Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne

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I. Notes rapides sur la politique de Machiavel[modifier le wikicode]

Machiavel examine dans Le Prince les différentes voies qui conduisent un prince au pouvoir (monarchie héréditaire, faveur du sort, soutien armé, conquête personnelle) et s'intéresse surtout au type de principauté de formation toute récente, dans laquelle le prince doit son pouvoir à la « fortuna » (ex. : César Borgia, fils d'un pape et soutenu par les armes de Louis XII). C'est dans le gouvernement de cet État nouveau que le prince doit manifester toute sa « virtù », son intelligence politique, son énergie, son habileté pour conserver et consolider son pouvoir et élargir sa domination pour jeter les bases d'un État unitaire. Avec cet État unitaire cessera la division d'une Italie livrée à l'anarchie et aux armes étrangères. Aussi, animé de cet idéal de rédemption de l'Italie, le Prince doit-il être capable de se donner les moyens politiques de réaliser son noble but : sa « virtù » sera claire conscience de la « réalité effective des choses », volonté d'adhérer à cette réalité et d'agir en fonction de ce que les choses sont et non de ce qu'elles devraient être [« andar drielo alla verità effettuale della cosa » et non « alla immaginazione di essa » (Ch. XV)].

Le caractère fondamental du Prince, c'est de ne pas être un exposé systématique, mais un livre « vivant », où l'idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l'utopie et le traité scolastique, formes sous lesquelles se présentait la science politique jusqu'à lui, Machiavel, donna à sa conception la forme imaginative et artistique, grâce à laquelle l'élément doctrinal et rationnel se trouve incarné dans un condottiere, qui représente sous un aspect plas­tique et « anthropomorphique » le symbole de la « volonté collective ». Le processus de formation d'une volonté collective déterminée., qui a un but politique déterminé, est représenté non pas à travers de savantes recherches et de pédantes classifications des principes et des critères d'une méthode d'action, mais dans les qualités, les traits caractéristiques, les devoirs, les nécessités d'une personne concrète, ce qui fait travailler l'imagination artistique du lecteur qu'on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques.

Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une illustration historique du « mythe » sorélien, c'est-à-dire d'une idéologie politique qui se présente non pas com­me une froide utopie ou une argumentation doctrinaire, mais comme la création d'une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour y susciter et y organiser une volonté collective. Le caractère utopique du Prince réside dans le fait que le Prince n'existait pas dans la réalité historique, ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d'immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinaire, le symbole du chef, du condottiere idéal ; c'est par un mouve­ment drama­tique de grand effet que les éléments passionnels, mythiques, contenus dans ce petit volume, se résument et prennent vie dans la conclusion, dans l' « invocation » adres­sée à un prince, « réellement existant ». Dans son livre, Machiavel expose comment doit être le prince qui veut conduire un peuple à la fondation du nouvel État, et l'exposé est mené avec une rigueur logique, avec un détachement scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple au sens « générique », mais avec le peuple que Machiavel a con­vain­­cu par l'exposé qui précède, un peuple dont il devient, dont il se sent la con­science et l'expression, dont il sent l'identité avec lui-même : il semble que tout le tra­vail « logique » ne soit qu'une réflexion du peuple sur lui-même, un raisonnement inté­rieur, qui se fait dans la conscience populaire et qui trouve sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « mou­­vement affectif », fièvre, fanatisme d'action. Voilà pourquoi l'épilogue du Prin­ce n'est pas quelque cho­se d'extrinsèque, de « plaqué » de l'extérieur, de rhéto­rique, mais doit être expliqué comme un élément nécessaire de l'œuvre, mieux, comme l'élément qui éclaire sous son vrai jour l'œuvre tout entière, et en fait une sorte de « ma­ni­feste politique ».

On peut ici essayer de comprendre comment Sorel, partant de l'idéologie-mythe[1], n'est pas arrivé à la compréhension du parti politique et s'est arrêté à la concep­tion du syndicat professionnel. Il est vrai que pour Sorel, le « mythe » ne trouvait pas son ex­pres­sion la meilleure dans le syndicat en tant qu'organisation d'une volonté collective, mais dans l'action du syndicat et d'une volonté collective déjà opérante, action prati­que dont la réalisation maximale aurait dû être la grève générale, c'est-à-dire une « attitude passive », pour ainsi dire, de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif n'est donné que par l'accord réalisé dans les volontés associées), activité qui ne prévoit pas une phase véritablement « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattaient deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe, dans la mesure où « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l'impulsion de l'irrationnel, de l'« arbitraire » (au sens bergsonien d' « élan vital »), ou de la « spontanéité ».

Mais un mythe peut-il être « non constructif », et peut-on imaginer, dans l'ordre des intuitions de Sorel, qu'un instrument qui laisse - au nom d'une distinction, d'une « scission » - la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire, celle où elle est simplement en formation, puisse produire quelque effet, fût-ce par la violence, c'est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ?

Mais cette volonté collective, élémentaire, ne cessera-t-elle pas aussitôt d'exister, en s'éparpillant dans une infinité de volontés particulières qui, pour la phase positive, suivent des directions différentes et opposées? Outre le fait qu'il ne peut y avoir des­truction, négation sans une construction implicite, une affirmation, et non au sens « mé­ta­physique », mais pratiquement, c'est-à-dire politiquement, en tant que pro­gram­­me de parti. Dans ce cas, on voit qu'on suppose derrière la spontanéité un pur méca­nis­me, derrière la liberté (libre arbitre-élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l'idéalisme, un matérialisme absolu.

Le prince moderne, le mythe-prince, ne peut être une personne réelle, un individu concret ; il ne peut être qu'un organisme, un élément complexe d'une société, dans lequel a pu déjà commencer à se concrétiser une volonté collective reconnue dans l'action où elle est affirmée partialement. Cet organisme est déjà fourni par le déve­lop­pement historique, et c'est le parti politique : la première cellule où se résument des germes de volonté collective qui tendent vers l'universalité et la totalité. Dans le monde moderne, seule une action historique-politique immédiate et imminente, carac­té­risée par la nécessité d'une marche rapide, fulgurante, peut s'incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par l'immi­nence d'un grand danger, qui précisément embrase, telle la foudre, les passions et le fanatisme, en réduisant à néant le sens critique et le corrosif de l'ironie qui peuvent détruire le caractère « providentiel » du condottiere (ce qui s'est produit dans l'aven­ture de Boulanger). Mais une action immédiate d'un tel genre, de par sa nature, ne peut avoir ni le souffle large ni un caractère organique : ce sera presque toujours une entreprise du type restauration et réorganisation, et non du type qui caractérise la fondation des nouveaux États et des nouvelles structures nationales et sociales (com­me c'était le cas dans le Prince de Machiavel, où l'aspect de restauration n'était qu'un élément rhétorique, c'est-à-dire lié au concept littéraire de l'Italie, fille de Rome, et devant restaurer l'ordre et la puissance de Rome ; semblable initiative est du type « défensif » et non créateur, original ; en d'autres termes on suppose qu'une volonté col­lec­tive, qui existait déjà, a perdu sa force, s'est dispersée, a subi un grave affaiblisse­ment, dangereux et menaçant, mais ni décisif ni catastrophique, et qu'il faut rassem­bler ses forces et la fortifier ; alors que dans l'autre conception on entend créer ex novo, d'une manière originale, une volonté collective qu'on orientera vers des buts con­crets et rationnels, mais évidemment d'un concret et d'un rationnel -qui n'ont pas encore été vérifiés ni critiqués par une expérience historique effective et universelle­ment connue.

Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » est mis en évi­dence par l'aversion (qui prend la forme passionnelle d'une répugnance éthique) pour les jacobins[2], qui furent certainement une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit comprendre une partie consacrée au jacobinisme (au sens intégral que cette notion a eu historiquement et doit avoir comme concept), qui permettra d'illustrer comment s'est formée dans le concret et comment a opéré une volonté collective qui au moins pour certains aspects, fut une création ex novo, origi­nale. Et il faut que soit définie la volonté collective et la volonté politique en géné­ral au sens moderne ; la volonté comme conscience opérante de la nécessité historique, comme protagoniste d'un drame historique réel et effectif.

Une des premières parties devrait être justement consacrée à la « volonté collec­tive », et poserait le problème dans les termes suivants : « Quand peut-on dire qu'exis­tent les conditions qui permettent que naisse et se développe une volonté collective nationale-populaire ? » Suivrait une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays étudié et une représentation « dramatique » des tentatives faites au cours des siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pour­quoi n'a-t-on pas eu, en Italie, au temps de Machiavel, la monarchie absolue ? Il faut remonter jusqu'à l'Empire romain (problème de la langue, des intellectuels, etc.), com­prendre la fonction des Communes du Moyen Age, la signification du catho­li­cis­me, etc. : il faut, en somme, faire une ébauche de toute l'histoire italienne, synthétique mais exacte.

La raison pour laquelle ont échoué successivement les tentatives pour créer une volonté collective nationale-populaire, est à rechercher dans l'existence de groupes so­ciaux déterminés, qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie com­mu­nale, dans le caractère particulier d'autres groupes qui reflètent la fonction interna­tio­nale de l'Italie en tant que siège de l'Église et dépositaire du Saint-Empire romain[3], etc. Cette fonction et la position qui en découle, déterminent une situation intérieure qu'on peut appeler « économique-corporative », c'est-à-dire politiquement la pire des formes de société féodale, la forme la moins progressive, la plus sta­gnan­te : il manqua toujours - et elle ne pouvait pas se constituer -, une forme jacobine efficace, justement la force qui dans les autres nations a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Est-ce qu'existent finale­ment les conditions favorables à cette volonté, ou bien quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces hostiles ? Traditionnellement, les forces hostiles ont été l'aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans son ensemble qui, en Italie, a pour caractéristique d'être une « bourgeoisie rurale » particulière, héritage de parasitisme légué aux temps modernes par la décomposition, en tant que classe, de la bourgeoisie communale (les cent villes[4], les villes du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l'existence de groupes sociaux urbains, qui ont connu un développement convenable dans le domaine de, la production indus­trielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historique-politique. Toute formation de volonté collective nationale populaire est impossible, si les grandes mas­ses des paysans cultivateurs n'envahissent pas simultanément la vie politique. C'est ce qu'entendait obtenir Machiavel par la réforme de la milice, c'est ce que firent les jacobins dans la Révolution française; dans cette intelligence de Machiavel, il faut identifier un jacobinisme précoce, le germe (plus ou moins fécond de sa conception de la révolution nationale. Toute l'Histoire depuis 1815 montre l'effort des classes tra­ditionnelles pour empêcher la formation d'une volonté collective de ce genre, pour obtenir le pouvoir « économique-corporatif » dans un système international d'équi­libre passif.

Une partie importante du Prince moderne devra être consacrée à la question d'une réforme intellectuelle et morale, c'est-à-dire à la question de la religion ou d'une con­cep­tion du monde. Dans ce domaine aussi nous constatons dans la tradition l'absence de jacobinisme et la peur du jacobinisme (la dernière expression philosophique d'une telle peur est l'attitude malthusianiste de B. Croce à l'égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas promouvoir et organiser une réforme intellectuelle et morale, ce qui signifie créer le terrain pour un développement futur de la volonté collective nationale-populaire vers l'accomplissement d'une forme supérieure et totale de civilisation moderne.

Ces deux points fondamentaux : formation d'une volonté collective nationale-po­pu­laire, dont le Prince moderne est à la fois l'organisateur et l'expression active et opé­rante, et réforme intellectuelle et morale, devraient constituer la structure de ce tra­vail. Les points concrets du programme doivent être incorporés dans la première partie, c'est-à-dire qu'ils devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition d'arguments.

Peut-il y avoir une réforme culturelle, c'est-à-dire une élévation « civile » des couches les plus basses de la société, sans une réforme économique préalable et un changement dans la situation sociale et le monde économiques? Aussi une réforme intel­lectuelle et morale est-elle nécessairement liée à un programme de réforme_ économique, et même le programme de réforme économique est précisément la façon concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système de rapports intellectuels et moraux dans la mesure où son développement signifie que tout acte est conçu comme utile ou préjudiciable, comme vertueux ou scélérat, par seule référence au Prince moderne lui-même, et suivant qu'il sert à accroître son pouvoir ou à s'opposer à lui. Le Prince prend, dans les consciences, la place de la divinité, ou de l'impératif catégorique, il devient la base d'un laïcisme moderne et d'une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports déterminant les mœurs.

(Mach., pp. 3-8 et G.q. 13, § 1, pp. 1556-1561.)

[1932-1933]

II. Prévision et perspective[modifier le wikicode]

Autre point à définir et à développer : celui de la « double perspective »[5] dans l'ac­­tion politique et la vie de l'État. Différents niveaux où peut se présenter la double perspective, des plus élémentaires aux plus complexes, mais qui peuvent se réduire thé­o­riquement à deux stades fondamentaux correspondant à la double nature du Cen­taure de Machiavel, la bête sauvage et l'homme, la force et le consentement, l'au­to­rité et l'hégémonie, la violence et la civilisation, le moment individuel et le moment uni­ver­sel (l'« Église » et l'« État ») l'agitation et la propagande, la tactique et la stra­té­gie, etc. Certains ont réduit la théorie de la « double perspective » à quelque chose de mes­quin et de banal, c'est-à-dire à rien d'autre qu'à deux formes d'« immédiateté » qui se succèdent mécanique­ment dans le temps avec une « proximité » plus ou moins grande. Il peut au contraire arriver que plus la première « perspective » est « vraiment immédiate », vraiment élémentaire, plus la seconde doit être « éloignée » (non pas dans le temps, mais comme rapport dialectique), complexe, élevée, c'est-à-dire qu'il peut arriver ce qui arrive dans la vie humaine, à savoir que plus un individu est contraint à défendre sa propre existence physique immédiate, plus il soutient toutes les valeurs complexes et les valeurs les plus élevées de la civilisation et de l'humanité, plus il se place de leur point de vue.

(Mach., p. 37 et G.q. 13, § 14, pp. 1576-1577.)

[1932-1933]

Il est certain que prévoir signifie seulement bien voir le présent et le passé en tant que mouvement : bien voir, c'est-à-dire identifier avec exactitude les éléments fonda­mentaux et permanents du processus. Mais il est absurde de penser à une prévision purement « objective ». Ceux qui prévoient ont un programme à faire triompher et la prévision est justement un élément de ce triomphe. Ce qui ne signifie pas que la prévi­sion doive toujours être arbitraire et gratuite ou simplement tendancieuse. On peut même dire que ce n'est que dans la mesure où l'aspect objectif de la prévision est lié à un programme, que cet aspect acquiert l'objectivité : 1. parce que seule la passion aiguise l'intelligence et contribue à rendre plus claire l'intuition ; 2. parce que la réalité étant le résultat d'une application de la volonté humaine à la société des choses (du machiniste à la machine), faire abstraction de tout élément volontaire ou ne calcu­ler que l'intervention de la volonté des autres comme élément objectif du jeu général, mutile la réalité elle-même. Ce n'est que lorsqu'on veut fortement qu'on identifie les éléments nécessaires à la réalisation de sa volonté.

C'est pourquoi considérer qu'une certaine conception du monde et de la vie con­tient en elle un pouvoir supérieur de prévision est une erreur qui vient d'une gros­sière fatuité et d'un caractère superficiel. Il est certain qu'une conception du monde est contenue implicitement dans toute prévision et partant, que celle-ci soit une suite décousue d'actes arbitraires de la pensée, ou une vision rigoureuse et cohérente, n'est pas sans importance, mais l'importance, la prévision l'acquiert précisément dans le cerveau vivant de l'homme qui fait la prévision et la vivifie par sa forte volonté. C'est ce qu'on voit quand on considère les prévisions faites par les prétendus « sans pas­sion » : elles abondent en digressions gratuites, en minuties subtiles, en conjectures élégantes. Seule l'existence chez le « prévoyant » d'un programme à réaliser permet qu'il s'en tienne à l'essentiel, à ces éléments qui, parce qu'ils sont « organisables », susceptibles d'être dirigés ou déviés, sont en réalité les seuls prévisibles. Cela va à l'encontre de la façon commune de considérer la question. On pense généralement que tout acte de prévision suppose la détermination de lois de régularité du type de celles des sciences naturelles. Mais comme ces lois n'existent pas au sens absolu ou mécanique qu'on suppose, on ne tient pas compte des volontés des autres et on ne « prévoit » pas leur application. Aussi construit-on sur une hypothèse arbitraire et non sur la réalité.

(G.q. 15, § 10, pp. 1810-1811.)

[1933]

III. Analyses des situations - Rapports de forces[modifier le wikicode]

C'est le problème des rapports entre structure et superstructure[6] qu'il faut poser exactement et résoudre pour parvenir à une juste analyse des forces qui opèrent dans l'histoire d'une période déterminée et définir leur rapport. Il faut évoluer dans les limites de deux principes : 1. celui qu'une société ne se propose aucune tâche pour laquelle n'existent pas déjà les conditions nécessaires et suffisantes ou des conditions qui seraient au moins en voie d'apparition et de développement; 2. celui qu'aucune socié­té ne se dissout et ne peut être remplacée tant qu'elle n'a pas développé toutes les formes de vie qui sont contenues implicitement dans ses rapports.[7] A partir de la réflexion sur ces deux règles fondamentales on peut arriver à développer toute une série d'autres principes de méthodologie historique. Cependant, dans l'étude d'une structure, il faut distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) des mouvements qu'on peut appeler « de conjoncture » (et qui se présentent comme occa­sionnels, immédiats, presque accidentels). Les phénomènes de conjoncture dépendent certes eux aussi de mouvements organiques, mais leur signification n'a pas une large portée historique : ils donnent lieu à une critique politique mesquine, jour par jour, et qui s'attaque aux petits groupes dirigeants, et aux personnalités qui ont la responsabi­lité immédiate du pouvoir. Les phénomènes organiques donnent lieu à la critique historique-sociale, qui, elle, s'adresse aux vastes groupements, par-delà les personnes im­mé­diatement responsables, par-delà le personnel dirigeant. Au cours de l'étude d'une période historique, on découvre la grande importance de cette distinction. Il se pro­­duit une crise qui parfois se prolonge pendant des dizaines d'années. Cette durée ex­ceptionnelle signifie que se sont révélées (ont mûri) dans la structure des contra­dic­tions incurables, et que les forces politiques qui œuvrent positivement à la conserva­tion et à la défense de la structure même, tentent toutefois de guérir, à l'intérieur de cer­­taines limites, et de surmonter. Ces efforts incessants et persévérants (car aucune for­­me sociale ne voudra jamais avouer qu'elle est dépassée) forment le terrain de l' « o­cca­sionnel » sur lequel s'organisent les forces antagonistes qui tendent à démon­trer (démonstration qui, en dernière analyse, ne réussit et n'est « vraie » que si elle devient réalité nouvelle, que si les forces antagonistes triomphent ; mais immé­dia­tement se développe une série de polémiques idéologiques, religieuses, philosophi­ques, politiques, juridiques, etc. dont le caractère concret peut être évalué à la façon dont elles réussissent à convaincre et à la façon dont elles déplacent l'ancien dispositif des forces sociales) qu'existent déjà les conditions nécessaires et suffisantes pour que des tâches déterminées puissent et soient donc en devoir d'être résolues historique­ment (en devoir, parce que toute dérobade au mouvement historique augmente le désordre nécessaire et prépare de plus graves catastrophes).

L'erreur où l'on tombe fréquemment, dans les analyses historiques-politiques, consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en vient ainsi soit à présenter comme immédiatement opérantes des causes qui sont au contraire opérantes d'une manière médiate, soit à affirmer que les causes immédiates sont les seules causes efficientes ; dans un cas, on a l'excès de l'« éco­no­misme » ou du doctrinarisme pédant ; et dans l'autre, l'excès de l' « idéolo­gisme » ; dans un cas, on surestime les causes mécaniques, dans l'autre, on exalte l'élément volontariste et individuel. La distinction entre « mouvements » et faits orga­ni­ques et mouvements et faits de « conjoncture » ou occasionnels doit être appliquée à tous les types de situation, non seulement à ceux qui manifestent un développement régressif ou une crise aiguë mais à ceux qui manifestent un développement progressif ou de prospérité, et à ceux qui manifestent une stagnation des forces productives. Le lien dialectique entre les deux ordres de mouvement et, par conséquent de recherche, est difficilement établi avec exactitude ; et si l'erreur est grave dans l'historiographie, elle devient encore plus grave dans l'art politique, quand il s'agit non pas de recons­truire l'histoire du passé mais de construire celle du présent et de l'avenir : ce sont les désirs mêmes des hommes et leurs passions les moins nobles et les plus mauvaises, immédiates, qui sont la cause de l'erreur, dans la mesure où ils se substituent à l'analyse objective et impartiale, ce qui se fait non comme « moyen » conscient pour stimuler l'action, mais comme une erreur qui les abuse eux-mêmes [auto-inganno]. Le serpent, dans ce cas aussi, mord le charlatan, ou disons que le démagogue est la première victime de sa démagogie.

Note. Le fait de ne pas avoir considéré le moment immédiat des « rapports de force » est lié à des résidus de la conception libérale vulgaire, dont le syndicalisme est une manifestation qui se posait comme d'autant plus avancée qu'elle marquait en réalité un pas en arrière. En effet, la conception libérale vulgaire, en donnant de l'im­portance au rapport des forces politiques organisées dans les diverses formes de parti (lecteurs de journaux, élections parlementaires et locales, organisation de masse des partis et des syndicats au sens étroit) était plus avancée que le syndicalisme qui donnait une importance primordiale au rapport fondamental économique-social et à lui exclusivement. La conception libérale vulgaire tenait également compte implicite­ment d'un tel rapport (comme tant de signes le montrent) mais insistait davantage sur le rapport des forces politiques qui était une expression de l'autre, et en réalité le contenait. On peut retrouver ces résidus de la conception libérale vulgaire, dans toute une série d'exposés qu'on dit liés à la philosophie de la praxis et qui ont donné lieu à des formes infantiles d'optimisme et de niaiserie.

Ces critères méthodologiques peuvent acquérir de façon évidente et didactique toute leur signification si on les applique à l'examen des faits historiques concrets. On pourrait le faire utilement pour les événements qui se déroulèrent en France de 1789 à 1870. Il me semble que pour une plus grande clarté de l'exposé, il soit vraiment né­ces­saire d'embrasser toute cette période. En effet, c'est seulement en 1870-1871, avec la tentative de la Commune que s'épuisent historiquement tous les germes qui étaient nés en 1789, c'est-à-dire que non seulement la nouvelle classe qui lutte pour le pouvoir écrase les représentants de la vieille société qui ne veut pas s'avouer qu'elle est décidément dépassée, mais écrase aussi les groupes tout nouveaux qui prétendent qu'est déjà dépassée la nouvelle structure issue du bouleversement qui a commencé en 1789 et démontre ainsi sa vitalité en face de l'ancien et en face du tout nouveau. En outre, les années 1870-1871 font perdre leur efficacité à l'ensemble des principes de stratégie et de tactique politiques qui sont nés pratiquement en 1789 et qui se sont développés idéologiquement aux alentours de 1848 (ceux qui se résument dans la formule de la « révolution permanente »[8] ; il serait intéressant d'étudier la part de cette formule qui est passée dans la stratégie mazzinienne - par exemple pour l'insur­rec­tion de Milan de 1853 - et si cela s'est produit consciemment ou non.) Un élément qui montre la justesse de ce point de vue est le fait que les historiens ne sont absolu­ment pas d'accord (et il est impossible qu'ils le soient) quand il s'agit de fixer des limites à cet ensemble d'événements qui constituent la Révolution française. Pour cer­tains (pour Salvemini par exemple) la Révolution est achevée à Valmy : la France a créé le nouvel État et a su organiser la force politique militaire qui en affirme et en dé­­fend la souveraineté territoriale. Pour d'autres, la Révolution continue jusqu'à Thermidor, bien mieux, ils parlent de plusieurs révolutions (le 10 août serait une révo­lution à lui tout seul, etc.[9]). La façon d'interpréter Thermidor et l'œuvre de Na­po­léon offrent les plus âpres contradictions : s'agit-il de révolution ou de contre-révolution ? Pour d'autres, l'histoire de la Révolution continue jusqu'en 1830, 1848, 1870 et va même jusqu'à la guerre mondiale de 1914. Dans toutes ces façons de voir, il y a une part de vérité. En réalité, les contradictions internes de la structure sociale française qui se développent après 1789 ne parviennent à un équilibre relatif qu'avec la Troisième République, et la France connaît soixante ans de vie politique équilibrée après quatre-vingts ans de bouleversements déferlant par vagues toujours plus longues : 1789, 1794, 1799, 1804, 1815, 1830, 1848, 1870. C'est justement l'étude de ces « vagues » dont l'amplitude diffère, qui permet de recons­truire les rapports entre structure et superstructure d'une part, et de l'autre, entre le développement du mouve­ment organique et celui du mouvement de conjoncture de la structure. On peut dire en tout cas que la médiation dialectique entre les deux principes méthodologiques énon­cés au début de cette note peut être trouvée dans la formule politique-historique de révolution permanente.

Un aspect du même problème est la question dite des rapports de forces. On lit souvent dans les narrations historiques l'expression générique : « Rapports de forces favorables, défavorables à telle ou telle tendance. » Posée ainsi, dans l'abstrait, cette formulation n'explique rien ou presque rien, parce qu'on ne fait que répéter le fait qu'on doit expliquer, en le présentant une fois comme un fait et une fois comme loi abstraite et comme explication. L'erreur théorique consiste donc à donner une règle de recherche et d'interprétation comme « cause historique ».

Tout d'abord dans le « rapport de forces », il faut distinguer divers moments ou degrés, qui sont fondamentalement les suivants :

1. Un rapport de forces sociales étroitement lié à la structure, objectif, indé­pen­dant de la volonté des hommes, qui peut être mesuré avec les systèmes des sciences exactes ou physiques. C'est sur la base du degré de développement des forces maté­rielles de production que se font les regroupements sociaux, dont chacun repré­sente une fonction et a une position donnée dans la production elle-même. Ce rapport est ce qu'il est, c'est une réalité rebelle : personne ne peut modifier le nombre des entreprises et de leurs employés, le nombre des villes et de la population urbaine, etc. C'est à par­tir de cette fondamentale disposition des forces qu'on peut étudier si dans la société existent les conditions nécessaires et suffisantes pour transformer cette société. C'est à partir d'elle qu'on peut contrôler le degré de réalisme et de possibilités de réalisation des diverses idéologies qui sont nées sur son terrain même, sur le terrain des contra­dictions qu'elle a engendrées pendant son développement.

2. Le moment qui suit est le rapport des forces politiques; c'est-à-dire l'évaluation du degré d'homogénéité, d'auto-conscience et d'organisation atteint par les différents groupes sociaux. Ce moment peut être à son tour analysé et distingué en différents degrés, qui correspondent aux différents moments de la conscience politique collecti­ve, tels qu'ils se sont manifestés jusqu'ici dans l'histoire. Le premier et le plus élémen­taire est le moment économique-corporatif : un commerçant a le sentiment de devoir être solidaire d'un autre commerçant, un fabricant d'un autre fabricant, etc., mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabricant ; ce qui est senti en somme, c'est l'unité homogène du groupe professionnel, et le devoir de l'organiser, mais pas encore l'unité d'un groupe social plus vaste. Un second moment est celui où on atteint la conscience de la solidarité d'intérêts entre tous les membres du groupe social, toute­fois encore sur le seul plan économique. Dans ce moment, déjà se pose le problème de l'État, mais sur un seul plan : parvenir à l'égalité politique-juridique avec les grou­pes dominants, car on revendique le droit de participer à la législation et à l'adminis­tration et à l'occasion de les modifier, de les réformer, mais dans les cadres fondamen­taux existants. Un troisième moment est celui où on atteint la conscience que ses propres intérêts corporatifs, dans leur développement actuel et futur, dépassent les limi­tes de la corporation, d'un groupe purement économique, et peuvent et doivent devenir les intérêts d'autres groupes subordonnés. C'est la phase plus franchement poli­tique, qui marque le net passage de la structure à la sphère des superstructures com­plexes, c'est la phase où les idéologies qui ont germé auparavant deviennent « parti », se mesurent et entrent en lutte jusqu'au moment où une seule d'entre elles ou une combinaison tend à l'emporter, à s'imposer, à se répandre sur toute l'aire sociale, déterminant ainsi non seulement l'unicité des fins économiques et politiques, mais aussi l'unité intellectuelle et morale, en posant tous les problèmes autour desquels s'intensifie la lutte, non pas sur le plan corporatif mais sur un plan « universel », et en créant ainsi l'hégémonie d'un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés. l'État est conçu, certes, comme l'organisme propre d'un groupe, destiné à créer des conditions favorables à la plus grande expansion du groupe lui-même; mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme la force motrice d'une expansion universelle, d'un développement de toutes les énergies « nationales », c'est-à-dire que le groupe dominant est coordonné concrètement avec les intérêts généraux des groupes subordonnés, et que la vie de l'État est conçue com­me une formation continuelle et un continuel dépassement d'équilibres instables (dans les limites de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés, équilibres où les intérêts du groupe dominant l'emportent mais jusqu'à un certain point, c'est-à-dire non jusqu'au mesquin intérêt économique-corporatif.

Dans l'histoire réelle, ces moments trouvent une implication réciproque, horizon­ta­lement et verticalement pour ainsi dire, c'est-à-dire selon les activités économiques sociales (horizontales) et selon les territoires (verticalement), en se combinant et en se scindant de diverses manières : chacune de ces combinaisons peut être représentée par sa propre expression organisée, économique et politique. Encore faut-il tenir compte du fait qu'à ces rapports internes d'un État-nation se mêlent les rapports interna­tio­naux, ce qui crée de nouvelles combinaisons originales et historiquement concrètes. Une idéologie née dans un pays plus développé, se répand dans les pays moins déve­loppés, non sans incidences sur le jeu local des combinaisons.

Note. La religion, par exemple, a toujours été une source de combinaisons idéolo­giques-politiques semblables, nationales et internationales, et avec la religion, les au­tres formations internationales, la franc-maçonnerie, le Rotary Club, les Juifs, la di­plo­­matie de carrière, qui suggèrent des expédients politiques d'origine historique di­ver­se, et les font triompher dans certains pays, en fonctionnant comme parti politique international qui opère dans chaque nation avec toutes ses forces internationales con­centrées; telle religion, la franc-maçonnerie, le Rotary, les Juifs, etc., peuvent entrer dans la catégorie sociale des « intellectuels », dont la fonction, à l'échelle interna­tio­nale, est d'assurer la médiation entre les extrêmes, de « socialiser » les expédients techniques par lesquels fonctionne toute activité de direction, de trouver des compro­mis et les moyens d'échapper aux solutions extrêmes.

Ce rapport entre forces internationales et forces nationales est encore compliqué par l'existence, à l'intérieur de tout État, de plusieurs sections territoriales dont la struc­ture est différente, différents les rapports de forces à tous les degrés (ainsi la Vendée était alliée avec les forces réactionnaires internationales et les représentait dans le sein de l'unité territoriale française ; ainsi, Lyon dans la Révolution française présentait un nœud particulier de rapports, etc.).

3. Le troisième moment est celui du rapport des forces militaires, immédiatement décisif suivant le moment. (Le développement historique oscille continuellement entre le premier et le troisième moment, avec la médiation du second.) Mais dans ce troisième moment, ne sont pas non plus exclues les distinctions, et il n'est pas iden­tifiable immédiatement sous une forme schématique, on peut, en lui aussi, distinguer deux degrés : un degré militaire au sens étroit du mot ou technique-militaire et un degré qu'on peut appeler politique-militaire. Au cours du développement de l'Histoire, ces deux degrés se sont présentés dans une grande variété de combinaisons. On a un exemple typique qui peut servir comme démonstration-limite, c'est celui du rapport d'oppression militaire d'un État sur une nation qui chercherait à atteindre son indé­pendance d'État. Le rapport n'est pas purement militaire, mais politique-militaire; et en effet, un tel type d'oppression serait inexplicable sans l'état de désagrégation socia­le du peuple opprimé et la passivité de sa majorité; partant, l'indépendance ne pourra pas être atteinte avec des forces purement militaires, mais militaires et politiques-militaires. Si la nation opprimée, en effet, devait pour entreprendre la lutte pour l'indépendance, attendre que l'État hégémonique lui permette d'organiser une véritable armée au sens précis et technique du mot, il lui faudrait attendre un certain temps (il peut se faire que la nation hégémonique satisfasse la revendication d'une armée propre, mais cela signifie que déjà une grande partie de la lutte a été menée et gagnée sur le terrain politique-militaire). La nation opprimée opposera donc initialement à la force militaire hégémonique une force qui n'est que « politique-militaire », c'est-à-dire qu'elle opposera une forme d'action politique propre à déterminer des réflexes de caractère militaire en ce sens : 1. qu'elle puisse désagréger en profondeur l'efficacité guerrière de la nation hégémonique ; 2. qu'elle contraigne la force militaire hégémo­nique à se diluer et à se disperser dans un grand territoire, en annulant une grande part de son efficacité guerrière. Au cours du Risorgimento italien, on peut noter l'absence désastreuse d'une direction politique-militaire, surtout dans le Parti d'Action (par inca­pacité congénitale), mais aussi dans le Parti piémontais-modéré, autant avant qu'après 1848, non par incapacité certes, mais par « malthusianisme économique-politique », c'est-à-dire parce qu'on ne voulut même pas faire allusion à la possibilité d'une réforme agraire et parce qu'on ne voulait pas convoquer une assemblée nationale constituante; on tendait en fait uniquement à faire que la monarchie piémontaise, sans conditions ou limitations d'origine populaire, s'étendît à toute l'Italie, avec la simple sanction de plébiscites régionaux.

Une autre question liée aux précédentes est de voir si les crises historiques fon­da­mentales sont déterminées immédiatement par les crises économiques. La réponse à la question est contenue implicitement dans les paragraphes précédents, où sont trai­tées des questions qui sont une autre façon de présenter celle dont il s'agit maintenant ; il est toutefois toujours nécessaire, pour des raisons didactiques, étant donné le public auquel on s'adresse, d'examiner chaque manière de poser un même problème comme s'il s'agissait d'un problème indépendant et nouveau. On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises économiques immédiates produisent des événements fonda­men­taux ; elles ne peuvent que créer un terrain plus favorable à la diffusion de cer­tains modes de penser, de poser et de résoudre les questions qui embrassent tout le développement ultérieur de la vie de l'État. Du reste, toutes les affirmations qui concer­nent les périodes de crise ou de prospérité peuvent donner lieu à des jugements unilatéraux. Dans son abrégé d'histoire de la Révolution française, Mathiez, s'oppo­sant à l'histoire vulgaire traditionnelle, qui a priori « trouve » une crise coïncidant avec les grandes ruptures de l'équilibre social, affirme que vers 1789 la situation économique était plutôt bonne dans l'immédiat, ce qui fait qu'on ne peut pas dire que la catastrophe de l'État absolu soit due à une crise d'appauvrisse­ment. Il faut observer que l'État était en proie à une crise financière mortelle et qu'il se demandait sur lequel des trois ordres sociaux privilégiés devaient tomber les sacrifices et les charges pour remettre en ordre les finances de l'État et du roi. En outre, si la position de la bour­geoisie était florissante, il est certain que la situation des classes populaires des villes et des campagnes n'était pas bonne, surtout celle de ces dernières, tourmentées par une misère endémique. En tout cas, la rupture de l'équi­libre des forces ne se fit pas sous l'effet de causes mécaniques immédiates d'appauvrissement du groupe social qui avait intérêt à rompre l'équilibre et le rompit en effet, mais elle se fit dans le cadre des conflits supérieurs au monde économique immédiat, qui se rattachent au « pres­tige » de classe (intérêts économiques à venir), à une exaspération du sentiment d'indé­­pen­dance, d'autonomie et d'un désir du pouvoir. La question particulière du malaise ou du bien-être économique considérés comme causes de réalités historiques nouvelles est un aspect partiel de la question des rapports de forces dans leurs divers degrés. Des nouveautés peuvent se produire, soit parce qu'une situation de bien-être est menacée par l'égoïsme mesquin d'un groupe adverse, soit parce que la misère est devenue intolérable et qu'on ne voit dans la vieille société aucune force capable de l'adoucir et de rétablir une situation normale avec des moyens légaux. On peut donc dire que tous ces éléments sont la manifestation concrète de fluctuations de conjonc­ture de l'ensem­ble des rapports sociaux de force, et que c'est sur la base de ces fluc­tua­tions de con­jonc­ture que se fait le passage des rapports sociaux aux rapports politi­ques de forces qui trouvent leur point culminant dans le rapport militaire décisif.

Si ce processus de développement qui permet de passer d'un moment à l'autre, manque, et c'est essentiellement un processus qui a pour acteurs les hommes et la vo­lon­té et la capacité des hommes, la situation reste inopérante, et il peut en résulter des conclusions contradictoires : la vieille société résiste et se donne le temps de « res­­pi­rer » en exterminant physiquement l'élite adverse et en terrorisant les masses de réser­ve ; ou bien c'est la destruction réciproque des forces en conflit avec l'ins­tau­ra­tion de la paix des cimetières, et, le cas échéant, sous la garde d'une sentinelle étrangère.

Mais l'observation la plus importante à faire à propos de toute analyse concrète des rapports de forces est la suivante : de telles analyses ne peuvent et ne doivent être des fins en soi (à moins qu'on n'écrive un chapitre d'histoire du passé) ; elles acquiè­rent au contraire une signification à la seule condition qu'elles servent à justifier une activité pratique, une initiative de la volonté. Elles montrent quels sont les points de moindre résistance où la force de la volonté peut être appliquée avec le plus de fruit, elles suggèrent les opérations tactiques immédiates, elles indiquent les meilleures bases pour lancer une campagne d'agitation politique, le langage qui sera le mieux compris des foules, etc. L'élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps, et qu'on peut faire avancer quand on juge qu'une situation est favorable (et elle est favorable dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est pleine d'une ardeur combative) ; aussi la tâche essentielle est-elle de veiller systématiquement et patiemment à former, à développer, à rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d'elle-même cette force. C'est ce qu'on voit dans l'histoire militaire et dans le soin qu'on a apporté de tous temps à faire des armées prêtes à entrer en guerre à n'importe quel moment. Les grands États ont été de grands États précisément parce qu'ils avaient à tout moment la préparation nécessaire pour s'insérer avec efficacité dans les conjonctures internationales favorables, ces dernières étant favorables parce qu'existait la possibilité concrète de s'y insérer efficacement.

(Mach., pp. 40-50 et G.q. 13, § 12, pp. 1561-1563 et § 17, pp. 1578-1589.)

[1932-1933]

IV. Quelques aspects théoriques et pratiques de l'« économisme »[modifier le wikicode]

Économisme : mouvement théorique pour le libre-échange, syndicalisme théo­rique.[10] Il faut voir dans quelle mesure le syndicalisme théorique a tiré son origi­ne de la philosophie de la praxis, dans quelle mesure il l'a tirée des doctrines économiques du libre-échange c'est-à-dire, en dernière analyse, du libéralisme. Aussi faut-il voir si l'économisme, dans sa forme la plus achevée, n'est pas une filiation directe du libé­ra­lisme et s'il n'a pas eu, même à ses origines, bien peu de rapports avec la philo­sophie de la praxis, rapports qui seraient de toute façon extrinsèques et purement verbaux.

C'est de ce point de vue qu'il faut voir la polémique Einaudi-Croce[11] engendrée par la nouvelle préface (de 1917) au volume sur le Materialismo storico[12] : l'exigence mise en avant par Einaudi, de tenir compte des écrits d'histoire économique suscités par l'économie classique anglaise, peut être satisfaite en ce sens ; à savoir qu'une telle littérature, par une contamination superficielle avec la philosophie de la praxis, a en­gen­dré l'économisme. C'est pourquoi, lorsque Einaudi critique (d'une façon à dire vrai imprécise) certaines dégénérescences économistes, il ne fait rien d'autre que de tirer sur ses propres troupes. Le lien entre idéologies libre-échangistes et syndicalisme théorique est surtout évident en Italie, où l'on sait l'admiration professée à l'égard de Pareto par des syndicalistes comme Lanzillo[13] et C. Ces deux tendances ont toutefois un sens très différent : la première appartient en propre à un groupe social dominant et dirigeant; la seconde, à un groupe social encore subalterne, qui n'a pas encore acquis la conscience de sa force, de ses possibilités et moyens de développement et ne sait donc pas sortir de la phase du primitivisme.

Les positions du mouvement du libre-échange se fondent sur une erreur théorique dont il n'est pas difficile d'identifier l'origine pratique : sur la distinction entre société politique et société civile, qui, de distinction méthodique, se trouve transformée en dis­tinction organique et présentée comme telle. C'est ainsi qu'on affirme que l'activité écono­mique est le propre de la société civile et que l'État ne doit pas intervenir dans sa réglementation. Mais, comme dans la réalité effective, société civile et État s'iden­tifient, il faut bien convenir que le système du libre-échange est lui aussi une « ré­glementation » qui porte l'empreinte de l'État, introduite et maintenue par les lois et la contrainte : c'est le fait d'une volonté consciente de ses propres fins et non l'ex­pres­­sion spontanée, automatique du fait économique. Aussi le système du libre-échange est-il un programme politique, destiné à changer, dans la mesure où il triom­phe, le personnel dirigeant d'un État et le programme économique de l'État lui-même, c'est-à-dire à changer la distribution du revenu national.

Le cas du syndicalisme théorique est différent, dans la mesure où il se réfère à un groupe subalterne, auquel on interdit, avec cette théorie, de devenir dominant, de se développer au-delà de la phase économique-corporative pour s'élever à la phase d'hé­gé­monie éthique-politique dans la société civile, et dominante dans l'État. En ce qui concerne la politique du libre-échange, on se trouve en face d'une fraction du grou­­pe dirigeant qui veut modifier non pas la structure de l'État, mais seulement l'orientation du gouvernement, qui veut réformer la législation commerciale et seule­ment indirec­tement la législation industrielle (car il est indéniable que le protection­nisme, surtout dans les pays à marché pauvre et restreint, limite la liberté d'initiative industrielle et favorise maladivement l'a naissance des monopoles) : il s'agit d'une rotation des partis dirigeants au gouvernement, non de la fondation et de l'organi­sation d'une nouvelle société politique et encore moins d'un nouveau type de société civile. Dans le mouve­ment du syndicalisme théorique, le problème apparaît plus com­plexe; il est indéniable que chez lui l'indépendance et l'autonomie du groupe su­bal­terne qu'on prétend exprimer, sont sacrifiées à l'hégémonie intellectuelle du groupe dominant, parce que le syndicalisme théorique n'est justement qu'un aspect du système libre-échangiste, jus­tifié au moyen de quelques affirmations tronquées, donc banalisées, de la philoso­phie de la praxis. Pourquoi ce « sacrifice » et comment s'est-il opéré? On exclut la trans­formation du groupe subalterne en groupe dominant, soit parce que le problème n'est même pas envisagé (socialisme fabien[14], De Man, une partie importante du travail­lisme) soit parce qu'il est présenté dans des formes incongrues et inefficaces (tendances social-démocrates en général) soit parce qu'on affirme le saut immédiat du régime des groupes à celui de la parfaite égalité et de l'économie syndicale.

C'est une attitude pour le moins étrange que celle de l'économisme à l'égard des expressions de la volonté, de l'action et de l'initiative politiques et intellectuelles, qu'il considère comme si elles n'étaient pas une émanation organique de nécessités écono­miques et même la seule expression efficace de l'économie ; autre aspect incongru : poser concrètement la question de l'hégémonie est interprété comme un fait qui su­bor­donne le groupe hégémonique. Le fait de l'hégémonie suppose indubitablement qu'on tienne compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels l'hégémo­nie sera exercée, qu'il se forme un certain équilibre de compromis, c'est-à-dire que le groupe dirigeant fasse des sacrifices d'ordre économique-corporatif, mais il est également indubitable que de tels sacrifices et qu'un tel compromis ne peuvent con­cerner l'essentiel, car si l'hégémonie est éthique-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir son fondement dans la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans les secteurs décisifs de l'activité écono­mique. (...)

Dans sa forme la plus répandue de superstition économiste, la philosophie de la praxis perd une grande partie de son expansivité culturelle dans la sphère supérieure du groupe intellectuel, alors qu'elle en gagne parmi les masses populaires et parmi les intellectuels de la bonne moyenne qui n'entendent pas se fatiguer le cerveau mais qui veulent avoir l'air très malin, etc. Comme l'écrivait Engels, il est très commode pour beaucoup de gens de croire qu'ils peuvent se procurer, à bon marché et sans fatigue aucune, et tenir dans leur poche toute l'histoire et toute la science politiques et philosophiques concentrées en deux ou trois formules. Comme on a oublié que la thèse selon laquelle les hommes acquièrent la conscience des conflits fondamentaux sur le terrain des idéologies, n'a pas un caractère psychologique ou moraliste, mais un caractère organique gnoséologique, il s'est créé une forma mentis[15] sous laquelle on considère la politique et par suite l'histoire comme un continuel marché de dupes[16], un tour d'illusionnisme et de prestidigitation. L'activité « critique » s'est réduite à dévoi­ler les trucs, à susciter des scandales, à fouiller mesquinement dans la vie personnelle des hommes représentatifs.

On a ainsi oublié que l' « économisme » étant, ou se présumant tel, un canon ob­jec­tif d'interprétation (objectif-scientifique), la recherche dans le sens des intérêts immédiats devrait être valable pour tous les aspects de l'Histoire, pour les hommes qui représentent la « thèse » comme pour les hommes qui représentent l' « antithèse ». On a oublié en outre une autre proposition de la philosophie de la praxis : à savoir que les croyances populaires, ou les croyances du type croyances populaires, ont la validité des forces matérielles. Les erreurs d'interprétation dans le sens de la recher­che des intérêts « sordidement judaïques » ont été parfois grossiers et comiques et ont ainsi réagi négativement sur le prestige de la doctrine originale. C'est pourquoi il faut combattre l'économisme non seulement dans la théorie de l'historiographie, mais aussi et surtout dans la théorie et dans la pratique politique. Dans ce domaine, la lutte peut et doit être menée en développant le concept d'hégémonie, de la même façon qu'elle a été menée pratiquement dans le développement de la théorie du parti politique[17] et dans le développement pratique de la vie des partis politiques déterminés (la lutte contre la théorie de la révolution dite permanente, à laquelle on opposait le concept de dictature démocratique-révolution­naire, l'importance du soutien accordé aux idéolo­gies constitutionnelles[18], etc.) (...)

Un élément à ajouter à titre d'illustration des théories dites de l'intransigeance : ce­lui de la rigide aversion de principe à ce qu'on nomme les compromis[19], qui a comme manifestation subordonnée ce qu'on peut appeler la « peur des dangers ». Que l'aver­sion de principe aux compromis soit étroitement liée à l'économisme, cela est clair, dans la mesure où la conception sur laquelle se fonde cette aversion ne peut être que la conviction inébranlable qu'il existe pour le développement historique des lois ob­jectives qui ont le même caractère que les lois naturelles, à quoi s'ajoute une croyan­ce en un finalisme fataliste dont le caractère est analogue au finalisme reli­gieux : puis­que des conditions favorables devront fatalement se réaliser et que par elles seront déterminés, d'une façon plutôt mystérieuse, des événements palingéné­siques[20], on en conclut à l'inutilité, bien mieux au danger de toute initiative volontaire tendant à dispo­ser à l'avance ces situations conformément à un plan. A côté de ces convictions fatalistes, existe toutefois la tendance à s'en remettre « pour la suite », aveuglément et en l'absence de tout critère, à la vertu régulatrice des armes, ce qui, à vrai dire, n'est pas complètement dépourvu d'une certaine logique ni d'une certaine cohérence, puisqu'on pense que l'intervention de la volonté est utile pour la destruction, non pour la reconstruction (déjà en acte dans le moment même de la destruction). La destruc­tion est conçue mécaniquement, non comme une destruction-reconstruction. Dans de telles façons de penser, on ne tient pas compte du facteur « temps » et on ne tient pas compte, en dernière analyse, de l' « économie » elle-même en ce sens qu'on ne com­prend pas comment les faits idéologiques de masse sont toujours en retard sur les phénomènes économiques de masse, et comment, en conséquence, la poussée auto­ma­tique due au facteur économique est, à certains moments, ralentie, entravée ou même momentanément brisée par des éléments idéologiques traditionnels; que par conséquent il doit y avoir une lutte consciente et préparée à l'avance pour faire « com­prendre » les exigences de la position économique de masse qui peuvent être opposées aux directives des chefs traditionnels. Une initiative politique appropriée est toujours nécessaire pour libérer la poussée économique des entraves de la politique traditionnelle, pour changer la direction politique de certaines forces qu'il est néces­saire d'absorber pour réaliser un bloc historique économique-politique nouveau, homo­gène, sans contradictions inter­nes, et puisque deux forces « semblables » ne peuvent se fondre en un organisme nouveau que de deux manières : par une série de compromis ou par la force des armes, par l'union sur le terrain d'une alliance ou par la subordination violente de l'une à l'autre, la question est de savoir si on possède la force nécessaire et s'il est « productif » de l'employer. Si l'union de deux forces est nécessaire pour en vaincre une troisième, le recours aux armes et à la violence (en admettant qu'on puisse en disposer) est une pure hypothèse méthodique et l'unique possibilité concrète est le compromis, car on peut user de la force contre ses ennemis, mais non contre une partie de soi-même qu'on souhaite assimiler rapidement et dont il faut obtenir la « bonne volonté » et l'enthousiasme.

(Mach., pp. 29-37 et G.q. 13, § 18, pp. 1589-1597 et G.q. 13, § 23, pp. 1611-1613.) [1932-1933]

V. Internationalisme et politique nationale[modifier le wikicode]

Ce qu'a écrit Giuseppe Bessarione[21] (sous forme de questions et réponses) en septembre 1927 sur quelques points essentiels de science et d'art politiques. Le point qui me semble devoir être développé est le suivant : comment, d'après la philosophie de la praxis (dans sa manifestation politique), soit dans la formulation de son fon­dateur, soit et surtout en tenant compte des précisions apportées par son plus ré­cent grand théoricien, la situation internationale doit-elle être considérée dans son aspect national ? En réalité, le rapport « national » est le résultat d'une combinaison « origi­nale » unique (en un certain sens) et c'est dans le contexte de cette originalité et de cette unicité que la combinaison doit être comprise et conçue, si on veut la dominer et la diriger. Il est certain que le développement se fait en direction de l'inter­nationa­lis­me, mais le point de départ est « national », et c'est de là qu'il faut partir. Mais la pers­pective est internationale et ne peut être qu'internationale. Aussi faut-il étudier de très près la combinaison de forces nationales que la classe internationale devra diriger et développer en fonction de la perspective et des directives interna­tionales. La classe dirigeante mérite ce nom à la seule condition qu'elle interprète exactement cette com­bi­naison, dont elle est elle-même composante, ce qui lui permet, en tant que telle, de donner au mouvement une certaine orientation, dans certaines perspectives. C'est sur ce point que me parait s'établir la divergence fondamentale de Léon Davidovitch[22] et de Bessarione, pour l'interprétation du mouvement majoritaire.[23] Les accusations de nationalisme sont ineptes, si elles se réfèrent au fond du problème. Quand on étudie l'effort accompli de 1902 à 1917 par les majoritaires, on voit que son originalité consiste à épurer l'internationalisme de tout élément vague et purement idéologique (au sens défavorable du terme) pour lui donner un contenu de politique réaliste. Le concept d'hégémonie est celui où se nouent les exigences de caractère national, et on comprend pourquoi certaines tendances ne partent pas de ce concept, ou se contentent de l'effleurer. Une classe de caractère international, dans la mesure où elle guide des couches sociales étroitement nationales (intellectuels), et même souvent moins encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit se « nationaliser », en un certain sens, et ce sens n'est d'ailleurs pas très étroit, car, avant que se forment les conditions d'une économie planifiée à l'échelle mondiale, il est nécessaire de traverser des phases multiples où les combinaisons régionales (de groupes de nations) peuvent être variées. D'autre part, il ne faut jamais oublier que le développement historique suit les lois de la nécessité tant que l'initia­tive n'est pas nettement passée du côté des forces qui tendent à construire suivant un plan de division du travail fondé sur la paix et la solidarité. Que les concepts non nationaux (c'est-à-dire qui ne se réfèrent pas à chaque pays particulier) soient erronés, on le voit clairement par l'absurde : ils ont conduit à la passivité et à l'inertie dans deux phases bien distinctes : 1. dans la première phase, personne ne croyait devoir commencer, autrement dit chacun pensait qu'en prenant l'initiative, il allait se trouver isolé; dans l'attente d'un mouvement d'ensemble, personne ne bougeait, personne n'organisait le mouvement ; 2. la seconde phase est peut-être pire, car on attend une forme de « napoléonisme » anachronique et antinaturel (en effet, toutes les phases historiques ne se répètent pas dans la même forme). Les faiblesses théoriques de cette forme moderne de l'ancien mécanisme sont masquées par la théorie générale de la révolution permanente qui n'est rien d'autre qu'une prévision générique qu'on présente comme un dogme et qui se détruit d'elle-même, par le fait qu'elle ne se manifeste pas dans les faits.

(Mach., pp. 114-115 et G.q. 14, § 68, pp. 1728-1730.)

[1932-1933]

VI. l'État[modifier le wikicode]

La révolution apportée par la classe bourgeoise dans la conception du droit et, en conséquence, dans la fonction de l'État, consiste surtout dans la volonté de confor­misme (par suite, caractère éthique[24] du droit et de l'État). Les classes dominantes d'avant la Révolution étaient essentiellement conservatrices en ce sens qu'elles ne tendaient pas à élaborer un passage organique des autres classes à la leur, c'est-à-dire à élargir leur sphère de classe « techniquement » et idéologiquement : la conception de caste fermée. La classe bourgeoise se pose elle-même comme un organisme en conti­nuel mouvement, capable d'absorber toute la société, en l'assimilant à son niveau culturel et économique : toute la fonction de l'État est transformée : l'État devient « édu­­cateur », etc.

Comment peut-il se produire un arrêt, comment peut-on revenir à la conception de l'État, comme pure force, etc. La classe bourgeoise est « saturée » : non seulement elle ne gagne plus en extension mais elle se désagrège; non seulement elle n'assimile pas de nouveaux éléments, mais elle rejette une partie d'elle-même (ou tout au moins les rejets sont considérablement plus nombreux que les assimilations). Enfin une classe qui peut se poser elle-même comme susceptible d'assimiler toute la société, et qui est en même temps capable d'exprimer ce processus, porte à la perfection cette conception de l'État et du droit, au point de concevoir le moment où finiront l'État et le droit, parce que devenus inutiles, après avoir épuisé les possibilités de leur rôle et avoir été absorbés par la société civile.

(G.q. 8, § 2, p. 937.)

[1931-19321

Voici une question qu'il faut creuser : la conception de l'État-gendarme-veilleur de nuit (mise à part la qualification de caractère polémique : gendarme, veilleur de nuit, etc.) n'est-elle pas en somme la seule conception de l'État qui surmonte les phases extrêmes « corporatives-économiques » ?

Nous sommes toujours sur le terrain de l'identification entre État et gouverne­ment, identification qui est justement une représentation de la forme corporative-économique, c'est-à-dire de la confusion entre société civile et société politique, car il faut noter que dans la notion générale d'État entrent des éléments qu'il faut ramener à la notion de Société civile[25] (au sens, pourrait-on dire, où État = société politique + société civile, c'est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition). Pour une doctrine de l'État qui entend concevoir ce dernier comme susceptible tendanciellement de dépérir et de se résoudre dans la société « réglée »[26], c'est une question fondamentale. On peut imaginer l'élément État-coercition comme s'épuisant au fur et à mesure que s'affir­ment les éléments toujours plus importants de société « réglée » (soit État éthique, soit société civile).

Les expressions d'« État éthique » ou de « société civile » arriveraient à signifier que cette « image » d'État sans État était dans la pensée des plus grands savants de la politique et du droit, dans la mesure où ils se plaçaient sur le terrain de la science pure (pure utopie, en tant que fondée sur le fait qu'on suppose tous les hommes réellement égaux, donc également raisonnables et moraux, c'est-à-dire susceptibles d'accepter la loi spontanément, librement et non par contrainte, non comme imposée par une autre classe ou comme quelque chose d'extérieur à la conscience).

Il faut rappeler que l'expression de « veilleur de nuit » pour l'État libéral est de Lassalle, c'est-à-dire d'un théoricien dogmatique et non dialectique de l'État (bien examiner la doctrine de Lassalle sur ce point et sur l'État en général, en opposition avec le marxisme). Dans la doctrine de l'État-société « réglée », d'une phase où « État » sera équivalent à « gouvernement », et « État » s'identifiera avec « société civile », on devra passer à une phase d'État-veîlleur de nuit, phase d'une organisation coercitive qui prendra en tutelle le développement des éléments de société « réglée » dont la continuelle croissance réduira progressivement les interventions autoritaires et coac­tives de l'État. Mais cette perspective ne peut toutefois faire penser à un « nou­veau » libéralisme, encore qu'elle conduise au seuil d'une ère de liberté organique.

(Mach., pp. 128-132 et G.q. 6, § 88, pp. 763-764.)

[1930-1932]

VII. Le parti politique[modifier le wikicode]

On a déjà dit que, à l'époque moderne, le nouveau Prince ne pourrait avoir comme protagoniste un héros personnel, mais le parti politique, c'est-à-dire, à chaque moment donné et dans les différents rapports intérieurs des différentes nations, le parti poli­tique qui entend (et qui est rationnellement et historiquement fondé dans ce but) fonder un nouveau type d'État.

Il faut observer comment dans les régimes qui se posent comme totalitaires[27], la fonction traditionnelle de la couronne est en réalité assumée par un certain parti, qui même est totalitaire justement parce qu'il remplit cette fonction. Bien que tout parti soit l'expression d'un groupe social, et d'un seul groupe social, toutefois, dans des conditions déterminées, certains partis déterminés représentent justement un seul groupe social, dans la mesure où ils exercent une fonction d'équilibre et d'arbitrage entre les intérêts de leur propre groupe et où ils font en sorte que le développement du groupe qu'ils représentent ait lieu avec le consentement et l'aide des groupes alliés, sinon franchement avec ceux des groupes ouvertement hostiles. La formule constitu­tionnelle du roi ou du président de la République qui « règne mais ne gouverne pas » est la formule qui exprime juridiquement cette fonction d'arbitrage, la préoccupation des partis constitutionnels de ne pas « découvrir » la couronne ou le président. Les formules qui établissent la non-responsabilité, en matière d'actes gouvernementaux, du chef de l'État, et en revanche la responsabilité ministérielle, sont la « casuistique » qui distingue d'une part, le principe général de tutelle qui va de pair avec une concep­tion unitaire de l'État, d'autre part le consentement des gouvernés à l'action de l'État, quel que soit le personnel qui gouverne dans l'immédiat et le parti auquel il appar­tient.

Avec le parti totalitaire, ces formules perdent de leur signification et par suite, les institutions qui fonctionnaient dans le sens de ces formules se trouvent diminuées; mais la fonction elle-même est assimilée par le parti, qui exaltera le concept abstrait d' « État » et cherchera de différentes façons à donner l'impression que la fonction « de force impartiale » est active et efficace.

(G.q. 13, § 21, p. 1601-1602.)

[1932-1933]

Quand on veut écrire l'histoire d'un parti politique, il faut, en réalité, affronter toute une série de problèmes, beaucoup moins simples que ne le croit, par exemple, Roberto Michels[28], qui pourtant est considéré comme un spécialiste en la matière. Que doit être l'histoire d'un parti ? Sera-ce la simple narration de la vie antérieure d'une organisation politique ? La façon dont elle naît, les premiers groupes qui la cons­­tituent, les polémiques idéologiques à travers lesquelles se forment son pro­gramme et sa conception du monde et de la vie ? Il s'agirait en ce cas de l'histoire de groupes restreints d'intellectuels et parfois de la biographie politique d'une seule per­son­nalité. Le cadre du tableau devra par conséquent être plus vaste et plus com­préhensif.

On devra faire l'histoire d'une masse déterminée d'hommes qui a suivi les promo­teurs, les a soutenus de sa confiance, de sa loyauté, de sa discipline et les a critiqués d'une manière « réaliste », se dispersant ou restant passive devant certaines initiatives. Mais cette masse sera-t-elle constituée des seuls adhérents au parti ? Sera-t-il suffisant de suivre les congrès, les votes, etc., c'est-à-dire l'ensemble des activités et les modes d'existence par lesquels la masse d'un parti manifeste sa volonté ? Il faudra évidem­ment tenir compte du groupe social dont le parti en question est l'expression et la partie la plus avancée : l'histoire d'un parti, en somme, ne pourra être que l'histoire d'un groupe social déterminé. Mais ce groupe n'est pas isolé; il y a ses amis, ceux qui ont avec lui des affinités, ses adversaires, ses ennemis. Ce n'est que d'un tableau complexe de tout l'ensemble de la Société et de l'État (et souvent avec les interfé­rences internationales) que pourra naître l'histoire d'un parti, ce qui permet de dire qu'écrire l'histoire d'un parti ne signifie rien d'autre qu'écrire l'histoire générale d'un pays d'un point de vue monographique pour en mettre en relief un aspect caracté­ristique. Un parti peut avoir eu plus ou moins de signification et de poids, dans la mesure exacte où son activité particulière a plus ou moins déterminé l'histoire d'un pays.

Voici donc que la façon d'écrire l'histoire d'un pays permet de voir quel concept on a de ce qu'est un parti et de ce qu'il doit être. Le sectaire s'exaltera sur de minus­cules faits intérieurs, qui prendront à ses yeux une signification ésotérique et le com­ble­ront d'un enthousiasme mystique; l'historien, tout en donnant à chaque chose l'im­portance qu'elle a dans le tableau d'ensemble, mettra surtout l'accent sur l'effica­cité réelle du parti, sur sa force déterminante, positive et négative, et la manière dont cette force a contribué à créer un événement aussi bien qu'à empêcher que d'autres événements s'accomplissent.

(G.q. 13, § 33, pp. 1629-1630.)

[1932-1933]

Le problème de savoir quand un parti est formé, c'est-à-dire quand il a un rôle précis et permanent, donne lieu à bien des discussions, et souvent, hélas, à une forme de vanité, qui n'est pas moins ridicule ni dangereuse que la « vanité des nations[29] » dont parle Vico. On peut dire, il est vrai, qu'un parti n'est jamais achevé ni formé en ce sens que tout développement crée de nouveaux engagements et de nouvelles char­ges et en ce sens que pour certains partis se vérifie le paradoxe qu'ils sont achevés et formés quand ils n'existent plus, c'est-à-dire quand leur existence est devenue histo­riquement inutile. Ainsi, puisque tout parti n'est qu'une nomenclature de classe, il est évident que pour le parti qui se propose d'annuler la division en classes, sa perfection et son achèvement consistent à ne plus exister par suite de la suppression des classes et donc de leurs expressions. Mais on veut ici faire allusion à un moment particulier de ce processus de développement, au moment qui suit celui où un fait peut exister et ne pas exister, en ce sens que la nécessité » de son existence n'est pas encore devenue « péremptoire », mais qu'elle dépend en « grande partie » de l'existence de personnes possédant un extraordinaire pouvoir de volition et une extraordinaire volonté.

Quand un parti devient-il « nécessaire » historiquement? Quand les conditions de son « triomphe », de son inéluctable transformation en État sont au moins en voie de formation et laissent prévoir normalement leurs développements ultérieurs. Mais quand peut-on dire, dans de telles conditions, qu'un parti ne peut être détruit avec des moyens normaux ?[30] Pour répondre à cette question, il faut développer un raison­ne­ment : pour qu'un parti existe, il est nécessaire que confluent trois éléments fonda­men­taux (c'est-à-dire trois groupes d'éléments) :

1. Un élément diffus d'hommes communs, moyens, qui offrent comme partici­pation leur discipline, leur fidélité, mais non l'esprit de création et de haute organi­sation. Sans eux, le parti n'existerait pas, c'est vrai, mais il est vrai aussi que le parti n'existerait pas plus « uniquement » avec eux. Ils constituent une force dans la mesure où se trouvent les hommes qui les centralisent, les organisent, les disciplinent, mais en l'absence de cette force de cohésion, ils s'éparpilleraient et s'anéantiraient en une poussière impuissante. Il n'est pas question de nier que chacun de ces éléments puisse devenir une des forces de cohésion, mais on les envisage précisément au moment où ils ne le sont pas et où ils ne sont pas dans les conditions de l'être, ou s'ils le sont, ils ne le sont que dans un cercle restreint, politiquement sans effet et sans conséquence.

2. L'élément principal de cohésion qui centralise sur le plan national, qui rend efficace et puissant un ensemble de forces qui, abandonnées à elles-mêmes, seraient zéro ou guère plus; cet élément est doué d'une puissante force de cohésion, qui cen­tralise et discipline et également, - sans doute même à cause de cela -, invente (si on entend « inventer » dans une certaine direction, en suivant certaines lignes de force, certaines perspectives, voire certaines prémisses) : il est vrai aussi que tout seul, cet élément ne formerait pas le parti, toutefois, il le formerait davantage que le premier élément considéré. On parle de capitaines sans armée, mais en réalité, il est plus facile de former une armée que de former des capitaines. Tant il est vrai qu'une armée constituée est détruite si les capitaines viennent à manquer, alors que l'existence d'un groupe de capitaines, qui se sont concertés, d'accord entre eux, réunis par des buts communs, ne tarde pas à former une armée même là où rien n'existe.

3. Un élément moyen, qui doit articuler le premier au second élément, les mettre en rapport par un contact non seulement « physique » mais moral et intellectuel. Dans la réalité, pour chaque parti existent « des proportions définies » entre ces trois éléments et on atteint le maximum d'efficacité quand ces « proportions définies » sont réalisées.

Après ces considérations, on peut dire qu'un parti ne peut être détruit avec des moyens normaux, quand existe nécessairement le second élément, - dont la naissance est liée à certaines conditions matérielles objectives (et si ce second élément n'existe pas, tout raisonnement est vide de sens), - serait-il même dispersé et errant - car il est alors impossible que ne se forment pas les deux autres, c'est-à-dire le premier, qui néces­sairement forme le troisième comme sa continuation et son moyen d'expression.

Il faut, pour que cela se fasse, que se soit formée la conviction inébranlable qu'une solution déterminée des problèmes vitaux soit nécessaire. Sans cette conviction, il ne se formera que le second élément, dont la destruction est la plus facile à cause de son petit nombre, mais il est nécessaire que ce second élément, s'il vient à être détruit, ait laissé comme héritage un ferment qui lui permette de se reformer. Et où ce ferment subsistera-t-il mieux et pourra-t-il mieux se former que dans le premier et le troisième élément, qui, évidemment, ont le plus d'homogénéité avec le second ? L'activité que le second élément consacrera à la constitution de ce ferment est donc fondamentale : le critère de jugement de ce second élément devra être recherché : 1. dans ce qu'il fait réellement; 2. dans ce qu'il prépare pour le cas où il viendrait à être détruit. Il est difficile de dire laquelle de ces deux activités est la plus importante. Car dans la lutte, on doit toujours prévoir la défaite et la préparation de ses propres successeurs est une activité aussi importante que celle qu'on déploie pour atteindre la victoire.

(Mach., pp. 20-26 et G.q. 14, § 70, pp. 1732-1734.)

[1932-1933]

VIII. Fonction progressive ou régressive d'un parti[modifier le wikicode]

Il est difficile d'exclure qu'un parti politique quelconque (des groupes dominants, mais aussi des groupes subalternes) ne remplisse pas également une fonction de poli­ce, c'est-à-dire de tutelle d'un certain ordre politique et légal. Si le fait était dé­mon­­tré d'une manière définitive, le problème devrait être posé en d'autres termes : à savoir la manière dont s'exerce une telle fonction et son orientation. Se fait-elle dans le sens d'une répression ou d'une diffusion, c'est-à-dire est-elle de caractère réaction­naire ou progressif ? Le parti considéré exerce-t-il sa fonction de police pour conser­ver un ordre extérieur extrinsèque, entrave des forces vives de l'histoire, ou l'exerce-t-il dans un sens qui tend à porter le peuple à un nouveau niveau de civilisation dont l'ordre politique et légal n'est qu'une des expressions d'un programme ? En fait, il y a toujours des gens pour enfreindre une loi : 1. parmi les éléments sociaux réaction­nai­res que la loi a dépossédés; 2. parmi les éléments progressifs que la loi comprime ; 3. parmi les éléments qui n'ont pas atteint le niveau de civilisation que la loi peut représenter. La fonction de police d'un parti peut donc être progressive ou régressive : elle est progressive quand elle tend à contenir dans l'orbite de la légalité les forces réactionnaires dépossédées et à élever au niveau de la nouvelle légalité les masses arriérées. Elle est régressive quand elle tend à comprimer les forces vives de l'histoire et à maintenir une légalité dépassée, anti-historique, devenue extrinsèque. Du reste, le fonctionnement du parti considéré four­nit des critères de discrimination : quand le parti est progressif, il fonctionne « démo­cratiquement » (au sens d'un centralisme démocratique), quand le parti est régressif, il fonctionne « bureaucratiquement » (au sens d'un centralisme bureaucra­tique). Le parti, dans ce dernier cas, n'est qu'un simple exécutant, qui ne décide pas : il est alors techniquement un organe de police et son nom de « parti politique » est une pure métaphore de caractère mythologique.

(Mach., p. 16 et G.q. 14, § 34, pp. 1691-1692.)

[1932-1933]

IX. Centralisme organique, centralisme démocratique, discipline[modifier le wikicode]

Comment doit-on comprendre la discipline, si l'on veut signifier par ce terme un rapport continuel et permanent entre gouvernés et gouvernants, réalisant une volonté collective ? Certainement pas comme une acceptation passive et paresseuse des ordres, comme l'exécution mécanique d'une consigne (ce qui sera pourtant nécessaire dans certaines occasions, au cours d'une action déjà décidée et commencée par exem­ple), mais comme une assimilation consciente et lucide de la directive à réaliser. La discipline n'annihile donc pas la personnalité au sens organique, elle limite seule­ment l'arbitraire et l'impulsivité irresponsables, pour ne pas parler de la vanité qui consiste à se mettre en avant. Il en va de même, si l'on y réfléchit, du concept de « pré­destination » propre à quelques courants du christianisme qui n'annihile pas ce qu'on appelle « libre arbitre » dans la conception catholique, puisque l'individu accepte « vo­lontairement » le vouloir divin (c'est ainsi que Manzoni pose le problème dans la Pentecôte[31] auquel, il est vrai, il ne pourrait pas s'opposer, mais auquel il collabore ou non de toutes ses forces morales. La discipline n'annihilie donc ni la personnalité, ni la liberté : la question de « la personnalité et de la liberté » ne se pose pas pour le fait de la discipline; elle se pose au niveau de l' « origine du pouvoir qui com­mande la disci­pline ». Si cette origine est « démocratique », c'est-à-dire si l'auto­rité est une fonc­tion technique spécialisée et non pas un « arbitraire » ou une obligation extrinsèque et extérieure, la discipline est un élément nécessaire de l'ordre démocra­tique, de la liberté. Il faut dire fonction technique spécialisée lorsque l'autorité est exercée dans un groupe socialement (ou nationalement) homogène ; quand elle est exercée par un groupe sur un autre groupe, la discipline sera autonomie et liberté pour le premier groupe, mais pas pour le second.

Dans le cas d'une action commencée ou même déjà décidée (sans qu'on ait le temps de remettre utilement en discussion la décision), la discipline peut aussi sem­bler extrinsèque et autoritaire. Mais elle est alors justifiée par d'autres éléments. Il s'agit d'une observation de sens commun : une décision (orientation) partiellement faus­se peut faire moins de mal qu'une désobéissance même justifiée par des raisons géné­rales, puisqu'aux dommages partiels de l'orientation partiellement fausse s'ajou­tent d'autres dommages provoqués par la désobéissance et par la multiplication des orientations (cela s'est souvent vérifié dans les guerres, lorsque des généraux n'ont pas obéi à des ordres partiellement erronés ou dangereux, en provoquant des catas­trophes pires et souvent irrémédiables).

(P.P., pp. 65-66, et G.q. 14, § 48, pp. 1706-1707.)

[1932-1933]

X. Lutte politique et guerre militaire[modifier le wikicode]

A propos des rapprochements qu'on fait entre concepts de guerre de mouvement et guerre de position dans l'art militaire et les concepts correspondants dans l'art poli­tique, il faut rappeler le petit livre de Rosa [Luxemburg][32] traduit en italien en 1919 par C. Alessandri (traduit du français).

Dans ce livre, on théorise un peu rapidement et superficiellement les expériences historiques de 1905 : Rosa en effet négligea les éléments « volontaires » et d'organi­sa­tion qui, dans ces événements, furent beaucoup plus répandus et efficaces que n'est portée à le croire Rosa, victime d'un certain préjugé « économiste » et spontanéiste. Ce petit livre toutefois (comme d'autres livres du même auteur) est un des documents les plus significatifs de la théorisation de la guerre de mouvement appliquée à l'art politique. L'élément économique immédiat (crises, etc.) est considéré comme l'artille­rie de campagne qui, dans la guerre, ouvre un passage dans la défense ennemie, pas­sa­ge suffisant pour rendre possible une irruption des troupes et remporter un succès définitif (stratégique), ou au moins un succès important dans la directive de la ligne stratégique. Naturellement, dans la science historique, l'efficacité de l'élément écono­mi­que immédiat est considérée comme beaucoup plus complexe que celle de l'artille­rie lourde dans la guerre de mouvement, car cet élément était conçu comme ayant un triple effet : 1. d'ouvrir un passage dans la défense ennemie, après avoir jeté la confu­sion dans les rangs mêmes de l'ennemi, abattu sa confiance en lui-même, dans ses forc­es et dans son avenir ; 2. de permettre d'organiser les troupes avec une rapidité fou­droyante, de créer les cadres existants (élaborés jusque-là par le processus histori­que général) à leur poste d'encadrement des troupes disséminées ; 3. de créer avec une rapidité foudroyante, l'idéologie centrée sur l'identité du but à atteindre. C'était une forme de déterminisme économique implacable, avec cette circonstance aggravante que les effets étaient conçus comme très rapides dans le temps et dans l'espace ; aussi s'agissait-il d'un véritable mysticisme historique, de l'attente d'une sorte de fulguration mystérieuse.

L'observation du général Krasnov (dans son roman)[33] est une pure niaiserie : selon lui, l'Entente (qui ne voulait pas une victoire de la Russie impériale afin que ne fût pas résolue définitivement en faveur du tsarisme la question orientale) imposa à l'état-major russe la guerre de tranchée (idée absurde, étant donné l'énorme développement du front, de la Baltique à la mer Noire, qui comprenait de grandes zones marécageu­ses et boisées) alors que la seule possibilité offerte était la guerre de mouvement. En réalité, l'armée russe tenta la guerre de mouvement et d'enfoncement, surtout dans le secteur autrichien (mais aussi en Prusse orientale) et connut des succès très brillants bien qu'éphémères. La vérité est qu'on ne peut pas choisir la forme de guerre qu'on veut, à moins d'avoir d'emblée une supériorité écrasante sur l'ennemi, et on sait ce qu'a coûté en pertes humaines l'obstination des états-majors à ne pas vouloir recon­naître que la guerre de position était « imposée » par les rapports généraux des forces qui s'affrontaient. La guerre de position n'est pas en effet constituée exclusivement par les tranchées proprement dites, mais par tout le système d'organisation et d'indus­trie du territoire qui se trouve derrière l'armée en position; et elle est imposée surtout par le tir rapide des canons, des mitrailleuses, des mousquetons, par la concentration des armes en un point déterminé, et aussi par l'abondance du ravitaillement qui per­met de remplacer rapide­ment le matériel perdu après un enfoncement et un repli. Un autre élément est la grande masse d'hommes, qui constituent les forces déployées, dont la valeur est très inégale, et qui justement ne peuvent opérer qu'en tant que mas­se. On voit comment, sur le front oriental, autre chose était de faire irruption dans le secteur allemand et autre chose dans le secteur autrichien, et comment même dans le secteur autrichien renforcé par des troupes allemandes choisies et commandées par des Allemands, l'attaque de choc comme tactique finit par un désastre.[34] On vit quelque chose d'analogue au cours de la guerre polonaise[35] de 1920, quand l'avance russe, qui semblait irrésistible fut arrêtée devant Varsovie par le général Weygand sur la ligne commandée par des officiers français. Les techniciens militaires eux-mêmes qui s'en tiennent désormais fixement à la guerre de position comme ils faisaient auparavant pour la guerre de mouvement, ne soutiennent certes pas que le type précé­dent doive être banni de la science ; mais que, dans les guerres entre les États les plus avancés du point de vue industriel et civilisation, on doit considérer ce type comme réduit à une fonction tactique plus que stratégique, on doit le considérer dans la situa­tion même où se trouvait à une époque antérieure, la guerre de siège par rapport, à la guerre de mouvement.

La même réduction doit être faite dans l'art et la science politiques au moins en ce qui concerne les États les plus avancés, où la « société civile » est devenue une struc­tu­re très complexe et résistante aux « irruptions » catastrophiques de l'élément écono­mi­que immédiat (crises, dépressions, etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne. De même qu'il arrivait, au cours de cette dernière guerre, qu'une attaque acharnée d'artillerie donnât l'impres­sion d'avoir détruit tout le système défensif adverse, mais n'en avait détruit en fait que la surface extérieure et que, lorsque venait le moment d'attaquer et d'avancer, les assaillants se trouvaient en face d'une ligne défensive encore efficace, ainsi en est-il dans la politique pendant les grandes crises économiques ; et ce n'est pas parce qu'il y a crise que les troupes d'assaut s'organisent avec une rapidité foudroyante dans le temps et dans l'espace, encore moins acquièrent-elles un esprit agressif; réciproque­ment, ceux qui subissent l'assaut ne se démoralisent pas, n'abandonnent pas leur dé­fen­ses, poursuivent la lutte dans les décombres et ne perdent pas confiance dans leur propre force ni dans leur avenir. Les choses certes ne restent pas telles quelles, mais il est certain qu'on ne trouve pas tous ces éléments de rapidité, de rythme accéléré, de marche progressive définitive que s'attendraient à y trouver les stratèges du « cador­nisme » politique.

Le dernier fait du genre dans l'histoire de la politique se trouve dans les éléments de 1917. Ils ont marqué un tournant décisif dans l'histoire de l'art et de la science politiques. Il s'agit donc d'étudier « en profondeur » quels sont les éléments de la société civile qui correspondent aux systèmes de défense dans la guerre de position. On dit « en profondeur » à dessein, parce qu'ils ont été étudiés, mais de points de vue superficiels et banals, comme certains historiens du costume étudient les étrangetés de la mode féminine, ou d'un point de vue « rationaliste », c'est-à-dire avec la conviction que certains phénomènes sont détruits dès qu'ils sont expliqués d'une manière « réa­liste », comme si c'étaient des superstitions populaires (qui du reste elles aussi ne sont pas détruites par une simple explication).

(G.q. 13, § 24, pp. 1613-1616.)

Il faut voir si la fameuse théorie de Bronstein[36] sur la « permanence » du mouve­ment n'est pas le reflet politique de la théorie de la guerre de mouvement (rappeler l'ob­servation du général de cosaques Krasnov), et en dernière analyse, le reflet des con­ditions générales-économiques-culturelles-sociales d'un pays où les cadres de la vie nationale sont embryonnaires et relâchés et ne peuvent devenir « tranchée ou for­te­­resse ». En ce cas, on pourrait dire que Bronstein, qui apparaît comme un « occi­den­taliste », était au contraire un cosmopolite, c'est-à-dire superficiellement national et superficiellement occidentaliste ou européen. Ilitch[37], au contraire, était profondé­ment national et profondément européen.

Bronstein, dans ses souvenirs, rappelle qu'il lui fut dit que sa théorie s'était avérée bonne après quinze ans, et il répond à l'épigramme par une autre épigramme. En réalité, sa théorie en tant que telle n'était pas bonne, ni quinze ans avant ni quinze ans après : comme il arrive aux obstinés dont parle Guichardin, il devina en gros, c'est-à-dire qu'il eut raison dans la prévision pratique la plus générale ; cela revient à prédire à une enfant de quatre ans qu'elle deviendra mère, et quand elle le devient à vingt ans, on dit « je l'avais deviné », en ne se souvenant toutefois pas que lorsqu'elle avait qua­tre ans, on voulait violer l'enfant avec la conviction qu'elle deviendrait mère. Il me semble qu'Ilitch avait compris qu'il fallait un changement, de la guerre de mouve­ment, appliquée victorieusement en Orient[38] en 1917, à la guerre de position qui était la seule possible en Occident, où, comme l'observe Krasnov, en peu de temps les armées pouvaient accumuler des quantités infinies de munitions, où les cadres so­ciaux étaient encore capables de devenir des tranchées imprenables. C'est là, me semble-t-il, le sens de la formule du « front unique », qui correspond à la conception de l'Entente d'un seul front sous le commandement unique de Foch.

Le seul point est qu'Ilitch n'eut pas le temps d'approfondir sa formule, même si on tient compte qu'il ne pouvait l'approfondir que théoriquement, alors que la tâche fondamentale était nationale, et exigeait qu'on reconnût le terrain et qu'on déterminât les éléments de tranchée et de forteresse représentés par les éléments de la société civile, etc. En Orient, l'État étant tout, la société civile était primitive et gélatineuse ; en Occident, entre État et société civile, il y avait un juste rapport et dans un État branlant on découvrait aussitôt une robuste structure de la société civile. l'État n'était qu'une tranchée avancée, derrière laquelle se trouvait une robuste chaîne de forte­resses et de casemates; plus ou moins d'un État à l'autre, s'entend, mais c'est justement ce qui demandait une attentive reconnaissance de caractère national.

La théorie de Bronstein peut être comparée à celle de certains syndicaliste fran­çais, à propos de la grève générale et à la théorie de Rosa dans l'opuscule traduit par Alessandri : l'opuscule de Rosa et les théories de Rosa ont, du reste, influencé les syndicalistes français, comme le montrent certains articles de Rosmer sur l'Allemagne dans La Vie ouvrière (première série en fascicules) : elle dépend également en partie de la théorie de la spontanéité.

(Mach., pp. 62-68 et G.q. 7, § 16, pp. 865-867.)

[1931-1932]

XI. Passage de la guerre de mouvement (et par attaque frontale) à la guerre de position dans le domaine politique[modifier le wikicode]

Cela me semble le problème de théorie politique le plus important qu'ait posé la période d'après-guerre, et le plus difficile à résoudre de façon juste. Il est lié aux problèmes soulevés par Bronstein[39] qui, d'une façon ou d'une autre, peut être consi­déré comme le théoricien de l'attaque frontale à un moment où elle ne peut qu'en­traîner la défaite. Ce passage à la guerre de position dans la science politique n'est lié qu'indirectement (médiatement) à celui survenu dans le domaine militaire, bien qu'il y ait certainement un lien et un lien essentiel. La guerre de position deman­de d'énormes sacrifices à des masses immenses de population; pour cette raison, une concentration inouïe de l'hégémonie est nécessaire et par conséquent une forme de gouvernement plus « interventionniste » qui prenne plus ouvertement l'offensive contre les oppo­sants et organise en permanence l' « impossibilité » d'une désagrégation interne : con­trô­les de tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « posi­tions » hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout cela indique que l'on est entré dans une phase culminante de la situation historique et politique, car dès qu'elle est acquise dans le domaine politique, la victoire de la « guerre de position » est décisive de façon définitive. La guerre de mouvement subsiste en politique tant qu'il s'agit de conquérir des positions qui ne sont pas décisives et qu'ainsi toutes les ressources de l'hégémonie de l'État ne sont pas mobilisables; mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules les positions décisives ont de l'importance, on passe alors à la guerre de siège, tendue, difficile, qui exige des qualités exceptionnelles de patience et d'esprit d'invention. En politique, le siège est réciproque, malgré toutes les apparences, et le seul fait que celui qui domine doive faire étalage de toutes ses ressources, montre combien il prend son adversaire au sérieux.

« Une résistance trop longue dans une place assiégée est démoralisante en soi. Elle implique des souffrances, des fatigues, des privations de repos, des maladies et la présence continuelle non pas du danger aigu qui trempe, mais du danger chronique qui abat. »[40]

(P.P., pp. 71-72 et G.q. 6, § 138, pp. 801-802.)

[1930-1932]

XII. Le concept de révolution passive[modifier le wikicode]

Le concept de « révolution passive » doit être déduit rigoureusement des deux prin­cipes de science politique fondamentaux : 1. qu'aucune formation sociale ne dis­pa­raît tant que les forces productives qui se sont développées en elle trouvent encore place pour un mouvement progressif ultérieur; 2. que la société ne se propose pas de tâches pour la solution desquelles n'aient pas déjà été couvées les conditions nécessaires, etc. Il va de soi que ces principes doivent d'abord être développés d'un point de vue critique dans toute leur portée et épurés de tout résidu de mécanisme et de fatalisme. On devra également les ramener à la description des trois moments fondamentaux qui permettent de caractériser une « situation » ou un équilibre de forces, en donnant sa valeur maximale au second moment, ou équilibre des forces politiques et surtout au troisième moment ou équilibre politique-militaire.

On peut observer que Pisacane, dans ses Essais, se préoccupe justement de ce troisième moment : il comprend à la différence de Mazzini, toute l'importance qu'a la présence en Italie d'une armée autrichienne aguerrie, toujours prête à intervenir en n'importe quel point de la péninsule, et qui en plus, a derrière elle toute la puissance militaire de l'Empire des Habsbourg, c'est-à-dire une matrice toujours prête à former de nouvelles armées de renfort. Autre élément historique à rappeler : le développe­ment du christianisme au sein de l'Empire romain, de même que le phénomène actuel du gandhisme aux Indes et la théorie de la non-résistance au mal de Tolstoï qui se rapprochent tant de la première phase du christianisme (avant l'édit de Milan[41]). Le gandhisme et le tolstoïsme sont des théorisations naïves, teintées de religion, de la « révolution passive ». Il faut rappeler aussi quelques mouvements qu'on a nommés « liquidationnistes » et les réactions qu'ils suscitèrent, en fonction des époques et des formes de situations déterminées (surtout du troisième moment).[42] Le point de départ de l'étude sera l'exposé de Vincenzo Cuoco[43]) ; mais il est évident que l'expression de Cuoco à propos de la révolution napolitaine de 1799 n'est qu'un point de départ, car le concept est complètement modifié et s'est enrichi.

(G.q. 15 § 17, pp. 1774-1775.)

[1933]

Le concept de « révolution passive » au sens que Vincenzo Cuoco attribue à la première période du Risorgimento italien peut-il être mis en rapport avec le concept de « guerre de position » comparée à la guerre de mouvement ? En d'autres termes, a-t-on eu ces concepts après la Révolution française et le binôme Proudhon-Gioberti peut-il être justifié par la panique créée par la Terreur de 1793 comme le sorélisme par la panique qui a suivi les massacres parisiens de 1871 ? C'est-à-dire existe-t-il une identité absolue entre guerre de position et révolution passive ? ou tout au moins existe-t-il ou peut-on concevoir toute une période historique où l'on doive identifier les deux concepts, jusqu'au moment où la guerre de position redevient guerre de mouvement ?

C'est un jugement dynamique qu'il faut donner sur les « restaurations » qui seraient une « astuce de la Providence » au sens de Vico. Voici un problème : dans la lutte Cavour-Mazzini où Cavour est le représentant de la révolution passive - guerre de position et Mazzini celui de l'initiative populaire -guerre de mouvement, ne sont-ils pas tous les deux indispensables exactement dans la même mesure ? Il faut toutefois tenir compte du fait que, alors que Cavour était conscient de sa tâche (au moins dans une certaine mesure) en ce qu'il comprenait la tâche de Mazzini[44], Mazzini ne semble pas avoir été conscient de la sienne ni de celle de Cavour; si, au contraire, Mazzini avait eu une telle conscience, c'est-à-dire s'il avait été un politique réaliste et non un apôtre illuminé (en somme s'il n'avait pas été Mazzini), l'équilibre résultant de la confluence des deux activités aurait été différent, plus favorable au mazzinisme : et l'État italien se serait constitué sur des bases moins arriérées et plus modernes. Et puisque dans tout événement historique, se manifestent presque toujours des situations semblables, il faut voir si on ne peut pas tirer de ce fait quelque prin­cipe général de science et d'art politiques. On peut appliquer au concept de révolution passive (et on peut en trouver confirmation dans le Risorgimento italien) le critère d'interprétation des modifications moléculaires qui en réalité modifient progressi­vement la composition précédente des forces et deviennent donc des matrices de nou­velles modifications. Ainsi dans le Risorgimento italien on a vu comment le passage au Cavourisme (après 1848) d'éléments toujours nouveaux du Parti d'Action a modifié progressivement la composition des forces modérées en liquidant le néo-guelfisme, d'une part, et en appauvrissant le mouvement mazzinien d'autre part (c'est à ce processus qu'appartiennent également les oscillations de Garibaldi, etc.). Aussi cet élément est-il la phase originaire de ce phénomène qu'on a appelé Plus tard « trans­formisme » et dont l'importance n'a pas été, semble-t-il jusqu'ici, mise dans la lumière qui lui est due comme forme de développement historique.

Insister, en développant ce concept, sur le fait que, tandis que Cavour était con­scient de sa tâche dans la mesure où il avait une conscience critique de celle de Mazzini, Mazzini lui, devait en réalité à la conscience faible ou nulle qu'il avait de la tâche de Cavour, une conscience également bien faible de sa propre tâche : d'où ses hésitations (à Milan dans la période qui a suivi les Cinq Journées[45] et en d'autres occasions) et ses initiatives hors saison, qui, finalement, ne servaient que la politique piémontaise. C'est là une illustration du problème théorique concernant la façon dont il fallait comprendre la dialectique, problème posé dans Misère de la Philosophie : que tout membre de l'opposition dialectique doit chercher à être tout lui-même et jeter dans la lutte toutes ses propres « ressources » politiques et morales et que ce n'est qu'ainsi qu'on peut avoir un dépassement réel, voilà qui n'était pas compris par Proudhon ni par Mazzini. On dira que ce principe n'était pas davantage compris par Gioberti ni par les théoriciens de la révolution passive ou « révolution-restaura­tion »[46], mais c'est là un autre problème : chez ces derniers « l'incompréhension » théorique était l'expression pratique des nécessités contraignant la « thèse » à déve­lop­per toutes ses propres possibilités, au point de réussir à incorporer une partie de l'antithèse elle-même, pour ne pas se laisser, en somme, « dé­passer » dans l'oppo­sition dialectique; en réalité, seule la thèse développe toutes ses possibilités de lutte, jusqu'à s'accaparer les soi-disant représentants de l'antithèse : c'est précisément en cela que consiste la révolution passive ou révolution-restauration. Certes il faut considérer à ce point de l'exposé la question du passage de la lutte politique de la « guerre de mouvement » à la « guerre de position », ce qui en Europe se produisit après 1848, et qui ne fut pas compris par Mazzini ni par les mazziniens, alors que quel­ques autres le comprirent au contraire : le même passage se produit après 1871, etc. La question était difficile à comprendre à l'époque pour des hommes comme Mazzini, étant donné que les guerres militaires n'avaient pas fourni le modèle, mais qu'au contraire les doctrines militaires se développaient dans le sens de la guerre de mouvement : il faudra voir si chez Pisacane, qui du mouvement fut le théoricien militaire, on rencontre des indications allant dans ce sens.

Il faut voir encore Pisacane parce qu'il fut le seul qui tenta de donner au Parti d'Action un contenu non seulement formel mais substantiel : d'antithèse dépassant les positions traditionnelles. Et qu'on ne dise pas que pour obtenir ces résultats histori­ques il y avait nécessité péremptoire d'une insurrection populaire armée, comme le pensait Mazzini jusqu'à en être obsédé, c'est-à-dire non en réaliste, mais en mission­naire religieux. L'intervention populaire qui ne fut pas possible dans la forme concen­trée et simultanée de l'insurrection, n'eut pas lieu davantage sous la forme « diffuse » et capillaire de la pression indirecte, ce qui au contraire était possible et aurait été la prémisse indispensable de la première forme. La forme concentrée ou simultanée était rendue impossible par la technique militaire du temps, mais en partie seulement, c'est-à-dire que l'impossibilité existe dans la mesure où on ne fit pas précéder la forme concentrée et simultanée par une préparation idéologique de longue haleine, prévue organiquement pour réveiller les passions populaires et en rendre possible la concen­tration et l'éclatement simultanés.

Après 1848 une critique des méthodes qui ont précédé l'échec ne fut faite que par les modérés, et en effet tout le mouvement se rénova, le néo-guelfisme fut liquidé, des hommes nouveaux occupèrent les premiers postes de direction. Aucune autocritique, au contraire, de la part du mazzinisme, ou alors autocritique liquidatrice, en ce sens que de nombreux éléments abandonnèrent Mazzini, et formèrent l'aile gauche du parti piémontais; comme seule tentative « orthodoxe », c'est-à-dire faite de l'intérieur, on eut les essais de Pisacane, qui jamais toutefois ne devinrent la plate-forme d'une nou­velle politique organique, et cela bien que Mazzini lui-même reconnût que Pisacane avait une « conception stratégique » de la révolution nationale italienne.

(Mach. pp. 69-74 et G.q. 15, § 11, pp. 1766-1769.)

[1933]

XIII. Éléments de politique[modifier le wikicode]

Dans ce domaine, il faut bien le dire, ce qu'on oublie d'abord, ce sont justement les premiers éléments, les choses les plus élémentaires ; et pourtant, comme ils se répètent mille fois, ces éléments deviennent les piliers de la politique et de n'importe quelle action collective.

Le premier élément, c'est qu'il existe réellement des gouvernés et des gouvernants, des dirigeants et des dirigés. Toute la science et l'art politiques se fondent sur ce fait primordial, irréductible (dans certaines conditions générales). Les origines de ce fait constituent un problème en soi, qui devra être étudié à part (au moins pourra-t-on et devra-t-on étudier comment atténuer et faire disparaître le fait, en changeant certaines conditions susceptibles d'être identifiées comme agissant dans le sens de cette divi­sion), mais il reste le fait qu'il existe des dirigeants et des dirigés, des gouvernants et des gouvernés. Ce fait étant acquis, il faudra voir comment on peut diriger de la manière la plus efficace (une fois définis certains buts) et comment, en conséquence, assurer la meilleure préparation aux dirigeants (c'est plus précisément l'objet de la première section de la science et de l'art politiques) et comment d'autre part, on ap­prend à connaître les lignes de moindre résistance ou lignes rationnelles conduisant à l'obéissance des dirigés et des gouvernés. Dans la formation des dirigeants, ce qui est fondamental, c'est le point de départ : veut-on qu'il y ait toujours des gouvernés et des gouvernants, ou bien veut-on créer les conditions qui permettront que disparaisse la nécessité de cette division ? C'est-à-dire part-on du principe de la division perpétuelle du genre humain ou bien ne voit-on dans cette division qu'un fait historique, répon­dant à certaines conditions ? Il faut voir clairement que, même si elle remonte, en dernière analyse, à une division en groupes sociaux, cette division en gouvernés et gouvernants existe cependant, les choses étant ce qu'elles sont, jusque dans le sein d'un même groupe, même d'un groupe socialement homogène; en un certain sens, on peut dire que cette division est une création de la division du travail, que c'est un fait technique. C'est sur cette coexistence de problèmes que spéculent ceux qui, en toute chose, voient seulement la « technique », la nécessité « technique », etc., pour ne pas envisager le problème fondamental.

Étant donné que jusque dans un même groupe existe cette division entre gouver­nants et gouvernés, il devient nécessaire d'établir quelques principes n'admettant aucune dérogation, et c'est justement sur ce terrain que surviennent les « erreurs » les plus graves, c'est-à-dire que se manifestent les incapacités les plus criminelles, mais aussi les plus difficiles à corriger. On croit que, une fois établi le principe de l'homo­généité d'un groupe, l'obéissance doit être automatique, et non seulement qu'elle doit être acceptée sans qu'on ait besoin d'en démontrer la « nécessité » ni la rationalité, mais qu'elle est indiscutable (certains pensent et, ce qui est pire, agissent conformé­ment à cette pensée, que l'obéissance « viendra » sans être demandée, sans que la voie à suivre soit indiquée). C'est ainsi qu'il est difficile d'extirper des dirigeants le « cadornisme[47] », c'est-à-dire la conviction qu'une chose sera faite parce que le diri­geant considère comme juste et rationnel qu'elle soit faite : si elle n'est pas faite, la « faute » est versée au compte de ceux « qui auraient dû » etc. C'est ainsi qu'il est diffi­cile d'extirper l'habitude criminelle de né­gliger d'éviter les sacrifices inutiles. Et pour­tant, le sens commun montre que la majeure partie des désastres collectifs (politiques) arrivent parce qu'on n'a pas cherché à éviter le sacrifice inutile, ou qu'on a montré qu'on ne tenait pas compte du sacrifice des autres et qu'on a joué avec la peau des autres. Chacun a entendu raconter par des officiers du front comment les soldats réellement risquaient leur vie dans les moments où c'était vraiment nécessaire, mais comment au contraire ils se révoltaient quand ils voyaient qu'on n'avait pour eux aucun égard. Par exemple : une compagnie était capa­ble de jeûner plusieurs jours, si elle voyait que les vivres ne pouvaient arriver pour une raison de force majeure, mais elle se mutinait si on sautait un seul repas par négligence et bureaucratisme, etc.

Ce principe s'étend à toutes les actions qui exigent un sacrifice. C'est pourquoi, toujours, après tout échec, il faut avant tout rechercher la responsabilité des diri­geants, et cela, au sens strict (par exemple : un front est constitué de plusieurs sec­tions et chaque section a ses dirigeants : il est possible que d'une défaite les dirigeants d'une section soient plus responsables que ceux d'une autre, mais c'est une question de degré, et il ne s'agit pas d'exclure la responsabilité de quiconque, en aucun cas).

Une fois posé le principe qu'il existe des dirigés et des dirigeants, des gouvernés et des gouvernants, il est vrai que les « partis » sont jusqu'ici la façon la plus adéquate d' « élaborer » les dirigeants et la capacité de diriger (les « partis » peuvent se présen­ter sous les noms les plus divers, même sous le nom d'antiparti et de « négation des partis[48] » ; en réalité, même ceux qu'on appelle des « individualistes » sont des hom­mes de parti, à cette différence près qu'ils voudraient être « chefs de parti » par la grâce de Dieu ou en vertu de l'imbécillité de ceux qui les suivent).

Développement du concept général contenu dans l'expression « esprit d'État[49] ». Cette expression a un sens bien précis, historiquement déterminé. Mais un problème se pose : existe-t-il quelque chose de semblable à ce qu'on appelle « esprit d'État » dans tout mouvement sérieux, c'est-à-dire qui ne soit pas l'expression arbitraire d'indi­vi­dualismes plus ou moins justifiés ? Tout d'abord, l' « esprit d'État » suppose la « con­ti­nuité », soit avec le passé ou la tradition, soit avec l'avenir, c'est-à-dire qu'il suppose que tout acte est le moment d'un processus complexe, qui est déjà commencé et qui continuera. Le sentiment de responsabilité de ce processus, le sentiment d'en être les acteurs responsables, d'être solidaires de forces « inconnues » matériellement, mais qu'on sent pourtant actives et opérantes et dont on tient compte, comme si elles étaient « matérielles » et physiquement présentes, s'appelle justement dans certains cas « esprit d'État ». Il est évident qu'une telle conscience de la « durée » doit être non pas abstraite mais concrète, c'est-à-dire en un certain sens ne pas dépasser certaines limites ; mettons que les limites minima soient la génération précédente et la géné­ration future, ce qui n'est pas peu dire, car on considérera les générations, non pas en comptant trente ans avant pour l'une, trente ans après pour l'autre, mais organique­ment, au sens historique, ce qui pour le passé tout au moins est facile à comprendre : nous nous sentons solidaires des hommes qui aujourd'hui sont très vieux, et qui pour nous représentent le « passé » qui vit encore parmi nous, qu'il nous faut reconnaître, avec lequel il faut faire les comptes, qui est un des éléments du présent et des pré­misses du futur. Et avec les enfants, avec les générations qui naissent et qui gran­dissent et dont nous sommes responsables. (Bien différent est le « culte » de la « tra­dition », qui a une valeur tendancieuse, qui implique un choix et un but déterminés, c'est-à-dire qui est à la base d'une idéologie.) Même si un « esprit d'État » ainsi entendu existe chez tout le monde, il faut toutefois combattre tour à tour les défor­mations qui l'affectent ou les déviations qu'il produit.

« Le geste pour le geste », la lutte pour la lutte, etc., et surtout l'individualisme étroit et petit, qui n'est que la satisfaction capricieuse d'impulsions momentanées, etc. (En réalité, il s'agit toujours de l' « apolitisme » italien, qui prend ces formes variées, pit­to­resques et bizarres.) L'individualisme n'est qu'un apolitisme de caractère animal, le sectarisme est « apolitisme », et, si on y regarde de près, le sectarisme est en effet une forme de « clientèle » personnelle, alors que manque l'esprit de parti qui est l'élé­ment fondamental de « l'esprit d'État ». Démontrer que l'esprit de parti est l'élément fondamental de l'esprit d'État est une des thèses les plus importantes à soutenir ; vice versa, l' « individualisme » est un élément de caractère animal, « qui fait l'admiration des étrangers » comme les ébats des habitants d'un jardin zoologique.

(Mach., pp. 17-20 et G.q. 15, § 4, pp. 1752-1755.)

[1933]

  1. Le « mythe » est un aspect essentiel de la pensée de Sorel, qui met en évidence, parfois même d'une manière scolaire, tout ce qu'il doit à Bergson; de même que la pensée chrétienne a tiré parti du mythe apocalyptique du retour du Christ et de la ruine du monde païen qui devait l'accompagner, ou que la « folle chimère » de Mazzini a fait davantage pour l'unité italienne que Cavour, de même des « constructions d'un avenir déterminé dans le temps peuvent posséder une grande efficacité et n'avoir que bien peu d'inconvénients, lorsqu'elles sont d'une certaine nature; cela a lieu quand il s'agit des mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d'un peuple, d'un parti ou d'une classe, tendances qui viennent se présenter à l'esprit avec l'insistance d'instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d'action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté... Peu importe que le mythe ne prenne pas réalité dans l'histoire, il faut juger les mythes comme les moyens d'agir sur le présent » (G. SOREL : Réflexions sur la violence, 8e éd. avec « Plaidoyer pour Lénine », Paris, Rivière, 1936, pp. 179-180). - Le mythe du socialisme, c'est la « grève générale ».
  2. Si le mot « jacobin » reste lié à des convictions républicaines intransigeantes et à des méthodes d'action énergiques, il exprime aussi la manière dont les jacobins de la Révolution française ont résolu le problème de l'unité de la nation, notamment en gagnant l'adhésion des campagnes à un mouvement dont le centre dirigeant était Paris, par la levée en masse d'une armée républicaine. C'est ainsi que Gramsci définit le « jacobinisme historique » comme « l'union ville-campagne » (Ris. p. 155). Voir Lénine : Le jacobinisme peut-il servir à intimider la classe ouvrière ? Pravda, 7 juillet 1917 : « Le “ jacobinisme ”... au XXe siècle serait la domination de la classe révolutionnaire, du prolétariat qui, épaulé par la paysannerie pauvre... pourrait apporter ce que les jacobins du XVIIIe siècle apportèrent de grand, d'indestructible... » (Œuvres, tome XXV, Paris, Éditions sociales, 1957).
  3. Comme idée particulièrement vivante au Moyen Age, c'est la reconstitution (partielle) du grand empire romain sous la direction de princes allemands, couronnés par le pape. C'est Otton de Saxonie, couronné en 912 qui est le premier de la dynastie des empereurs allemands dont le dernier sera François II (qui renonce au titre en 1806).
  4. Vieilles villes italiennes aujourd'hui sans activité, évoquées par d'Annunzio dans Le Laudi.
  5. Comme l'explique le passage suivant, cette notion signifie pour Gramsci l'unité dialectique des moments de la force et du consentement dans l'action politique. Le terme « double perspective » date du Ve Congrès de l'Internationale. Le Congrès fit suite à une longue série de défaites pour la révolution mondiale, culminant dans l'Octobre allemand en 1923. Zinoviev, qui avait réussi à placer ses protégés Fischer et Maslov à la tête du Parti allemand et à rejeter la responsabilité de la défaite sur Brandler (voir la lettre à Togliatti, Terracini et aux autres du 9 février 1924, in 2 000 pagine di Gramsci. Il saggiatore, tome 1, pp. 665-677, notamment pp. 666-668), était soucieux de montrer que la défaite n'avait pas une importance critique et que la révolution allemande était toujours à l'ordre du jour pour un futur proche. Trotski et Radek affirmaient que la bourgeoisie européenne s'orientait vers une résolution de type « travailliste », « social-démocrate » de sa crise politique d'après-guerre, comme en témoignaient les événements de France et d'Angleterre. Sous la direction de Zinoviev, le Congrès adopta une résolution de compromis, admettant à la fois l'immi­nence de la révolution et la thèse de la généralisation de la solution « travailliste ». La section XIII des thèses sur la tactique était intitulée : « Deux perspectives ».
  6. Ces mots sont définis par Marx dans la préface à la Contribution à la critique de l'économie politique.
  7. « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que n'aient été développées toutes les forces productives qu'elle est capable de contenir; et des conditions de production supérieure ne s'instaurent jamais avant que leurs possibilités matérielles d'existence ne soient écloses au sein de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais que des tâches qu'elle peut réaliser. En effet, si nous y regardons de plus près, nous découvrirons toujours que la tâche ne se présente que là où les conditions matérielles à sa réalisation existent déjà ou sont du moins en voie de formation. » [Marx, Préface à Contribution à la critique de l'économie politique, Ed. soc., 1957.] (Note de Gramsci.)
  8. L'expression « révolution permanente » se trouve notamment dans l'Adresse du Conseil central à la Ligue [des communistes] (Londres, mars 1850). Voir : K. MARX : [...], Révélations sur le procès des communistes, préface de F. Engels, Annexe I, Paris, Costes, 1939 (Œuvres complètes de K. MARX) : ... « Notre devoir est de rendre la révolution permanente »... (p. 238) ... Leur cri de guerre doit être : “ la révolution en permanence ” » (p. 249).
  9. Cf. La Révolution française de A. MATHIEZ dans la collection A. Colin, (Note de Gramsci.)
  10. Il faut entendre le courant anarchiste qui fait du syndicalisme la seule théorie du mouvement ouvrier.
  11. Cf. La Riforma sociale, juillet-août 1918, p. 415.
  12. Materialismo storico ed economia marxistica, op. cit. La préface de 1917 est un hommage à Marx et au marxisme qui eut une « grande et bénéfique influence » sur les intellectuels italiens de la fin du XIXe siècle.
  13. Vilfredo Pareto est, avec Luigi Einaudi, le représentant le plus connu du courant libre-échangiste (liberismo).
  14. Le courant fabien remonte à 1884, année où fut fondée la Fabian Society, qui se proposait d'instaurer graduellement le socialisme par des méthodes pacifiques. Sydney Webb et sa femme furent les membres les plus actifs de cette « société » dont fit également partie Bernard Shaw, et qui publiait des études sous le titre de Fabian Essays on Socialism (Essais fabiens sur le socialisme).
  15. Forme d'esprit au sens d'un pli définitif.
  16. En français dans le texte.
  17. Allusion à la lutte menée par Lénine contre l'économisme défini dans Que faire ? comme étant « la conception étroite du rôle de la social-démocratie et de ses tâches politiques ». « La lutte économique est une lutte professionnelle », et celle que Lénine mène pour la formation d'un parti organisé s'affirme contre les tendances (opportuniste et « révolutionniste ») du parti social-démocrate (spontanéité des masses et terrorisme excitatif).
  18. « En réalité, écrit Lénine, le trait fondamental de toute la situation politique actuelle en Russie est que de très larges masses de la population sont imbues d'illusions constitutionnelles. » (LÉNINE : Illusions constitutionnelles. Œuvres, tome XXV, p. 211.) Après la Révolution de février 1917, Lénine fait triompher le mot d'ordre de lutte politique : « Tout le pouvoir aux soviets », alors que les courants hostiles aux bolchéviks subordonnent tout à la Constitution promise par le gouvernement provisoire. Or, affirme Lénine, « Il y a 99 chances sur 100 pour que l'Assemblée constituante ne se réunisse pas à la date prévue » (p. 212).
  19. Cf. LÉNINE : La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), chap. VIII : Jamais de compromis?
  20. Événements qui apporteraient une palingénésie (nouvelle naissance) portant l'humanité vers la perfection.
  21. Staline.
  22. Trotski.
  23. Le bolchevisme
  24. « Éthique » est le terme indissolublement lié chez Croce à « politique » ; les deux termes définissent ensemble les deux moments nécessaires de l'État (appelés aussi le moral et l'utile) dont l'incessant conflit État-Église entendu « au sens idéal » donne naissance à des synthèses toujours nouvelles. Voici la définition que propose Gramsci : « Voici, me semble-t-il, ce qu'on peut dire de plus sensé et de plus concret à propos de l'État éthique : tout État est éthique dans la mesure où une de ses fonc­tions les plus importantes est d'élever la grande masse de la population à un certain niveau culturel et moral, niveau (ou type) qui correspond aux nécessités de déve­loppement des forces productives et par conséquent aux intérêts des classes domi­nantes. L'école, comme fonction éducatrice positive, et les tribunaux comme fonction éducative, répressive et négative, sont les activités de l'État les plus importantes en ce sens : mais, en réalité, à ce but tendent une multi­plicité d'autres initiatives et d'autres activités dites privées qui forment l'appareil de l'hégémonie politique et culturelle des classes dominantes. La conception de Hegel appartient à une période où le déve­loppement en extension de la bourgeoisie pouvait sembler illimité, d'où la possibilité d'affirmer le caractère éthique de la bourgeoisie ou son universalité : tout le genre humain sera bourgeois. Mais, en réalité, seul le groupe social qui pose la fin de l'État et sa propre fin comme but à atteindre, peut créer un État éthique, tendant à mettre un terme aux divisions internes qu'entraîne la domination, etc. et à créer un organisme social unitaire technico-moral. » (Machia­vel, p. 128 et Gq 8, § 179, pp. 1049-1059.)
  25. Les rapports entre société civile (« conditions de la vie matérielle » ou, en régime capitaliste, système de la production « privée ». appareil « privé » d'hégémonie) et la société politique, doivent être conçus en fonction de la définition de l'État comme « équilibre entre la société politique et la société civile » (voir note p. 147). Voir à ce propos le rôle de médiation entre société politique et société civile des intellectuels, « commis du groupe dominant pour les fonc­tions subalternes de l'hégémonie » (p. 607). L'analyse des rapports entre société civile et société politique tels que les conçoit Gramsci fournit les éléments fondamentaux pour une critique du libéralisme et du fascisme. Si le libéralisme prétend nier à l'État tout droit d'intervention dans la société civile (Cf. p. 468) et fait d'une distinction méthodologique une distinction organique, le fascisme aboutit à une « forme extrême de société politique » (Machiavel, p. 161).
  26. C'est la société sans classe, où l'anarchie de la production sociale a disparu et qui a progressive­ment élaboré sa propre discipline organique. Cf. Engels, Anti-Dühring, Ed. soc., 1973, p. 324. « Dans la mesure où l'anarchie de la production sociale disparaît, l'autorité politique de l'État entre en sommeil. Les hommes, enfin maîtres de leur propre socialisation, deviennent par là même, maîtres de la nature, maîtres d'eux-mêmes, libres. »
  27. Il est important de remarquer que Gramsci n'utilise pas ce mot au sens péjora­tif qu'il a acquis aujourd'hui dans certaines sphères politiques et idéologiques ; il s'agit d'un terme signifiant approximativement « qui embrasse et unifie une totalité ». Équivalents possibles : global - totalité dynamiquement unifiée...
  28. Roberto MICHELS : Les Partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad. Dr S. Jankélévitch, Paris, Flammarion 1914. (Bibl. de philosophie scientifique.)
  29. Cette « vanité » [Boria] est, chez Vico, l'attitude des nations qui « ont toujours la prétention de se considérer comme les premières à avoir trouvé les commodités de la vie et à avoir conservé leurs traditions depuis les origines du monde ». (La Science nouvelle, 124, 125, 127, op. cit., pp. 62-63.)
  30. Allusion aux tentatives de destruction du parti de la classe ouvrière par le fascisme (par des moyens qui ne sont pas « normaux ») : le problème posé est celui de la survivance du parti dans ses masses et dans ses cadres.
  31. La Pentecôte : œuvre de Manzoni en forme d'hymne écrite en 1821 ; Manzoni projeta de consacrer à des sujets religieux une série de douze hymnes sacrés qui devaient célébrer les grandes fêtes solennelles de l'Eglise. Cinq seulement virent le jour dont La Pentecôte est le plus important.
  32. Rosa Luxemburg : La Grève en masse, le parti et les syndicats, Maspero. ... « La grève en masse, telle que nous la montre la Révolution russe [de 1905], n'est pas un moyen ingénieux inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne ; elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne de la Révolution. » (p. 42.)
  33. P. N. KRASNOV : Ot dvouglavago orla do krasnomou znameni. (De l'aigle à deux têtes au drapeau rouge), roman. Berlin, Diakov, 1921.
  34. Allusion aux offensives russes des années 1914-1915 ; alors que dans la partie nord du front oriental, tenue par les Allemands, les Russes ont, dès le début de la campagne, subi des revers, leur supériorité numérique exploitée notamment dans l'attaque brusquée de l'été 1914 leur a permis d'écraser initialement les troupes austro-hongroises et d'occuper la Galicie. L'été 1915, ces résultats ont été annulés devant une contre-attaque des troupes austro-hongroises encadrées et renforcées par les corps allemands du général Mackensen.
  35. Pilsudski avait lancé en avril 1920 la Pologne dans une offensive contre la Russie des Soviets, en comptant profiter de sa faiblesse et des luttes contre-révolutionnaires. Mais son offensive en Ukraine est stoppée dès le mois de mai (contre-offensive de Toukatchevski). L'offensive russe amène Boudienny aux abords de Varsovie. Pilsudski est sauvé par l'appui de la France qui lui envoie des munitions et des officiers, dont le général Weygand.
  36. La théorie de Trotski sur la « révolution permanente ».
  37. Lénine.
  38. En Russie.
  39. Léon Trotski.
  40. Karl Marx : La question d'Orient, article du 14 septembre 1855.
  41. L'édit de Constantin qui autorise l'exercice du culte chrétien et en fait la religion d'État (313).
  42. Voir plus haut l'analyse des « situations ».
  43. Saggio critico sulla rivoluzione di Napoli, a cura di Gastone Manacorda, Milano, Ed. Universale economica, 1951, 2 vol. La première édition de cet Essai critique parut en 1801. - La « révolution passive » est pour V. Cuoco celle qu'apportent de l'extérieur les armées conduites par Bonaparte. Cette révolution n'est pas celle du peuple, et accentue la séparation entre les intellectuels et la masse, entre la culture et la nation d'où, la contradiction chez Cuoco entre l'aspiration à l'indé­pendance d'une « nation » italienne et sa préférence fondamentale pour une révolution sans « révo­lution ».
  44. Mazzini, qui a scellé en 1832 un pacte d'alliance avec Bonarroti (représentant de la pure tradition jacobine), s'éloigne ensuite de plus en plus d'une dictature révolutionnaire, d'où ses conflits avec Garibaldi qui, jusqu'à la fin de sa vie, reste fidèle à cette conception. Mazzini représente les posi­tions des classes bourgeoises avancées certes, mais qui préconisent en dernière analyse l'union ou la réconciliation de tous les milieux (le noble terrien et le paysan, le bourgeois et l'homme du peuple, etc.). Malgré une abondante propagande d'allure « radicale », cette limite à gauche laisse toutes sortes de possibilités de contacts et de glissements vers les modérés.
  45. Nom donné traditionnellement au soulèvement révolutionnaire de Milan (18-23 mai 1848) contre les troupes autrichiennes de Radetsky ; les Milanais forcèrent Radetsky à la retraite, malgré un bombardement de la ville.
  46. Il faudra voir ce qui a été écrit sur 1848 par des chercheurs marxistes, mais il semble qu'il n'y ait pas grand-chose à attendre de ce côté-là. Les événements italiens, par exemple, ne furent examinés qu'à la lumière des livres de Bolton King, etc. (Note de Gramsci.)
  47. Le mot vient du général Luigi Cadorna, chef d'état-major des armées italiennes jusqu'à la retraite de Caporetto (1917) dont il fut le principal responsable. Caporetto met en lumière le caractère erroné du système de direction en vigueur dans l'armée italienne, et le « cardornisme » symbolise ici le bureaucratisme ou l'autoritarisme des dirigeants qui considèrent comme superflu le travail de persuasion auprès des « dirigés » pour gagner leur adhésion volontaire.
  48. Les fascistes définissaient souvent leur parti comme un « anti-parti », et Mussolini aimait insister sur son « individualisme » de principe.
  49. Concept utilisé par Hegel dans sa Philosophie de l'Histoire : « L'esprit d'un peuple est un esprit déterminé et comme on vient de le dire, déterminé selon le degré historique de son développement. Cet esprit constitue le fondement et le contenu pour les autres formes de la conscience de lui-même qui ont été indiquées (...) A cause de l'identité pre­mière de leur substance, de leur contenu et de leur objet, les formations sont unies inséparablement à l'esprit de l'État, telle forme politique ne peut coexister qu'avec telle religion et dans tel État ne peuvent exister que telle philosophie et tel art. » (Leçons sur la philosophie de l'Histoire, J. Vrin 1963, trad. Gribelin, pp. 49-50.) La notion d'un « esprit de l'État » fut reprise par le fascisme, voir Mussolini, discours à la Chambre des députés, 13 mai 1929 : « Qu'aurait été l'État, s'il n'avait pas un esprit, une moralité, s'il ne disposait pas de ce qui donne de la force à ses lois, de ce grâce à quoi il réussit à s'assurer l'obéissance de ses citoyens ? »