Rapport du Comité de Francfort sur les affaires autrichiennes

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Cologne, 27 novembre.

Il y a quelque quarante ans, il y avait des gens pour peindre « l'Allemagne dans sa plus profonde dégradation[1] ». Il est bon qu'ils soient déjà ad patres[2]. Ils ne pourraient plus écrire un tel livre; ils ne connaîtraient pas de titre à lui donner, et s'ils choisissaient l'ancien, ils se contrediraient eux-mêmes.

Car pour l'Allemagne, il y a toujours, pour parler comme le poète anglais, « beneath the lowest deep a lower still[3] ».

Nous croyions après la conclusion de l'armistice avec le Danemark, avoir bu jusqu'à la lie la plus grande honte qui soit. Après l'attitude de Raumer, ambassadeur d'Empire à Paris, d'Heckscher en Italie, du commissaire Stedtmann au Schleswig-Holstein et après les deux notes à la Suisse, il nous semblait que la dégradation de l'Allemagne ne pouvait pas aller plus loin. L'attitude des deux commissaires d'Empire dans les affaires autrichiennes démontre que c'était une illusion. Du « Rapport du comité des affaires autrichiennes, etc. » et notamment des vingt documents qu'il contient il ressort suffisamment à quel point les commissaires peuvent en prendre incroyablement à leur aise avec l'honneur de l'Allemagne, quelle incapacité stu­pide, quelle lâcheté ou quelle trahison ces Messieurs du vieux libéralisme peuvent receler en eux.

Le 13 octobre, Messieurs Welcker et Mosle sont partis, au nom du pouvoir central de Francfort, « pour servir de médiateurs dans les affaires viennoises ». Des novices de la nouvelle diplomatie centrale attendirent pendant quelques jours la nouvelle de l'arrivée de ces Messieurs à Vienne. On ne savait pas encore à cette époque que des commissaires ont leurs propres itinéraires. Eisele et Beisele[4], envoyés du Vicaire d'Empire, prirent le chemin le plus direct pour aller à Vienne, ils passèrent par ... Munich. La carte routière bien connue de la Jobsiade[5]en mains, ils y arrivèrent le 15 octobre au soir. Jusqu'au 17 octobre à midi, ils étudièrent les événements de Vienne, en intime collaboration avec les ministres bavarois et le chargé des affaires autrichiennes. Dans leur première lettre à M. Schmerling, ils rendent compte de leurs études préliminaires. À Munich ils ont tous deux un moment de lucidité. Ils souhaitent ardemment l'arrivée d'un « troisième collègue », si possible prussien, « parce qu'ainsi nous serons plus à la hauteur de cette grande mission ». Le cher collègue ne paraît pas. L'espoir d'une Trinité échoue; le pitoyable duo est seul pour affronter le monde. Qu'adviendra-t-il alors de « la grande mission » ? La grande mission voyage dans les poches de Messieurs Welcker et Mosle jusqu'à Passau[6]. Avant de franchir le Rubicon[7] autrichien, la « Grande mission » se fait précéder par une proclamation. Mais de l'autre côté, quelle horreur[8].

« À la frontière autrichienne, la population n'est pas exempte non plus de manifestations révolutionnaires et terroristes », écrit Welcker à Schmerling, « en effet même les gardes nationaux de Krems furent mis hors d'état d'agir par les militaires qui les devancèrent dans l'occupation du pont où devait passer l'Empereur; ils ne purent donc le faire en quelque sorte prisonnier. »

Quel lecteur serait assez endurci pour ne pas apprécier à leur juste valeur les émotions d'une belle âme d'encyclopédie ![9] Après s'être réconforté à Passau du 18 à midi au 20 au matin, nos deux Messieurs se rendent à Linz.

C'est le 13 octobre qu'ils ont quitté Francfort et le 20 au soir, ils sont déjà à Linz. Cette formidable rapidité n'est-elle pas une preuve suffisante de l'importance de leur « grande mission » ? Bref, après six jours pleins, ces Messieurs arrivent à Linz. Cette ville dont la « grande population ouvrière travaillée déjà par des émissaires venus de Vienne » a éveillé chez M. Welcker de sombres pressentiments pendant son séjour à Passau, ne montre absolument rien qui ressemble aux gibets que lui et son collègue ont probablement aperçus dans leur imagination. Au contraire :

« L'ensemble de la garde nationale, disposée pour la parade, drapeau allemand déployé, le corps de ses officiers et la musique nous accueillirent par des hourras poussés de concert avec la foule qui les entourait. »

Linz, - la Sodome révolutionnaire - se transforme ainsi en ville bien pensante, douée d'assez de bonhomie pour accueillir solennellement nos excellents commissaires d'Empire. Vienne, la Gomorrhe impie, gouffre infernal de l'anarchie, etc. est décrite avec d'autant plus d'horreur dans les rapports de Welcker et Mosle à M. Schmerling.

Le 21, ces Messieurs prennent le vapeur pour aller à Krems. Chemin faisant, ils avisent Francfort qu'à Linz ils ont eu des gardes d'honneur, que la grand'garde leur a présenté les armes et d'autres choses aussi importantes. Ils adressent en même temps trois lettres : à Windischgrætz, au ministre Kraus et au bureau du Parlement.

Si quelqu'un n'est pas satisfait de l'activité déployée pendant plus de huit jours par nos commissaires d'Empire, qu'il les accompagne maintenant, dans la nuit du 21 au 22 octobre à Stammersdorf, le Quartier-général de Windischgrætz. C'est ici que le pouvoir central représenté par ses commissaires brille de tous ses feux. « Windischgrætz », disent Welcker-Mosle, « rejeta toute intervention de notre part avec une certaine brusquerie ». En d'autres termes : Ils reçoivent des coups de pied et doivent poursuivre leur route. « En effet il ne voulut même pas examiner nos pleins-pouvoirs »; c'est ainsi que Welcker se plaint auprès de son ministre Schmerling. Et pour rendre son affliction plus complète : Windischgrætz n'offre même pas une goutte de vin, même pas un verre d'eau-de-vie au pouvoir central personnifié devant lui.

Nos commissaires se remettent en voiture, en fredonnant tristement : « O Allemagne ! etc.[10] » et vont à ... Vienne ? Que le ciel les en garde ! à Olmutz ! « résidence de l'Empereur ». Et ils firent bien ! Toute la plaisanterie aurait perdu son sel, la comédie de la médiation aurait été privée de son dernier acte. S'ils avaient été traités par Windischgrætz comme de stupides gamins, ils trouvèrent à Olmutz « de la part de l'Empereur et de la famille impériale un accueil beaucoup plus empressé ». (Cf. page 11 du rapport. Pièce n° 6.) Ils furent invités à table et, poursuivent-ils dans leur lettre à M. Schmerling, « nous avons reçu un très gracieux accueil ».

Ce n'est nullement la nature servile allemande qui s'exprime ici, mais une fervente gratitude qui trouve un écho dans la chanson : « Après tant de souffrances, etc[11]. »

Après avoir mangé et bu, il reste toujours à remplir la « grande mission » que l'on sait. Nos deux commissaires s'adressent par écrit au ministre, le baron de Wessenberg.

« Excellence » (c'est ainsi que débute la lettre du 25 octobre) « nous vous prions très respectueusement de bien vouloir nous accorder l'insigne faveur de nous fixer une heure où il vous conviendrait de recevoir notre remerciement pour l'accueil bienveillant que nous avons reçu, nous et notre mission, de la part de Sa Majesté royale, impériale et de Votre Excellence, et de nous faire connaître vos opinions et vos décisions concernant les points suivants, nécessaires à l'accomplissement de notre mission. »

Les « points suivants » disent en beaucoup de mots que les commissaires souhaitent obtenir l'autorisation de se rendre à Vienne en vue d'une médiation.

Toute la lettre, de même que la seconde lettre adressée à Wessenberg, est rédigée dans un style de chancellerie du siècle dernier, tellement embrouillé, si plein d'une politesse et d'une obséquiosité sans bornes, que cela vous fait sérieusement du bien de pouvoir lire aussitôt après les réponses de Wessenberg. Dans cette correspondance les deux commissaires se tiennent en face du ministre autrichien comme deux lourdauds de paysans en face d'un gentilhomme raffiné à qui ils font leurs grotesques courbettes sur un parquet glissant et en cherchant à user d'expressions tout à fait choisies.

Wessenberg répond à la lettre ci-dessus :

« Messieurs ! Je vous prie de m'excuser si j'ai tant tardé à répondre à votre missive d'aujourd'hui... En ce qui concerne votre louable intention de tenter de règler les troubles de Vienne, il me semble nécessaire de porter d'abord à votre connaissance la situation actuelle. Il ne s'agit pas en effet de négocier avec un parti, mais purement et simplement de réprimer une insurrection, etc. » (Cf. page 16 du rapport.)

En même temps que cette réponse, il leur renvoie leurs pleins-pouvoirs.

Ils réitèrent leur requête le 27 octobre.

« Nous devons », disent-ils, « considérer comme une tâche urgente pour nous, de prier instamment une nouvelle fois Votre Excellence, et en Votre Personne, le gouvernement impérial, de nous envoyer très rapidement à Vienne sous bonne escorte, chargés d'offres de clémence et de conciliation, pour mettre à profit, dans cette terrible crise, la force personnelle et apaisante qui réside en nous et dans notre mission. »

Nous avons vu comment cette « force personnelle et apaisante » a agi au cours des quinze jours qui ont suivi leur départ de Francfort.

Elle exerce sur Wessenberg une influence si puissante que, dans sa réponse, il ne répond pas à leur requête. Il leur transmet en outre des nouvelles à moitié vraies de Vienne et remarque avec ironie :

« Il y a peu de temps encore les événements de Francfort ont montré que des soulèvements comme ceux des prolétaires de Vienne ne peuvent pas être facilement réprimés sans l'emploi de mesures coercitives ! »

Messieurs Welcker et Mosle ne peuvent pas résister à de tels arguments. Ils renoncent à renouveler leurs tentatives et attendent, avec leur « force apaisante et personnelle », les événements à venir.

Le 28 octobre ils font un nouveau rapport à Schmerling concernant leur « grande mission ». Sur l'offre de Wessenberg, ils remettent leur dépêche à un courrier que celui-ci envoie à Francfort. Le courrier part, mais pas la dépêche. Elle n'arrivera à Francfort que le 6 novembre. S'ils n'avaient pas été à la table impériale, si la famille impériale et notamment l'archiduc Charles n'avaient pas conversé aussi aimablement avec eux, une telle déveine leur aurait fait perdre leur haute intelligence.

Suit un silence de deux jours. Après un tel travail, la « force apaisante » observe le repos du sabbat.

Le 30 octobre Wessenberg leur communique la nouvelle officielle de la reddition de Vienne. Leur résolution est prise. Le 28 octobre (p. 14 du rapport) ils s'exprimaient encore ainsi : « il semble que chez lui (Windischgrætz), tout comme ici (à Olmutz) chez les personnages influents, prédomine un peu trop l'idée, non seulement de soumettre Vienne, mais de se venger en la châtiant de ses torts ». Mais Wessenberg leur a donné l'assurance, et comment un commissaire impérial pourrait-il se permettre d'en douter, que « le gouvernement autrichien se laisserait guider, dans l'utilisation de cette victoire, par les principes propres à lui attirer l'affection de ses sujets ».

« Nous pouvons donc supposer » s'écrient Welcker-Mosle d'un ton fortement empreint de pathétique impérial, « que nos propositions ont eu quand même quelque influence. » Quand même ? Certainement ! Vous avez admirablement amusé sept jours durant Wessenberg, l'archiduc Charles, Sophie et consorts. Vous fûtes un digestif royal impérial, ô Welcker-Mosle !

« Après cette assurance du ministre, nous considérons notre tâche comme remplie et nous prendrons demain (31 octobre) le chemin du retour, via Prague. »

C'est ainsi que se termine la dépêche de Messieurs Welcker-Mosle.

Et, en fait, vous avez raison, votre « grande mission » de conciliation et de médiation était accomplie. Pourquoi seriez-vous allés à Vienne ? Les apôtres des sentiments humanitaires Windischgrætz et Jellachich n'étaient-ils pas maîtres de la ville ? Est-ce que les manteaux rouges et les troupes impériales et royales ne prêchaient pas, par le pillage, l'incendie, l'assassinat, le viol, un évangile de paix et de liberté constitutionnelle, compréhensible pour tous ?

Comment votre « force apaisante » est arrivée à ses fins, comment vous avez magnifiquement accompli votre tâche, c'est ce que montrent les râles des assassinés, le cri de désespoir des femmes violées, les milliers d'emprisonnés, c'est ce que nous enseigne l'ombre sanglante de Robert Blum.

Vous aviez pour tâche d'aider à représenter à Olmutz le drame satyrique[12] destiné à compléter la trilogie mise en scène par Windischgrætz, Jellachich et Wessenberg. Vous l'avez remplie dignement, vous avez joué jusqu'au bout avec virtuosité, sinon un rôle pire, tout au moins celui de barbons bernés.

  1. Il s'agit d'une brochure anonyme parue en 1806 à Nuremberg sous le titre : L'Allemagne dans sa plus profonde dégradation. Pour avoir publié cette brochure dirigée contre la tyrannie napoléonienne et pénétrée d'esprit patriotique, le libraire Johann Philipp Palm fut condamné à mort par les autorités françaises et fusillé.
  2. Ad patres : mort.
  3. Cf. John Milton : Paradise Lost (Le Paradis perdu) : « Sous le plus profond des abîmes, il y a un abîme encore plus profond. »
  4. Eisele et Beisele sont des personnages comiques d'un pamphlet satirique paru sans nom d'auteur : Le voyage à la Diète provinciale en avril 1847 du docteur Eisele et du baron Beisele. Eisele et Beisele font aussi leur apparition dans les Fliegende Blätter de Munich. C'est ici Welcker et Mosle qui sont visés.
  5. La Jobsiade, épopée comique, poème satirique de Karl Arnold Kortum. Il est impossible de trouver un chemin au milieu des labyrinthes que présente la carte de la Jobsiade.
  6. Ville forte d'Allemagne située au confluent du Danube, de l'Inn et de l'Ilz, et à la frontière autrichienne.
  7. Le Rubicon était une petite rivière qui séparait l'Italie de la Gaule cisalpine. Le Sénat pour protéger Rome des troupes de la Gaule avait déclaré traître à la patrie quiconque, avec une légion on même une cohorte, franchirait cette rivière. C'est cette défense que César enfreignit en franchissant le Rubicon et en s'écriant : Alea jacta est (Le sort en est jeté). Marx feint ironiquement de considérer ici le passage de l'Inn comme un événement important.
  8. Schiller : Le plongeur : « Da unten aber ist's fürchterlich » (Mais en bas c'est effroyable).
  9. Welcker avait participé à l'édition de Staats-Lexikon oder Encyklopädie der Staatswissenschaften en plusieurs volumes. La première édition parut à Altona de 1834 à 1843 et la seconde de 1845 à 1848.
  10. Extrait du poème d'Ernst Moritz Arndt : « Ausmarsch im Jahre 1815 » : « O du Deutschland » devint un chant populaire célèbre.
  11. Cf Rossini - Tancrède, acte 1, cavatine.
  12. En Grèce, le drame satyrique était une œuvre pathétique en certaines de ses parties, bouffonne dans les autres, comique par son dénouement. Les personnages en étaient conventionnels : Silène, Pan, les satyres, les bacchantes, s'opposant aux demi-dieux et aux héros. Dans sa jeunesse, Gœthe écrivit un Satyros où le personnage principal, Satyre, s'oppose à l'Ermite.