl Robles et de son état-major. Ce n’est qu’en octobre 1934 que la droite espagnole se décide enfin à revendiquer ce qu’elle estime son dû et, du coup, à prendre le risque de l’affrontement dont ses adversaires socialistes l’ont menacée avec l’espoir de ne pas avoir à le provoquer. Comment un tel tournant de la situation a-t-il été possible et quels facteurs l’ont facilité ? En d’autres termes, comment le chantage exercé sur la bourgeoisie espagnole par ceux qu’on appelait « les léninistes du P.S.O.E. » s’est-il retourné contre eux et les a acculés à une insurrection au moment choisi par l’adversaire ?

La Conquête de l’Appareil[modifier le wikicode]

C’est à peu près au moment où Largo Caballero prononçait son discours devant les imprimeurs syndiqués que commençait en secret la conquête, par Largo Caballero, Prieto et leurs amis, des différents appareils gravitant autour du P.S.O.E. et, au premier chef, de l’U.G.T. La décision est prise dans le secret du sommet du parti de passer à une insurrection armée dans le cas où le Dollfuss[11] espagnol et ses hommes accèderaient aux leviers de commande et placerait ainsi à la tête du pays les ennemis déclarés de la République, déterminés comme leurs homologues italiens, allemands et autrichiens — avec toutes leurs nuances — à écraser le mouvement ouvrier.

Il est nécessaire pour cela d’unifier le commandement ouvrier. Dans cette voie, le principal obstacle est la direction de l’U.G.T. dont le président est le professeur Juliàn Besteiro,[12] théoricien de la « droite » réformiste et non participationniste, adversaire de toujours du« révolutionnarisme », dont les deux piliers sont la fédération des travailleurs de la terre (presque 500 000 membres, le tiers des effectifs de l’Union) et celle des cheminots (plus restreinte avec moins de 50 000 membres). Rien n’est possible contre la fédération des cheminots, saignée à gauche par démissions et scissions, ni contre son appareil solidement tenu par Trifón Gómez. En revanche, la situation de la Federación Nacional de Trabajadores de la Tierra, présidée par son fondateur, Lucio Martinez Gïl, est précaire, car elle doit faire face à une offensive patronale forcenée et à une volonté de combat exceptionnelle de ses propres troupes. Martinez Gïl commet l’erreur grave de faire prendre position à sa fédération sans avoir consulté les fédérations de province qui sont prêtes à soutenir Largo Caballero dans le débat au sommet de l’U.G.T. Sous le feu des critiques publiées par l’organe central du P.S.O.E., El Socialista, la commission exécutive est obligée de convoquer une commission nationale et celle-ci désavoue la direction besteiriste, la remplaçant par une équipe nouvelle conduite par l’instituteur navarrais Zabalza. Ce changement dans la F.N.T.T. permet de faire basculer la majorité du comité national de l’U.G.T. du côté des largocaballeristes. Déjà, la commission exécutive de Besteiro avait en quelque sorte rendu inévitable la confrontation en publiant en circulaire — donc à un nombre important d’exemplaires — le texte de la résolution del Rosai qu’elle a repoussée et qui affirmait « la nécessité de l’organisation, d’urgence, avec le parti socialiste, d’un mouvement de caractère révolutionnaire national afn de s’emparer du pouvoir politique intégralement pour la classe ouvrière ». Désavoué, l’exécutif Besteiro démissionne. Anastasio de Gracia est élu président, José Dïaz Alor vice-président et Largo Caballero secrétaire général. Del Rosai, Hemàndez Zancajo et Zabalza font partie du bureau.[13]

Dans le même élan, l’aile « léniniste » réussit également à mettre la main sur l’Agrupaciôn madrilène du parti, une position névralgique jusqu’à maintenant tenue, avec l’appui de bureaucrates syndicaux, par le cheminot besteiriste Trifón Gómez, adversaire de ce qu’il appelle « les solutions faciles à imaginer parce que trop simples ». L’opération a été conduite par les jeunes socialistes de Madrid, derrière le député Carlos Hemàndez Zancajo. Avec lui, Santiago Carrillo, des J.S., et Rafael Henche, de l’U.G.T., se retrouvent dans le nouveau bureau après qu’une assemblée générale, dans une salle « faite » par leurs soins, ait voté un blâme pour l’équipe de Trifôn Gômez,[14] Largo Caballero et ses proches peuvent donc désormais miser sans réserve sur la commission mixte P.S.O.E.-U.G.T. spéciale présidée par Largo Caballero lui-même et dont Enrique de Francisco assure le secrétariat : c’est elle qui est chargée de la préparation de l’insurrection.

La dernière position des partisans de Besteiro tombe le 20 avril, avec la clôture du congrès des Jeunesses socialistes. Les besteiristes Mariano Rojo et Rafael Castro qui ont dirigé la fédération pendant des années sont écartés. C’est encore Hemàndez Zancajo, décidément homme-clé de ces préparatifs, qui prend la présidence: il avait été coopté quelques mois auparavant pour remplacer un dirigeant « réformiste » contraint de démissionner sous l’avalanche des critiques. Le pouvoir réel, on le saura bientôt, est en réalité entre les mains du tout jeune Santiago Carrillo qui est secrétaire avec José Lain comme adjoint, les autres membres de l’exécutif étant le trésorier Federico Melchor, José Cazorla, Segundo Serrano Poncela, le Valencien Leoncio Pérez et l’Asturien Juan Pablo Garcia. Avec les Jeunesses, c’est d’une base de masse homogène — 40 000 militants à cette date —, d’une véritable force de frappe, que l’aile Largo Caballero dispose désormais. Sont-elles absolument sûres ? Largo Caballero, accueilli par des transports d’enthousiasme au Métropolitain le 21 par les congressistes et militants madrilènes, semble en être convaincu. Pourtant la question semble pouvoir être posée: deux jours après leur congrès, et malgré la mise en garde très claire du secrétariat du parti, les J.S. se lancent, avec l’alliance ouvrière de Madrid, dans une action dont l’initiative provient du trotskyste Munis,[15] un appel à la grève générale de 24 heures qui vise à paralyser les efforts des partisans de Gïl Robles pour le gigantesque rassemblement qu’ils préparent à l’Escorial. La grève est un succès et l’acte d’indiscipline des J.S. n’a donc pas de suites.

Les perspectives politiques[modifier le wikicode]

Il n’est pas facile de dégager une ligne des discours ou articles de Largo Caballero et de ses disciples. La plupart des commentateurs insistent à juste titre sur le caractère vague des propositions du vieux chef que Preston résume avec un humour tout britannique: « Pour faire la révolution, il faut contrôler l’appareil de l’Etat. Si la classe ouvrière prenait le pouvoir, il fallait armer le peuple. Pour prendre le pouvoir, il fallait battre la bourgeoisie ». [16] Le même auteur souligne que des discours de Largo Caballero, dans les premiers mois de 1934, sont très éloignés de la situation politique concrète et qu’il n’insiste que sur un seul point qui semble, pour lui, dominer tout le reste : « la leçon qu’il fallait tirer de la défaite du socialisme européen était que seule la destruction du capitalisme pouvait en finir pour toujours avec la menace fasciste ». [17]

Mana Bizcarrondo, qui est l’une des personnes les plus compétentes pour l’analyse des positions politiques de ce courant, considère comme particulièrement intéressante la tentative de Largo Caballero de définir un modèle espagnol du socialisme marqué par la conviction que la situation révolutionnaire est créée autant par l’aveuglement des capitalistes que la conviction révolutionnaire des masses. Dans la partie « minimum » du programme, la socialisation doit selon lui toucher d’abord la grande industrie et les latinfundia, pour ne s’étendre aux petites entreprises qu’ultérieurement et sur leur demande expresse. Deux des conditions de cette politique de socialisation sont la nationalisation des banques — qui détruira la puissance du Grand Capital — et celle de la terre qui respectera la petite propriété mais favorisera les expériences collectivistes dans le but de convaincre. Mana Bizcarrondo souligne par ailleurs l’importance de la politique d’unification des organisations ouvrières, pour Largo Caballero, dans cette perspective.

Réfutant les appréciations inspirées par le conservatisme sur le « verbalisme » révolutionnaire, simple vernis de l’« opportunisme » chez le vieux dirigeant, l’historienne refuse aussi de réduire le largocaballerisme à un simple refet de la pression du mouvement ouvrier et paysan. Elle écrit à ce sujet :

« Il constitue à notre avis une valorisation précise du saut qualitatif que représentait pour le mouvement ouvrier organisé la lutte de classes dans l’ordre social et politique, engendrée par l’impuissance de la coalition républicano-socialiste face au bloc du pouvoir économique traditionnel, celui du grand capital et de la propriété agraire ».[18]

On trouvera une expression plus agitative des perspectives largocaballeristes dans la presse des Jeunesses socialistes et, en particulier dans cette période, dans leur hebdomadaire Renovación. On trouvera sans doute la même tendance à éviter l’analyse concrète et l’on constatera une propension à tirer, par exemple, des combats de Vienne, des conclusions extrêmement générales ou au contraire étroitement techniques plus que des considérations tactiques quant à la préparation de l’affrontement et à l’analyse d’une situation concrète.

Renovación est l’organe permanent de l’agitation générale en faveur de la voie révolutionnaire. La résolution déposée par José Lain, après son rapport politique au Ve congrès, souligne entre autres « la ferme conviction (des J.S.) quant aux principes de la révolution prolétarienne et que, dans la période actuelle, ils n’ofrent d’autre issue que l’insurrection armée de la classe ouvrière pour s’emparer complètement du pouvoir politique, instaurant la dictature du prolétariat » et « sa proposition que, dans le plus bref délai possible on arrive à une entente avec les organisations ouvrières politiques de classe sur la base de l’action commune pour ce mouvement insurrectionnel ».[19]

Pour « faire la révolution », l’unité des différentes tendances du parti est une nécessité. Mais cette unité n’est tout de même pas un impératit catégorique. Dans un article qui exprime le point de vue de la nouvelle équipe dirigeante, le 18 avril, Serrano Poncela, sous le titre « Crise de confiance » expose ses craintes, celles de ses camarades, que la vieille génération soit désormais incapable de prendre le pouvoir, d’instaurer la dictature du prolétariat et la marche vers le socialisme, dans la mesure où pèsent sur son esprit « tant d’années d’interprétations fausses, réformistes, de la tactique marxiste ». Il n’exclut certes pas qu’un homme du parti, ou un autre, se range au côté des jeunesses, mais, de toute façon, il prévient que « la nouvelle génération socialiste s’opposera à toute altération de la pureté marxiste dans son concept du pouvoir politique ». Surtout, l’organe des JS. met bientôt en avant la perspective de l’épuration du parti de ses principaux éléments réformistes. Renovaciôn attaque Besteiro pour son réformisme et ses prétentions au monopole théorique, mais aussi pour l’indiscipline larvée qu’il cultive dans ses expressions publiques. En septembre, la revendication d’épuration devient nette et ouverte: « C’est un devoir des masses socialistes de faire pression pour l’élimination de la fraction réformiste », qui est devenue une nécessité.

La discussion de juillet entre J.C. et J.S. permet de préciser la façon dont les dirigeants de ces derniers expriment la ligne en 1934 avec un dogmatisme gauchiste parfois saisissant. C’est ainsi que le jeune Carrillo explique tranquillement à ses camarades J.C. que le front unique en Espagne ne peut avoir qu’un seul programme, celui de la conquête du pouvoir politique. Il affirme avec énormément de sérieux qu’aucune lutte n’est digne d’être poursuivie si elle n’a pas un tel objectif : « Le prolétariat n’a rien à gagner dans des escarmouches ; il veut se battre pour une solution définitive ». Il soutient également qu’il n’existe en Espagne aucune tradition qui donne quelque crédit au mot d’ordre des « soviets » : pour lui, les « alliances ouvrières » seront, dans la révolution qui vient, aussi bien organes de lutte qu’organes de pouvoir.[20]

Relevons que, pendant cette période, la direction des Jeunesses socialistes continue à avoir une attitude fraternelle et même amicale avec les militants qui se réclament du trotskysme, dont plusieurs d’ailleurs vont collaborer à la revue théorique que dirige Luis Araquistàin, Leuiatàn. On relève aussi collaboration semblable, dans les colonnes de Renovaciôn, à côté d’articles élogieux ou de reportages enthousiastes sur les « réalisations » soviétiques dans tous les domaines, présentées comme le fruit du « modèle » soviétique de dictature du prolétariat avec lequel la seule distance marquée par les jeunes dirigeants socialistes est précisément l’affirmation qu’il n’existe pas de « modèle » exportable, ce qui signifie que l’Espagne doit trouver sa voie propre et son propre modèle dans la marche au socialisme.

Luttes partielles et lutte finale[modifier le wikicode]

En fait, bien que la question soit soulevée par les délégués des J.C. de manière un peu abstraite et schématique, un vrai problème se pose avec la question des luttes partielles qui va se traduire dans la véritable crise de la direction socialiste à propos de la question de la grève des ouvriers agricoles déclenchée par la F.N.T.T. — et de son écrasement par la répression gouvernementale.

On le comprend sans peine: l’état d’esprit des ouvriers agricoles après l’échec des partis ouvriers aux élections de 1933 est celui d’une volonté farouche de défendre leurs maigres acquis et les outils qui leur ont tant bien que mal permis de résister et au premier chef, le syndicat. Ecœurés de l’inefficacité de la direction ancienne face à l’offensive gouvernementale et patronale depuis le début du bienio négro, ils attendent désormais tout des révolutionnaires qui les dirigent. Au mois de mai 1934, sous le gouvernement Samper, la réaction fait adopter plusieurs mesures qui constituent des attaques directes contre la paysannerie pauvre : décret permettant de licencier des milliers de métayers, annulation des expropriations de terres effectuées après le pronunciamiento réactionnaire de Sanjurjo du 10 août 1932, droit restitué à l’employeur de fixer les salaires et surtout révocation définitive de la loi sur les territoires communaux qui permet aux grands propriétaires de faire appel à une main d’œuvre étrangère à la commune voire au pays lui-même. Dans le même temps, le ministère de l’intérieur donne toute son attention à la nécessaire destitution des municipalités socialistes — pour une raison ou une autre — ces dernières, par les secours qu’elles donnent à la couche la plus déshéritée de la population permettant de desserrer l’étreinte de la faim, donc d’aider la résistance des sans-travail... La presse dite d’information, comme la presse de droite, mènent en outre campagne pour encourager les patrons à n’employer que la main d’œuvre non-syndiquée et à briser ainsi dans les campagnes les éléments d’organisation et de force des « rouges ».

Le résultat — attesté par des témoins irréfutables — est tout simplement la faim dans les campagnes. On connaît la célèbre formule des propriétaires opposée à la demande de travail motivée par la faim : « Vous avez faim ? Mangez donc la République ! ». Elle résume le cynisme brutal d’une couche sociale particulièrement rapace mais sans doute acculée à de tels moyens pour préserver une domination chancelante. Le nombre des familles vivant en-dessous du minimum vital est certainement de l’ordre de 150 à 200 000. Les révocations de maires socialistes s’accompagnent d’interventions des forces de l’ordre au compte des propriétaires et de leurs agents contre les travailleurs et surtout les syndicalistes.

Paul Preston a résumé comme suit la politique parfaitement contradictoire menée dans cette situation, véritablement dramatique pour ceux qu’ils représentent, par les dirigeants de la Fédération Nationale des travailleurs de la terre :

« La riposte de la F.N.T.T. à ce déf est un exemple révélateur de la façon dont les socialistes récemment radicalisés réagissaient devant les agressions grandissantes des propriétaires. Après l’élimination de l’exécutif besteiriste, le 28 janvier, le périodique de la F.N.T.T., El Obrero de La Tienu, avait adopté une ligne révolutionnaire. L’unique solution à la misère de la classe travailleuse rurale, affirmait-il, c’était la socialisation de la terre. Pendant ce temps cependant le nouvel exécutif adoptait une politique pratique indistinguable de celle de ses prédécesseurs. Il adressait aux ministères du Travail, de l’Agriculture, de l’intérieur, une série de pétitions pour l’application de la loi du travail forcé-, des accords de travail, de la rotation stricte du travail et des dispositions relatives aux bureaux de placement, ainsi que des protestations contre la fermeture systématique des Maisons du Peuple. Tout cela se passait pendant la troisième semaine de mars. Comme aucune mesure n’était prise et que s’aggravait la persécution des travailleurs de gauche avec l’approche de la moisson, on envoya une pétition rédigée en termes corrects à Alcalà Zamora, qui n’eut également aucun résultat. La F.N.T.T. affirmait que des milliers de personnes étaient en train de mourir misérablement de faim, et rendit publique une liste interminable de villages, avec des détails, où on refusait le travail et où l’on agressait physiquement les membres des syndicats. » [21]

Quelle solution les responsables de la F.N.T.T. pouvaient-ils envisager ? L’échec des pétitions et des protestations ne démontrait que trop clairement que le gouvernement ne reculerait que contraint et forcé, c’est-à-dire devant une action. Mais quelle action pouvait-elle faire reculer le gouvernement ? Les ouvriers agricoles souhaitaient une grève générale dont ils ne doutaient pas qu’elle serait soutenue par les ouvriers des villes et marquerait cette « révolution » que leurs dirigeants célébraient quotidiennement comme la perspective proche. Mais la direction de Largo Caballero est résolument opposée à une grève générale des ouvriers agricoles et s’exprime en ce sens par la bouche de la commission exécutive de l’U.G.T. Il y a d’abord les arguments dits techniques, d’une part la difficulté d’organiser une grève générale qui demande une simultanéité alors que le travail dc la moisson ne se fait pas au même moment dans toutes les régions du pays, d’autre part les difficultés qu’une telle grève pourrait occasionner aux fermiers et métayers utilisant pour la moisson les services d’un ou deux journaliers. En réalité de tels arguments ne font que servir de couverture aux arguments politiques qui sont, eux, tout à fait nets. Les dirigeants de l’U.G.T. pensent qu’il est inévitable, étant donné l’attitude des propriétaires et du gouvernement, l’exaspération des travailleurs agricoles, que ces derniers en viennent à soutenir des affrontements violents. La répression gouvernementale rendrait nécessaire une riposte ouvrière impossible pour le moment et retarderait en outre au minimum très sérieusement les préparatifs d’insurrection en détruisant ses éventuels points d’appui dans les campagnes. La mise en garde est claire. Largo Caballero signifie aux dirigeants de la F.N.T.T. qu’ils ne peuvent escompter aucune aide des ouvriers d’industrie, et le comité « révolutionnaire » spécial P.S.O.E.-U.G.T. prévient toutes les organisations que le projet d’une grève générale des ouvriers agricoles n’a rien à voir avec le projet de « mouvement « qu’il est chargé de préparer.

Juan-Simeón Vidarte se souvient:

« J’ai assisté à une rencontre entre Largo Caballero et le nouveau dirigeant de la Fédération, Ricardo Zabalza. Il insistait pour qu’on évite la grève qui signifierait une catastrophe non seulement pour les travailleurs, mais pour les plans ultérieurs du parti, et comme la moisson ne se fait pas partout au même moment, mais dépendent de ce qui a été semé, du climat et autres circonstances, il proposait de lutter contre la baisse des salaires et la répression par des grèves partielles qui pourraient améliorer la terrible situation des travailleurs. Mais Zabalza ne se laissa pas convaincre et présenta le 24 mai le préavis de grève. En vérité, il avait procédé démocratiquement, et l’immense majorité des travailleurs de la terre, plus de 90 %, approuvèrent la déclaration de grève ». [22]

Pourquoi les dirigeants de la F.N.T.T., pourtant étroitement liés à Largo Caballero, se sont-ils engagés dans ce mouvement que celui-ci a combattu de toute son énergie ? Juan-Simeôn Vidarte, futur pilier du « centre » prietiste, lui aussi hostile à la grève, donne tout de même un témoignage très intéressant quand il note :

« Cette grève fut un mouvement insensé que nous n’avons pas pu affronter. Mais aucun des dirigeants socialistes n’était blanc de toute faute : les travailleurs de la campagne — en majorité des analphabètes — quand nous leur parlions d’une révolution possible, dans leur désespoir la prenaient déjà pour réalisée. [...] Le 1er mai de cette année fut célébré dans toute l’Espagne par un arrêt du travail général. La majorité des députés allèrent présider des grandes concentrations de nos forces en province. Là, les dirigeants de la Fédération des Travailleurs de la Terre étaient convaincus que leur grève était le signal de la grève générale et de la révolution sociale ».[23]

En ce qui concerne l’attitude de l’équipe dirigeante autour de Zabalza, il écrit :

« Dès qu’il eût pris possession du secrétariat général de la Fédération, Ricardo Zabalza commença à envoyer des manifestes et des instructions pour le moment à venir de déclarer la grève. J’eus souvent l’occasion de parler avec lui et je crois sincèrement que son idée n’était pas de prendre la direction du mouvement insurrectionnel ni d’en fxer la date, comme disait avec indignation Largo Caballero. Lui et ses camarades croyaient de bonne foi que le gouvernement, atterré par les proportions d’une grève paysanne, céderait à leurs revendications. »[24]

L’exécutif de I’U.G.T. ne pouvait finalement que constater le désaccord. Largo Caballero proposait d’étudier une tactique de grèves échelonnées suivant la date des moissons, par provinces et régions, que la F.N.T.T. repoussait. Il ne restait plus qu’à prendre acte de ce profond désaccord et la direction P.S.O.E.-U.G.T. laissa donc la F.N.T.T. s’engager dans un combat où ses dirigeants étaient prévenus que, quoi qu’il arrive, ils allaient rester isolés...

Tentant d’expliquer cette grave crise dans les rangs des largocaballeristes, Amaro del Rosai, à l’époque dirigeant du syndicat des banques et de l’exécutif de l’U.G.T., écrit que Zabalza était « personnellement très influencé par l’extrémiste de tempérament Margarita Nelken, également députée socialiste de la province de Badajoz et fortement impressionnée par la situation des paysans de cette province qui, comme ceux du reste de l’Espagne agricole et paysanne, subissaient les conséquences d’une répression déchaînée. »

[25]L’explication est faible : indépendamment de ses liens probables avec le P.C. à l’époque, Margarita Nelken ne faisait que subir le poids d’une pression de la base qui n’entraînait aussi les dirigeants syndicaux que parce qu’elle était réellement irrésistible. Informant la direction de l’U.G.T. qu’elle ne pouvait abandonner les paysans à la faim et à la répression, la direction de la F.N.T.T., réunie les 11 et 12 mai, décidait le début de la grève générale des ouvriers agricoles le 5 juin. La presse socialiste a publié des faits indiscutables qui expliquent un tel développement. A cette époque, dans la province de Badajoz, on compte 20 000 chômeurs et 500 travailleurs emprisonnés. A Fuente del Maestre, la Garde civile a tiré sur une manifestation de la faim, faisant plusieurs blessés, quatre morts et 40 arrestations. Dans la province de Toledo, alors que les salaires établis doivent être de 4 pesetas, 50 pour une journée de 8 heures, les propriétaires ne paient en fait pas plus de 2,50 pour la journée du lever au coucher du soleil...

C’est après une campagne d’information sur l’ensemble de ces faits, après une pétition solennelle adressée au ministre du travail le 28 avril et demandant simplement l’application des lois sociales existantes, que la direction de la FNTT lance le mot d’ordre de grève dont elle donnera préavis aux autorités conformément à la loi. L’objectif de la grève est double: d’une part améliorer les conditions de vie intolérables des ouvriers agricoles, d’autre part protéger les syndiqués et l’organisation contre la brutalité de l’offensive patronale. Les dix revendications présentées s’inscrivent dans cette perspective d’application des lois, d’aide aux chômeurs et d’application des mesures prévues et légales de réforme agraire. Les négociations sont commencées finalement avec le ministère du Travail quand les initiatives du ministre de l’lntérieur, Salazar Alonso, vont faire de cette trêve une épreuve de force.

Député de Badajoz, dont il représente les grands propriétaires, proche collaborateur de Cil Robles, le ministre de l’Intérieur, Salàzar Alonso, ne peut qu’être parfaitement informé des divergences, pratiquement publiques entre les dirigeants de l’U.G.T. Il ne peut pas ignorer que Largo Caballero a solennellement et énergiquement averti Zabalza qu’il n’y aurait de la part des ouvriers aucune action de solidarité avec une action qu’il juge pour sa part totalement irresponsable. Il sait donc qu’il a les mains libres pour écraser ce mouvement qu’anime la plus puissante des fédérations de l’U.G.T. et qui constitue un des bastions du socialisme « largocaballeriste ». Il prend donc un décret faisant de la moisson un « service public national » ce qui transforme la grève des ouvriers agricoles en « confit révolutionnaire » : toute réunion, manifestation, propagande même en liaison avec cette action subversive est déclarée illégale ; la censure s’abat sur la presse; la police ferme El Obrero de La Tierra, organe de la F.N.T.T. et des grévistes. Le groupe parlementaire socialiste interpelle vigoureusement le ministre et dépose une motion déclarant illégale le décret. José Prat Garcia, député d’Albacete la défend avec brio, dressant un impressionnant tableau de la situation des campagnes et affirmant la légitimité de l’action de grève de la F.N.T.T. Le ministre répond en expliquant que la grève est un acte révolutionnaire puisque les dirigeants de la fédération se réclament de la tactique préconisée par Largo Caballero « disant qu’il n’y a rien à faire dans le cadre de la légalité et que l’unique solution à la situation actuelle est la révolution » — Largo Caballero criant de sa place : « C’est faux !» — ce dont le ministre qui, « lui non plus ne veut pas de révolution », se félicite aussitôt.

Sur le terrain, le ministre de l’Intérieur déclenche les mesures d’exception soigneusement préparées avec les responsables des forces de l’ordre au cours des semaines précédentes. Toutes les personnalités socialistes ou seulement « de gauche » des régions concernées, de très nombreux avocats et beaucoup d’enseignants, sont immédiatement arrêtés ; parmi eux, plusieurs députés socialistes envoyés par le parti pour protéger les grévistes des coups et témoigner de l’action de la police : Rubio Herrera, député de Badajoz que le gouverneur prétendait expulser de sa circonscription, Lozano Ruiz, député de Jaen, ainsi que Carlos Hernàndez Zancajo lui-même, député de Madrid, arrêté, emprisonné à Pozuelo, puis ramené de force à Madrid sous escorte de Gardes civils. Dans de nombreux districts, les Gardes civils obligent sous la menace de leurs armes les ouvriers agricoles — des milliers sans doute — à monter dans des camions qui les transportent à des centaines de kilomètres de leur village et les abandonnent à leurs propres moyens. Pendant ce temps, d’autres camions amènent Portugais ou Galiciens affamés qui brisent la grève pour trois fois rien. Le décret donne pratiquement tous les pouvoirs au ministère et à ses forces de police; il ne s’en prive pas, les Maisons du Peuple sont fermées, les responsables arrêtés — les dirigeants de la grève condamnés, dans une procédure sommaire, à quatre ans de prison. Plus de 193 municipalités socialistes élues sont aussi révoquées et remplacées par des délégations formées de gens de droite et de patrons. Toujours à la recherche de la subversion, la police perquisitionne au local des J.S., saisit archives et correspondance, ferme le local et empêche la sortie du journal. Pourtant, la grève a lieu, presque totale dans les provinces de Jaen, Granada, Ciudad Réal, Badajoz et Caceres, selon Paul Preston, et très importante dans le reste du Sud. Del Rosai qui était hostile à la grève des ouvriers agricoles et la condamne toujours a posteriori, écrit :

« Les paysans se lancèrent dans la lutte avec un enthousiasme total. Indépendamment des considérations [critiques] que nous venons de faire, cette grève a été unique dans l’histoire de nos luttes et elle l’est aussi, sans aucune exagération, dans l’histoire du mouvement ouvrier international. La montée du mouvement révolutionnaire était parallèle à celle de la répression gouvernementale »[26].

Isolés, les grévistes des campagnes sont cependant voués à l’écrasement devant le déchaînement de la répression. Paul Preston résume : « Par son action déterminée et agressive, le ministre de l’Intérieur avait infligé un coup terrible au syndicat le plus nombreux de l’U.G.T. Il avait fait face aux menaces révolutionnaires de Largo Caballero et ainsi modifié profondément l’équilibre des forces en faveur de la droite ».[27] Del Rosai, ancien conspirateur devenu historien de l’U.G.T., écrit ce bilan particulier :

« La grève paysanne perturba considérablement les préparatifs du mouvement révolutionnaire. Les centres ouvriers fermés, des centaines d’arrestations ; quant aux éléments de défense qu’on avait réussi à se procurer, quelques-uns furent utilisés, mais le gros fut détruit dans la période de répression déchaînée par le gouvernement, Le ministre de l’Intérieur Salàzar Alonso avait gagné une bataille ».[28]

Un débat instructif[modifier le wikicode]

Il est intéressant de relever la façon dont a été interprétée la grève des ouvriers agricoles et l’attitude à son égard des dirigeants qui se voulaient les « léninistes » de P.S.O.E. Certains historiens ne trouvent pas aujourd’hui de mots assez sévères pour condamner comme « ultra-gauchistes » ou « irresponsables » les dirigeants de la grève — au même titre que Largo Caballero qui les condamnait aussi. C’est le 31 juillet que se déroule le débat sur la grève et la lourde défaite qui l’a suivie. L’accusation contre Largo Caballero est soutenue par un jeune militant qui représente la Fédération des travailleurs de l’enseignement, Ramón Ramirez : les enseignants, ces « prolétaires instruits du village », comme écrivait autrefois Marx, sont au carrefour entre le mouvement ouvrier et le mouvement paysan, les mieux placés pour avoir ressenti l’isolement des paysans comme une erreur grave pour ne pas dire plus. Rarnirez reconnaît bien volontiers que Largo Caballero avait prévenu Zabalza en prédisant la défaite de la grève. Mais, à partir du moment où Zabalza a constaté qu’il n’avait d’autre issue que de suivre ses troupes et a donc déclenché la grève en conséquence, les prédictions antérieures de Largo Caballero et de l’U.G.T. étaient peu importantes en regard de l’enjeu, et c’est finalement délibérément qu’ils ont choisi d’assister sans autre résistance que des proclamations, au démantèlement de leur syndicat le plus important.

La réponse de Largo Caballero ne souffre pas la moindre ambiguïté. Il s’en prend avec beaucoup de violence à ce qu’il appelle l’« extrémisme », d’autres diraient le « gauchisme », de son jeune critique, dont la ligne, dit-il, ne pourrait que reproduire en Espagne en 1934 la défaite subie en 1917. Aux textes de Lénine dont le jeune enseignant a émaillé, selon l’usage à l’époque, son intervention, le vieux leader répond brutalement non seulement qu’il ne se conformera jamais dans l’action à ce qu’a préconisé dans d’autres circonstances un théoricien, qu’il s’agisse de Lénine ou d’un autre, mais aussi que l’Espagne de 1934 n’est pas la Russie de 1917, que le prolétariat n’est pas armé, que la bourgeoisie est plus forte qu’en Russie, et que Lénine n’a jamais .préconisé les « aventures révolutionnaires » qu’auraient signifié une solidarité agissante avec les travailleurs de la terre.

Il allait appartenir aux Jeunes socialistes de continuer à couvrir de phrases gauches et révolutionnaires la terrible défaite des ouvriers agricoles en juin. C’est une véritable théorie nouvelle que le jeune Carrillo assène à ses interlocuteurs des J.C. sur « réformes et révolution », « grèves partielles, grève générale et insurrection », à propos précisément de la grève des ouvriers agricoles. Il déclare :

« Nous affirmons que, de façon générale, on ne peut plus réaliser de revendications réformistes. A notre avis, une lutte pour des réformes ne peut être menée au sein de la démocratie bourgeoise [...] mais quand les pouvoirs publics prennent une configuration dictatoriale et jettent ouvertement toutes leurs forces du côté des patrons, alors il n’y a plus de possibilité d’obtenir des réformes. Telle est la situation de notre pays. Le pouvoir public ne cèdera rien sous la pression des organisations. La majorité des confits ont démontré que la grève générale était pour le prolétariat un outil ébréché. Prenons l’exemple de la grève des paysans. C’est peut-être la grève lancée pour des améliorations où il y a eu le plus de violence employée dans notre pays et depuis longtemps. Pourtant, bien que l’on ait obtenu quelques succès locaux, la grève des paysans a été une défaite, quoique transitoire. [...]. Les paysans ont fait un grand sacrifice pour obtenir très peu, parce qu’il aurait fallu, pour que leurs revendications l’emportent, que la lutte se déroule sur l’objectif de la conquête du pouvoir »[29]. 29

Le besteiriste Mario de Coca n’invoque pas, lui, la lutte pour la conquête du pouvoir, mais son réquisitoire contre l’esprit du temps dans les rangs du P.S.O.E. a des accents très proches. Citons-le :

« En juin l’exécutif de la Fédération des travailleurs de la terre lança les paysans dans une grève-suicide, alors que le pouvoir public avait organisé un appareil policier formidable pour l’écraser. Les ouvriers agricoles subirent une féroce répression [...] la Fédération fut mise hors de combat et ne put donner en octobre de signes d’existence. L’Association des Arts de l’imprimerie perdit aussi une bataille importante en lançant la grève des imprimeurs à cause de quelques licenciements effectués par le quotidien ABC. Les journaux de droite réorganisèrent leur main d’œuvre ouvrière hors du contrôle des organisations socialistes et, pendant la révolution d’octobre, ne furent publiés que les quotidiens de cette tendance, les journaux républicains soufrant en revanche de la grève ».[30]

En fait, les arguments de ceux qui croient que les grèves — partielles ou générales — et, plus généralement toute action ouvrière qui n’est pas l’insurrection, ne pouvaient que renforcer l’ennemi de classe et faciliter son action, passent sous silence des éléments qui les démentent cruellement dans cette période. Ainsi, à la suite de la grève entreprise à Saragosse par la C.N.T. pour que le projet de loi d’amnistie concerne également ses militants emprisonnés, la répartition des quelques 20 000 enfants de grévistes dans des familles de Barcelone et de Madrid manifesta toute la profondeur du sentiment ouvrier de solidarité, démontra aussi qu’il était, dans cette période, possible d’« exercer des pressions » et de remporter des victoires partielles De même, les travailleurs de la construction dirigés par de Gracia — et les métallurgistes — présidés par P. Tomas, les seconds en dépit d’un lock-out décrété par les patrons, obtiennent la semaine de 44 heures et une augmentation des salaires. Del Rosai écrit que ces deux grèves, ainsi que celle, battue, des ouvriers de la presse, auraient « contribué aussi à perturber les travaux préparatoires au mouvement et à affaiblir ses potentialités révolutionnaires »... alors qu’ils incarnaient le mouvement même de la classe dans lequel se soudait réellement, dans la solidarité agissante, l’unité du front ouvrier qui passait alors en Espagne par l’action commune avec la C.N.T.

On peut en dire autant d’une autre « action partielle « qui ne visait pas non plus à « prendre le pouvoir » — une proposition de la Izquierda comunista reprise à son compte par l’Alliance ouvrière de Madrid et confisquée après son succès par les J.S. —, la grève du 22 avril contre le rassemblement de l’Escorial, combattue par les dirigeants madrilènes du P.S.O.E. et que ce dernier ne tenta pas d’utiliser alors même qu’elle provoquait la chute du gouvernement Lerroux et son remplacement par Samper.

On est frappé ici, chez les « léninistes » du P.S.O.E., de leur totale absence d’effort pour une analyse concrète du moment, de leur passivité dans l’attente de l’heure H du « Grand Soir». Munis, délégué de la Izquierda comunista de Madrid, rapporte qu’à ses propositions d’étudier les moyens de manifester la solidarité ouvrière aux paysans en grève, les délégués P.S.O.E. rétorquaient à l’alliance ouvrière que la grève était l’affaire des seuls paysans, que le moment d’agir n’était pas venu et qu’il ne fallait surtout pas donner au gouvernement un « prétexte » pour fermer la Maison du Peuple. Le schématisme infantile de ceux qui croient qu’une révolution peut se faire au sifflet manifestait au grand jour son impuissance. Laissons un instant la parole à Munis, rappelant le contenu de son intervention à la réunion de l’Alliance ouvrière, dans la soirée du 4 juin, à la veille du début de la grève des paysans, avec la conviction qu’il avait qu’un appel à la grève de solidarité couplé avec l’exigence de la démission du gouvernement et de la dissolution des Cortes aurait pu créer les conditions d’un vrai tournant politique et inciter la bourgeoisie à renoncer à son projet d’amener la C.E.D.A. au pouvoir. Munis disait :

« Le gouvernement Samper résulte de l’indécision entre révolution et réaction. L’attaquer est la seule possibilité de faire pencher la situation en notre faveur. Nous ne pouvons pas avoir d’occasion meilleure. Ce gouvernement est incapable de résoudre un important confit, si on ne lui facilite pas les choses en fuyant la bataille. Il le sait et il espère être chassé par la gauche ou par la droite. La possibilité s’offre de lui porter des coups simultanément à la campagne et dans les villes. Il ne survivrait pas à une attaque concentrique; mais il sera assez fort pour vaincre les paysans s’ils sont isolés. L’impression que produirait dans les masses une défaite et l’affaiblissement consécutif, amèneraient un tournant à droite dans la composition du gouvernement. Le prolétariat perdrait l’alliance des paysans, qui ne se relèveraient que lentement après leur défaite. Samper cèderait vite son poste à un gouvernement Lerroux-Gïl Robles. Il y a maintenant 100 000 paysans en grève. Si nous les laissons seuls, le gouvernement concentrera contre eux les forces de répression ; se voyant abandonnés, ils perdront leur combativité. Battus, les paysans ne seraient plus une force pour la révolution et le Gouvernement aurait toute liberté de concentrer ses forces contre le prolétariat. La contre-révolution aurait gagné une importante bataille. Elle pourrait battre le prolétariat isolément, certaine qu’il ne trouverait pas d’appui dans les campagnes. Au contraire, si cette nuit nous déclarons quarante-huit heures de grève d’un bout à l’autre de la péninsule, les travailleurs de la campagne se sentiront forts et certains de l’appui du prolétariat. Barcelone suivra notre exemple et, le lendemain, Séville, Bilbao, Saragosse, les Asturies, etc. Au lieu de 100 000, il y aurait demain 150 000 paysans en grève, après-demain 200, 300 000 au bout de quatre jours. Ce gouvernement débile, attaqué de tous côtés, devra diviser ses forces. L’unité d’action entre ouvriers et paysans élèvera à son maximum la capacité nationale de lutte révolutionnaire et obligera la réaction à reculer. Limitées dans le temps, les grèves de solidarité dans les villes n’ont que peu de chance d’échouer. Elles auront atteint leur objectif avant que le gouvernement commence à organiser leur écrasement. Prenant appui sur les diverses villes, les paysans se sentiraient constamment appuyés et soutenus. Cette action est décisive pour la marche ultérieure de la révolution. C’est une action politique de laquelle dépendra, dans l’étape immédiate, la question de savoir si c’est la bourgeoisie ou le prolétariat qui a l’offensive. En cas de défaite des paysans, on ne peut espérer que des défaites ultérieures du prolétariat. Samper sera le marchepied du gouvernement fort que la réaction espère. Par ailleurs, seul le prolétariat peut donner son expression et sa densité politique au mouvement des paysans.

Lançons les mouvements de solidarité aux cris de “Vive la grève des paysans ! A bas le gouvernement Samper ! Dissolution des Cortes contre-révolutionnaires !” ».[31]

On comprend le silence fait par les historiens liés aux courants qui ont, quelles que soient leurs raisons, combattu, voire calomnié, la grève des ouvriers agricoles : la position développée ci-dessus par Munis n’est ni une position dogmatique et simpliste, ni un acte de foi. Elle repose sur une analyse concrète et formule malheureusement des prophéties qui ont été totalement vérifiées en ce qui concerne la suite des événements si elle n’était pas écoutée. Car le gouvernement Samper, après le succès remporté dans les campagnes, sera enfin le marchepied du gouvernement « fort » espéré par la réaction — le gouvernement avec des ministres de la CEDA que les classes dirigeantes formeront quand elles auront jugé le moment venu de mettre les socialistes au pied du mur, avec toute la force que leur aura donné à ce moment-là l’expérience de juin...

La position défendue ci-dessus par le porte-parole de la Izquierda comunista ne rencontra que le soutien des représentants de la Fédération du tabac et des « syndicats de l’Opposition » exclus de la C.N.T., et les délégués socialistes demandèrent un délai de 24 heures. Mais, le délai écoulé, ils s’opposèrent fermement à toute action même limitée de solidarité avec les paysans en grève. Munis a-t-il raison quand il suggère qu’une telle initiative signifiait en fait une rupture avec la légalité républicaine bourgeoise, qui les emplissait de terreur ? Nous ne le pensons pas et il nous semble même que le problème des liens qui subsistaient entre le parti, dont les « léninistes » se croyaient ou se disaient les maîtres, et le système institutionnel espagnol avaient conservé toute leur force, même pendant cette période de préparation de l’insurrection et de « lutte exclusivement pour le pouvoir », comme le répétait le jeune Carrillo.

Un lien préservé avec la bourgeoisie : Prieto[modifier le wikicode]

La grande querelle qui commence, à partir de 1935 et traverse les années de la Révolution et de la guerre civile, pour se prolonger dans l’exil et se poursuivre par personnes interposées, entre Largo Cabaltero et Indalecio Prieto, a parfois singulièrement occulté aux yeux de certains la signification de la présence de ce dernier et de ses partisans les plus proches, comme Juan Simeon Vidarte, dans l’équipe dirigeante du P.S.O.E. au temps où on la voit sous la forme des «léninistes du P.S.O.E. ». On sait qu’adversaire n° 1 de Largo Caballero dans le parti de 1935 à 1937, Prieto se fit ensuite le champion de l’alliance plus modérée du Front populaire avec le parti communiste avant de devenir, en liaison avec les gouvernements démocratiques de l’Occident, en qui il plaçait sans doute quelques illusions, le principal champion de l’anti-communisme dans le parti socialiste espagnol.

On se tromperait pourtant lourdement en voyant dans les parties les mieux connues de son itinéraire politique retournements et palinodies. La conduite politique d’Indalecio Prieto fut, au contraire, d’une cohérence et d’une continuité exceptionnelles. Edward Malefakis, qui lui voue une admiration sans doute parfaitement sincère, écrit au sujet de ses années de formation :

« Cette prédisposition précoce à préférer l’activité politique à l’activité syndicale, à collaborer avec les groupes républicains plus qu’avec les groupes non socialistes de la classe travailleuse, son intérêt pour des concepts comme celui de démocratie parlementaire authentique, associés plus spécifiquement à la bourgeoisie progressiste qu’aux socialistes, ont caractérisé Prieto tout au long de sa carrière politique. De telles prédispositions, s’ajoutant à sa tendance à peu apprécier l’idéologie et à agir sur la base des réalités sociales et politiques existantes à tout instant, le désignent clairement comme un social-démocrate. Prieto est apparu comme socialdémocrate à un moment où son parti suivait une politique socialdémocrate et c’est pour cela qu’au début il n’y eut pas de confits ».[32]

Mais, comme l’admet très honnêtement Edward Malefakis, c’est parce que Prieto n’a ultérieurement pas cessé d’être social-démocrate, alors que son parti changeait par la force des choses, que ces confits ont commencé. La question qui se trouve posée en tout cas à propos de Prieto dans le cadre de cet article est de déterminer quelle fut l’attitude exacte de ce « social-démocrate » vis-à-vis de la ligne défendue alors par « les léninistes du P.S.O.E. » et les raisons qui expliquaient cette attitude.

Analysant le fameux discours que Prieto prononça à l’été de 1933 à Torrelodones devant les stagiaires de l’école d’été des Jeunesses socialistes, Malefakis fait l’analyse suivante :

«Dans ce discours, il acceptait la validité psychologique et morale de la radicalisation qui avait commencé, mais repoussait la conclusion selon laquelle elle devait conduire à un changement dramatique dans la politique socialiste, au cours duquel on abandonnerait la collaboration avec la République bourgeoise progressiste en faveur d’une politique sociale révolutionnaire qui conduirait à l’instauration d’une dictature du prolétariat».[33]

Et l’historien américain de relever ce qu’il appelle l’ambiguïté de la position de Prieto à ce moment :

« Prieto n’argumentait pas sur la base d’un échec probable de toute tentative révolutionnaire. [...] Il affirmait qu’une révolution pouvait triompher, mais que sa victoire n’en vaudrait pas la peine pour la République ni pour les socialistes, étant donné ce qu’elle coûterait et ce qu’en seraient les conséquences».[34]

Malefakis souligne à ce propos la double mission de Prieto pendant la période qui nous intéresse — de la décision de préparer conditionnellement l’insurrection, si la droite arrivait au pouvoir, position qu’il avait formellement approuvée, jusqu’à la veille de la révolution d’octobre. Le dirigeant basque a en effet un double rôle. Il continue d’être le véritable animateur du groupe parlementaire et il est le principal agent de liaison entre le comité insurrectionnel et les fournisseurs d’armes ainsi que les militaires éventuellement associés à un soulèvement.

En ce qui concerne le rôle de Prieto aux Cortes, Malefakis écrit :

« Bien qu’il ait nourri bien des doutes, il s’abstint d’attaquer cette politique (la « ligne révolutionnaire ») et, au lieu, concentra tous ses efforts dans la double tâche de bloquer les excès de la droite de façon à ce qu’on puisse conserver le statu quo et éviter la révolution, et de créer les meilleures conditions possibles pour la victoire de celle-ci si elle devait malgré tout éclater ».[35]

Et c’est bien ainsi qu’il faut évidemment interpréter l’infatigable activité de Prieto au Parlement ainsi que la fameuse déclaration qu’il prononça le 7 février disant aux Cortes qu’il ne verrait lui-même aucune autre solution que la révolution si l’offensive continuait contre les conquêtes sociales des années 1931-1933 :

« Quelle que soit la sévérité et la gravité de la rigueur dont nous menace M. Lerroux, face aux efforts et à la trahison qui détruisent et annihilent l’essence même de notre Constitution, notre devoir, je le répète, c’est la révolution, avec tous les sacrifices, avec toutes les tristesses et amertumes des châtiments dont on nous menace».[36]

Aveu imprudent comme affirment certains ? Certainement pas. Confidence calculée, oui, appel du pied du vieux parlementaire à ses collègues : « Même moi, je ne peux plus retenir ce mouvement, cessez de mener la politique du pire ! ». Et les « amertumes, tristesses et sacrifices » dont il enveloppe la menace de la révolution sont, de toute évidence, plus adressés à l’honorable assemblée qu’aux foules qui vont défiler le 1er mai. Dans la décision de déclencher la révolution au cas où la CEDA parviendrait au pouvoir, le P.S.O.E. s’est bien gardé de couper les ponts.

Largo Caballero parle de révolution, et son collègue Prieto essaie d’effrayer les parlementaires avec cette menace brandie par son propre parti, à laquelle il ne croit guère — Malefakis en est convaincu — et qui ne l’enthousiasme vraiment pas !

Peut-on cependant suivre Malefakis jusqu’au bout et estimer avec lui que Prieto cherche « les meilleurs conditions possibles pour la victoire de la révolution au cas où celle-ci éclaterait malgré tout »,[37] — et malgré tous ses efforts pour convaincre la bourgeoisie d’éviter cette éventualité ? Si l’on entend par là une « révolution » au sens où les Jeunesses socialistes de l’époque entendent « la prise du pouvoir » il est clair que non. Mais Prieto, avant d’être ministre de la République, a fait partie au début des années 30 du « comité révolutionnaire ». Il sait, mieux que personne, qu’il y a révolution et révolution. Celle qu’il accepterait au besoin serait celle qui balaierait les agressions revanchardes des oligarques, rétablirait le régime parlementaire et la possible collaboration dans une ère de réformes — et pour celle-ci, il peut effectivement trouver des appuis dans l’armée, notamment parmi les officiers francs-maçons hostiles à la CEDA et à la conspiration de leurs confrères intégristes. C’est dans la même perspective que dans un autre discours fameux, prononcé le 4 février au cinéma Pardiiias de Madrid, il trace la seule esquisse jamais publiée avant l’insurrection, du programme de celle-ci, dont on notera, avec Malefakis encore qu’il se garde bien de défendre une socialisation totale qui « rejetterait les bourgeois progressistes dont il considère que l’appui est nécessaire pour le succès de la révolution ». Faut-il considérer, avec cet historien que « la politique de Prieto qui cherchait à garantir à la révolution l’appui des groupes bourgeois insatisfaits échoua » et qu’échoua aussi « l’orientation purement ouvriériste » que Largo Caballero avait voulu donner aux préparatifs ?[38] Ce n’est possible qu’à travers une vue manichéenne et une analyse simpliste qui oppose en cette période deux hommes qui, en réalité, se complètent, et, de fait, se partagent le travail.

Nous en voulons pour preuve une anecdote rapportée dans ses mémoires par Juan-Simeôn Vidarte. Lors de la discussion en commun par les deux exécutifs, P.S.O.E. et U.G.T., du projet d’insurrection dont Largo Caballero souligne le caractère « nettement socialiste » ; Amaro del Rosai prend la parole pour souligner l’incompatibilité qu’il voit pour sa part entre la participation à la direction d’un mouvement « nettement socialiste » et l’appartenance à la franc-maçonnerie où se trouvent également des éléments, comme les radicaux lerrouxistes, qui sont les pires ennemis de la classe ouvrière. Vidarte, lui-même franc-maçon, interpelle Largo Caballero : « Comment allez-vous faire maintenant, Prieto et vous, après la décision que nous venons de prendre, pour continuer à conspirer avec des généraux et des militaires maçons comme Cabanellas, Nuiiez del Prado, Mangada, Riquelrne, Gonzàlez Gil et tant d’autres »... Largo Caballero, si l’on en croit Vidarte, se contente de sourire, disant qu’il ne faut pas exagérer la portée de la décision laquelle n’interdit pas le contact avec les francs-maçons.[39] Ecrivant ses mémoires, l’ancien secrétaire du P.S.O.E. ferraille encore contre le souvenir d’Amaro del Rosai et, tout en admettant que le ministre de l’intérieur, Salàzar Alonso, était francmaçon, assure combien son action de l’époque souleva le cœur de ses frères en maçonnerie.[40]

Nous n’irons pas plus loin sur ce point. Aucun des chefs militaires d’une importance quelconque mentionnés dans la conversation citée plus haut ne s’engagea le moins du monde en octobre 1934 et les officiers et sous-officiers engagés dans le complot en furent totalement paralysés, comme on sait, laissant totalement isolés à Madrid, par exemple, les groupes de choc de jeunes socialistes. Trois jours avant la formation du nouveau gouvernement, comportant cette fois — la provocation était évidente — trois ministres de la CEDA, le 1er octobre, le socialiste et franc-maçon Fernando De Los R’i’os lança un ultime appel au gouvernement et aux organisations des classes dirigeantes pour qu’elles cessent de précipiter les socialistes dans l’illégalité, suggérant au Président de la République d’appeler les socialistes à faire partie d’un gouvernement qui aurait eu pour mission de préparer de nouvelles élections. Pendant trois jours, les membres du « comité révolutionnaire « autour de Largo Caballero, réunis dans l’appartement de Prieto, vont attendre ... la réponse d’Alcalà Zamora — et Caballero refusera de croire que ce dernier a pris des ministres de la CEDA tant qu’il ne l’a pas lu de ses yeux dans la Gaceta.

Le 1er octobre, mis en minorité à la commission exécutive sur une proposition de soumettre le groupe parlementaire à l’autorité de la direction du parti, Largo Caballero démissionne de la présidence et l’exécutif revient sur toutes les décisions prises: seule la décision de passer à l’insurrection et l’échec de celle-ci vont remettre à plus tard un confit inévitable depuis que la vie politique, leur propre passivité et leurs propres illusions avaient placé les dirigeants socialistes le dos au mur et face à leurs propres engagements. On connaît la suite.

Vapeur, cylindre et piston[modifier le wikicode]

Trotsky, qui se fit l’historien d’une révolution qu’il avait contribué à conduire à la victoire — ce qui lui donne une certaine supériorité sur nombre d’auteurs ou acteurs cités ci-dessus — relève dans sa préface de I’Histoire de la Révolution Russe que « le trait le plus incontestable d’une révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques ». Après avoir indiqué au passage: « Qu’il en soit bien, ou mal, aux moralistes d’en juger », il poursuit en indiquant qu’il n’ignore nullement le rôle des partis et des leaders :

« Ils constituent un élément non autonome mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant, le mouvement ne vient ni du cylindre, ni du piston, mais de la vapeur ».[41]

Il semble bien qu’aucun des prétendus « léninistes du P.S.O.E. » de 1934, anciens réformistes convertis sur le tard ou néophytes à l’enthousiasme sommaire, la théorie courte et l’argumentation d’autorité facile, n’ait, sinon lu, du moins compris et fait sienne cette analyse élémentaire. Sauf les malheureux dirigeants de la F.N.T.T. pour qui la « vapeur » devenait un torrent bouillant qui les entraînait sans recours, la plupart de ces hommes ne croyaient visiblement pas au rôle moteur de la vapeur à qui ils conseillaient d’attendre que le cylindre soit alésé et le piston peaufiné avant de chercher à sortir: d’autres, dans les mêmes dispositions, faisaient fouetter la mer de chaînes dans l’espoir de déclencher la tempête !

Que ces hommes aient agi délibérément et en toute conscience — ce qui, nous l’avons déjà dit, nous paraît peu probable, sauf dans le cas de Prieto et de ses amis, acculés par la vapeur à tenir des positions intenables, ou qu’ils n’aient pas compris que le mouvement des masses espagnoles était le fait essentiel autour duquel ils devaient ordonner leur analyse, leurs perspectives, leurs mots d’ordre et leur tactique, aussi bien que leur stratégie, ils ont prétendu le régenter et l’enrégimenter, le commander au sifflet, en disposer comme s’ils étaient maîtres de l’histoire au lieu de se mettre à son service avec toutes les connaissances qu’ils pouvaient tirer de la riche expérience révolutionnaire du XXe siècle. Est-il tellement paradoxal de constater, au terme de ces quelques pages de bilan et de réflexion, qu’Andrés Nin avait sans doute raison quand il constatait en 1936 que le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans espagnols était infiniment plus profond encore que celui des Russes en 1917: jamais vapeur plus puissante n’attendit aussi désespérément cylindre pour s’y qui refusaient un « modèle », dont ils auraient pourtant beaucoup appris, refusaient de comprendre que les masses en mouvement ne se soumettent pas aux oukazes d’hommes qui n’ont pas de la situation et du rapport de forces entre les classes une analyse concrète ouvrant des perspectives politiques concrètes, ces « chefs » n’étaient bons à rien et ont plus paralysé le mouvement qu’ils ne l’ont aidé tout en prétendant l’instruire et le guider.

Peut-on ajouter que, désespérément, les masses ont cherché pour leur vapeur cylindre et piston et tenté même d’utiliser à leurs propres fins ceux des organisations traditionnelles qui se trouvaient des décennies en arrière, mais que cette tentative a, elle aussi, échoué ? Alors, au risque de faire s’esclaffer les régiments de précieux et savants pour qui Lénine n’est aujourd’hui qu’une fable pour débiles, nous nous contenterons de relever en conclusion qu’il est tout à fait incorrect et parfaitement injuste de décerner à Largo Caballero et ses amis, jeunes et vieux, le qualificatif particulièrement immérité de « léninistes » : nous espérons l’avoir démontré. « Que cela plaise ou non aux moralistes », bien sûr !

  1. F. Largo Caballero, Discursos a los Trabajadores, rééd. p. 158
  2. Ibidem, p. 177.
  3. G. Mario de Coca, Anti-Caballero, una critica marxista de la bolcbeuizacion del Partido Socialista Obrero Espanol, p. 98.
  4. Ibidem, p.103.
  5. F. Largo Caballero, op. cit. pp. 27-31.
  6. Pablo Iglesias (1850-1925), ouvrier typographe, fondateur du P.S.O.E. et directeur d'El Socialista fut aussi président de l’U.G.T. Il est le père reconnu du socialisme espagnol.
  7. Marta Bizcarrondo, Araquistàin y la Crisis Socialista en la Ila Republica. Leviatàn, 1975, est ici l'ouvrage de référence indispensable.
  8. Voir aussi son article dans El Socialista, 28 janvier 1934.
  9. Paul Preston, La Destruccion de La Democracia en Espana, p. 165.
  10. Juan-Simeon Vidarte, El Bienio Négro y La Insurreccion de Asturias, p. 111.
  11. Engelbert Dollfuss (1892-1934), chancelier d'Autriche depuis 1932, chrétien social était un représentant de ce qu'on peut appeler l’« austrofascisme » catholique, une variante autrichienne du mouvement d'extrême-droite de Gil Robles.
  12. Julïan Besteiro (1870-1939), professeur de droit, était l'inspirateur de la droite réformiste du P.S.O.E. et président de l’U.G.T.
  13. Boletin de La Union General de Trabajadores de Espana, janvier 1934. La démission des « besteiristes » est annoncée dans El Socialista du 28 janvier, le jour même où changeait la direction de la F.N.T.T. La nouvelle direction de l’U.G.T. fut désignée le 29.
  14. El Socialista, 28 janvier 1934
  15. Manuel Fernàndez Grandizo, dit Munis (né en 1912) était membre de l'Opposition de gauche depuis 1930, puis de la Izquierda communista avec laquelle il avait fait scission quelque temps en 1933. Il a écrit un ouvrage remarquable, Espana : Jalones de derrota, promesa de uictoria, qui a été récemment réédité. Il nous refuse toute collaboration depuis des années, et nous le regrettons sincèrement. Son récit de l'épisode ci-dessus dans son livre, pp. 113-115.
  16. Paul Preston, op. cit., p. 175.
  17. . Ibidem.
  18. Martha Bizcarrondo, op. cit., p. 178
  19. Renovacion, 18 avril 1934.
  20. Interventions de Santiago Carrillo au cours de la rencontre J.S.-J.C. dans R. Villas, La formacion de las Juventudes Socialistas, pp. 77-86.
  21. Preston, op. cit., p. 189.
  22. J.S. Vidarte, op. cit., p. 151.
  23. Ibidem, op. cit. p. 151.
  24. Ibidem, p. 155.
  25. Amaro del Rosal, Historia de la U.G.T. de Espana 1901-1939, t. 1., p. 381.
  26. Ibidem, p. 383.
  27. Preston, op. cit. p. 195.
  28. A. del Rosal, op. cit., p. 383.
  29. Intervention dans Vinas, op. cit., p. 78.
  30. Mario de Coca, op. cit., p. 103.
  31. Citation dans Munis, op. cit., p. 120-.121.
  32. Edward Malefakis, prologue de Indalecio Prieto, Discursos Fondamentales, p. 17.
  33. Ibidem, p. 23.
  34. Ibidem, p. 23.
  35. Ibidem, p.
  36. Cité par J.S. Vidarte, op. cit., p. 115
  37. Malefakis ***
  38. Ibidem, p. 25.
  39. J.S. Vidarte, op. cit., p.143.
  40. Ibidem, p. 144.
  41. Préface de l’Histoire de la Révolution Russe