Lettre à Walter Dauge, 16 mars 1936

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A propos de manœuvre

Cher Camarade Dauge[1]

Je ne nie naturellement pas l'utilité de telle ou telle manœuvre envers l'ennemi de classe, les réformistes y compris[2]. Mais la politique de manœuvre a ses règles, qui doivent être strictement observées.

a) La manœuvre doit être bien comprise dans toute son envergure au moins par la direction (au point de départ).

b) La manœuvre ne peut pas se servir de ruses qui sont aptes à désorienter les amis sans peut‑être tromper les ennemis.

c) Il faut bien définir les limites de la manœuvre, mettre au courant sa propre organisation et ne rien entreprendre d'important à titre personnel.

Je dois avouer (puisque notre correspondance n'aurait aucune valeur sans la franchise complète) que votre exposé ne me donne pas d'apaisement sur tous ces points.

Il est clair que la bureaucratie ne va pas vous exclure purement et simplement, mais essaiera de vous mettre au pied du mur. On vous posera des questions, on exigera des précisions, on contrôlera votre campagne électorale, on ne vous permettra même pas de rester dans le vague (ce qui serait déjà déplorable du point de vue révolutionnaire). Or quelque camarade du Borinage (j'ai lu le procès‑verbal de la discussion) croit que vous... pourriez vous contenter dans la propagande des mots d'ordre « communs » avec le programme du P.O.B. Une attitude pareille serait fatale. Mais si vous envisagez une propagande claire et vigoureuse qui doit se renforcer d'un jour à l'autre pour être dirigée aussi contre la politique des chefs du P.O.B., de ses ministres, etc., alors la manœuvre pourrait aboutir à un résultat positif pour le parti révolutionnaire.

Oui, je dis qu'il n'est pas « indifférent » de quel côté vient la scission. Mais cette formule (« pas indifférent ») signifie aussi que cette question n'est pas décisive, que c'est une question de procédure qui doit être subordonnée au contenu politique de la lutte. Naturellement il faut se couvrir autant que possible par l'exégèse savante des statuts, etc. Mais politiquement le seul salut est l'offensive farouche et la dénonciation implacable de la complicité des chefs du P.O.B. dans le complot impérialiste et de la complicité de Godefroid et compagnie avec les chefs patriotes.

Vous parlez de la possibilité d'avoir deux députés[3]. La Jeune Garde, en publiant votre photo, parle aussi de deux candidats. De quoi s'agit‑il en vérité ? D'un bloc de l'A.S.R. avec le C.N. des J.G. pour l'élection de deux députés ? Ou seulement de la tentative de Godefroid pour provoquer la scission dans l'A.S.R. ? Sur cette question, l'attitude de l'Action socialiste révolutionnaire n'est pas claire. Et je continue de considérer Godefroid comme l'élément le plus ambigu et le plus dangereux dans le jeu des forces intérieures du P.O.B.

Je sais bien que vos forces sont modestes[4]. Mais la fraction révolutionnaire ne se renforce que par la clarté. Godefroid, par exemple, explique son adaptation aux social‑patriotes par la nécessité de renforcer l'organisation. Si l'A.S.R. commence, pour la même raison, à s'adapter à Godefroid, le seul qui en sortirait renforcé serait le capitalisme belge.

Pour faire des manœuvres audacieuses, il faut être fort. Quand on est faible, la manœuvre peut bien se retourner contre son initiateur. La meilleure « modestie » révolutionnaire, c'est la clarté.

D'accord avec vous qu'il n'est pas recommandable d'imiter la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. Mais imaginez, mon cher Dauge, qu'une grenouille essaie par de savantes manœuvres de vaincre un boeuf ou même un troupeau de boeufs. Ce ne serait pas du tout de la « modestie ».

Sur la Liga, votre explication ne me paraît pas satisfaisante. Prendre la défense de la Liga était un devoir élémentaire. Mais il y avait un devoir non moins important : se délimiter du confusionnisme de la Liga. En prenant la défense de la Liga menacée, il eut fallu en même temps expliquer aux lecteurs l'antagonisme irréconciliable entre le pacifisme de Liebaers[5] et le marxisme de l'A.S.R. C'est la méthode consacrée par Marx et par Lénine. Et elle reste bonne.

La même chose pour Caballero[6]. Vous dites l'avoir pris comme autorité « par pure tactique ». Croyez‑vous que les ouvriers belges puissent comprendre, une tactique pareille ? J'en doute. Ils doivent se dire : ce Caballero doit être un excellent garçon, si on nous le donne en exemple. Ainsi, vous désorientez vos propres lecteurs. En même temps, vous ne servez pas du tout de cette manière vos idées contre les staliniens puisque ceux‑ci doivent vous répondre : « Mais nous disons la même chose que Caballero et nous faisons la même chose que lui, c'est‑à‑dire le Front populaire. » De cette manière, vous êtes pris à votre propre piège. Il ne faut jamais jouer à cachecache avec les idées et les principes.

Le défaitisme révolutionnaire de l'A.S.R. est souvent trop abstrait puisqu'il se réduit à la répétition des formules générales. Aujourd'hui, en Belgique, le défaitisme révolutionnaire consiste surtout dans le devoir de dénoncer le pacifisme de Liebaers et le centrisme capitulard de Godefroid. Sans cela, les meilleures intentions et les meilleurs articles ne serviront qu'à préparer le triomphe des social‑patriotes sur l'A.S.R. comme sur Godefroid et Liebaers.

Pas nécessaire de vous dire, camarade Dauge, que je serais bien heureux de continuer cette explication des deux côtés.

  1. Trotsky répond ici à une lettre de Dauge datée du 11 mars (Bibliothèque du Collège de Harvard, 739), elle‑même répondant à sa lettre du 9 février.
  2. Dauge justifiait la nécessité de la manoeuvre et affirmait notamment avoir embarrassé la droite du parti en se présentant au « poll », l'élection primaire, contre l'avis de ses camarades.
  3. Non seulement Dauge escomptait bien avoir deux élus (Lesoil et lui‑même), mais il précisait que, s'il avait suivi l'opinion de Lesoil et de Charleroi, la situation aurait tourné à la catastrophe, car rien n'était possible sans élu : « Nous n'aurions pas eu un seul élu. Dans ce cas, nous nous serions rapidement liquéfiés et le mouvement d'action socialiste révolutionnaire aurait sombré dans le ridicule »...
  4. Dauge avait écrit : « Nous ne sommes qu'une poignée et ce n'est pas avec les cadres actuels que nous saurions faire de grandes choses. C'est là une vérité élémentaire qu'il faut bien comprendre, camarade Trotsky. »
  5. Frans Liebaers (1895‑1957), ouvrier du vêtement, secrétaire de la Liga depuis 1932, était son porte‑parole.
  6. L'Action socialiste révolutionnaire du 12 février 1936 portait en manchette un texte du dirigeant socialiste espagnol Largo Caballero : « C'est par la force que la bourgeoisie s'est emparée des biens de la noblesse. C'est par la force que les masses ouvrières doivent écraser la bourgeoisie. » Trotsky avait vivement reproché cette manchette à ses camarades dans sa lettre du 9 février.